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Master II Etthires – Paris 1 Panthéoon Sorbonne Jules‐Em
mile FAISANTT‐FRADIN Table I‐ « Gouvernance d’entreprise généralisée et nouveaux modes de régulation du social ‐ Une anatomie du pouvoir managérial » Travail réalisé dans le cadre d'un séminaire assuré par Xavier GUCHET et portant sur le thème de la régulation : P. 3 (Ce travail constituant initialement l’ébauche d’un programme de recherche doctoral devant être présenté aux responsables de la chaire « Ethique et normes de la finance » de l’Université Paris I Panthéon‐Sorbonne, il doit être pris comme tel, à savoir un travail inachevé pour le moment.) II‐ « Travail législatif : la justice au risque de l'expertise économique ‐ Une actualisation de l'éthique procédurale au profit du travail parlementaire » Rapport de stage de fin de Master, réalisé à l'Assemblée Nationale : P.38 III‐ Annexe : « Note de synthèse et analyse critique du rapport de la Cour des comptes portant sur l'Etat et le financement de l'économie 2012 » Travail réalisé dans le cadre du stage à l'Assemblée Nationale, pour le compte du député Pascal CHERKI : P. 66 Gouvernance d’entreprise généralisée et nouveaux modes de régulation du social
Une anatomie du pouvoir managérial
Table
Introduction p.5
I Etat de la littérature : Affaiblissement du politique et extension du champ d'application des normes managériales I.I Mondialisation, nouvelles temporalités et obsolescence du politique p. 7
I.II Théorie des parties‐prenantes, porosité public‐privé et émergence de
nouveaux modes de régulation du social p. 9
I.III Généralisation de la gouvernance d'entreprise comme
vecteur de diffusion de l'idéologie capitaliste p. 13
II Analyse philosophique : L'idéal capitaliste du sujet appréhendable, analyse des processus de désubstantialisation politico‐ symbolique des individus
II.I La gouvernance d'entreprise généralisée comme gouvernementalité p. 19
II.II L'hypothèse ad hoc de l'acteur égoïste et rationnel, théorie et applications p. 21
II.II.I Approche théorique p. 21 II.II.II Application organisationnelle p. 23
II.II.III Application institutionnelle p. 27 III Approche propédeutique : Les pathologies sociales de la gouvernance d'entreprise généralisée p. 32
Conclusion p. 34
Bibliographie p. 36 INTRODUCTION
Cette contribution se donne pour double ambition de montrer comment d’une part aujourd’hui la notion de gouvernance, se substituant progressivement à celle de politique, constitue le vecteur privilégié d’extension du champ d’application des normes managériales aux modes de régulation du social traditionnel ; et d’autre part comment le mode de régulation qui en résulte, notamment fondé sur l’instrumentalisation des principes inconscients de socialisation de la psyché, est source d’un certain nombre de pathologies sociales inédites au potentiel morbide très largement sous‐estimé. Les transformations survenues dès les années soixante‐dix, notamment la mondialisation de l'économie et le développement d'une culture axée sur la liberté individuelle, ont conduit à une importante remise en cause des modèles assuranciels et solidaristes1 des États démocratiques d'après‐guerre. Cette crise de l’État providence a été ‐et est encore, le lieu du délitement d'une conception égalitaire de l'éthique publique au profit de la dissémination et de la multiplication des responsabilités sociales et individuelles. En radicalisant le principe concurrentiel par l'externalisation et la privatisation de compétences dont ils ne sont pourtant que les délégataires, les pouvoirs publics semblent renoncer à ces dernières au profit d'instances privées «non‐
souveraines». Les entreprises se sont progressivement imposées au cours des dernières décennies comme les acteurs incontournables dans les processus de régulation du social et de socialisation des individus qui en compose le tissu. De fait, si celles‐ci ont été, durant la période d’expansion du taylorisme, considérées comme autant de systèmes rationnels de production optimale de biens et de services ; puis, au moment de la création de la psychosociologie et de la sociologie des organisations, analysées comme des systèmes sociaux et humains, les entreprises semblent actuellement se métamorphoser d’une part en institutions, et, d’autre part ‐conséquence immédiate de cette évolution vers la forme institutionnelle, en un ensemble de systèmes à la fois culturels, symboliques et imaginaires.
1
Selon que le modèle soit bismarckien ou beveridgéen. cf. P. Van Parijs, Au-delà de la solidarité, les fondements
éthiques de l’État-Providence et son dépassement, in Serge Paugam éd., Repenser la solidarité. L'apport des
sciences sociales, Paris, PUF., 2006, p. 125-146.
Aussi, l'un des enjeux éthiques majeurs d’un réflexion portant sur le thème de la régulation, comme objet philosophique, et plus particulièrement de la philosophie politique, est‐il l'analyse critique de ce processus en cours d'institutionnalisation de ces dernières, ainsi que la mise en exergue des conséquences morbides qui en découlent ; une telle analyse devant constituer la base propédeutique à la formulation d'une théorie réaffirmant la place du sujet politique au sein d'un monde de plus en plus ouvert.
Nous allons voir en effet que, dans la mesure où elle tend à se traduire en réalité par l'extension du champs d'application des normes managériales, non seulement à l'ensemble des sphères composant la société civile, mais également au institutions du politique elles‐mêmes, la notion de responsabilité sociale des entreprises étendue semble constituer in fine le meilleur moyen de mettre en conformité les acteurs sociaux, collectifs comme individuels, aux exigences et aux intérêts de ces dernières. Nous verrons également comment cette normalisation des modes de régulation, et par là des comportements, apparaît‐être la source d'un certain malaise social généralisé, notamment en cela qu'elle semble profondément remettre en cause les fondements de la cohésion sociale.
Dans cette optique, il nous faudra montrer dans un premier temps comment, à travers un glissement politique et normatif de leur contenu, les notions de « parties‐prenantes » et de « gouvernance », toutes deux issues du management stratégique, se sont constituées comme les vecteurs de cette propagation de la rationalité capitaliste et des logiques managériales qui la servent aux institutions traditionnelles. Nous procéderons ensuite, afin d'en souligner la morbidité, à l'analyse de cette rationalité, tant dans sa dimension théorique que dans ses applications, qu'elles soient intra ou extra organisationnelles. Cette analyse devra montrer en quoi l'approche managériale du sujet consiste avant tout en une désubstantialisation politico‐symbolique de celui‐
ci, désubstantialisation se traduisant notamment par le recours à de nouveaux modes de socialisation au sein des entreprises et par l'introduction de pratiques gestionnaires issues du privé dans l'administration du secteur public. Ceci nous conduira dans un troisième et dernier temps à évoquer, à titre propédeutique, ce que nous qualifions de « pathologies sociales de la gouvernance d'entreprise généralisée ».
I‐ ETAT DE L’ART Affaiblissement du politique et extension du champ d'application des normes managériales
1‐ Mondialisation, nouvelles temporalités et obsolescence du politique
L’accélération du temps, nous dit D.Innerarity2, est l’une des pierres d’achoppement des démocraties postmodernes en ceci qu’elle rend quasi impossible la perception comme l’anticipation du futur, lui ôtant par là sa dimension stratégiquement configurable. Cette accélération résulte d’une part du rythme imposé par les échéances électorales, limitant le jeu politique comme le temps nécessaire à la délibération, privilégiant ainsi court terme, conflits d’intérêts et petites décisions, et d’autre part de l’instantanéité qu’offrent aujourd’hui les nouvelles technologies de l’information et de la communication, instantanéité‐simultanéité substituant au futur un présent fugace, source exclusive de satisfaction et d’intérêt. En conséquence, le politique se trouve relégué au rôle de gestionnaire du présent, de l’im‐médiat : entre le fonctionnement pondéré du législateur et les possibilités d’actions rapides et flexibles de l’exécutif, il force donc, sous la pression de l’urgence, un déplacement des compétences du premier vers le second.
Cependant, à la suite d’Hartmut Rosa, D. Innerarity avertit : les conséquences de cette accélération n’affectent pas seulement la sphère politique, ni les sphères politique et privé prises indépendamment l’une de l’autre, mais, et plus insidieusement, ce qui les articule : leur synchronisation. En effet, la synthèse des intérêts collectifs et la recherche de décisions démocratiques sont et restent des processus extrêmement longs, et la politique démocratique est par conséquent particulièrement exposée au risque d’une désynchronisation –d’une hétérosynchronie, par rapport à des évolutions sociales et économiques susceptibles d’une plus forte accélération.
La principale désynchronisation serait, selon Innerarity, due au désaccord entre les innovations économiques, scientifiques et techniques et notre incapacité à les thématiser 2
Daniel Innerarity, Le futur et ses ennemis, De la confiscation de l'avenir à l'espérance politique, Paris, Flammarion,
col. Climats, 2008
politiquement en les intégrant dans une totalité sociale dotée de sens. La science et la technique d’une part, le droit et la politique de l’autre ont cessé de marcher du même pas. On retrouve cette analyse dès 2005 avec Hartmut Rosa, qui soulignait déjà cet écueil dans son essai Accélération. Une critique sociale du temps :
Cette crise du temps politique se manifeste le plus nettement dans la désynchronisation […] entre le « temps propre » du politique et les structures temporelles des autres sphères sociales, en particulier l’économie et l’évolution technique, mais également de manière croissante entre l’organisation politique et l’évolution socioculturelle. […]Les systèmes politiques des Etats‐nations développés se sont ainsi jusqu’ici montrés étonnamment indifférents dans leur organisation institutionnelle, pour ne pas dire aveugles face à ce danger3. Le temps politique serait en profond décalage par rapport aux temporalités, aux cadences qu’imposent une économie et une culture elles même soumises au rythme de la finance normalisée –au temps de Wall Street, et de son corollaire, l’exigence d’immédiateté. La politique et le droit ne supportent pas le rythme du monde globalisé. La politique au sens traditionnel est ainsi réduite à l’impuissance, dépassée car ses processus de décision sont trop lents. Ce qui implique la perte de l’auto‐direction politique de la société.
