TEXTES
Pierre
Sipriot
NAISSANCE
DE
LA
REINE
MORTE
Le 21
septembre
1972, à
quatre
heures
de l'après-midi,
Henry
Millon de
Montherlant
se
donne
la
mort.
Pierre
Sipriot,
dans
"Montherlant
sans
masque",
dont
le
tome
IIparaît
ces
jours-ci
chez
Laffont,
suit
l'itinéraire, de 1932 à 1972, de cet écrivain
de
grande
race,
qui
avait
du
soleil
plein
la tête et qui était au
cœur des
tendresses
et des
révoltes.
Nous
en
publions
un
extrait.
J
'
I
ean-Louis Vaudoyer a
donné
à Montherlant trois volumes
de
théâtre
espagnol, lui
demandant
de
voir
: "Il y a
peut-
être
là une
pièce
à
adapter."
Montherlant
retient
Régner
après
sa
mort
de
Vêlez
de Guevara.
L'histoire
est
authentique.
Inès,
une
jeune
femme espagnole, se rend au Portugal
dans
la suite de
la
princesse Constance de
Castille, mariée
à l'Infant Don Pedro.
Séduit
par
Inès,
l'Infant,
après
la mort de sa femme, fait
d'Inès
sa
maîtresse
et puis sa femme.
Le
mariage est
resté
secret
à la cour.
Quand
le
roi
Alphonse
IV
l'apprend,
il
fait
assassiner
Inès.
En 1360,
trois ans
après
la mort
d'Inès,
l'Infant devenu Pierre Ier fait
exécuter
dans
d'horribles
tortures
les trois meurtriers
d'Inès
; il fait aussi
exhumer le corps
d'Inès,
en pleine
décomposition,
le
revêt
d'orne-
132
REVUE
DES
DEUX
MONDES
OCTOBRE
1990
TEXTES
Naissance
de
la
Reine morte
ments
royaux et "la reine morte"
reçoit
les hommages de la cour,
comme une souveraine.
Une
nuit, Montherlant
sent
que
chaque
personnage
de
cette
histoire
peut
se
coller
sur sa vie
privée
et s'en nourrir.
La liaison
morganatique de Don Pedro et
d'Inès
rappelle les amours enfan-
tines de Montherlant
rejeté
de ce que sa
famille
appelait la
société.
L'air
d'autorité
et
presque
de
réprimande
que prend l'Infante de
Navarre face à
Inès
la dolente,
c'est
la
dure
école
à laquelle
Montherlant soumet sa
nature
plutôt
nonchalante. Les
scènes
d'amour
entre
Pedro et l'Infante, Montherlant les a
vécues
avec
"ses
enfançonnes".
Il
l'écrit
à Roger Peyrefitte : "Il y a
déjà
le mot
de P. :
»
Ma main sur ton visage comme les aveugles.
»
Quand les
spectateurs
de la
Comédie-Française
entendront
mon
héroïne,
jeune
femme
ayant
amant
et
prête
à avoir de lui un
enfant
s'écrier
à
celui-ci
: «
Enfant
adoré grâce
à qui je vais pouvoir aimer encore davan-
tage
»,
j'espère
qu'ils sentiront
l'humanité
de ce
cri. Mais
comment
pourraient-ils se douter de
l'état
mystique qui me l'inspire (1) ?"
Dans les
scènes
finales où le roi Ferrante dit à
Inès
enceinte
son horreur de la
vie,
Montherlant se souvient de la
Bible,
dont
il
a
retenu le
livre
le plus
désespéré, l'Ecclésiaste.
Montherlant le
dira
dans
une interview : "... Ferrante, qui continue à accomplir des
actes
auxquels il ne croit plus, me fait
penser
à ce trait remar-
quable de l'esprit
juif
des
temps
bibliques, qui tirait de la vie
elle-
même, fût-ce
dans
ses formes les plus triviales, les
éléments
d'une
philosophie
assez
dégoûtée
du
réel.
Toutes les vaticinations des
prophètes,
tous
les
brames
de
l'Ecclésiaste
ne
partent
pas de la
contemplation à distance
infinie
qui est celle des Hindous : le
juif,
plus artiste, est
plongé
dans
l'observation
journalière
mais ses
conclusions
sont
presque
les
mêmes
que celles des Hindous :
déta-
chement,
vanité
de l'action, sensation
nette
d'un
être divin
qui, du
bout de son doigt,
remue
des mondes." Cette
référence
à la culture
juive,
en 1942, est
tout
à fait insolite et courageuse.
Elle
tombe
dans
une
époque
de
persécution
raciale où
toute
citation de
cette
culture
n'est
autorisée
que si elle prouve la corruption
apportée
par
les
Juifs à la
civilisation
occidentale.
