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Philippe Sergeant
Deleuze, Derrida
Du danger de penser
Les Essais
Éditions de la Différence
Deleuze Derrida.p65
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À la mémoire de François Zourachbivili.
Le texte qu’on appelle présent ne se déchiffre
qu’en bas de page, dans la note ou le postscriptum.
Derrida.
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AVANT-PROPOS
Un jour, j’ai lu un magnifique poème de Magloire
Saint Aude qui s’intitule Dialogue de mes lampes.
J’aurais bien aimé donner ce titre au présent essai.
J’avais rêvé que Deleuze et Derrida écrivent ensemble. Ils l’ont fait en marge, en bas de page de mon
imagination. Il y a, en quelque sorte, deux livres réunis dans la même fantaisie : celui qu’ils n’ont pas écrit
et celui qu’ils m’ont obligé à faire. C’est celui qu’ils
n’ont pas écrit qui m’a orienté et désorienté.
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À PROPOS DE HEGEL
Rien n’est plus terrassant qu’un mot d’ordre. Les
cours de récréation en retentissent. L’enfance en est
peuplée. On ne peut pas penser dès que se diffuse
un mot d’ordre. D’où la souffrance. De tant de gens.
De tant de peuples. L’ignominie du mot d’ordre. Soit
qu’on le subisse. Soit qu’on le produise. « Car la
question n’était pas : comment échapper au mot
d’ordre ? – mais comment échapper à la sentence de
mort qu’il enveloppe1… » Peut-être que tout signe
est un mot d’ordre. Pour ceux qui ont eu la chance
ou la malchance d’étudier à un âge trop tendre Hegel,
la question du mot d’ordre est celle de l’ordre du
jour.
En direction du Savoir absolu, il y a une lumière
sombre : la mort recouvre le passé – tout le passé –
que nous n’avons pas encore vécu. Il faut bien entendre cette énigme : un passé qui n’a pas encore été
vécu. On ne comprend pas Hegel sans cette curiosité,
cet énervement. Si le Grand-Œuvre de l’Esprit annonce la fin de l’Histoire, c’est en un sens bien particulier. La connaissance ne porte plus sur une mort
qui va venir et que nous appréhendons, mais sur une
1. Guattari, Deleuze, Mille Plateaux, Éd. de Minuit, coll. « Critique », 2004, p. 139.
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DELEUZE, DERRIDA
– DU DANGER DE PENSER
mort qui a déjà eu lieu2, qui est derrière nous et qui
enclot et révèle la totalité de ce que nous n’avons pas
encore vécu : Savoir absolu. Mot d’ordre, la mort est
donc ceci : non pas la négation de la vie, mais le surgissement, la relève, la révélation du non-vécu. Seule
la mort élève le non-vécu, l’entourant, le célébrant
comme un nouveau-né. Seule la mort plonge, nous
plonge dans l’immensité qui nous enveloppe (qui n’a
pas encore été vécue), cessant de nourrir les conditions de notre empirisme, les dénonçant au contraire.
Seul le passé est absolument ce que nous n’avons pas
vécu. Et la pensée nous montre, comme une boussole
déréglée, que nous n’avons pas d’avenir : seul l’avenir est absolument déréglé sur le passé que nous
n’avons pas vécu. On peut vivre le reste. Mais quel
reste3 ? Étrange mot : le reste. Étrange verbe : rester.
Étrange position entêtée : je reste. Question de
conatus. Jamais nous ne vivrons le passé qui, à ce
titre, représente d’une façon non empirique le Savoir
absolu. Et jamais l’avenir n’est à vivre, qui, à ce titre,
se coud sur toutes les doublures du passé. C’est comme
s’il y avait un cristal de roche entre l’avant et l’après,
une fêlure, un devenir. Le devenir, c’est ce qui reste,
abstraction faite du passé et de l’avenir. Et pourtant,
ce qui reste, c’est ce qui s’arrête. Est-ce Hegel ? Estce ce que nous entendions, étudiants ? : le Savoir absolu, comme oubli, comme fin de l’Histoire, mais
2. « Il faut déchiffrer cet étrange déjà. […] La mort nous ne
l’attendons, ne la désirons que comme un passé que nous n’avons
pas encore vécu, que nous avons oublié mais d’un oubli qui n’est
pas venu recouvrir une expérience, d’une mémoire plus ample, plus
capable et plus vieille que toute perception » (Derrida, Glas, Galilée,
1995, p. 92).
