D O S S I E R Le tissu adipeux est-il un organe endocrine ? ● P. de Sutter* Résumé La leptine est une hormone sécrétée par les adipocytes et qui gouverne les sensations de satiété et de faim. La leptine exerce aussi un effet sur la sécrétion de la GnRH, et, par conséquent, elle influence la croissance folliculaire et l’ovulation chez la femme. Il est connu qu’une grossesse ne peut avoir lieu que si les dépôts adipeux d’une femme ont atteint une certaine masse critique, et la leptine semble être le lien entre la réserve adipeuse et la fécondité chez la femme. Dans des circonstances pathologiques comme dans l’obésité, les concentrations de leptine augmentent et une certaine résistance à la leptine se développe. Le syndrome ovarien polykystique, caractérisé par la résistance à l’insuline et un dysfonctionnement ovarien, est souvent accompagné d’obésité, et l’on pense que la leptine y joue probablement un rôle important. Cependant, les mécanismes pathogénétiques exacts du syndrome ovarien polykystique restent encore vagues. Summary Leptin is a hormone which is secreted by adipocytes and influences the satiety and hunger sensations. Leptin also exerts an effect on the GnRH secretion, and therefore on follicle growth and ovulation in the female. Pregnancy can only occur at a certain critical fat mass, and leptin is the link between the fat reserve and the fertility in women. In pathological circumstances as in obesity leptin concentrations rise and a kind of leptin resistance develops. In the PCO syndrome, characterized by insulin resistance and an ovarian dysfunction, obesity frequently occurs, and leptin probably plays an important role. However, the exact pathogenetic mechanisms of the PCO syndrome still remain unclear. I l est connu que le poids d’une femme influence sa fonction ovarienne. En gynécologie, nous connaissons bien l’aménorrhée hypothalamique qui accompagne l’anorexie nerveuse, ou qui apparaît à la suite d’une pratique sportive intensive, de même que lors de grandes famines. Par ailleurs, nous connaissons l’association qui existe entre l’obésité et le syndrome des ovaires polykystiques. Des avancées récentes ont permis de mieux approcher les mécanismes qui relient le poids d’une femme à son cycle menstruel. * Centre d'infertilité, département de gynécologie et obstétrique, hôpital universitaire de Gand, Belgique. 26 LA LEPTINE Découverte en 1994, la leptine (du grec leptos signifiant mince) (1) est une cytokine à courte vie qui est libérée par les adipocytes de façon pulsatile (2), et pour laquelle des récepteurs existent partout dans le corps. Elle règle sa propre synthèse par un mécanisme de feedback négatif, et son taux dépend de la masse graisseuse totale, du sexe (taux plus élevé chez la femme) et des taux d’insuline (3). On lui prête un rôle important chez les animaux qui hibernent. Chez un animal bien nourri, la leptine fera de sorte qu’une sensation de satiété soit ressentie au niveau du cerveau (plus exactement au niveau du noyau arqué hypothalamique). En cas de dénutrition, les taux de leptine baissent, induisant une sensation de faim et de recherche de nourriture. Les sensations de satiété et de faim sont réglées au niveau central par le neuropeptide Y et la mélanocortine, sous l’effet des signaux périphériques que sont la leptine et l’insuline (4). Il est donc clair que la leptine a une fonction métabolique importante. Elle est le signal envoyé par le tissu adipeux à l’hypothalamus pour y régler quelques fonctions endocrines importantes, surtout concernant l’homéostasie énergétique et la reproduction. La reproduction chez la femme n’est possible que si des réserves adipeuses adéquates sont présentes. Les taux de leptine sont deux à trois fois plus élevés chez la femme que chez l’homme, même après correction pour le poids et le tissu adipeux. Ce sont les hormones sexuelles qui contribuent à cette différence intersexuelle. LES RÉCEPTEURS DE LA LEPTINE La leptine agit sur des récepteurs spécifiques au niveau des neurones de l’hypothalamus. À basse dose, la leptine stimule la GnRH in vitro, mais à hautes doses, elle provoque une inhibition (5). Des récepteurs de la leptine ont également été trouvés au niveau de l’adénohypophyse. La leptine injectée dans le ventricule cérébral du rat augmente la sécrétion de la LH (5). Chez la femme, il existe