Pour
le
rôle
de Ferrante, Montherlant se
réfère
autant
à
l'Ecclésiaste
qu'au
Livre
des
rois,
écrit
au XIe
siècle
par
Firdousi
-
et qui est
l'Iliade
de l'Iran. Comme le roi Khosrau, Ferrante est
133
TEXTES
Naissance
de
la
Reine
morte
"plein
de magie", capable du meilleur et du pire et
"il
a peur de
lui-même (2)".
Pour Ferrante "qui parle
dans
le ton
royal", écrit
Montherlant,
j'imagine "un orgue qui comporterait le registre
«
ton
royal »,
comme
il
y a le registre
«
vox
cœlestis
».
Montherlant a sur-
tout
prêté
à Ferrante son art de dire de grandes choses simples.
"Ces héros,
ces rois, ces princes, comment ne me toucheraient-ils
pas puisqu'ils sont tous
moi-même."
Ils sont
comblés
et ils sont
las,
las de leur
armée,
de leur couronne, de leur
trône,
impatients
de partir et de faire leurs bagages. Ils sont Montherlant qui a per-
du
son visage de
soleil.
Ils sont aussi, en
1942, Mussolini
ou
Hitler
dont les ressorts sont
épuisés
et dont le
cœur
est vide et qui doivent,
eux aussi, se dire, comme se l'est dit Khosrau :
"Il
vaut mieux que
je m'empresse de
paraître
devant
Dieu
avant que ma gloire ne
s'évanouisse."
,., En février 1942,
Montherlant a dû quitter son appartement du
quai
Voltaire.
Les jours
passent
et il ne
finit
pas sa
pièce.
Il se
dégoûte
de se
voir traînasser. Rien
à faire que de se tortiller de
froid.
Il s'installe à
l'Hôtel
Taranne,
au-dessus
de la brasserie
Lipp.
A
l'hôtel il
ne se
sent
pas mieux :
c'est
froid
et
silencieux
comme chez
lui.
Edouard et Roro sont partis avec leur
mère,
très
loin
:
"Six
ans
de
liaison
sans
relâche
et
sans
bavures.
Me
voici
sans
couronne. Je
suis bien
mélancolique (3)."
"Je ne veux plus rien commencer que
je ne pourrais soutenir." En mars, une convocation au
ministère
de
l'Intérieur inquiète
Montherlant.
Il
y va, selon sa tactique, en faisant
tout son possible pour se persuader
qu'il
n'a rien à se reprocher. Et
c'est
vrai.
Dans sa vie d'aventures, il a
trouvé
sa raison
d'être,
la
seule chose aussi qui le sorte de chez lui où
"il
paperasse
ses
humeurs et ses songes,
tantôt
plaisant,
tantôt déplaisant (4)".
Le
ministère, après
quelques questions
indiscrètes,
ne donne
pas suite.
La
police n'a pas que lui en
tête.
Montherlant
pense
qu'il
profite
de l'ahurissement qui
règne
à Paris en
cette
année 1942
: la
Gestapo s'installe solidement ; le
STO
(Service du
travail
obligatoire)
multiplie
les rafles ; les Juifs sont
traqués
; depuis longtemps les
bruits ont
remplacé
les nouvelles, les bonnes histoires la contesta-
tion
; l'argent
écrase
la richesse. Une chance pour Montherlant, il
n'a pas d'ordre à recevoir ; il peut aller et venir comme
il
veut. A
Grasse,
il
se sentira moins
menacé.
134
TEXTES
Naissance
de
la
Reine morte
Le
10
avril,
Montherlant
arrivé
à Grasse a la surprise de
voir
la
mère
de Jean-Claude Barat, Marguerite Lauze, se jeter à ses
pieds, "à genoux (oui, UN
GENOU
EN
TERRE)
elle a
posé
son visage
contre ma main sous les yeux de son
fils.
Il faut venir
dans
le
Midi
pour
voir
ces
gestes
de
l'Iliade
qui
me rappellent le mot de
Vigny
:
«
Les anciens restaient toujours naturels ; Priam pleure,
Achille
s'ar-
rache les cheveux, etc. (5). »"
La
famille
Lauze,
c'est
une maison pour
passer
les
soirées,
pour
dîner
deux ou trois fois par semaine.
La
portion est congrue
mais Montherlant trouve Jean-Claude et sa
mère intéressants
au
possible.
Il le dira le 14
juin
à Roger Peyrefitte, et
c'est
l'une des
plus belles
lettres
qu'il
ait
écrites.
"Vous
dire la gentillesse de ces
gens
pendant
ce mois est
impossible.
Toutes les attentions. Toutes les
délicatesses.
D'ailleurs
une femme
généreuse
et
«
une belle
nature
». C'est
d'une
qualité
que je n'ai jamais
rencontrée
dans
des cas semblables. Le
côté
dra-
matique est qu'elle est tuberculeuse et probablement perdue :
38°5
à
39°
tous
les soirs ; les deux poumons pris ; elle vient d'avoir un
congé
de cinq mois.
