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Sociétal
N° 37
3etrimestre
2002
1Ernst Mayr,
What evolution is,
New York, Basic
Books, 2001, 318 p.
Le thème de l’évolution occupe
une place de plus en plus im-
portante dans le bat intellectuel.
Le champ d’application de cette
idée, qui soulève depuis le
XIXescle des polémiques souvent
vives et passionnées, s’étend bien
au-delà des sciences de la vie : on
peut dire sans excès qu’aujourd’hui
il n’est guère de discipline touchant
à l’homme dans laquelle une
explication inspirée de l’évolution
biologique n’ait été proposée.
Ainsi a-t-on vu fleurir dans les
toutes dernières décennies des
interprétations évolutionnistes de
l’agressivité, de l’amour, de la guerre,
de la religion, de la morale, du
langage, de la psychologie humaine
et du cerveau, mais aussi de la
mode, de l’histoire des langues, de
la concurrence entre entreprises
ou encore du devenir des diffé-
rentes cultures humaines. Un tel
sucs a toutefois une contrepartie
négative : à travers les multiples
usages et bats dont elle est l’objet
dans le public éclairé et parmi les
spécialistes des sciences humaines,
la notion d’évolution, telle qu’elle
est définie en biologie, est souvent
déformée, mal comprise ou mal
interprétée, aussi bien par ses
fenseurs que par ses tracteurs.
C’est pourquoi on doit saluer
comme un événement la parution
d’un ouvrage1dont l’objectif affic
est de déployer, avec autant de
précision que de pédagogie, la
signification dont cette notion est
actuellement investie en biologie.
Lauteur, Ernst Mayr, est assurément
l’un des mieux qualifs pour mener
à bien une telle entreprise : il est
en effet l’un de ceux qui ont
élaboré, à partir des années 40,
la version moderne du darwinisme
la « théorie synthétique de l’évo-
lution » aujourd’hui presque
unanimement acceptée dans les
sciences de la vie.
Mayr entend s’adresser à trois
types de lecteurs : tout d’abord, à
ceux qui, biologistes ou non, sont
conscients de l’importance de
l’évolution mais veulent en savoir
plus sur sa véritable nature et sur
les ponses qui sont apportées
aux critiques dont elle a été et est
encore l’objet en biologie ; ensuite,
aux lecteurs qui acceptent le
principe de l’évolution biologique,
tout en nourrissant quelques
doutes au sujet de l’explication
qui en est fournie dans le cadre du
darwinisme ; enfin, aux « création-
nistes » anti-évolutionnistes, afin
qu’ils sachent ellement à quels
faits et à quels arguments ils
s’opposent lorsqu’ils récusent
l’évolution biologique.
Mayr propose à tous ces lecteurs
une syntse qui, à ses yeux, n’a pas
encore été faite. Plus précisément,
L E S L I V R E S E T L E S I D É E S
Evolution biologique :
l’état des savoirs
DOMINIQUE GUILLO *
Dans une synthèse magistrale, léminent biolo-
giste Ernst Mayr montre que l’explication
contemporaine de l’évolution confirme, pour l’es-
sentiel, la vision de Darwin, et éclaire ce concept
utilisé aujourd’hui, à plus ou moins bon escient,
dans nombre de disciplines scientifiques.
What evolution is
par Ernst Mayr
*Chargé de recherche au CNRS, laboratoire Shadyc (Sociologie, histoire, anthropologie
des dynamiques culturelles).
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L E S L I V R E S E T L E S I D É E S
son but est d’occuper une « niche
écologique » qui, selon lui, est
encore libre, en dépit du nombre
considérable douvrages écrits
chaque année sur l’évolution
biologique. En effet, souligne-t-il,
ces ouvrages sont en général mal
organisés, trop concis sur certains
thèmes, et trop diserts et techniques
sur d’autres, en particulier la
nétique. Surtout, ils ne font pas
ressortir avec suffisamment
d’acuité, de clar et de simplicité
les idées centrales que recouvre la
notion d’évolution. Cette notion,
souligne Mayr, Darwin en avait
saisi l’essentiel. Aussi cet ouvrage
peut-il être lu également comme
une démonstration de la profondeur
des vues velopes par le savant
anglais en 1859 dans L’origine des
espèces.