3. « Comment la dépense solaire produirait-elle un reste – quelque chose qui demeure ou qui s’excède ? » (Derrida, Glas, p. 267).
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À PROPOS DE HEGEL
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comme un oubli et une fin de l’Histoire qui ne recouvrent aucune expérience ? Et l’expérience, est-ce la
bordure de l’éternité ? L’éternité qui change de devenir suivant les heures du monde, est-ce ce dont parle
Hegel lorsqu’il parle de la mort ? Et la mort, cet acte
qui nous délivre de toute expérience ? Tout en nous
délivrant le reçu, le poinçon de la connaissance totale du non-vécu. Est-ce une forme de résurrection,
philosopher ? L’Esprit, dont le nom hégélien est la
relève, la résurrection des morts, est-ce cela la dialectique spéculative, orientant son speculum, son miroir pour réfléchir, de part et d’autre du passé et de
l’avenir, les franges de l’éternité ? De l’etc. Au sens
hégélien, la mort devient. Et cela ne veut pas dire du
tout que l’on désire mourir ou qu’un instinct de mort
est au travail. Il n’y a ni désir ni instinct de mort dans
la Phénoménologie de l’Esprit, mais un formidable
montage, un rapport différentiel entre la Maîtrise et
la Servitude qui a toujours commencé par entamer
les formes de la Maîtrise et de la Servitude. Car ces
formes ne vont pas apparaître sans s’évanouir, créant
interminablement entre elles une zone indiscernable,
où se chiffrent, exponentiels, des seuils, des intensités de liberté. De sorte qu’on ne sait pas jusqu’à quel
point, quelle tension, quelle résolution, le Maître regarde la mort en face. Un devenir maîtrisé serait tout
simplement pétrifié. Et l’on ne sait plus jusqu’à quelle
limite, jusqu’à quelle extrémité l’Esclave renonce à
mourir. Un renoncement total n’aurait aucune valeur
sur l’échelle d’intensité de la Maîtrise et de la Servitude. Ce n’est pas que le Maître n’a pas peur de mourir. C’est que sans l’Esclave, il ne peut pas mourir.
C’est très différent, cette puissance qui se libère et ne
dépend pas de lui. Le Maître ne devient pas pour autant
Esclave. Il n’y a pas de devenir dans la servitude.
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– DU DANGER DE PENSER
Mais l’Esclave renonce à la mort comme à ce qu’il a
en propre. Au sens où l’on peut dire que le rire est le
propre de l’homme. Il renonce à la mort jusqu’à une
certaine zone d’indétermination, jusqu’à un certain
seuil d’intensité à partir duquel le Maître peut rire
de son propre devenir qui est le mourir conjugué de
la Maîtrise et de la Servitude. C’est-à-dire la fin de
l’Histoire.
Ce n’est évidemment pas ce que mes professeurs
m’enseignaient à la faculté de Mont-Saint-Aignan
– même si les plus doués d’entre nous s’attendaient,
tout en la redoutant, à une initiation plus profonde –
lorsque j’étudiais la philosophie du droit, et, s’ils
m’ont parlé de la figure de l’Aufhebung, j’étais trop
jeune pour en saisir la complexité. Mais ils m’avaient
fait aimer Hegel. Notamment l’un d’entre eux, entouré d’un col d’hermine, vêtu d’une toge noire, accompagné toujours d’une jeune femme en tailleur,
descendant ensemble les marches du grand amphithéâtre pour rejoindre en contrebas l’estrade où ils
s’asseyaient côte à côte devant le pupitre en bois et le
micro. Il débitait ses leçons sur un ton monocorde,
caressant le pupitre comme une dactylo sa machine à
écrire, fixant dans les yeux son auditoire. Il nous priait
seulement de prendre des notes sur la famille4 et la
propriété. Deux notions sur lesquelles, selon lui, la
4. « La famille est le premier moment de ce procès. Le premier moment du syllogisme (famille, société bourgeoise, État) s’articule lui-même en trois moments ou trois instances qui vont l’accomplir en le niant : le mariage, la propriété de famille, l’éducation des enfants. Mais l’unité dialectique de ces trois moments, ce
qui fait que la famille est ce qu’elle est dans son emportement,
l’unité de son autodestruction syllogistique, c’est l’amour » (Derrida, Glas, p. 21).