A l’aune de ce constat, on retrouve chez Innerarity et Rosa, et dans les mêmes termes, une même conclusion : le dilemme des démocraties postmodernes entraîne manifestement un déplacement du processus décisionnel hors du domaine de la politique démocratique : parallèlement au déplacement du pouvoir législatif vers l’exécutif, « on assiste désormais à une tendance à déléguer les questions politiques controversées à des experts juridiques (juridicisation), à l’autorégulation de l’économie (dérégulation économique) ou à la responsabilité de l’individu (privatisation de l’éthique) 4 ». Partant de ce constat, Innerarity et Rosa posent la même interrogation alarmiste : dans la mesure où la société perd la capacité à se transformer elle‐même par l’activité politique, et qu'il revient désormais aux instances privées de le faire, doit‐on pour autant annoncer la « fin de la politique » ?
3
Harmut Rosa, Accélération, une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, col. « Théorie Critique », 2005, p.
316
4
Idem, p. 310
Pour Alain‐Charles Martinet, le thème d'un « dépérissement du politique» sous le poids de « l'uniformisation des espaces‐temps, la dématérialisation, l'abstraction et la numérisation croissante des activités5 » n'est non seulement plus une hypothèse, mais il est maintenant bien analysé6 . Il traduit pour le spécialiste en gestion un « fort glissement au profit des grands acteurs économiques et, en corollaire, une transformation du politique qui prend un caractère hybride, décentré, diffus, réticulaire, s’organisant de façon moins hiérarchique et se manifestant davantage par l’influence et la norme privée que par l’obéissance à la règle 7 ». Aussi les différentes délégations de souveraineté évoquées par Innerarity et Rosa ne sont pour Martinet que la traduction d'une extension aux institutions politique du champ d'application de la théorie managériale des « parties‐prenantes ».
2‐ Théorie des parties‐prenantes, porosité public‐privé et émergence de nouveaux modes de régulation sociale. La théorie des parties‐prenantes, formulée en 1963 par le philosophe R. Edward Freeman lors d'une conférence au Standford institute, marque un tournant important dans les modes d'administration des entreprises en reconnaissant l'influence que celles‐ci peuvent‐avoir sur des organisations et des intérêts qui leurs sont extérieurs. Les parties‐prenantes sont ainsi définit par Freeman comme tout individu ou groupe d'individu pouvant « affecter ou être affecté par la réalisation des objectifs de l'entreprise8 ». Aussi cette théorie devait‐elle initialement se cantonner au domaine de la stratégie managériale, et donc au secteur privé et plus particulièrement celui de l'entreprise. Cependant, depuis les années 1980, le champ d'application de cette théorie semble s'étendre progressivement à la sphère politique et, par‐là, à l'ensemble de la société civile.
L'hypothèse d'une telle extension est précisément celle défendue par Maria Bonnafous‐
Boucher dans une contribution intitulée « Décision stratégique et vitalité de la philosophie politique de la théorie des parties prenantes ». Dans cet article, la philosophe fait de cette théorie le prisme privilégié par lequel peuvent‐être abordés et analysés, dans la mesure où elle les thématise et les intègre fortement, les questions que posent la porosité entre secteur privé et 5
Alain-Charles Martinet, Avant-propos. Parties prenantes, management stratégique et politique, in Décider avec les
parties prenantes, sous la direction de Maria Bonnafous-Boucher et Yvon Pesqueux, Paris, La Découverte,
2006, p 16.
6
Myriam Revault d'Allonnes, Le dépérissement de la politique, généalogie d'un lieu commun, Paris, Aubier, col. Alto,
1999, 318p.
7
Ibidem.
8
R. E. Freeman, Strategic Management: A Stakeholder Approach, Boston, Pitman, 1984, p.31
secteur public, la conception de la société civile qui en découle, et, plus généralement, les problématiques liées à la souveraineté à l'heure de la mondialisation. En effet, pour Bonnafous‐Boucher, la théorie des parties‐prenantes a fourni, à l'insu de son penseur, l'outil propédeutique permettant aux autres chercheurs de théoriser «l’encastrement de l’espace privé dans l’espace public, la place de la très grande entreprise dans un espace public étiolé, ou plus encore, l’insertion de l’institution privée dans un tissu institutionnel en déconstruction9. » A ce titre, la théorie constitue avant tout pour la philosophe une « théorie constructrice de la porosité entre économie et politique, entre sphère publique et sphère privée10 ».
Son analyse se situe de son propre aveu dans la lignée de celle de Michel Foucault qui diagnostiqua cette porosité à la faveur du bouleversement opéré par la rationalité gouvernementale du libéralisme. Ce bouleversement aurait eu pour origine une inédite porosité entre le gouvernement institutionnel du politique ‐de la polis, et gestion des affaires privées, du marché. « La rationalité politique considérée était subordonnée, c’est‐à‐dire inscrite dans une relation de dépendance vis‐à‐vis d’un ordre différent car a priori non politique : celui de l’administration et de la gestion11 ». La théorie des parties‐prenantes constitue pour Bonnafous‐
Boucher la parfaite illustration de cette subordination que conditionne ce que Foucault nomme « règle interne » et qui désigne pour le philosophe une forme d’autolimitation, d'autocensure des institutions quant à leur pouvoir de gouverner. En effet, la raison gouvernementale du libéralisme aurait ceci de particulier pour Foucault qu'elle n'émanerait plus d'un gouvernement, d'un organe, bien identifié ‐l’État, mais qu'elle résulterait désormais du jeu des pratiques de pouvoirs privés et décentralisés, jeu au sein duquel tout recours à un inconditionnel extérieur devant statuer sur la légitimité ou l'illégitimité d'une action est désormais exclu. Ce qui régule au sein de cette rationalité inédite n'est plus alors de l'ordre du juridique, mais du transactionnel: « l’autolimitation, nous dit Bonnafous‐Boucher, de la rationalité gouvernementale libérale comme règle interne s’instruit de la production d’une pratique qui est celle de la transaction12. ».
9
Maria Bonnafous-Boucher, Décision stratégique et vitalité de la philosophie politique de la théorie des parties
prenantes, in Décider avec les parties prenantes, sous la direction de Miriam Bonnafous-Boucher et Yvon
Pesqueux, Paris, La Découverte, 2006, pp. 239-240.
10
Ibid, p.240.
11
Ibid, p. 241.
12
Ibidem. La notion de transaction renvoi ici à son acception juridique d'accord conclu sur la base de concessions
réciproques entre les parties-prenantes. Aussi prend-elle ici le même sens que la notion anglo-saxonne de
compromise.
Aussi, nous dit la philosophe, avec la théorie des parties‐prenantes, la compromission semble supplanter le droit dans les procédures de régulation13. La porosité décrite apparaît alors bien plus profitable aux acteurs du secteur privé qu'à ceux du secteur public. Telle qu'elle se dessine, elle exhiberait même l'avènement d'une souveraineté purement économique, « celle de la très grande entreprise, sans que de réels contre‐pouvoirs ne fassent jour14». En effet, la notion de parties‐prenantes se référant à une « conception communautarienne de la démocratie délibérative 15 », les organisations de parties‐prenantes, issues de la société civile, ne s'adresseraient plus en priorité à l’État, mais à l'entreprise16. Aussi, opérant un transfert du référentiel normatif depuis le premier vers le second, ce sont pour Bonnafous‐Boucher les bases mêmes de la théorie de la société civile17 qui se trouvent remisent en cause par la théorie des parties‐prenantes et la porosité qu'elle thématise.
Dans les faits, cette extension aux institutions politique du champ d'application de la théorie se manifeste à travers ce que le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval qualifient de « compromis néolibéral ». En effet, loin d'acter la fin du politique diagnostiquée par Rosa et Innerarity, la délégation progressive des prérogatives de ce dernier à des instances privées marque avant tout pour les auteurs de « La nouvelle raison du monde » le triomphe d’une politique à la fois conservatrice et libérale. Libérale car il s’agissait d’une part de remettre profondément en cause la régulation keynésienne macroéconomique, le système fiscal, les protections sociales et autres encadrements du secteur privé, et d’autre part conservatrice car bien loin de souhaiter le retrait de l’État, cette « restructuration néolibérale de la société le réengage politiquement sur de nouvelles bases, de nouvelles méthodes et de nouveaux objectifs18 ». Cette réorientation politique, nous dit quant à lui le sociologue Philippe Warin, se traduit notamment en France par les principaux textes qui jalonnent les années 80 et 90 et qui portent sur la réforme de l’administration. Comme le note P. Warin, de Pierre Mauroy à Michel 13
Aussi, la théorie est-elle de ce point de vue, pour Bonnafous-Boucher, « le témoignage d'une carence du droit positif
que l'on identifie généralement comme une carence de régulation .», Ibid, p. 249.
14
Ibid, p. 243.
15
Yvon Pesqueux, Présentation pour une évaluation critique de la théorie des parties-prenantes,in Décider avec les
parties prenantes, sous la direction de Maria Bonnafous-Boucher et Yvon Pesqueux, Paris, La Découverte,
2006, p. 27 .
16
« La société civile composé de parties-prenantes se place désormais dans une dépendance vis-à-vis de la firme, et plus
particulièrement de la très grande entreprise », Bonnafous-Boucher M., op. cit., p. 244
17
La philosophe s'appuie ici sur la théorie de la société civile telle qu'elle fut formulée par Adam Ferguson et surtout
Hegel, c'est à dire essentiellement comme médiation entre l'individu et l’État.
18
Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde, essai sur la société néolibérale, Paris, La découverte,
2010, p. 274.
Rocard et à Laurent Fabius, en passant « même » par Jacques Chirac, les gouvernements successifs se sont fait « en quelque sorte la courte échelle pour hisser au rang des conceptions modernes et légitimes l’idée selon laquelle les services publics ne sont pas les seuls moteurs du progrès social et économique19 ». Ainsi, les élections présidentielles de 1988 intègrent très fortement le thème de l’entreprise, allant, comme le fait François Mitterrand dans sa Lettre à tous les Français, jusqu’à subordonner le sort du pays à la vitalité des entreprises, faisant de ces dernières l’acteur cardinal de la politique économique et de la vie sociale20 . Dans la motion qu’il défend au congrès de Valence, Pierre Mauroy ira même jusqu’à affirmer que les membres du gouvernement devaient « chercher une situation de compromis entre le pouvoir politique et le pouvoir économique », c’est‐à‐dire « les secteurs dominants du capitalisme bancaire ».
