I- LES SCIENCES EXPERIMENTALES ET LE POINT DE DÉPART DE L’ANALYSE
PHILOSOPHIQUE 1
Comme vous le savez, dans l’histoire de la pensée humaine, pour autant qu’elle nous est
connue, on distingue plusieurs démarches fondamentales, plusieurs points de départ pour l’analyse et
le traitement des problèmes philosophiques.
1. Un premier point de départ est celui que l’on observe par exemple dans la grande tradition
métaphysique et théosophique de l’Inde, qui remonte au moins au Xe siècle avant notre ère. Dans cette
grande tradition métaphysique, le point de départ, ce sont des textes sacrés supposés révélés, le Véda,
les Upanishad ; et toute la tradition métaphysique de l’Inde à travers les siècles va commenter ces textes
fondamentaux, puis commenter les commentaires et ainsi de suite. Pour nous qui sommes rationalistes,
la première question bien évidemment est de savoir ce que valent ces textes initiaux dont on part et
qui sont supposés révélés. Nous voulons savoir comment on établit que ces textes contiennent une
révélation. Nous portons un examen critique aux sources de toute la tradition métaphysique et
théosophique de l’Inde et cela d’autant plus que cette tradition, dans son ensemble, se caractérise
par un mépris décidé et systématique pour l’enseignement de l’expérience, qui est qualifié
d’illusoire. Entre l’expérience et des textes supposés révélés, il nous faut choisir et, quant à nous, le
choix est fait : mais les maîtres de la tradition moniste de l’Inde ont fait le choix inverse : ils ont
choisi les textes supposés révélés contre l’expérience.
2. Un deuxième point de départ pour l’analyse philosophique, inverse du précédent,
est justement le point de départ expérimental, l’expérience elle-même. On ne commence pas par
déclarer que la réalité objective connue dans notre expérience est illusoire. On part de cette réalité
objective et on en essaie l’analyse rationnelle jusqu’au bout.
C’est cette méthode expérimentale qu’ont choisi des philosophes comme Aristote au IVe
siècle avant notre ère, ou, à l’autre bout de l’histoire de la philosophie, Henri Bergson à la fin du
XIXe et au début du XXe siècle. Remarquons qu’ils étaient l’un et l’autre des naturalistes, des
hommes de formation biologique, fascinés durant leur vie entière par la réalité biologique.
3. Un troisième point de départ et une troisième méthode pour faire de la philosophie,
c’est la construction à priori, la construction d’un système sans base expérimentale. On part de
quelques principes posés à priori et on procède par déduction. Au lieu de procéder, comme le
faisait Aristote et comme le voulut aussi Bergson, à partir de l’expérience et d’une manière
inductive, on procède d’une manière déductive. Toute la question est de savoir quels sont ces
principes d’où l’on part, quelles sont les intuitions originelles dont on procède pour construire tout
le système et ce qu’elles valent... Les grands systèmes de l’idéalisme allemand montrent qu’en fait
les intuitions originelles sont encore, tout comme dans la première méthode ou démarche, des
intuitions de type théosophique et initiatique.
L’avènement des sciences expérimentales, dans les temps modernes, constitue certainement
l’une des révolutions les plus importantes dans l’histoire de la pensée humaine. Avec les sciences
expérimentales, l’humanité apprend à penser correctement. Elle apprend ce qu’est le rationalisme à
base expérimentale. Elle apprend à distinguer la pensée contrôlée par l’expérience, et la pensée
1 Conférence donnée au Centre d’Études et de Recherches Nucléaires, Genève, le 19 octobre 1977.