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À PROPOS DE HEGEL
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jeunesse n’avait que des idées approximatives5. Puis,
ayant fini de nous instruire, il nous demandait nos
questions. Certains levaient la main. La jeune femme
lui chuchotait quelque chose à l’oreille et il se tournait dans la direction du doigt tendu par l’étudiant.
J’ai mis un an pour comprendre qu’il était aveugle.
Cours éblouissant et aveuglant. Première approche de l’Aufhebung. Pêle-mêle, très rapidement, sur
deux trimestres : l’Aufhebung est une opération de
l’Esprit. C’est l’expérience philosophique du chrétien. Seul l’initié, passé par la religion révélée, peut
l’appréhender. L’étudiant, en philosophie du droit,
apprend la mort des parents et cette leçon inaugurale
qu’on lui inflige en forme de deuil est aussi celle qui
ouvre à jamais la première page au Savoir absolu.
Nulle formation sans cette leçon. Les premiers pas
dans la dialectique hégélienne sont comptés comme
on le dit des derniers jours d’un mourant. Au chevet
de l’Histoire se tient le maître et se reçoit l’extrêmeonction de l’éducation6. L’Aufhebung est une grâce et
un droit réservés à ceux qui, en vue de porter la lumière ou les fruits de la civilisation, sont capables de
penser la mort des parents. La propriété est un titre de
5. « La famille selon l’amour (chrétien) est infinie. Elle est
déjà ce qu’on pourrait appeler la famille spéculative. Or celle-ci
suit le trajet infiniment circulaire de la filiation père/fils : l’infinité
du désir, du mariage et de la loi intérieure se tient entre le fils et le
père. À un bref détour près, à l’exception insignifiante d’une
inessentialité (la femme est ici comme la matière), l’essence du
mariage spéculatif consacre, avec toutes les conséquences systématiques qu’on peut en induire, l’union du père au fils » (Derrida,
Glas, p. 44).
6. « Qu’est-ce que l’éducation ? La mort des parents, la formation de la conscience de l’enfant, l’Aufhebung de son inconscience
dans la forme de l’idéalité » (Derrida, Glas, p. 151).
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maturation de l’esprit qui passe par le legs et la mort
des parents. Mais la propriété ne va pas sans l’idée
d’expropriation. L’étudiant n’a pas à pénétrer tout
de suite cette complication. Elle forme seulement
son horizon, ce qui touche à un deuil autrement sérieux, à la négation de la famille relevée par l’érection de l’État. La difficulté de l’initiation tient dans
l’intuition originelle que la mort révèle la mécanique de l’érection qui elle-même relève la conscience
de sa chute originelle dans la nature. La prise de conscience de l’État par l’élève permet de soulever un voile
de cette difficulté vers la seconde année de son cursus : la mort est d’abord une affaire privée et familiale puis la condition d’une réflexion, d’un speculum
constitutionnel et étatique qui mène à la réfraction de
la liberté en droit. Mais de toute façon, il s’agit de
penser la mort des parents pour accéder à la propriété.
Il s’agit ensuite de se désapproprier cette mort : processus de désaliénation qui a lieu par la violence et
l’érection de l’État. Quand chacun se retrouve dans
cette érection et se recouvre d’un voile de pudeur
devant elle, l’Aufhebung actionne le levier de la liberté du citoyen qui annonce l’achèvement de l’Histoire dans le Savoir absolu. On ne cesse pas de penser
la mort. Bien au contraire. La Révolution française
annonce la fin de l’Histoire : la liberté ou la mort.