d’ailleurs un synchronisme important entre la pulsatilité de la leptine et celle de la LH, ce qui peut faire supposer que la leptine règle directement la sécrétion de la LH (6). La leptine est aussi impliquée dans le déclenchement de la puberté (7). Il est connu depuis longtemps que la puberté est initiée seulement après que la masse adipeuse a atteint un seuil critique, et les taux de leptine augmentent fortement tout juste La Lettre du Gynécologue - n° 270 - mars 2002 avant le déclenchement de la puberté. Le déficit congénital en leptine chez l’homme entraîne non seulement l’obésité, mais également un infantilisme génital (8). La leptine influence donc la sécrétion de la GnRH, de la FSH et de la LH, et, par cela, la croissance folliculaire et l’ovulation. À l’inverse, on a aussi démontré que les estrogènes augmentent la sécrétion de la leptine (9). Des fluctuations cycliques en taux de leptine (et les sensations de faim prémenstruelles connues par beaucoup de femmes) peuvent ainsi être expliquées. Enfin, des récepteurs de la leptine ont été retrouvés dans les cellules de la granulosa et de la thèque ovarienne (10), et même dans l’endomètre (11), où l’on suspecte un rôle dans l’implantation. Le trophoblaste embryonnaire produit luimême de la leptine, et la production de leptine dans le placenta pourrait jouer un rôle dans la régulation de la croissance fœtale. LEPTINE ET OBÉSITÉ Les interactions entre la leptine et les autres acteurs endocriniens importants comme l’insuline et le cortisol sont complexes et peuvent expliquer la relation entre l’obésité et le syndrome ovarien polykystique (12). L’obésité est accompagnée non seulement de taux élevés de leptine, mais aussi d’une forme de résistance à la leptine (13). Il en résulte une hausse du niveau du “ lipostat ”. Cela pourrait résulter d’une clairance diminuée de la leptine vers le système nerveux central ou d’une sensibilité décrue des récepteurs. L’administration de leptine recombinante à des patients obèses déficients en leptine mène de toute façon à une baisse de leur masse adipeuse, ce qui offre des options thérapeutiques futures dans le traitement de l’obésité (14). L’insensibilité relative aux gonadotrophines que l’on retrouve chez les femmes obèses pourrait aussi être reliée à leurs taux de leptine plus élevés (15). Des taux de leptine élevés sont en rapport avec des taux de grossesses diminués en FIV, aussi bien pour les femmes ayant un syndrome des ovaires polykystiques que pour les femmes normales (16). Il n’est par ailleurs pas évident que la leptine y soit impliquée directement, ou plutôt comme marqueur de la masse adipeuse. Pourtant, certaines données in vitro mènent à croire que la leptine influence négativement la production d’estrogènes au niveau des cellules de la granulosa (17). LE TISSU ADIPEUX, LES HORMONES SEXUELLES ET LA LEPTINE Le tissu adipeux contient des récepteurs pour les hormones sexuelles (18). Les récepteurs pour les androgènes se trouvent surtout dans le tissu adipeux viscéral (masculin), tandis que les récepteurs pour les estrogènes et pour la progestérone se trouvent surtout au niveau du tissu adipeux sous-cutané (féminin). Ces différences expliquent la proportion typique de la taille et La Lettre du Gynécologue - n° 270 - mars 2002 des hanches chez la femme et les différences intersexuelles de la répartition du tissu adipeux. Pour une femme, une réserve adipeuse adéquate est importante en vue de l’initiation de la puberté, de la fécondité, de la grossesse et de l’allaitement. Il est intéressant de noter que la graisse sous-cutanée (féminine) produit plus de leptine que la graisse viscérale (masculine) (19). En outre, on a démontré la présence de récepteurs pour les androgènes et les estrogènes au niveau des noyaux ventromédial et latéral de l’hypothalamus. Ces noyaux sont responsables de l’homéostasie énergétique, et l’on suspecte que les hormones sexuelles règlent la sensibilité de ces noyaux à la leptine (20). Les différences en taux de leptine entre femmes et hommes sont le résultat d’une amplitude de pulse plus élevée chez la femme, tandis que la fréquence reste constante. Un grand nombre d’études – entre autres chez des patientes transsexuelles (21) – ont démontré que les différences en taux de leptine entre les sexes sont directement liées aux taux d’estrogènes et