La
tendresse
de la
mère
pour le
fils,
du
fils
pour la
mère,
et moi, qu'elle
mêle
à tout cela (je
pars
chargé
de
près
d'une
dizaine de photos de son gosse à
tous
les
âges)...
Je ne
sais comment exprimer tout cela sinon par ce mot que
j'ai
souvent
lu
de la plume de mon
vieil
ami Fabulet, et que je trouvais un peu
prétentieux
et qui me faisait sourire :
«
Ils ont un
véritable
culte
pour moi.
»
Et pourtant,
c'est
cela. La
scène
que j'attendais a eu
lieu
avant son
départ.
En larmes, elle m'a dit qu'elle ne serait
peut-
être
plus là en janvier (quand je reviendrais
dans
le
Midi)
et m'a
demandé
de ne pas abandonner son
fils,
ce que
j'ai
promis et tien-
drai,
inutile de vous le dire. (J'ai beaucoup fait
déjà
pour eux
dans
tous
les ordres.)
Elle
m'a
répété
un mot du petit qui, trois jours
avant, lui avait dit :
«
Je commence à comprendre ce que ça
peut
être
d'aimer son
père.
»
Divorcée après
quinze jours de mariage, le
petit n'a jamais connu son
père, même
en photo. Nous sommes
convenus que, s'il n'y a pas trop de danger à Paris, il viendra y
passer
quinze jours avec moi cet
été.
J'oubliais
le plus
étrange
de
tout cela : au moment de
cette
promesse que je lui ai faite (de
veiller
sur son
fils),
elle m'a
baisé
la main
!
Et comme le petit
était
135
TEXTES
Naissance
de
la
Reine morte
là
(quoique ne regardant pas à ce moment) et que je lui disais :
«
Attention
! »
en le
désignant,
elle :
«
Ça ne fait
rien.
Au
contraire
!
»
Peut-être
me trouvez-vous
ridicule,
cher ami,
d'être
si
occupé
de
cette
famille. Mais ils
me touchent
extrêmement. Quoi
que je fasse
pour eux, ils
restent
désintéressés,
et je ne saurais dire combien. En
toute
circonstance, ils sont d'excellente
qualité. Le milieu
est
celui
de
petits universitaires mais avec de
l'horizon
(elle a
passé
plusieurs
années
en Italie).
Le fils
n'est
pas
intellectuel,
et semble
d'une
nature
moins
riche que la
mère. Mais,
surtout depuis quelque trois semaines,
il
me donnait des
témoignages
d'affection
véritable
tout à fait char-
mants.
Bref,
mon cher, je suis un peu
dans
l'état d^âme
de Jean-
Jacques chez
«
les
honnêtes
Suisses », quand, la larme à
l'œil,
il
invoque
la
bonté
de la nature. [...] Oui, mon ami, jamais nous ne
nous
pénétrerons
assez du mot que je
prête
à un des personnages de
ma pièce
:
Cela
est
étrange. Mais
il n'y a que des choses
étranges
dans
le monde.
»
Oui, l'interpénétration
de tout avec tout est un
abîme.
Et
nous, romanciers, nous ne pouvons
RIEN
dire
!
Nous
serions
accusés
d'invraisemblance,
d'immoralité,
de
monstruosité.
Et pourtant il n'y
aurait que
CELA
d'important.
Dire
ce qui
est,
et, ce qui est,
c'est
(c'est
un
vers de Hugo) qu'
«
on ne distingue plus
Bélial de Jésus
».
Et
je voudrais vous dire aussi, encore une fois
:
tout est
éclairé,
il
y a une
atmosphère
où tout devient pur. Imaginons, par exemple,
que
cette
femme ait eu une
fille
et que
j'aie
été l'amant de sa
fille,
et que je lui aie fait un enfant, - eh bien, je suis
certain
qu'elle me
l'eût pardonné,
et pourquoi
?
parce qu'elle aurait su l'affection
véri-
table que j'aurais eue pour sa
fille,
et que
cette
affection aurait été
le soleil
qui aurait
dévoré
tout le
reste.
Voici
une lettre plus
sérieuse
que celles que je vous envoie
d'ordinaire,
et j'aimerais que vous y
répondiez,
car j'aimerais savoir
ce que vous en pensez.
Et
je voudrais vous dire aussi
cette
chose si
étrange :
cette
ten-
dresse
qu'on donne ne fait pas de tort aux
autres
tendresses.
En
fait,
il
faut bien
reconnaître
que si tout ce qu'on a de
tendresse
se
blo-
quait sur un seul
être,
ce serait encore plus fort. Et cependant un
certain
éparpillement
ne semble pas la
diminuer.
Et,
dans
le moment
où
j'aime X, quand je
pense
à Y et à Z, je les aime tout
autant.
Inépuisable'Mme
Lauze
me disait
:
«Je
vous remercie de tout.
Et
aussi,
d'être
ce que vous
êtes.
»
Et
je songeais :
ce
que je
suis...
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