C’est dans ce contexte de « compromis néolibéral » que se décide le sort des institutions de service public, dont la consubstantialité –« l’intrication historique » dont parle P. Warin‐ avec le statut est remise en cause par l’introduction de recettes de management et de critères d’appréciation des performances importées du secteur privé. En exigeant notamment des prestataires qu’ils assurent leur mission « dans les meilleures conditions d’équité et d’efficacité21 », la directive du 23 février 1989 semble amorcer un glissement dans la conception même d’un service public jusque‐là essentiellement fondé sur le principe de l'intérêt général. Par la substitution du principe d'égalité par ceux d’équité et d’efficacité, la « circulaire Rocard » aurait ainsi initié le passage d’un principe catégorique formel et fondamental à une norme de coopération issue du management stratégique dont les modalités sont celles de la mise en concurrence généralisée des intérêts particuliers22.
Ce glissement, caractérisant l'ensemble de la réforme des institutions, illustre parfaitement le tournant normatif que prend l'extension au secteur public de la théorie des parties‐prenantes et de ses présupposés. En effet, le caractère incontournable de l'entreprise dans la gestion du secteur public ainsi entériné, et avec lui une certaine impuissance du politique, c'est in fine un autre mode de gouvernement que propose la théorie des parties‐prenantes à l'ensemble de celles‐ci : la gouvernance d'entreprise. Notamment affublée de l'adjectif « bonne », la gouvernance d'entreprise appliquée aux institutions, en établissant les règles d'un jeu très largement favorable 19
Philippe Warin, Quelle modernisation des services publics ? Les usagers au cœur des réformes, Paris, La découverte,
1997, p. 88.
20
François Mitterrand, La lettre à tous les français, 1988, pp. 27-28.
21
Warin P., op. cit., p. 90.
22
Warin P., op. cit., pp. 88-101.
aux grands groupes privés, semble même s'être constituée comme le vecteur privilégié de l'extension à l'ensemble des acteurs de la société civile du champs d'application de la rationalité capitaliste et des logiques managériales qui la sous‐tendent.
3‐ Généralisation de la gouvernance d'entreprise comme vecteur de diffusion de l'idéologie capitaliste Dans l’essai collectif qu'il codirige et qui s'intitule La gouvernance, un concept et ses applications, Ali Kazancigil affirme qu'en première instance, « étant donné sa généalogie qui relie sa renaissance contemporaine à la gouvernance d’entreprise (corporate governance), sous l’influence des travaux sur la théorie des coûts de transactions de Ronald Coase, Prix Nobel d’économie en 1992, de même que de l’économie néo‐institutionnelle, la gouvernance est, pour ainsi dire, génétiquement programmée en tant que mode de gestion reflétant la logique de l’économie capitaliste23 ». Aussi sa réactualisation récente ne s’inscrit‐elle pas pour le politologue dans ce qu'il nomme la raison politique, mais bien dans la « raison économique ». A ce titre, « marquée par un tropisme technocratique », elle serait essentiellement apolitique, induisant par là une « sectorialisation et une fragmentation de l’action ». Dans cette perspective, la gouvernance tendrait inévitablement vers la privatisation de l’action publique sectorialisée. Ainsi compris, le terme de « gouvernance » devrait apparaître comme essentiellement incompatible avec les modes de gestion démocratiques des affaires concernant l’ensemble d'une communauté politique.
Cependant, remarque‐t‐il, la gouvernance, « gratifiée de l’adjectif bonne », serait désormais érigée, notamment par les grandes organisations internationales comme le FMI et la Banque Mondiale, comme une forme de démocratie plus participative, transparente et efficace que les modèles traditionnels souvent critiqués pour leur « excès » de lourdeur bureaucratique et d'opacité.
Or, c'est précisément pour Kazancigil cette caractéristique d'être « née apolitique et majoritairement utilisé comme telle » qui lui aurait valu d'être en retour présentée comme « la solution à ce qu'on a qualifié, dans les années 70, de crise de la gouvernabilité, attribuée [à ces] prétendus excès de la politique démocratique.24 ». Et c'est cette crise qui aurait impulsé la 23
Ali Kazancigil, La gouvernance et la souveraineté de l’État, in La gouvernance, un concept et ses applications, sous
la direction de Ali Kazancigil, Guy Hermet et Jean-François Prud'Homme, Paris, Karthala, coll. « Recherches
Internationales », 2005, p, 54.
24
Ibid, p. 55.
recherche de modes de régulations moins contraignants « en contournant [dans l'élaboration des politiques publiques] la politique représentative.25 ». De fait, reconnaît le politologue, la question de l'ingouvernabilité se nourrissait alors de problématiques sociologiques complexes, telles que la diversification et la fragmentation de la société en réseaux et sous‐systèmes sociaux ‐en subpolitics, pour reprendre la métaphore de Beck26, ou encore l'accélération et la multiplication des temporalités évoquées par Rosa et Innerarity et avec lesquelles il devenait nous l'avons vu de plus en plus difficile de gouverner. La gouvernance serait alors apparue comme une aubaine, autorisant des interactions accrues entre l’État et la société civile, des négociations horizontales pouvant ainsi être engagées sur le mode de la coopération et sur un pied d'égalité avec les parties‐
prenantes27, rang auquel serait désormais réduit une administration publique « ayant laissé au vestiaire son statut de représentant de l'ensemble des citoyens28 ». C’est ainsi, conclue par ailleurs le politologue, « que des vessies de la gouvernance technocratique sont prises pour des lanternes de la démocratie avancée.29 »
La publication par la Commission Prodi du « Livret Blanc » sur la « Gouvernance européenne », constitue pour Kazancigil un exemple éloquent de « gouvernance comprise comme instrument technocratique d'élaboration de politiques publiques contournant la démocratie représentative ». Et de fait, ce texte marque une rupture dans les usages faits du terme de gouvernance, rupture que le philosophe Marc Maesschalck qualifie de véritable « tournant normatif » de ces derniers. En effet, nous dit‐il, si « jusqu’au milieu des années 90, la littérature scientifique sur le sujet [de la gouvernance] se contentait de lister les différentes acceptions possibles du terme [...] tant le succès de celui‐ci renforçait sa polysémie.30 », en définissant cinq « principes de la bonne gouvernance » devant « renforcer ceux de subsidiarité et de proportionnalité », le texte non seulement entérine l'utilisation institutionnelle du concept, mais l'érige de surcroît au rang de véritable cadre politique pour les différents États‐membres. De fait, en affirmant que « le modèle «linéaire» consistant à décider des politiques au sommet [devait] 25
Ibidem.
Dans son essai La société du risque, Ulrich Beck analyse les contour des sociétés post-modernes au sein desquelles
se configurent et s'établissent de nouvelles formes de mobilisations, que le sociologue appelle subpolitics, et qui se
créent en anticipation ou en réponse aux divers risques sociétaux que comportent par essence nos sociétés.
27
« ce qui, note Kazancigil, est illusoire, puisque, selon la métaphore orwellienne, certains partenaires sont forcément
plus égaux que d'autres […]. ». Ibidem.
28
Ibid, p. 56.
29
Ibidem.
30
Marc Maesschalck, fait notamment référence à R.Rhodes qui avait identifié « au moins six significations différentes :
l’Etat minimal, la gouvernance d’entreprise, la nouvelle gestion publique, la bonne gouvernance, les systèmes sociocybernétiques et les réseaux auto-organisés ». Marc Maesschalck, Normes de gouvernance et enrôlement des
acteurs sociaux, in Multitudes 2008/4, n°34, p. 183.
26
être remplacé par un cercle vertueux, basé sur l’interaction, les réseaux et sur une participation à tous les niveaux, de la définition des politiques jusqu’à leur mise en œuvre31 », le « Livre blanc » de la Commission tend à institutionnaliser en la canonisant l'acception du terme qui est avant tout celle de la Banque Mondiale et du New Public Management et selon laquelle « la bonne gouvernance est une norme qui fonde l’efficacité des politiques publiques sur la privatisation des entreprises d’État et la décentralisation administrative32 », autrement dit, sur la coproduction de l'action publique.
De fait, comme l’admet une étude de l’Institut de Recherche et débat sur la Gouvernance (IRG), depuis la réforme administrative adoptée par la Commission Prodi en vue d’accroître la transparence des institutions, « le fonctionnement interne de la Commission est régi en partie par les principes du New Public Management ». Concrètement, précise l’étude, « le NPM met l’accent sur les résultats et l’efficacité de l’action publique. Il s’agit par exemple de contrôler l’activité des fonctionnaires européens afin qu’ils soient productifs. De plus, le NPM encourage la création d’agences indépendantes de notation et d’évaluation. Les recours au médiateur européen, aux experts ainsi qu’à la Cour des Comptes sont d’autres exemples de mécanismes de contrôle propres à l’action de l’UE ». Ainsi « la négociation et le compromis politiques » apparaissent‐ils constituer désormais les « maîtres mots du processus de prise de décision » au sein de l’Union Européenne. Partant de cette acception normative du concept, la coproduction du politique ne peut être réduite à sa pure dimension « organisationnelle » et ainsi ne peut être distinguée de sa « coconstruction »33. Comme le rappel en effet le publiciste Jacques Chevallier, la coopération public‐privé caractéristique des sociétés modernes est avant tout marquée par la coproduction du droit, à l'origine d’un «éclatement de la régulation juridique 34» aux conséquences néfastes sur la fonction régulatrice du droit. En effet, nous dit le publiciste, la régulation juridique provenant 31
Commission Des Communautés Européennes, Livre blanc de la gouvernance européenne, note 1, p. 9, http://eurlex.europa.eu/LexUriServ/site/fr/com/2001/com2001_0428fr01.pdf , [en ligne]
32
Carlos Milani, Démocratie Et Gouvernance Mondiale, Quelles Régulations Pour Le Xxe Siècle ?, Paris, Éditions
UNESCO-Karthala, 2003, p. 280.