Malgré l’apparence, ce n’est pas une alternative. La
pensée de la mort est le substratum de la liberté dans
tous les registres et à tous les niveaux de la dialectique hégélienne : un don. Un incendie. Un brûle-tout.
Un sacrifice. « Tout (holos) est brûlé (caustos)7 »
dans cette pensée de la mort, pour que renaisse de
ses cendres la liberté. La dialectique hégélienne est
7. Derrida, Glas, p. 269.
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la genèse de l’holocauste8. Et la liberté peut se présenter comme un gâteau de miel, par exemple une
pyramis qui garde trace de la mort9. Il ne doit pas être
facile d’être hégélien de nos jours. Il a fallu, en France,
attendre l’enseignement tardif d’Alexandre Kojève
pour le devenir. Roger Caillois, Maurice Blanchot,
Georges Bataille qui ont assisté à son cours, ont été
formés à la dialectique de la maîtrise et de la servitude. Mais le Savoir absolu convenait davantage à
l’institution, à l’université qu’à des esprits curieux et
solitaires. En raison, je pense, particulièrement dans
8. « Cette réflexion, ce reflet de l’holocauste engage l’histoire,
la dialectique du sens, l’ontologie, le spéculatif. Le spéculatif est le
reflet (speculum) de l’holocauste de l’holocauste, l’incendie réfléchi et rafraîchi par la glace du miroir » (Derrida, Glas, p. 270). « Si
l’on peut parler du don dans la langue de la philosophie ou de la
philosophie de la religion, on doit dire que l’holocauste, le cadeau
pur, le gâteau de miel ou de feu se retiennent en se donnant, ne font
jamais que s’échanger selon l’anneau » (p. 271). « Ce sacrifice appartient, comme son négatif, à la logique du brûle-tout, on pourrait
dire au double registre de son calcul comptable. Si tu veux tout brûler, il faut aussi consumer l’incendie, éviter de le garder vivant comme
une précieuse présence. Il faut donc l’éteindre, le garder pour le
perdre (vraiment) ou le perdre pour le garder (vraiment). Les deux
procès sont inséparables, on peut les lire dans n’importe quel sens,
de droite à gauche ou de gauche à droite, la relève de l’un doit faire
cas de l’autre. Inversion panique, sans limite : le mot holocauste qui
se trouve traduire Opfer est plus approprié au texte que le mot de
Hegel lui-même. Dans ce sacrifice, tout (holos) est brûlé (caustos)
et le feu ne pourra s’éteindre qu’attisé. […] Sans l’holocauste, le
mouvement dialectique et l’histoire de l’être ne pouvaient pas
s’ouvrir… » (p. 269).
9. « Pyramis, c’est aussi un gâteau de miel et de farine. On
l’offrait en récompense d’une nuit blanche à qui restait ainsi éveillé.
C’était aussi un gâteau en forme de cône qu’on présentait aux morts.
Les Grecs ont donné ce nom aux monuments égyptiens à cause du
mot pyr, croyaient certains, puisque les flammes se terminent en
pointe, ou à cause de ce gâteau de farine (blé ou froment, pyros) en
forme de cône » (Derrida, Glas, p. 267).
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les facultés de droit, de la synonymie qui prélude aux
noces du Savoir et du Pouvoir. L’amphithéâtre se remplissait de cette conviction diffuse : à la pensée de la
mort des parents, correspondent le mystère de la Trinité et la structure théologique de la Sainte Famille,
Aufhebung de la mise au tombeau et de la résurrection, oscillation du deuil et de la révélation. Alors,
connaître, c’est engendrer à l’infini la figure du Père.
