Evolution biologique : l`état des savoirs

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LES LIVRES ET LES IDÉES
What evolution is
par Ernst Mayr
Evolution biologique :
l’état des savoirs
DOMINIQUE GUILLO *
Dans une synthèse magistrale, l’éminent biologiste Ernst Mayr montre que l’explication
contemporaine de l’évolution confirme, pour l’essentiel, la vision de Darwin, et éclaire ce concept
utilisé aujourd’hui, à plus ou moins bon escient,
dans nombre de disciplines scientifiques.
L’auteur, Ernst Mayr, est assurément
l’un des mieux qualifiés pour mener
à bien une telle entreprise : il est
en effet l’un de ceux qui ont
élaboré, à partir des années 40,
la version moderne du darwinisme
– la « théorie synthétique de l’évolution » – aujourd’hui presque
unanimement acceptée dans les
sciences de la vie.
L
Mayr entend s’adresser à trois
types de lecteurs : tout d’abord, à
ceux qui, biologistes ou non, sont
conscients de l’importance de
l’évolution mais veulent en savoir
plus sur sa véritable nature et sur
les réponses qui sont apportées
aux critiques dont elle a été et est
encore l’objet en biologie ; ensuite,
aux lecteurs qui acceptent le
principe de l’évolution biologique,
tout en nourrissant quelques
doutes au sujet de l’explication
qui en est fournie dans le cadre du
darwinisme ; enfin, aux « créationnistes » anti-évolutionnistes, afin
qu’ils sachent réellement à quels
faits et à quels arguments ils
s’opposent lorsqu’ils récusent
l’évolution biologique.
e thème de l’évolution occupe
une place de plus en plus importante dans le débat intellectuel.
Le champ d’application de cette
idée, qui soulève depuis le
XIXe siècle des polémiques souvent
vives et passionnées, s’étend bien
au-delà des sciences de la vie : on
peut dire sans excès qu’aujourd’hui
il n’est guère de discipline touchant
à l’homme dans laquelle une
explication inspirée de l’évolution
biologique n’ait été proposée.
Ainsi a-t-on vu fleurir dans les
toutes dernières décennies des
interprétations évolutionnistes de
l’agressivité, de l’amour, de la guerre,
de la religion, de la morale, du
langage, de la psychologie humaine
et du cerveau, mais aussi de la
mode, de l’histoire des langues, de
la concurrence entre entreprises
ou encore du devenir des différentes cultures humaines. Un tel
succès a toutefois une contrepartie
négative : à travers les multiples
usages et débats dont elle est l’objet
dans le public éclairé et parmi les
spécialistes des sciences humaines,
la notion d’évolution, telle qu’elle
est définie en biologie, est souvent
déformée, mal comprise ou mal
interprétée, aussi bien par ses
défenseurs que par ses détracteurs.
C’est pourquoi on doit saluer
comme un événement la parution
d’un ouvrage1 dont l’objectif affiché
est de déployer, avec autant de
précision que de pédagogie, la
signification dont cette notion est
actuellement investie en biologie.
* Chargé de recherche au CNRS, laboratoire Shadyc (Sociologie, histoire, anthropologie
des dynamiques culturelles).
1 Ernst Mayr,
What evolution is,
New York, Basic
Books, 2001, 318 p.
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3e
Mayr propose à tous ces lecteurs
une synthèse qui, à ses yeux, n’a pas
encore été faite. Plus précisément,
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LES LIVRES ET LES IDÉES
son but est d’occuper une « niche
écologique » qui, selon lui, est
encore libre, en dépit du nombre
considérable d’ouvrages écrits
chaque année sur l’évolution
biologique. En effet, souligne-t-il,
ces ouvrages sont en général mal
organisés, trop concis sur certains
thèmes, et trop diserts et techniques
sur d’autres, en particulier la
génétique. Surtout, ils ne font pas
ressortir avec suffisamment
d’acuité, de clarté et de simplicité
les idées centrales que recouvre la
notion d’évolution. Cette notion,
souligne Mayr, Darwin en avait
saisi l’essentiel. Aussi cet ouvrage
peut-il être lu également comme
une démonstration de la profondeur
des vues développées par le savant
anglais en 1859 dans L’origine des
espèces.
La sélection
Mais qu’est-ce qui évolue ? Quelle
est l’entité biologique dont on
peut dire qu’elle connaît un
processus d’évolution ? A cette
question, souligne Mayr, Darwin
avait donné une réponse qui ne
sera véritablement comprise et
admise qu’à partir des années 40.