33
Yves Vaillancourt, notamment, distingue la coconstruction des politiques publiques, qui consiste en leur élaboration,
de la coproduction de ces dernières, purement « organisationnelle », c'est à dire, pour le politologue, purement
opérationnelle. Le recours à cette distinction lui permet une analyse critique car différenciée des modes d'implication
des acteurs sociaux dans les processus d'élaboration des politiques publiques. Pour la distinction conceptuelle, voir
notamment Yves Vaillancour, Social Economy in the Co-construction of Public Policy, Annals of Public and
Cooperative Economics, vol. 80, no 2, 2009, notamment pp. 275-313. Pour les applications heuristiques de celle-ci,
voir notamment Yves Vaillancour, Note de recherche sur l’apport de l’économie sociale dans la coproduction et la
coconstruction des politiques publiques, Cahiers du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES),
Coll. Études théoriques, no ET0801, 2008, l'ensemble de l'article (32p.).
34
Jacques Chevallier, La régulation juridique en question, Droit et société 2001/3, n°49, p. 835.
désormais d’acteurs multiples, « situés dans des espaces juridiques différents », la prolifération des règles tendrait à priver le droit d’une part de son efficacité.
Aussi la gouvernance doit‐elle être comprise avant tout comme « l’établissement et le fonctionnement d’ « institutions », comprises non pas tant comme des « organisations », mais plutôt comme des « règles du jeu », qui définissent les différents acteurs et leurs prérogatives aussi bien dans la coopération en faveur des objectifs de la collectivité que dans la résolution des conflits susceptibles de se produire35 ». Dans cette perspective, la « bonne » gouvernance devrait se résumer au simple respect de ces « règles du jeu » communément instituées, autrement dit, à du « fair‐play » entre les parties‐prenantes, dont font désormais parti les États et, plus généralement, l'ensemble des acteurs publiques traditionnels. Cependant, à la lumière des faits, cette coopération « copruductive » de normes apparaît nettement moins « multilatérale » quant à la définition des objectifs à atteindre.
« Cette catégorie politique de « bonne gouvernance », nous disent en effet P. Dardot Et C. Laval, joue un rôle central dans la diffusion de la norme de la concurrence généralisée36 ». Or, précisent‐
ils, cette norme presserait « les Etats, ou d'autres instances publiques, de produire les conditions locales optimales de valorisation du capital37 ». Aussi, la régulation étatique ne viserait plus tant la cohésion sociale que la subordination de tous les niveaux de la société aux contraintes de la concurrence et de la finance mondialisées. De fait, les politiques publiques, « que l'on appelle encore « sociales » par inertie sémantique 38», tendrait désormais à « maximiser l'utilité de la population », en accroissant « l'employabilité » et la productivité, et à diminuer son coût par des « politiques sociales d'un nouveau genre » qui consistent à affaiblir les corps intermédiaires, à dégrader le droit et baisser le coût du travail, à diminuer les retraites et la qualité de la protection sociale au nom de « l'adaptation à la mondialisation39 ». L'analyse de la gouvernance se décline alors en analyse des logiques d'ingérences qu'elle sous‐tend. Ainsi, dans un article portant sur les « bons usages » du terme, Cynthia Hewitt de Alcantara, ancienne présidente de l'Institut de recherche des Nations unies pour le développement 35
Groupe de Travail n° 5, Renforcement de la contribution de l’Europe à la gouvernance mondiale, Rapport du groupe,
Pilote : R. Madelin, Rapporteurs : R.W. Ratchford et D. Juul Jorgensen, mai 2001, p. 7.
36
Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La découverte,
2010, p. 358.
37
Idem, p. 365.
38
Idem, p. 366.
39
Ibidem.
social (UNRISD), affirme qu'en parlant de «gouvernance» plutôt que de «réforme de l'état» ou de changement politique ou social, des organismes privés « ont pu aborder des questions délicates susceptibles d'être ainsi amalgamées sous une rubrique relativement inoffensive, et d'être libellées en termes techniques, évitant de la sorte à ces organismes d'être soupçonnés d'outrepasser leurs compétences statutaires en intervenant dans les affaires politiques d 'Etats souverains40 ». Et de fait, s'interroge Miriam Bonnafous‐Boucher, les différents types de gouvernance ne relèvent‐ils pas in fine d’une et même chose : « la recherche de règles et de compromis dans un contexte de recomposition des souverainetés et des légitimités institutionnelles41 ? » Quoi qu'il en soit, conclut la politologue Marie‐Claude Smouts, « pour les spécialistes d'économie politique internationale, le concept de gouvernance est lié à ce que les grands organismes de financement en ont fait : un outil idéologique au service de l’État minimum42».
Aussi est on en droit de se demander comment penser la possibilité d'une quelconque régulation politique du social et notamment des pratiques du secteur privé dès lors que les instances régulatrices traditionnelles sont elles‐mêmes soumises aux raisons et aux intérêts des organismes qu'elles sont censés réguler? Dans les faits, un tel désengagement de l’Etat quant à ses prérogatives juridiques se traduit en effet par la une perte d’auto‐direction politique des domaines désormais soumis à aux normes de la gouvernance européenne. Si l’on évoque souvent les secteurs de l’économie et de la finance, le secteur de la pharmacologie constitue un exemple éloquent de cette perte d’auto‐direction et de ses effets au potentiel hautement néfaste en termes de santé publique. En effet, le Rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) intitulé « pharmacovigilance et gouvernance de la chaine du médicament 43 » publié en Juin 2011, notamment après l’affaire du « Mediator », souligne non seulement l’inopérance mais également la dangerosité de la délégation imposée par les nouvelles normes de la gouvernance européenne des prérogatives en terme de régulation du politique aux instances privées. « Dans le cas particulier du médicament, nous disent les auteurs du rapport, le projet d’éloigner la décision 40
Cynthia HEWITT de ALCANTARA, Du bon usage du concept de gouvernance, Revue internationale des Sciences
sociales, n°155, mars 1998, p. 3.
41
Bonnafous-Boucher M., op. cit., p. 259.
42
Marie-Claude Smouts, Du bon usage de la gouvernance en relations internationales, Revue Internationale des
Sciences Sociales, n° 155, mars1998, p.87.
43
André-Carole Bensadon, Etienne Marie et Aquilino Morelle, Rapport sur la pharmacovigilance et gouvernance de la
chaine du médicament, Inspection générale des affaires sociales, Juin 2011, [en ligne],
http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/114000331/0000.pdf
relative au médicament vers des agences autonomes, dotées de fortes compétences et que l’on concevait comme incorruptibles, afin de créer des lieux de résistance aux firmes plus forts que l’Etat, ce projet a échoué. La coupure entre le sanitaire et l’économique n’a pas diminué l’emprise des firmes, bien au contraire. La « dépolitisation » voulue de la décision n’a pas donné entière satisfaction, loin de là. » Ils poursuivent : « Le risque de capture du régulateur par les entreprises régulées s’est réalisé et, progressivement, une banalisation de l’AFSSAPS s’est opérée, aboutissant à ce constat dangereux : une agence de sécurité sanitaire non seulement n’inspirant plus la crainte, mais trop souvent entravée elle‐même par la peur du recours juridique ; une agence fascinée et dominée par son « modèle », l’agence européenne. »
De fait, l’Union Européenne a adopté en 1975 une législation unifiée du médicament et mis en place une agence européenne qui a rapidement supplanté les agences nationales dans l’accès au marché grâce à la force d’attraction qu’a exercée et qu’exerce encore sur les firmes la procédure d’autorisation de mise sur le marché dite « centralisée ». Cette « Europe du médicament », conclu le rapport, a désormais, symboliquement et pratiquement, pris le dessus sur les Etats‐nations et les agences nationales. La France, avertissent‐ils, « ne peut plus désormais se satisfaire de cette situation de faiblesse politique, institutionnelle et sanitaire ». L’Etat doit pour les auteurs du rapport retrouver une responsabilité qui ne peut être que la sienne, « tant dans le pilotage du secteur du médicament – crucial du point de vue de la santé publique – que dans la nécessaire redéfinition d’une politique du médicament européenne qui a gravement dérivé dans une forme d’opacité et d’absence de contrôle démocratique. »
Ainsi, la généralisation de la gouvernance d'entreprise aux institutions publiques apparaît constituer le moyen privilégié pour les grandes organisations privées de contourner le droit, l’État et la souveraineté qu'ils incarnent afin de pouvoir mettre en œuvre dans les conditions les plus favorables les stratégies susceptibles d'assurer la valorisation de leurs intérêts particuliers. Aussi nous faut‐il maintenant focaliser notre réflexion sur ces stratégies afin de montrer en quoi, comme processus de désubstantialisation politico‐symbolique des individus, elles sont à l'origine d'un profond malaise social. II‐ ANALYSE PHILOSOPHIQUE L'idéal capitaliste du sujet appréhendable, analyse des processus de désubstantialisation politico‐symbolique des individus
En tant qu'il renvoie à une forme particulière de gouvernement, ou, pour reprendre la formule de Michel Foucault, de « gouvernementalité », le concept de gouvernance met en jeu des relations de pouvoirs et de savoirs qui lui sont propres et dont les logiques sont pour nous à l'origine de la profonde crise sociale, sociétale, et, pour ainsi dire civilisationnelle qui caractérise nos sociétés postmodernes. Aussi s'agit‐il pour nous dans cette seconde partie d'expliciter ces logiques inhérentes au « régime de pouvoir managérial44 » ainsi que les modalités de leur articulation théorico‐pratique. Nous posons en effet l'hypothèse que les modes de régulations qui sont ceux de la gouvernance managériale globalisée, identifiables à ceux des « sociétés de contrôle » décrites par Gilles Deleuze et Michel Foucault, reposent sur l'élaboration d'un savoir théorique ad hoc prenant la forme d'une anthropologie réactualisant la figure profondément utilitariste de « l'animal laborans » arendtien et sur des techniques perverses de subjectivisation et de socialisation favorisant l'intégration de normes et d'intérêts exogènes. L'approche clinique adoptée, introduisant la notion de gouvernement non pas des corps, mais de gouvernement par les corps, nous conduira ainsi à analyser la gouvernance d'entreprise généralisée en termes de biogouvernance ou encore de pastorat des sauvages. Ceci nous permettra d'aborder enfin, dans notre troisième partie, les pathologies sociales découlant d'une telle « biopolitique ».