La figure du Père est le sphinx du Savoir absolu. Le
droit renaît de ses cendres à chaque génération qui
engendre la figure du Père. Il ne s’agit de penser la
mort des parents qu’à la condition, qu’en droit, la figure du Père renaisse de ses cendres et du travail de
deuil : cela favorise l’érection de la figure du Père, et
dans la relève, toutes les déclinaisons de la castration, greffe de l’ontologie et de la psychanalyse. Les
adeptes de l’hégélianisme sont nécessairement aussi
nombreux que malheureux. Que les enfants engendrent la figure du Père n’a rien en soi de plus extraordinaire que la résurrection du Christ, surtout si le
souffle de l’Esprit absolu s’en mêle. L’autorité du Père
est un miracle continu dans la constitution du Savoir.
Et si c’est le fils qui engendre le père, si telle est la
révolution épistémique, on ne voit pas pourquoi, avec
Roland Barthes, il ne pourrait pas non plus engendrer
la mère. Toute la dialectique hégélienne est une histoire de famille. Le reste, soulignait mon professeur
aveugle, viendra tout seul. Holocauste et Père sont
les archétypes du Savoir absolu. L’un ne s’entend pas
sans l’autre. L’un justifie l’autre. Tout le problème
est la question de légitimité pour brûler tout au nom
du père. Il y faut une philosophie du droit. Celle de
Hegel. L’initiation est bouclée. La discussion n’est
pas de mise. Le cœur est vaillant. Et les notes des
examens n’étaient pas trop mauvaises.
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Le roman familial n’en est qu’au début : la figure
de la Mère est élevée à la puissance de l’Idée en soi.
C’est la condition préalable, grecque, platonicienne
pour qu’elle accueille, le moment venu, en terre chrétienne, le Saint-Esprit. Les préparatifs à cette Idée en
soi et à cet accueil ne se font pas sans soulever des
coins du voile qui recouvre les terribles secrets de Sodome et de Gomorrhe10. Rendre à Sodome ce qui appartient à Sodome et à Gomorrhe ce qui appartient à
Gomorrhe, tel est le rôle de l’Immaculée Conception11.
Si le vivier terrestre ne se renouvelle que par l’union
des sexes opposés, les noces célestes s’ouvrent sur l’espace de l’homosexualité. À l’hétérosexualité convient
une stratégie politique, une organisation de la cité. À
l’homosexualité correspond l’essence du Vrai, de la
vérité de l’amour, le degré supérieur de la spiritualité.
La figure de la Mère se penche sur ces deux mondes,
fermés l’un à l’autre, incompossibles, sauf mécaniquement, lorsqu’il s’agit que la nature se laisse pénétrer
par le spirituel pour le renouvellement des générations.
D’un côté, le monde de la permanence, de l’autre celui
du changement. Dans le monde des Idées, le Même
aime le Même. Telle est la loi de l’homosexualité. Dans
le monde de la Nature, les opposés se mélangent. L’Idée
en soi de l’Immaculée Conception n’est pas seulement
la coupure entre ces deux mondes. Elle rend ces deux
10. « Nous interprétons tous les signes de la femme aimée ; mais
à l’issue de ce douloureux déchiffrage, nous nous heurtons au signe
de Gomorrhe comme à l’expression la plus profonde d’une réalité
féminine originelle » (Deleuze, Proust et les signes, PUF, coll. « Quadrige », 2003, p. 17).
11. « Ce que je détestais avant tout, c’était l’hégélianisme et la
dialectique […] Mais surtout, ma manière de m’en tirer à cette époque,
c’était, je crois bien, de concevoir l’histoire de la philosophie comme
une sorte d’enculage ou, ce qui revient au même, d’Immaculée
Conception » (Deleuze, Pourparlers. Éd de Minuit, 1990, p. 14, 15).
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mondes à leur origine, au mythe de l’hermaphrodisme :
l’amour du Fils pour le Père par l’opération du SaintEsprit. L’amour de la Mère comme figure de la Virginité, de l’Immaculée Conception, reconnue comme
Idée en soi par l’opération du Saint-Esprit, étant entendu que le Saint-Esprit n’est pas le père. Ces deux
amours parallèles, ces deux façons d’aimer soi-même
par soi-même, sont absolues et vierges, comme tout
absolu. Elles ne sont pas pour autant innocentes.
