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Sociétal
N° 37
3etrimestre
2002
L E S L I V R E S E T L E S I D É E S
son but est d’occuper une « niche
écologique » qui, selon lui, est
encore libre, en dépit du nombre
considérable d’ouvrages écrits
chaque année sur l’évolution
biologique. En effet, souligne-t-il,
ces ouvrages sont en général mal
organisés, trop concis sur certains
thèmes, et trop diserts et techniques
sur d’autres, en particulier la
génétique. Surtout, ils ne font pas
ressortir avec suffisamment
d’acuité, de clarté et de simplicité
les idées centrales que recouvre la
notion d’évolution. Cette notion,
souligne Mayr, Darwin en avait
saisi l’essentiel. Aussi cet ouvrage
peut-il être lu également comme
une démonstration de la profondeur
des vues développées par le savant
anglais en 1859 dans L’origine des
espèces.
CE QUI
ÉVOLUE : DES
POPULATIONS
Tout d’abord, dit
May r, co m me
Darwin l’a démontré
le premier de façon
convaincante, l’évolu-
tion ne doit pas être
considérée comme
une théorie, mais
comme un fait : celui de l’ascen-
dance commune de tous les
êtres vivants. Les êtres vivants et
les groupes qu’ils composent
sont tous des parents plus ou
moins éloignés. Les descendants
successifs des simples procaryotes
– les premiers êtres vivants,
apparus il y a environ 3,8 milliards
d’années – se sont graduellement
transformés et éloignés les uns
des autres, parfois éteints, jusqu’à
former un immense arbre généa-
logique, que la paléontologie
reconstitue peu à peu depuis un
siècle et demi. L’évolution, ce
n’est donc pas une progression
linéaire et ascendante orientée
vers la réalisation d’une forme
supérieure ou parfaite : c’est une
arborescence de lignées. L’homme
est un rameau de cet arbre ; il a
un ancêtre commun avec les
singes actuels.
Mais qu’est-ce qui évolue ? Quelle
est l’entité biologique dont on
peut dire qu’elle connaît un
processus d’évolution ? A cette
question, souligne Mayr, Darwin
avait donné une réponse qui ne
sera véritablement comprise et
admise qu’à partir des années 40.
Ce qui évolue, ce ne sont pas
les espèces, comprises comme des
essences, des « types » dont les
individus ne seraient que des réalisa-
tions plus ou moins parfaites : ce
sont les populations, c’est-à-dire,
chez les êtres vivants à reproduction
sexuée, des communautés d’indivi-
dus localisés géographiquement et
susceptibles de se reproduire les
uns avec les autres.
Ce qui caractérise
fondamentalement ces
populations, c’est la
variabilité des individus
qui les composent.
En d’autres termes,
aucun organisme indi-
viduel, tant par ses
gènes que par ses
caractères organiques
et ses comporte-
ments, n’est parfaite-
ment identique à un
autre. L’évolution n’est donc pas
une transformation ou une trans-
mutation de « types », mais une
modification graduelle de la nature
et de la distribution des caracté-
ristiques biologiques des individus
composant les populations d’êtres
vivants.
A partir de ce raisonnement
en termes de « population »
(population thinking), il devient
possible de comprendre les
modalités de l’évolution biologique.
La composition des populations
biologiques est régulièrement
alimentée en variations individuelles
par différents mécanismes aléa-
toires comme les mutations ou
les recombinaisons génétiques
survenant au moment de la
reproduction. Certaines variations,
certains caractères biologiques
donnent aux individus qui les
portent un avantage dans la
concurrence pour la survie et la
reproduction qui les oppose aux
autres membres de la population.
Ils auront donc de meilleures
chances de survie et une descen-
dance, en probabilité, plus nom-
breuse. Les moins bien armés dans
cette concurrence disparaîtront,
faute de descendance. Ce méca-
nisme à deux étapes (production
de variations individuelles aléatoires,
puis élimination des moins bien
adaptés), souligne Mayr, c’est ce
que Darwin avait nommé la
sélection naturelle.
LA CRÉATION
DES ESPÈCES
Ce qu’il est très important de
souligner sur ce thème,
ajoute Mayr, c’est que l’ « unité
de sélection », l’entité sur laquelle
porte la sélection, autrement dit
ce qui est sélectionné, ce n’est
pas directement le gène, comme
l’ont affirmé en particulier de
nombreux sociobiologistes ou des
darwiniens « réductionnistes » : ce
qui est avantagé ou non dans la
concurrence, ce qui se reproduit
ou échoue à se reproduire, c’est
l’individu, considéré comme un
assemblage singulier de différentes
propriétés morphologiques,
physiologiques, biochimiques et
comportementales, ce que l’on
appelle, en biologie, le phénotype.
Bien entendu, la sélection
entraîne des modifications dans
la distribution des gènes au sein
de la population ; mais il n’y a pas
de correspondance parfaite et
étroite entre la carte des gènes
et la gamme des propriétés
phénotypiques qui expliquent
dans chaque cas le succès ou
l’échec dans la lutte pour la vie.
En d’autres termes, la sélection
naturelle de tel trait organique
ne peut simplement être tenue
pour la sélection d’un gène cor-
respondant bien délimité : fort
complexe, le lien entre les gènes
La sélection
naturelle est un
mécanisme à deux
étapes : production
de variations
individuelles
aléatoires, puis
élimination des
moins bien adaptés.