I‐ La gouvernance d'entreprise généralisée comme gouvernementalité
Notre analyse de la gouvernance d'entreprise généralisée nous conduit désormais à une critique des logiques et des modes d'expression du pouvoir qu'elle sous‐tend. Dans cette perspective, la notion foucaldienne de gouvernementalité, dans la mesure où elle introduit une complexité dialectique entre théorie et pratique du pouvoir, nous semble détenir une dimension propédeutique et herméneutique intéressante. 44
Nous reprenons ici l'expression du sociologue Jean-Marc Fridlender, in Le pouvoir managérial dans les sociétés de
contrôle, Socialisation de la psyché dans les organisations hypermodernes, [en ligne], Thèse de sociologie,
Université Paris VII Diderot, 2008, http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/63/16/14/PDF/thA_se_JM_Fridlender.pdf
Il faut en effet admettre pour Michel Foucault que « pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre; qu’il n'y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative d'un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir45 ». Ainsi, le savoir n’est pas détaché et indépendant mais il fait partie intégrante de l’exercice du pouvoir. Or, c'est précisément ce processus historique46 de co‐engendrement du pouvoir et du savoir que le philosophe subsume sous le terme de « gouvernementalité ». Le terme est un néologisme qui dérive de la combinaison entre gouvernement, compris au le sens large de « conduite des conduites » et rationalité qui est l’idée que pour être gouvernés, les individus doivent être connaissables, visibles, et, pour ainsi dire, objectivables. Aussi, « la gouvernementalité fait référence à ces processus par lesquels les objets sont amenés à être régulés en étant formulés d’une manière conceptuelle particulière47 ». Cette notion de gouvernementalité, loin de n'être qu'une nuance théorique, prend pour nous tout son intérêt lorsqu'elle est mise en perspective par les concepts foucaldiens et deleuziens de « sociétés disciplinaires » et de « sociétés de contrôle ». En effet, les modes de régulations caractérisant chacune de ces sociétés se différencient précisément par la façon dont sont ordonnés pouvoir et savoir. Les premières, émergeant au XVIIIe et connaissant leur apogée au milieu du XXe, ont pour projet de « concentrer ; répartir dans l'espace; ordonner dans le temps ; composer dans l'espace‐temps une force productive dont l'effet doit être supérieur à la somme des forces élémentaires.48» Dans cette perspective, les gouvernements tirent leur pouvoir d'une surveillance hiérarchisée, exhaustive et discrète des conduites à discipliner. C'est pourquoi Foucault fait du panoptique, architecture carcérale imaginée par Jeremy Bentham et structurée autour d'un dispositif visant l'omniscience, le symbole de ce type de sociétés. Dans ce cas de figure, d'un point de vue strictement causal, le pouvoir apparaît donc subordonné au savoir.
Les sociétés dites « de contrôle », émergent quant à elles à partir de la seconde moitié du XXe en réaction à la complexification et la mondialisation des modes de socialisations évoquées en 45
Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 36.
Pour Foucault, la gouvernementalité est le résultat d'un processus de « gouvernementalisation » entamé dès le
XVIème siècle. Cf : Foucault, La gouvernementalité, Cours au collège de France, année 1977-1978 : "sécurité,
territoire, population", 4e leçon, 1er février 1978. Aut-Aut, n° 167-168, septembre-octobre, pp. 12-29
46
47
Barbara Townley, Foucault, Power/Knowledge, and Its Relevance for Human Resource Management, [en ligne], The
Academy of Management Review, Vol. 18, No. 3 (Jul., 1993), p. 524, http://www.jstor.org/stable/258907
48
Gilles Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, L 'autre journal, n°1, mai 1990, p.
première partie. S'il y a, comme le souligne Fridlender « continuité principielle 49 », c'est au niveau du mode de régulation que s'opère un retournement de perspective en un sens comparable à la « révolution copernicienne » kantienne50.
En effet, on assiste au sein de ce paradigme inédit à un transfert du lieu d'émanation du pouvoir du vertical à l'horizontal : d'une hétérorégulation objective des corps on passe à une autorégulation subjective de ces derniers. Ainsi le « panoptique » n'est plus institutionnel, bien identifiable et « transcendant », mais diffus, « immanent » et « socialisé ». Les techniques de surveillance de soi et des autres y supplantent les dispositifs disciplinaires de surveillance globale. Aussi le pouvoir n'émane plus du savoir que les autorités coercitives détiennent, réellement ou fictivement, des individus, mais, faisant par‐là de la maxime socratique un principe régulateur, de la connaissance que les individus et le social peuvent avoir d'eux‐mêmes. Or, ce qui pourrait au premier abord apparaître comme une reconnaissance et même une promotion de l'autonomie du sujet et, finalement, de sa moralité, s'apparente en réalité pour nous à une totale négation de celle‐ci. En effet, ce qu'il y a de remarquable dans l'inversement de la dialectique pouvoir‐savoir qui caractérise le passage du disciplinaire au contrôle, c'est qu'au sein de ce paradigme il ne s'agit plus de produire positivement une connaissance des populations à gouverner, mais de produire une population telle qu'elle serait souhaitablement appréhendable et gouvernable. II‐ L'hypothèse ad hoc de l'acteur égoïste et rationnel, théorie et applications.
1‐ Approche théorique
Aussi, la gouvernance managériale généralisée tire pour nous son pouvoir régulateur d'un savoir ad hoc du sujet, conforme à ses intérêts et à laquelle la réalité, peu importe sa complexité, 49
50
Jean-Marc Fridlender, op. cit., p. 97.
Pour ne pas dire que le premier pourrait être imputé au second.
doit à son tour se conformer. Or, ce savoir, véritable anthropologie « tournée vers le profit51 », s'apparente en un sens à une réactualisation de la figure de l' « animal laborans » introduit par Hannah Arendt et selon laquelle l'être humain, enchaîné par les nouvelles logiques capitalistes au « règne des moyens », serait désormais définit comme uniquement préoccupé par les processus vitaux que sont sa reproduction et sa persévération dans l'être. De fait, l' « hypothèse de l'acteur égoïste et rationnel52 » constitue pour ainsi dire la matrice à partir de laquelle sont rendues possibles les « stratégies » de gouvernance managériale. Aussi se trouve‐t‐il au centre de théories économiques actuellement les plus influentes, telles que celles dites du « Choix public », comme de leur pendant opérationnel qu'est le « Nouveau management public. ».
La version moderne du Public Choice, théorisée par l'économiste Kenneth Arrow53 et issue des controverses portant sur la coordination des intérêts particuliers au bien‐être collectif, réactualise la pensée d'Adam Smith en y introduisant une considération de taille, à savoir la notion « d'impossibilité des comparaisons (d'utilités) interpersonnelles ». Pour Arrow, il est en effet impossible d'évaluer la rationalité ‐ou l’irrationalité, des choix réalisés par les individus, que ce soit dans le cadre de la vie publique, comme lors d’élections, ou dans celui la vie privé et même intime, comme lors de contractualisations matrimoniales ou patrimoniales. Or, cette impossibilité soulève pour les économistes un problème majeur : elle rend impossible à son tour les comparaisons interpersonnelles, et par là, toutes possibilités d'élaborer des stratégies, qu'elles soient commerciale ou politique. Aussi, et c'est en ceci qu'il s'agit d'une construction théorique ad hoc, Arrow substitue à la notion d'utilité, surdéterminé rationnellement et donc insondable, celle de « préférences » individuelles, qui sont autant de « tendances » objectivables, quantifiables, et paradoxalement universalisables de part leur nature essentiellement protéiforme. Concrètement, ces préférences sont évaluées à l'aune de données comptables telles que la consommation et permettent ainsi de définir la « fonction d'utilité » des consommateurs. Cette fonction, associant aux « paniers » bien tangibles de ces derniers des indices désormais commensurables, permet à 51
« for profit ». C'est ainsi que Martha Nussbaum qualifie les logiques néolibérales présidant notamment aux politiques
publiques d'éducation. Cf : Martha C. Nussbaum, Not for Profit, Why Democracy Needs the Humanities, Princeton,
Princeton University Press, 2010, 158p.
52
Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale , Paris, La découverte,
2010, p.
53
Notamment dans: Kenneth Arrow, Social Choice and Individual Values, New York, Yale University Press, 1951, 1970
pour la présente édition, 144p.
son tour, à partir des tendances observées, de « résumer » les comportements individuels, et in fine, de les comparer à nouveau sur la base de l'économie du « bien‐être 54».
En effet, la notion de « préférences » est indissociable dans la pensée du Public Choice de celle de « bien‐être ». De fait, ce courant se revendiquant d'une conception utilitariste de l'éthique, il circonscrit sa « base informationnelle55 » à cette notion éminemment subjective qu'est le « bien‐être ». Or, dans la mesure où selon cette approche les individus sont décrit comme exclusivement mus par leurs intérêts égotiques, le degré de bien‐être potentiel d'un individu ou d'une collectivité est corrélatif de la quantité56 d'utilités par eux produites et consommées. On retrouve ici précisément l'idée développée par Arendt selon laquelle s'est opéré un renversement dans la hiérarchie entre ce qu'elle nomme la « vita activa », mode d'être pour l'Homme exclusivement tourné vers les processus vitaux, et la « vita contemplativa », quant à lui libéré des contraintes du biologique. En effet, le « bonheur » est identifié par cette conception post‐
métaphysique du sujet à la maximisation pour les individus de leur utilité personnelle et subjective, ou, pour reprendre le philosophe Dominique Quessada, à la « consommation de soi57 ».
