Les données récentes de l’ACOSS, présentées plus haut, suggèrent que, pour la première fois
depuis vingt ans, un virage majeur de notre géographie économique semble s’amorcer. Les
tenants de la Nouvelle Economie Géographique auraient, enfin, clairement raison, les années
les plus récentes semblant clore trois décennies durant lesquelles les territoires de croissance
sans développement étaient distancés par les territoires de développement sans croissance, les
wagons roulant plus vite que les locomotives.
Par exemple, onze régions françaises, en 2006, disposaient d’un revenu par habitant supérieur
de plus de 10% à ce qu’il aurait été si ce revenu avait été proportionnel à leur contribution au
PIB national (ce sur-revenu va de 11% à 17% selon les régions). En contre-partie, c’est près
du quart du revenu par habitant francilien qui manquait à l’appel… ces sur- et sous-revenus,
indépendants des performances productives des territoires, se traduisent par des sur- et sous-
effets multiplicateurs de revenu et d’emploi, ce qui explique le fort dynamisme de l’emploi,
depuis trente ans, dans des territoires considérés comme « périphériques » par les
économistes. Ce bras de fer entre péréquation du revenu et polarisation de la production
semble prendre un tour nouveau aujourd’hui, au profit de cette dernière, avec la double
injonction d’inflexion de nos mécanismes de solidarité (via les budgets publics et sociaux) et
de mise en valeur des gisements de compétitivité dans nos « métropoles ».
En bref, la géographie économique des années futures –et déjà actuelles- pourrait s’inverser
avec un nouveau creusement des disparités lié d’une part à la réduction des mécanismes
publics et sociaux de redistribution, pénalisant les territoires qui en sont les plus dépendants,
et d’autre part l’émergence –le réveil- des systèmes productifs métropolitains. C’est cette
hypothèse que l’on propose d’examiner ici.
Ce rapport vise à contextualiser ces évolutions récentes et à en éclairer les moteurs :
Il s’agit d’une part de retracer le chemin parcouru par les disparités économiques spatiales
dans les décennies passées (depuis les années 1960. Si la période actuelle constitue un
moment charnière dans une histoire de longue période, ce qui est notre hypothèse, il convient
de le situer dans cette histoire. De la même façon que Piketty avait, dans ses travaux, actualisé
la courbe de Kuznets sur les inégalités sociales3, on actualisera celle, séculaire, de
Williamson4 sur les inégalités spatiales. Notre hypothèse est que l’effet de ciseau entre, d’une
part, des disparités de PIB croissantes depuis 1980 et, d’autre part, des disparités de revenu se
réduisant est arrivé à sa limite aujourd’hui : le « PIB de la demande » qui avait fait le bonheur
de nombreux territoires périphériques connaissant désormais un infléchissement (la baisse de
la consommation en 2012, est inédite depuis au moins trente ans) alors que le « PIB de
l’offre » continuerait à se développer dans les espaces métropolitains. Ajouté à cela le fait que
les mécanismes de circulation publique et sociale du revenu vont en s’infléchissant, on peut
faire l’hypothèse d’un redressement, pour la première fois depuis les années 1960, des
disparités interterritoriales de revenu. On montrera, néanmoins, à ce stade de l’analyse, le rôle
majeur qu’occupent nos métropoles dans les mécanismes de solidarité et de redistribution
interterritoriales à l’échelle nationale : ces mécanismes, liés aux budgets publics et sociaux,
sont certes en voie d’érosion globale, mais la part assurée par les métropoles tend et tendra à
s’accroître.
3 Piketty, T (2001) « Les inégalités de long terme » in Atkinson, T. et alii, Les inégalités économiques, Rapport
du Conseil d’Analyse Economique , 2001
4 Williamson, J. G. (1965),"Regional Inequality and the Process of National Development: a Description of the
Patterns", Economic Development and Cultural Change, vol 13, pp. 3-45