CE QUI
ÉVOLUE : DES
POPULATIONS
Tout d’abord, dit
May r, co m me
Darwin l’a démontré
le premier de façon
convaincante, l’évolu-
tion ne doit pas être
considérée comme
une théorie, mais
comme un fait : celui de l’ascen-
dance commune de tous les
êtres vivants. Les êtres vivants et
les groupes quils composent
sont tous des parents plus ou
moins éloignés. Les descendants
successifs des simples procaryotes
les premiers êtres vivants,
apparus il y a environ 3,8 milliards
d’années – se sont graduellement
transformés et éloignés les uns
des autres, parfois éteints, jusqu’à
former un immense arbre généa-
logique, que la paléontologie
reconstitue peu à peu depuis un
siècle et demi. L’évolution, ce
n’est donc pas une progression
linéaire et ascendante orientée
vers la réalisation d’une forme
supérieure ou parfaite : c’est une
arborescence de lignées. L’homme
est un rameau de cet arbre ; il a
un ancêtre commun avec les
singes actuels.
Mais qu’est-ce qui évolue ? Quelle
est l’entité biologique dont on
peut dire quelle connaît un
processus d’évolution ? A cette
question, souligne Mayr, Darwin
avait donné une réponse qui ne
sera véritablement comprise et
admise qu’à partir des anes 40.
Ce qui évolue, ce ne sont pas
les espèces, comprises comme des
essences, des « types » dont les
individus ne seraient que des réalisa-
tions plus ou moins parfaites : ce
sont les populations, c’est-à-dire,
chez les êtres vivants à reproduction
sexuée, des communautés d’indivi-
dus localisés ographiquement et
susceptibles de se reproduire les
uns avec les autres.
Ce qui caractérise
fondamentalement ces
populations, cest la
variabilides individus
qui les composent.
En d’autres termes,
aucun organisme indi-
viduel, tant par ses
nes que par ses
caractères organiques
et ses comporte-
ments, n’est parfaite-
ment identique à un
autre. L’évolution n’est donc pas
une transformation ou une trans-
mutation de « types », mais une
modification graduelle de la nature
et de la distribution des caracté-
ristiques biologiques des individus
composant les populations d’êtres
vivants.
A partir de ce raisonnement
en termes de « population »
(population thinking), il devient
possible de comprendre les
modalités de l’évolution biologique.
La composition des populations
biologiques est régulièrement
alimentée en variations individuelles
par différents mécanismes aléa-
toires comme les mutations ou
les recombinaisons gétiques
survenant au moment de la
reproduction. Certaines variations,
certains caractères biologiques
donnent aux individus qui les
portent un avantage dans la
concurrence pour la survie et la
reproduction qui les oppose aux
autres membres de la population.
Ils auront donc de meilleures
chances de survie et une descen-
dance, en probabilité, plus nom-
breuse. Les moins bien armés dans
cette concurrence disparaîtront,
faute de descendance. Ce méca-
nisme à deux étapes (production
de variations individuelles aléatoires,
puis élimination des moins bien
adaptés), souligne Mayr, c’est ce
que Darwin avait nommé la
lection naturelle.
LA CRÉATION
DES ESPÈCES
Ce qu’il est très important de
souligner sur ce thème,
ajoute Mayr, c’est que l « unité
de lection », l’entisur laquelle
porte la sélection, autrement dit
ce qui est sélectionné, ce n’est
pas directement lene, comme
l’ont affir en particulier de
nombreux sociobiologistes ou des
darwiniens « ductionnistes » : ce
qui est avantagé ou non dans la
concurrence, ce qui se reproduit
ou échoue à se reproduire, c’est
l’individu, considé comme un
assemblage singulier de différentes
propriétés morphologiques,
physiologiques, biochimiques et
comportementales, ce que l’on
appelle, en biologie, le phénotype.
Bien entendu, la sélection
entraîne des modifications dans
la distribution des gènes au sein
de la population ; mais il n’y a pas
de correspondance parfaite et
étroite entre la carte des gènes
et la gamme des propriétés
phénotypiques qui expliquent
dans chaque cas le succès ou
l’échec dans la lutte pour la vie.
En d’autres termes, la sélection
naturelle de tel trait organique
ne peut simplement être tenue
pour la lection d’un ne cor-
respondant bien délimi: fort
complexe, le lien entre les gènes
La sélection
naturelle est un
mécanisme à deux
étapes : production
de variations
individuelles
aléatoires, puis
élimination des
moins bien adaptés.
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EVOLUTION BIOLOGIQUE : L’ÉTAT DES SAVOIRS
et les caractéristiques de l’orga-
nisme individuel autrement dit
le phénotype reste encore assez
mal connu.
Cette évolution graduelle des
populations biologiques par
lection naturelle est nommée
l’anagenèse.