2‐ Application organisationnelle
Cette objectivation biologisante des sujets induite par la rationalité capitaliste est notamment thématisée par Deleuze en terme de « divisibilité » des individus. Pour philosophe, qui analyse les modalités caractérisant la transition des sociétés disciplinaires aux sociétés de contrôle, le sujet contemporain est désormais l'objet d'une division toujours plus poussée visant à le segmenter en attributs objectivables, déchiffrables, toujours plus simples et réducteurs, devant être immédiatement exploitables dans la mise en œuvre d'une gestion du social que l'on pourrait qualifier de « biopolitique néolibérale ». La notion de biopolitique, ou de biopouvoir, est introduite par Foucault pour désigner ce mode de gouvernement typique des sociétés de contrôle qui consiste non plus en l'administration d'un territoire et du corps social qui le compose mais en la 54
Pour cette partie, voir notamment A. Sen, Intérêt personnel et économie du bien être, in Sen, Éthique et économie,
Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1993, 2008 pour la présente édition, pp. 49-69.
55
La notion de « base informationnelle », ou « base d'informations », est notamment utilisé par Amartya Sen pour
désigner les critères éthiques qualifiés de prioritaires et sur lesquels les pratiques doivent se conformer afin d'être
qualifiées de justes moralement. Cf : Amartya Sen, Un nouveau modèle économique, Développement, justice,
liberté, Paris, Odile Jacob, 2000, notamment pp. 79-101.
56
Quantité obtenue « après sommation », c'est à dire que « la somme des utilités doit être maximisée indépendament des
inégalités dans leur distribution », cf : Sen, Ibid, p.85.
57
Dominique Quessada, La société de la consommation de soi, Paris, Verticales, Paris,1999, 191p.
gestion marketing des individus pris dans leur corporéité la plus primitive. Aussi, au sein du paradigme capitaliste, le sujet n'est‐il plus considéré qu'à l'aune de ses processus vitaux, notamment d'ordre sexuels. Les pulsions sexuelles apparaissent être en effet pour le management stratégique l'instrument privilégié d'un nouveau mode de régulation et de disciplinarisation des corps. L'instrumentalisation de ces pulsions semble même constituer le meilleur moyen pour les organisations privées de faire intérioriser par les individus l'hypothèse de l'acteur égoïste et rationnel, intériorisation devant garantir une plus grande efficience de leurs stratégies.
En effet, afin de « suggérer » aux individus les attitudes, les comportements, les réflexes nécessaires à la maximisation de leurs potentialités subjectives (leur rentabilité individuelle), il s’agit pour les organisations de créer de toute pièce le cadre imaginaire à l’unique aune duquel les individus pourront juger de la rationalité de leurs choix et de leurs actions. Ce processus d’intériorisation des valeurs et des objectifs managériaux est notamment décrit par les sociologues Vincent de Gaulejac et Nicole Aubert sous le nom de « système managimagimaire ». L’hypothèse est la suivante : le contrôle de la psyché du moi serait rendu possible grâce à une adhésion volontaire se réalisant par la connexion entre l’univers socioculturel de l’entreprise et la composante psychologique de l’individu. « Dans ce système, la dimension symbolique, médiatisant selon Lacan la relation d’un sujet se constituant sa propre image du réel, est reprise par l’organisation qui substitue son langage à celui des individus ». Pour la philosophe Michela Marzano, cette « manipulation » se traduit dans les faits par la sacralisation d’une culture d’entreprise ‐devenue par‐là culte de l’entreprise, et de manière plus perverse par le recours de la part de ce qu'elle qualifie de « nouveau management » à une rhétorique qui, en identifiant pour l’individu les intérêts objectifs de l’entreprise et ses propres valeurs subjectives, ferait de celle‐ci le dernier lieu d’auto‐accomplissement du Moi. Or, pour ce faire, remarque le sociologue Eugène Enriquez, les entreprises vont instrumentaliser les deux instances inconscientes de subjectivisation et de socialisation identifiées par Freud, à savoir les capacités d'idéalisation du Moi et de sublimation des pulsions libidinales. En effet, pour le psychanalyste, le processus individuel de subjectivisation doit passer par deux étapes indispensables au processus collectif de socialisation : l'idéalisation du Moi constituerai le passage d'un narcissisme primitif à la vénération d'un idéal du Moi élevé (par exemple l'image du père). Si l'étape est nécessaire, elle n'est cependant pas suffisante selon Freud pour permettre la socialisation des instincts ; c'est pourquoi la sublimation de ces derniers doit permettre dans un second temps le glissement de l'objet libidinal à un objet supérieur éloigné de la jouissance. A ce titre, la sublimation des pulsions constitue même pour le père de la psychanalyse l'un des trait les plus remarquables du développement culturel, notamment en ceci que « c'est elle qui permet les activités psychiques élevées, scientifiques, artistiques ou idéologiques, de jouer un rôle si important dans la vie des êtres civilisés58 ».
Aussi la première étape ‐l'idéalisation, conditionne‐t‐elle la seconde de le processus de socialisation de la psyché. Elle constitue, indique Enriquez, « un mécanisme central permettant à toute société de s'instaurer et de se maintenir et à tout individu de se vivre comme un nombre essentiel de cet ensemble, en prenant le moins de risques possibles59 », précisant que « c'est pour cela que l'individu peut accepter de troquer sa liberté contre l'assurance du maintien de son narcissisme individuel, étayé par le narcissisme groupal ou social60 ». Ainsi l'idéalisation constitue‐
t‐elle avant tout pour Enriquez une disposition à la soumission à l'ordre social établit. La sublimation, comme second moment du processus de socialisation, excède quant à elle le simple cadre de la cohésion sociale pour donner au lien social la souplesse nécessaire à une vie psychique réflexive offrant à l'individu la possibilité de se remettre en cause et de remettre en cause ce même ordre. Ce faisant, pour le sociologue, la sublimation constitue le « soubassement psychique d'une intentionnalité qui rend possible la politique et le gouvernemental, alors que l'idéalisation soutient une intentionnalité qui ne rend possible que le gouvernemental61 ».
Or, nous dit Enriquez, c'est précisément cette capacité d'idéalisation qui est instrumentalisée afin d'obtenir l'adhésion des individus aux valeurs de l'entreprise. Plus fondamentalement, cette instrumentalisation viserait, en leur soumettant l'organisation comme objet à idéaliser, à brider la propension à la sublimation des individus afin d'obtenir de leur part une forme d'autorégulation conforme à leurs attentes. En effet, la société contemporaine n'encouragerait guère les processus de sublimation. Bien au contraire. Elle requiert nous dit‐il « des individus utilisant leur énergie pour travailler dans des ensembles organisés et se conformant aux normes sociales, se posant peu de questions sur eux‐mêmes et sur les autres, capables, avant tout, de s'intégrer et non de créer (toute création comportant des aspects anti‐sociaux)62 ».
58
Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971, p. 46.
Eugène Enriquez, Les jeux du pouvoir et du désir dans l'entreprise, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, p. 384.
60
Ibid., p.348
61
Jean-Marc Fridlender, op. cit., p. 326.
62
Eugène Enriquez, L’entreprise comme lien social : « un colosse aux pieds d’argile », in R. Sainsaulieu (dir.),
L’entreprise, une affaire de société, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1990, p. 225.
59
C’est également la thèse défendue par Bernard Stiegler pour qui le capitalisme s’est structuré autour de ce que le philosophe nomme une « économie libidinale de la sublimation63 », de telle sorte que cette économie libidinale soumette tous les objets du désir au calcul, « c’est‐à‐dire à la désingularisation », et ce à tel point que cette économie libidinale capitaliste s’avère aujourd’hui autodestructrice : « elle se ruine elle‐même », ce qui veut dire pour Stiegler qu’elle détruit toutes les consistances, et avec elles, les existences et les motifs d’exister, « car une consistance, nous dit‐
il, est avant tout un motif ». Une existence humaine se construit en effet pour le philosophe en se « projetant vers des objets de consistance », c’est‐à‐dire de sublimation, faute de quoi prévient‐
il ce n’est plus une existence, mais une pure subsistance : « Vivre uniquement en fonction des subsistances, ce qui s’appelle le consumérisme, c’est tendre à vivre et à penser comme des porcs. »
C’est pourquoi il est nécessaire pour Stiegler de « refonder la vie économique, l’investissement, l’orientation des développements technologiques, la politique industrielle, etc., sur la sublimation comme force sociale. » C'est précisément ce mode de régulation fondé sur l'instrumentalisation des processus de socialisation de la psyché que nous nommons « biogouvernance », ou encore « gouvernement par les corps ». Le passage de la biopolitique, au sein de laquelle la porosité public‐privé se manifeste au travers de l'inédite publicité du corps, notamment libidinal, à ce que nous appelons « biogouvernance » correspondrait ainsi à cette forme renouvelée de gouvernementalité qui puiserait son efficience stratégique de l’inhibition totale ou partielle chez les sujets de la capacité de sublimation. Sans ce dépassement de l'objet libidinal, nous dit Freud, l'idéalité du moi, même socialisée par le processus d'idéalisation, reste de part en part déterminée par les pulsions sexuelles64. Aussi peut‐on dire qu'avec cette « manipulation », pour reprendre Marzano, c'est la faculté de jouissance qui est sublimée au détriment de la faculté de juger. Relégué à l'état de « narcisse pulsionnel », figure pratique de l'acteur égoïste et rationnel hypothétique, l'individu semble désormais réduit à son animalité, sa sauvagerie. Se profile alors une tendance morbide et aliénante aux risques totalitaires, à savoir la réactualisation du statut symbolique de l'homo sacer du droit archaïque romain, tel que l'a définie le philosophe Giorgio Agamben .
63
Pour cette citation et les suivantes : Bernard Stiegler, Economie de l'hypermatériel et psychopouvoir, Paris, Mille et
une nuits, 2008, pp. 20-24.
64
Voir notamment Sigmund Freud, Pour introduire le narcissisme, in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, pp.168.
Agamben travaille ce concept dans son livre « Homo Sacer: le pouvoir souverain et la vie nue ». L'homo sacer y est décrit comme un individu ayant le statut juridique d'un exilé. La réalité de l'homo sacer est, selon lui, une scission radicale entre les vies politique et biologique de l'individu. Par sa « vie nue », l'homo sacer se trouverait soumis à la souveraineté de l'état d'exception et, bien que sa vie biologique persiste, il n'aurait plus aucune épaisseur politique. Aussi les réfugiés politiques comme les déportés constituent‐ils pour Agamben deux parfaites illustrations de ce que peut être la réduction du sujet à cet état d'extrême précarité.