Ce qui évolue, ce ne sont pas
les espèces, comprises comme des
essences, des « types » dont les
individus ne seraient que des réalisations plus ou moins parfaites : ce
sont les populations, c’est-à-dire,
chez les êtres vivants à reproduction
sexuée, des communautés d’individus localisés géographiquement et
susceptibles de se reproduire les
uns avec les autres.
Ce qui caractérise
fondamentalement ces
naturelle est un
CE QUI
populations, c’est la
ÉVOLUE : DES
mécanisme à deux
variabilité des individus
POPULATIONS
étapes : production
qui les composent.
out d’abord, dit de variations
En d’autres termes,
M ay r, c o m m e
aucun organisme indiDarwin l’a démontré individuelles
viduel, tant par ses
le premier de façon aléatoires, puis
gènes que par ses
convaincante, l’évolu- élimination des
caractères organiques
tion ne doit pas être
et ses comporteconsidérée comme moins bien adaptés.
ments, n’est parfaiteune théorie, mais
ment identique à un
comme un fait : celui de l’ascenautre. L’évolution n’est donc pas
dance commune de tous les
une transformation ou une transêtres vivants. Les êtres vivants et
mutation de « types », mais une
les groupes qu’ils composent
modification graduelle de la nature
sont tous des parents plus ou
et de la distribution des caractémoins éloignés. Les descendants
ristiques biologiques des individus
successifs des simples procaryotes
composant les populations d’êtres
– les premiers êtres vivants,
vivants.
apparus il y a environ 3,8 milliards
d’années – se sont graduellement
A partir de ce raisonnement
transformés et éloignés les uns
en termes de « population »
des autres, parfois éteints, jusqu’à
(population thinking), il devient
former un immense arbre généapossible de comprendre les
logique, que la paléontologie
modalités de l’évolution biologique.
reconstitue peu à peu depuis un
La composition des populations
siècle et demi. L’évolution, ce
biologiques est régulièrement
n’est donc pas une progression
alimentée en variations individuelles
linéaire et ascendante orientée
par différents mécanismes aléavers la réalisation d’une forme
toires comme les mutations ou
supérieure ou parfaite : c’est une
les recombinaisons génétiques
arborescence de lignées. L’homme
survenant au moment de la
est un rameau de cet arbre ; il a
reproduction. Certaines variations,
T
Sociétal
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un ancêtre commun avec les
singes actuels.
certains caractères biologiques
donnent aux individus qui les
portent un avantage dans la
concurrence pour la survie et la
reproduction qui les oppose aux
autres membres de la population.
Ils auront donc de meilleures
chances de survie et une descendance, en probabilité, plus nombreuse. Les moins bien armés dans
cette concurrence disparaîtront,
faute de descendance. Ce mécanisme à deux étapes (production
de variations individuelles aléatoires,
puis élimination des moins bien
adaptés), souligne Mayr, c’est ce
que Darwin avait nommé la
sélection naturelle.
LA CRÉATION
DES ESPÈCES
C
e qu’il est très important de
souligner sur ce thème,
ajoute Mayr, c’est que l’ « unité
de sélection », l’entité sur laquelle
porte la sélection, autrement dit
ce qui est sélectionné, ce n’est
pas directement le gène, comme
l’ont affirmé en particulier de
nombreux sociobiologistes ou des
darwiniens « réductionnistes » : ce
qui est avantagé ou non dans la
concurrence, ce qui se reproduit
ou échoue à se reproduire, c’est
l’individu, considéré comme un
assemblage singulier de différentes
propriétés morphologiques,
physiologiques, biochimiques et
comportementales, ce que l’on
appelle, en biologie, le phénotype.
Bien entendu, la sélection
entraîne des modifications dans
la distribution des gènes au sein
de la population ; mais il n’y a pas
de correspondance parfaite et
étroite entre la carte des gènes
et la gamme des propriétés
phénotypiques qui expliquent
dans chaque cas le succès ou
l’échec dans la lutte pour la vie.
En d’autres termes, la sélection
naturelle de tel trait organique
ne peut simplement être tenue
pour la sélection d’un gène correspondant bien délimité : fort
complexe, le lien entre les gènes
EVOLUTION BIOLOGIQUE : L’ÉTAT DES SAVOIRS
et les caractéristiques de l’organisme individuel – autrement dit
le phénotype – reste encore assez
mal connu.
Cette évolution graduelle des
populations biologiques par
sélection naturelle est nommée
l’anagenèse.