Toutefois, précise Mayr, ce
mécanisme ne suffit pas à lui seul
à expliquer l’histoire de la vie. S’il
était le seul à l’œuvre, le nombre
despèces resterait le même,
chacune se modifiant graduelle-
ment au cours du temps. Il n’y
aurait pas d’arbre de la vie, pas
de grandes lignées parallèles
comme celle des oiseaux, des
mammifères, ou encore, à l’intérieur
de ceux-ci, des baleines. Les es-
pèces se succéderaient dans le
temps, mais ne se ramifieraient
pas. En d’autres termes, il faut
encore expliquer pourquoi il y a
des embranchements parfois
même de très nombreuses diver-
sifications presque simultanées,
comme celle que connaissent les
animaux au Cambrien, ou les
mammifères après la disparition
des dinosaures dans l’immense
arbre de la vie.
Cette explication, souligne Mayr,
avait été également formulée par
Darwin. Le naturaliste anglais
avait remarqué qu’il n’y a qu’une
espèce d’« oiseau-moqueur » en
Amérique du Sud, alors que l’on
trouve une espèce différente de
ce type d’oiseau sur chacune des
trois grandes îles des Galapagos.
Darwin en avait conclu que toutes
ces espèces étaient issues d’une
espèce, ou plutôt d’une population
ancestrale unique, dont certains
descendants avaient émigré vers
les Galapagos et colonisé chacune
des trois îles. Séparées les unes
des autres, confrontées à des
forces évolutives différentes et
composant des communautés de
reproduction désormais sans
contact entre elles, les populations
issues de ces « colons » avaient
alors probablement vite divergé,
jusquà produire des espèces
différentes, entre lesquelles nul
croisement n’était devenu possible.
Ainsi, dit Mayr, la production
d’espèces nouvelles (qui peuvent
donner naissance, si la divergence
finit par être impor-
tante, à de nouveaux
grands groupes ou
lignées zoologiques)
s’explique par le frac-
tionnement géogra-
phique des populations.
Celui-ci peut être à
de nombreux facteurs :
des modifications clima-
tiques, topographiques
ou géologiques (par
exemple le surgisse-
ment d’une montagne, la formation
d’une île volcanique, la séparation
par un bras de mer de deux
terrains auparavant rattachés,
soit par une langue de terre
ferme, soit par une calotte gla-
ciaire, comme dans le cas du
troit de ring) ; ou encore la
colonisation ou l’ouverture soudaine
de niches écologiques auparavant
fermées, comme pour les mammi-
fères au moment de la disparition
des dinosaures. Ce processus de
formation de nouvelles espèces
ou lignées, de « spéciation », est
aujourd’hui nom la cladogenèse.
DES QUESTIONS
FAUSSEMENT NAÏVES
Ces deux mécanismes
l’anagenèse ou modification
graduelle des populations par
lection naturelle, et la cladogenèse
ou production de différentes lignées
par spéciation et divergences
graduelles des populations qui
se séparent géographiquement
– sont nécessaires et suffisants
pour expliquer l’évolution, telle
qu’elle se donne à voir dans
l’immense arbre généalogique que
forment l’ensemble des êtres
vivants passés et actuels.
En définitive, ajoute Mayr, la
conception contemporaine de
lévolution est presque tout
entière contenue dans les idées
essentielles développées par
Darwin : il manquait seulement
au naturaliste anglais de pouvoir
expliquer la cause de la production
des variations individuelles qui
surviennent dans les
populations. Cette
explication ne sera
découverte qu’au
XXesiècle, avec la
génétique et la bio-
logie moléculaire.
Dans sa patiente et
rigoureuse démons-
tration, Mayr s’appuie
sur des exemples et
des illustrations qui
agrémentent la lecture et contri-
buent à rendre le propos particuliè-
rement clair et précis ; il prend soin,
à chaque étape, de poser les grandes
questions suscitées ordinairement
par l’évolution, y compris les plus
naïves, en apparence du moins, et
tente d’y apporter des ponses :
l’évolution est-elle un progrès ?
Pourquoi y a-t-il plusieurs espèces
plut quune seule ? Peut-on parler
de lois de l’évolution ? Qu’est-ce
quune espèce ? Le darwinisme est-il
un dogme inaltérable ? Pourquoi
l’évolution est-elle imprévisible ? Ou
encore, qu’est-ce que homo ? Que
peut-on dire du futur de l’humanité ?
Malgré toutes ses qualis, peut-être
certains lecteurs trouveront-ils cet
ouvrage parfois un peu académique
ou me technique. Mais pour qui
veut pénétrer la complexité de
l’évolution et du darwinisme, si
fréquemment transfigus et als
aujourd’hui, en particulier dans les
débats dont ils sont l’objet en
sciences humaines, la lecture de ce
livre sera, à n’en pas douter,
exceptionnellement profitable et
stimulante.l
La production
d’espèces nouvelles
ou de lignées
zoologiques
s’explique par
le fractionnement
géographique
des populations.
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