Or, l’assujettissement produit par l'instrumentalisation des processus de socialisation de la psyché, induisant un imaginaire collectif personnifiant une organisation idéalisée à laquelle chacun s'identifie, institue ainsi « un pouvoir souverain que chacun [pourrait s'approprier] localement pour agir en son nom et devenir ainsi apte à endosser aussi bien le rôle d’exécuteur ou de victime de la loi de l'organisation65 ». Ainsi la loi implicite établie par la rationalité capitaliste semble‐t‐elle constituer ce « contre‐droit » évoqué par Foucault, « espace potentiel de suspension du droit » et par là même « potentiellement espace d'exception où peuvent s'instaurer des pratiques de rejet et d'exclusion qui nient la personne humaine dotée de droits fondamentaux66 ». Le risque totalitaire surgissant dès lors que cet espace symbolique de non‐droit, de non souveraineté politique, s'étend au‐delà du domaine organisationnel pour investir les autres sphères de la société civile comme les institutions publiques elles‐mêmes. Ce qui est précisément notre hypothèse. Aussi allons‐nous voir maintenant comment, de fait, l'hypothèse de l'acteur égoïste et rationnel, loin de voir son champs d'application restreint au secteur privé ‐voir à la société civile, pénètre au plus profond des modes institutionnels de gestion des politiques publiques au point d'induire une désubstantialisation politico‐symbolique des individus semblable ‐bien que plus insidieuse, à celle générée par l'instrumentalisation des processus de subjectivisation.
3‐ Application institutionnelle
Dans sa version politique, notamment représentée par les économistes James M. Buchanan et Gordon Tullock, l'école du public choice critique vivement l'inefficacité publique, notamment 65
Fridlender J.M., Ibid, p.447.
Ibidem.
66
quant à ses dépenses, et tente de montrer que le développement des interventions étatiques ne s'explique non pas par un hypothétique intérêt général, mais par le profit qu'en tirent certains groupes sociaux d'une part, et certains élus et fonctionnaires d'autre part. En « régime providentiel », demande et offre tendraient ainsi pour les tenants de cette doctrine à se conjuguer et à s'appuyer réciproquement pour aboutir à un interventionnisme excessif. Ainsi l'économiste Gordon Tullock définit‐il le public choice « comme l'application de la méthode économique (monopole, concurrence, coûts d'information) aux comportements politiques et à la bureaucratie.67». S'il y a consubstantialité axiologique entre la théorie des choix et celle du « nouveau management public » évoqué précédemment, c'est que précisément toutes deux se fondent sur la négation, ou tout du moins la radicale minoration, de toute légitimité particulière de l'action publique. Ceci les conduit en conséquence à réclamer un meilleur partage des rôles entre l'élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques, partage se traduisant dans les faits notamment par les politiques publiques de modernisation des services d'intérêts généraux évoquées en première partie, et dont les modalités illustres assez bien notre hypothèse.
La visée politique de la « réforme managériale » des services publics, en amenant les administrations et les services publics à tenir compte au plus près des préférences individuelles et à entrer peu à peu dans une problématique de la « qualité totale » ‐déchirant au passage le voile d’ignorance cher à John Rawls, peut être interprétée comme la volonté de désinvestir progressivement les services publics de toute universalité pour à terme réduire les rapports entre les usagers des services publics et les prestataires à de simples relations marchandes. C’est notamment la thèse du sociologue Michel Chauvière, thèse qu’il a thématisé sous forme d’un néologisme : la « chalandisation » des services publics. Le terme chalandisation désigne pour Michel Chauvière la marchandisation discrète et insidieuse, en cours de réalisation, de ce qu’il nomme les « rapports sociaux d’usages », à savoir les rapports qui s’instituent entre les usagers et les prestataires publics de services. C’est surtout pour le sociologue la prépondérance de l’idéologie managériale et néolibérale qui, normalisant davantage les modes de fonctionnement, formate les comportements, et, par‐là, les modes relationnels, selon la rationalité instrumentale et opérationnelle qui préside à la recherche 67
Gordon Tullock, "public choice." in The New Palgrave Dictionary of Economics. Second Edition. Eds. Steven N.
Durlauf and Lawrence E. Blume. Palgrave Macmillan, 2008, [en ligne]
http://www.dictionaryofeconomics.com/article?id=pde2008_P000240> doi:10.1057/9780230226203.1361
d’efficience et de gains de productivité. Cette situation, remarque‐t‐il lors d’un colloque à intitulé L’action publique au risque du client ? Client‐centrisme et citoyenneté, a ceci de profondément paradoxal qu’elle aurait été rendu possible par l’affirmation et la reconnaissance progressive depuis les années 80 des droits des usagers.
Cette reconnaissance, qu’il qualifie lui‐même d’obligation éthique et d’avancée démocratique, n’aurait été toutefois qu’un leurre des pouvoirs publics visant en réalité à d’une part se dédouaner de leur responsabilité politique et à d’autre part, et plus insidieusement, faire se détourner les usagers des valeurs universelles partagées mais qui ne peuvent être négociées en des termes simplement pratiques. Tout cela dans l’optique d’occulter le fait que l’usager ne serait au bout du compte « qu’une catégorie provisoire ou transitionnelle dans un processus déjà bien engagé de révolution des fondements de l’action publique, dont le modèle implicite est désormais le client68 ». Et de fait, il n’est pas pour l’OCDE , « exagéré de soutenir l’idée que la focalisation sur le client est ou va devenir un aspect fondamental du professionnalisme et de l’éthique du service public69 ».
Or, comme le soulignent P. Dardot et C. Laval, pour qui cette restructuration néolibérale de l’action publique repose précisément sur l’hypothèse de l’acteur égoïste et rationnel postulée par l'école du Public Choice, la transformation de l’usager en consommateur ne saurait être aussi « neutre » que les experts veulent bien le dire ». En effet, l’importation des logiques comptables issues du monde économique marchand tendrait non seulement à « déréaliser les activités et leurs résultats, mais aussi à dépolitiser les rapports entre l’État et les citoyens ». Ces derniers étant considérés comme de simples acheteurs de service devant en avoir pour leur argent, la priorité serait ainsi donnée à l’efficience et au rendement financier, éliminant ainsi de l’espace public « toute conception de justice autre que celle de l’équivalence entre ce que le contribuable a personnellement payé et ce qu’il a personnellement reçu70 ». Autrement dit, la promotion de la figure de l’usager‐client serait la résultante d’une réduction de toute dimension citoyenne dans l’acte de consommer les services rendus au public. Pis, la réduction de l’usager des services publics 68
Michel Chauvière, Que reste-t-il de la ligne jaune entre l’usager et le client?, in Politiques et management public,
Vol.24, N°3, 2007, p. 1.
69
Organisation de Coopération et de Développement Economique, L'administration à l'écoute du public, Initiatives
relatives à la qualité du service, OCDE, 1996, p,20
70
Dardot P., Laval C., op. cit., p. 400.
en simples clients serait une manière « d’éliminer l’Homme lui‐même en ne considérant que l’aspect technique et personnel de sa démarche71 ».
C’est dans cette perspective que P. Dardot et C. Laval se demandent s’il faut voir dans ce processus de clientélisation des citoyens « la traduction d’un phénomène majeur, celui du rapport du sujet à des institutions qui ne sont plus en mesure de le doter des identités et des idéaux qui le feraient moins douter de sa valeur », ce processus de « subjectivation néolibérale » l’ayant réduit au statut d’un sujet exclusivement déterminé par sa faculté de jouissance. Cependant, l’affaiblissement de tout idéal porté par les institutions, cette « crise du symbolique » dont parle Vincent de Gaulejac, relèverait plus pour le philosophe et le sociologue d’une instrumentalisation de cette dimension fictive par la logique capitaliste que d’une réelle « désymbolisation du monde ».
L’hypothèse d’un transfert du symbolique est notamment développée par Jacques Chevallier dans son article Figures de l’usager. Pour le juriste en effet, le service public ainsi modernisé, bénéficiant du statut particulier que lui confère son héritage, participerait de l’institutionnalisation des valeurs néolibérales qu’il véhicule désormais, constituant par là ce que l’auteur qualifie de nouvelle « mystique du service public », ordre inédit du symbolique institutionnel s’organisant désormais autour de la « figure de l’usager‐roi 72 ». L’analyse est récurrente. Pour Bernard Floris et Marin Ledun, pour qui le client constitue désormais « la figure symbolique centrale de l’actuelle institution imaginaire du capitalisme – ou de son nouvel esprit », la généralisation des logiques de marché « fabriquerait et propagerait dans toutes les institutions les formes symboliques qui correspondent aux significations imaginaires sociales du capitalisme globalisé73 ».
Pour le philosophe André Liboire Tsala Mbani, la logique marchande dominante tendrait à délester « toute valeur […] de sa substance axiologique originelle ou naturelle pour se voir imposer en retour une substance axiologique marchande et donc réifiante». Le marché constitue en effet pour le philosophe camerounais « un facteur de déliaison symbolique illimitée », dans la mesure 71
Claude Quin, Assujetti, client ou partenaire : que devient l'usager du service public ?, in Philippe Warin (dir.), Quelle
modernisation des services publics ? Les usagers au cœur des réformes, Paris, La découverte, 1997, p. 310.
72
Jacques Chevallier, Figures de l’usager, in Raphaël Drai (dir.), Psychologie et Science administrative, Paris,
PUF/CURAPP, 1985, p. 44.
73
Bernard Floris et Marin Ledun , « Le marketing, technologie politique et forme symbolique du contrôle
social », Études de communication , 28 | 2005 , [En ligne], mis en ligne le 03 novembre 2011. URL :
http://edc.revues.org/index303.html
où, affectant une valeur marchande à toute chose, il délierait et destituerait « toutes les hiérarchies symboliques ou axiologiques instituées conventionnellement par la société ». En effet, tout ce qui d’ordre ontologique ou axiologique passerait par « le lieu de cette commutativité universelle » qu’est le marché serait ramené « à de simples cristallisations symboliques transitoires, des rationalités éphémères et locales que la mobilisation et l’échangeabilité emportent ». C’est, note‐t‐il, ce qui aurait conduit Deleuze à déceler dans le capitalisme une sorte de manège infernal consistant à décoder et recoder sans cesse les valeurs et les sacrés74 .