d’androgènes. Les estrogènes font monter le taux de leptine et les androgènes l’abaissent. Il est possible que les taux de leptine élevés à cause de l’action des estrogènes s’accompagnent d’une diminution de la sensibilité centrale à la leptine, sorte de résistance à la leptine. De ce fait, l’organisme serait enclin à repositionner le lipostat à un niveau plus élevé et à augmenter les ingesta, par exemple en préparation d’une grossesse et de la lactation. Cette hypothèse est renforcée par le fait que le placenta est une riche source de leptine (22), ce qui expliquerait la prise de poids pendant la grossesse. LE SYNDROME OVARIEN POLYKYSTIQUE Il est intéressant de se demander si la leptine joue un rôle dans la pathogenèse du syndrome des ovaires polykystiques. Ce syndrome est fréquemment associé en effet comme une obésité, à une résistance relative à l’insuline, à une hyperinsulinémie et à un hyperandrogénisme. On admet à présent que la résistance à l’insuline est primaire (également chez les patientes nonobèses !) et que tant l’obésité que le dysfonctionnement ovarien en résultent (23). Comme l’insuline stimule normalement la production de leptine au niveau des adipocytes, la sécrétion de leptine va diminuer suite à la résistance à l’insuline. La chute de leptine stimulera, au niveau central, la prise de nourriture, et cela renforcera l’obésité (les taux périphériques de leptine remontent). L’obésité renforcera à son tour la résistance à l’insuline, et l’on se trouve dans un cercle vicieux (figure). Ce modèle pathogénétique explique pourquoi les femmes obèses au syndrome ovarien polykystique deviennent ovulatoires quand elles sont mises sous régime amaigrissant ou sous antidiabétiques oraux comme la metformine, ce qui rompt le cercle vicieux. Les taux de LH élevés chez les femmes obèses ayant un syndrome des ovaires polykystiques peuvent être une conséquence directe des taux élevés de leptine. Il y a aussi des arguments pour penser que l’augmentation des taux ovariens de leptine diminue la sensibilité ovarienne aux gonadotrophines. En culture in vitro de cellules de la granulosa, la leptine semble de toute façon inhiber la production d’estrogènes stimulée par la FSH (17). 27 D O S S I E R LE TISSU ADIPEUX COMME ORGANE ENDOCRINE Depuis longtemps, l’on sait que le tissu adipeux est une source riche en estrogènes, résultant de la conversion des androgènes par l’aromatase. Des femmes obèses produisent cependant dans leur tissu adipeux d’autres estrogènes que les femmes minces, et, de plus, chez les obèses, les taux d’estrogènes libres sont augmentés à cause d’une fixation diminuée à la sex hormone-binding globuline (24). La production périphérique d’estrogènes au niveau du tissu adipeux est d’ailleurs bien connue comme facteur de risque pour l’hyperplasie ainsi que pour les cancers de l’endomètre et du sein chez les femmes ménopausées. Que ce tissu adipeux puisse vraiment être considéré comme un organe endocrine est en outre illustré par le fait que les adipocytes peuvent transformer la cortisone en cortisol. La leptine influence, au niveau central, non seulement la sécrétion de la GnRH, mais aussi celle de la corticotropine. Et ainsi, le cercle est fermé… CONCLUSION Tout comme l’insuline, la leptine paraît prendre une position clé dans la régulation de l’homéostasie énergétique. Par ailleurs, elle est le chaînon manquant entre le poids de la femme (ou plutôt sa masse adipeuse) et sa fécondité. Les interactions entre la leptine, les gonadotrophines et les hormones sexuelles sont complexes et multidirectionnelles. La leptine influence le déclenchement de la puberté ainsi que la croissance folliculaire et l’ovulation. Par ailleurs, la leptine exerce sans doute un rôle paracrine important au niveau de l’ovaire, de l’endomètre et du placenta. Tous les secrets ne sont pourtant pas encore dévoilés, et, en ce qui concerne le syndrome des ovaires polykystiques, dont la pathogenèse est devenue encore plus compliquée… ■ Résistance à l'insuline Taux de léptine Ingesta Obésité Taux de leptine Masse adipeuse augmentée + résistance à la leptine Taux de LH Figure . Leptine et le syndrome des ovaries polykystiques. R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Zhang Y, Proenca R, Maffei M, Barone M, Leopold L, Friedman JM. 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