Même et surtout en pleine terre de Sodome et de Gomorrhe. Il leur faut un intermédiaire pour se féconder,
pour se spiritualiser l’une et l’autre, pour s’élever, pour
convoler ; le Saint-Esprit. C’est là sans doute ce qui
doit se soumettre à l’épreuve de la Sittlichkeit, c’està-dire à l’essence de l’éthique12 : que tout brûle et se
purifie dans le fond sans fond de l’Esprit absolu. Hegel
dira : « C’est ainsi. »
12. « Proust s’efforce de le dire, dans le passage de Sodome et
Gomorrhe où revient constamment une métamorphose végétale. La
vérité de l’amour, c’est d’abord le cloisonnement des sexes : les deux
sexes mourront chacun de leur côté. Mais tout se complique parce que
les sexes séparés, cloisonnés, coexistent dans le même individu : hermaphrodisme initial comme dans une plante ou chez un escargot, qui
ne peuvent être fécondés par eux-mêmes, mais peuvent l’être par
d’autres hermaphrodites. Alors il arrive que l’intermédiaire, au lieu
d’assurer la communication du mâle et de la femelle, dédouble chaque sexe avec lui-même […] L’homosexualité est la vérité de l’amour »
(Deleuze, Proust et les signes, p. 99). Ainsi que : « Cette détermination de la différence sexuelle […] entretient un rapport historique et
systématique essentiel avec l’Immaculée Conception : sinon avec le
dogme concernant la naissance de Marie du moins avec sa prémisse
ou sa conclusion, la virginité de la mère. Indispensable à l’argumentation hégélienne, à la dialectique spéculative et à l’idéalisme absolu,
elle commande ce qu’on pourrait y appeler l’approche du Savoir absolu. […] La vierge-mère se passe du père affectif, et pour jouir et
pour concevoir. Le père en soi, auteur réel, sujet de la conception,
voire de l’annonciation, se passe de la femme, de cela en quoi il ne fait
que passer, sans y toucher » (Derrida, Glas, p. 250).
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du même auteur
aux éditions de la différence
Alain Jouffroy, l’instant et les mots, essai, 1987.
La Victoire de Tancrède, théâtre, 1989.
Donald Sultan, appoggiatures, essai, 1989 (traduit et publié aux
États-Unis en 1991, Ed. Jancovici).
Gérard de Nerval, la mort d’Andros, coll. « Les Essais », 2006.
Kim, essai, 2008.
Nietzsche – De l’humour à l’éternel retour, coll. « Les Essais », 2010.
chez d’autres éditeurs
L’Ombre dans la fontaine, récit, illustration Hervé Télémaque,
Christian Bourgois, 1979.
Cent pages imaginaires d’un conte réel, Christian Bourgois, 1980.
Erró ou le langage infini, essai, Christian Bourgois, 1980.
Le Présent, récit, illustration Marcel Dhoye, Pierre Bordas & fils,
1981.
Promenade ou une enfance de Sophocle, récit, illustration Joël
Capella, J.-M. Ponty, Limoges, 1986.
Chemins de la lenteur, récit, illustration Pierre Gaste, ACAPA,
Angoulême, 1986.
Dostoïevski, la vie vivante, essai, L’Harmattan, 1994.
Passagers clandestins, essai, illustration Nathalie Anton, L’Harmattan, 2004.
Désabri, suivi de Pulchinella, poèmes, dessins de Jeanne Gatard,
Éditions Voix Richard Meier, 1995.
Maurice Matieu, de l’insoumission, essai, Actes Sud, 1995.
Pensées perdues, poèmes, dessins de Nathalie Anton, Provare, 1998.
Idées clandestines, essai, illustration Nathalie Anton, Provare, 2000.
Maurice Matieu, Sous X, avec Barbara Cassin, Actes Sud, 2003.
Du principe espérance à l’éternel retour, essai, L’Harmattan, 2006.
Sérieux s’abstenir, poèmes, collages de Philippe Amrouche, Émérance (à paraître).
© SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2009.
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