Toutefois, précise Mayr, ce
mécanisme ne suffit pas à lui seul
à expliquer l’histoire de la vie. S’il
était le seul à l’œuvre, le nombre
d’espèces resterait le même,
chacune se modifiant graduellement au cours du temps. Il n’y
aurait pas d’arbre de la vie, pas
de grandes lignées parallèles
comme celle des oiseaux, des
mammifères, ou encore, à l’intérieur
de ceux-ci, des baleines. Les espèces se succéderaient dans le
temps, mais ne se ramifieraient
pas. En d’autres termes, il faut
encore expliquer pourquoi il y a
des embranchements – parfois
même de très nombreuses diversifications presque simultanées,
comme celle que connaissent les
animaux au Cambrien, ou les
mammifères après la disparition
des dinosaures – dans l’immense
arbre de la vie.
Cette explication, souligne Mayr,
avait été également formulée par
Darwin. Le naturaliste anglais
avait remarqué qu’il n’y a qu’une
espèce d’« oiseau-moqueur » en
Amérique du Sud, alors que l’on
trouve une espèce différente de
ce type d’oiseau sur chacune des
trois grandes îles des Galapagos.
Darwin en avait conclu que toutes
ces espèces étaient issues d’une
espèce, ou plutôt d’une population
ancestrale unique, dont certains
descendants avaient émigré vers
les Galapagos et colonisé chacune
des trois îles. Séparées les unes
des autres, confrontées à des
forces évolutives différentes et
composant des communautés de
reproduction désormais sans
contact entre elles, les populations
issues de ces « colons » avaient
l’évolution est presque tout
alors probablement vite divergé,
entière contenue dans les idées
jusqu’à produire des espèces
essentielles développées par
différentes, entre lesquelles nul
Darwin : il manquait seulement
croisement n’était devenu possible.
au naturaliste anglais de pouvoir
Ainsi, dit Mayr, la production
expliquer la cause de la production
d’espèces nouvelles (qui peuvent
des variations individuelles qui
donner naissance, si la divergence
surviennent dans les
finit par être imporpopulations. Cette
tante, à de nouveaux
explication ne sera
grands groupes ou La production
découverte qu’au
lignées zoologiques) d’espèces nouvelles
XXe siècle, avec la
s’explique par le fracou de lignées
génétique et la biotionnement géogralogie moléculaire.
phique des populations. zoologiques
Celui-ci peut être dû à s’explique par
Dans sa patiente et
de nombreux facteurs :
le fractionnement
rigoureuse démonsdes modifications climatration, Mayr s’appuie
tiques, topographiques géographique
sur des exemples et
ou géologiques (par des populations.
des illustrations qui
exemple le surgisseagrémentent la lecture et contriment d’une montagne, la formation
buent à rendre le propos particulièd’une île volcanique, la séparation
rement clair et précis ; il prend soin,
par un bras de mer de deux
à chaque étape, de poser les grandes
terrains auparavant rattachés,
questions suscitées ordinairement
soit par une langue de terre
par l’évolution, y compris les plus
ferme, soit par une calotte glanaïves, en apparence du moins, et
ciaire, comme dans le cas du
tente d’y apporter des réponses :
détroit de Béring) ; ou encore la
l’évolution est-elle un progrès ?
colonisation ou l’ouverture soudaine
Pourquoi y a-t-il plusieurs espèces
de niches écologiques auparavant
plutôt qu’une seule ? Peut-on parler
fermées, comme pour les mammide lois de l’évolution ? Qu’est-ce
fères au moment de la disparition
qu’une espèce ? Le darwinisme est-il
des dinosaures. Ce processus de
un dogme inaltérable ? Pourquoi
formation de nouvelles espèces
l’évolution est-elle imprévisible ? Ou
ou lignées, de « spéciation », est
encore, qu’est-ce que homo ? Que
aujourd’hui nommé la cladogenèse.
peut-on dire du futur de l’humanité ?
DES QUESTIONS
FAUSSEMENT NAÏVES
C
es deux mécanismes –
l’anagenèse ou modification
graduelle des populations par
sélection naturelle, et la cladogenèse
ou production de différentes lignées
par spéciation et divergences
graduelles des populations qui
se séparent géographiquement
– sont nécessaires et suffisants
pour expliquer l’évolution, telle
qu’elle se donne à voir dans
l’immense arbre généalogique que
forment l’ensemble des êtres
vivants passés et actuels.
En définitive, ajoute Mayr, la
conception contemporaine de
Malgré toutes ses qualités, peut-être
certains lecteurs trouveront-ils cet
ouvrage parfois un peu académique
ou même technique. Mais pour qui
veut pénétrer la complexité de
l’évolution et du darwinisme, si
fréquemment transfigurés et altérés
aujourd’hui, en particulier dans les
débats dont ils sont l’objet en
sciences humaines, la lecture de ce
livre sera, à n’en pas douter,
exceptionnellement profitable et
stimulante.l
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