Or, ce serait précisément cette inédite et permanente fluctuation des valeurs et des statuts, cette plasticité axiologique qui caractérise cette « nouvelle raison du monde » qui, en relativisant par atomisation ce plan symbolique que les psychanalystes appellent la figure de l’Autre, désacraliserait jusqu’à la banalisation les rapports entre les citoyens et les institutions publiques. Comme le remarquent P. Dardot et C. Laval, le point névralgiques pour ces derniers restant en effet celui du « caractère indisponible » de cette figure. De fait, le processus d’individualisation qu’implique la mise en œuvre des réformes néolibérales à partir des années 70‐80 aurait déconnecté de « l’être‐soi un être‐ensemble historiquement construit à partir de l’identification des sujets à ce que Jacques Lacan a désigné comme des figures du « grand Autre » (le Père, Dieu, la République, le Peuple, etc.) 75 ». A cet être‐ensemble, ce « Nous » dont parle Cornélius Castoriadis et sur qui reposaient les figures symboliques auxquelles s’identifiaient les individus, aurait été substituée une pluralité de figures de l’Autre. Or, nous dit le philosophe D‐R Dufour, cette multitude aurait ôté aux figures –même traditionnelles, encore « disponibles », toute valeur structurante, « tout prestige nécessaire pour s’imposer76 ». Toutes seraient même atteintes « du même symptôme de décadence77 ». La manipulation de ce processus d’identification par la logique néolibérale faisant d’elle, poursuivent P. Dardot et C. Laval, « un idéal du moi volatil en constant remaniement ». « En d’autres termes, concluent‐ils, l’identité serait devenue un produit consommable78 ».
74
Pour les citations précédentes également, André Liboire Tsala Mbani, Biotechnologies et nature humaine : vers un
terrorisme ontologique ? , Paris, L’Harmattan, 2007.
75
Floris B. et Ledun M., op. cit.
76
Dany-Robert Dufour, Les désarrois de l'individu-sujet, Le Monde Diplomatique, Février 2001.
77
Ibidem.
78
Dardot P., Laval C., op. cit., p. 449.
III Approche propédeutique Les pathologies sociales de la gouvernance d'entreprise généralisée
Ainsi, que ce soit dans sa version organisationnelle ou institutionnelle, c'est bien l'identité du sujet en tant qu'être complexe qui se trouve questionnée par l'extension du champ d'application des stratégies managériales contemporaines. Conduit à se vider de sa substance politique et symbolique, à se soumettre à « l'empire des sens » comme à sa position d'homo sacer, l'individu semble n'être plus considéré que comme un moyen, et non une fin. Dans les faits, cette réalité est la source d'un certain nombre de « pathologies » sociales allant des moins visibles, comme les états dépressifs, aux plus médiatiques, comme les suicides. Harmut Rosa thématise cette influence morbide de la sphère économique sur la sphère politique en termes de « sourde violence normative ». La dissolution des identités caractéristique de paradigme néolibéral constitue même pour le philosophe « le point de départ pour une nouvelle critique de l’aliénation79 ». Si son approche se focalise sur les effets de ce qu'il nomme les nouvelles structures temporelles de la modernité tardive, elle constitue pour nous l'ébauche propédeutique de ce l'on pourrait qualifier d'une analyse philosophique des « pathologies de la gouvernance d'entreprise généralisée ».
Le temps propre du politique offrant, nous dit Rosa, des résistances, étant à la limite incapable d’accélération, la politique a donc perdu le rôle incontesté –et éminemment éthique, qu’elle jouait dans la modernité classique, qui consistait à dicter le rythme des événements sociaux. Cependant, pour le philosophe, dans la mesure où les rythmes sociaux sont désormais calqués sur les temps économique et médiatique, l’exigence de croissance et les arbitrages privés, où les composantes du tissu social sont dorénavant soumises aux normes structurelles et temporelles déterminées par les exigences économiques dominantes, on assiste à cette sourde violence normative des structures temporelles évoquée précédemment: « l’accélération [induite par la mondialisation] répand le sentiment de ne plus avoir le temps pour ce qui compte réellement dans la vie. L’accélération conduit les sujets à vouloir ce qu’ils ne veulent pas : ils suivent de leur propre chef des maximes d’action qui, vues de perspectives temporelles stables, ne sont pas celles qu’ils favoriseraient80 ».
79
Hartmut Rosa, op. cit., p.368.
Harmut Rosa, op cit. p. 367
80
En effet, nous dit Rosa, le temps est essentiellement privé et intime : comment veux‐je passer mon temps ? est la version temporelle de la question éthique : comment veux‐je vivre ? Or, dans les démocraties postmodernes, le temps est toujours de part en part déterminé par la sphère productive : les rythmes, les séquences, les durées et les vitesses du temps social, de même que les horizons et les perspectives temporelles corrélatives sont presque entièrement soustraits au contrôle individuel. Ils exercent une action fortement normative dans la coordination et la régulation de l’action :
Les transgressions des normes temporelles font l’objet, dans la société moderne, de lourdes sanctions – l’ignorance des délais, des deadlines et des impératifs de vitesse mène, aujourd’hui plus que jamais, à l’exclusion sociale. C’est la raison pour laquelle le temps apparaît comme le mode authentique de la conjugaison d’impératifs structurels et d’orientations culturelles, et c’est ce qui explique comment les conditions d’une autonomie éthique individuelle et d’une coordination sociale de l’action maximale ne peuvent être remplies simultanément81. Si la désynchronisation entre le politique et la sphère productive a des effets néfastes sur la construction du rapport du sujet à lui‐même, dans la mesure où celui‐ci négocie en vain avec des temporalités accélérées qu’il ne peut maîtriser (d’où l’anxiété, le stress, cette augmentation de la vie nerveuse observée par G. Simmel), elle transforme, plus insidieusement, la relation des individus à leur extériorité : flexibilité et transformations multidimensionnelles modifient les relations des sujets aux lieux qu’ils habitent, à leur environnement matériel et humain : plus il change vite, moins nouer avec eux une relation intime ne vaut la peine. Or, nous dit Rosa, « Lorsque disparaît cette relation intime et familière, que ce soit avec autrui ou avec l’environnement matériel, un sentiment d’aliénation survient82 ». La philosophe Martha Nussbaum procède quant à elle au raisonnement inverse: c’est la standardisation des individus au nom d‘une efficacité tournée vers le profit qui entraîne la perte de certaines capabilités essentielle à la vie démocratique, notamment la « capabilité d’émotions », conditionnant notre capacité à « s’attacher aux choses et aux individus, d’exprimer son amitié et son amour, de prendre soin de ce et de ceux qui nous entourent, de s’engager auprès des autres83 ».
81
Harmut Rosa, op cit.p. 365
Ibidem.
83
Martha Nussbaum, Women and Human Develepment, The Capabilities Approach, Cambridge University Press , coll.
Seeley Lectures, 2000, pp. 334.
82
Or, de la même manière, comment les individus peuvent‐ils nouer des liens affectifs, avec eux même comme avec leur environnement, dès lors qu'ils sont soumis aux logiques de la concurrence généralisée et qu'aucune représentation symbolique stable ne les cadre dans leur processus de subjectivisation et de socialisation? Aussi peut‐on affirmer, toujours à titre propédeutique, que l'une des premières pathologies sociales de la gouvernance d'entreprise généralisée est bien, conséquemment à l'inhibition de toute capacité de sublimation, celle de toute capacité d'empathie et d'ouverture sur l'altérité. Autrement dit, c'est une certaine conception de la cohésion sociale et par là, de la justice du même ordre qui, à travers l'entrave à la reconnaissance intersubjective, se trouve profondément remise en cause par le « régime de pouvoir managérial » globalisé.
CONCLUSION Notre analyse s’est attachée à décrire un système de pouvoir managériale qui, transcendant le domaine strictement organisationnel, s'est imposé à l'ensemble de la société civile comme aux institutions politiques. Nous avons voulu montrer que cette dynamique procédait d’une concordance d’effets induits par l'émergence d'une conception politique de la responsabilité sociale de l'entreprise. Aussi avons‐nous voulu rendre compte du fait que les enjeux éthiques que cette notion recouvre ne pouvaient être pleinement saisis si l’on se contentait d’identifier les caractéristiques qui épousent le périmètre définissant l’organisation en tant que telle. Le système de régulation est tout aussi intra qu’inter‐organisationnel, et même, nous l'avons vu, inter‐
institutionnel, dès lors que le champ d'application des normes managériales de ces organisations productives s’étend aux autres types d’institutions. Ainsi le mode de socialisation organisationnel peut ainsi étendre son hégémonie à l’ensemble de la société. Dans cette perspective, nous avons voulu montrer que la généralisation de la gouvernance d'entreprise induisait un affaiblissement de la diversité symbolique instituée dans ‐et instituante de, l’ensemble de la société. A ce titre, nous avons vu que cette extension des logiques managériales ne consistait pas tant en la substitution du politique par l'organisation qu’en la mise sous la tutelle symbolique de celui‐ci à travers la mise en place de dispositifs de contrôle managérial normalisant leur fonctionnement et se traduisant par une extension aux autres institutions du mode de contrôle des processus de subjectivation et de socialisation. En effet, avec la montée en puissance du concept de gouvernance s’est imposé une logique de pouvoir à tendance totalitaire cherchant à façonner un sujet apolitique, strictement policé par les dispositifs de pouvoir managériaux, supports d’une rationalité capitaliste qui se généralise. L’usurpation des droits d’autrui s'est ainsi doublée d’une appropriation de l’individualité par un management de l’imaginaire qui échappe au contrôle politique. Enfin, nous avons tenté de montrer, de manière propédeutique, comment cette désubstantialisation politico‐symbolique des individus constituait la source d'un certain nombre de pathologies sociales remettant notamment en cause l'exigence démocratique de cohésion et de justice sociale. Bibliographie ARROW Kenneth, Social Choice and Individual Values, New York, Yale University Press, 1970
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TRAVAIL LEGISLATIF : LA JUSTICE AU RISQUE DE L'EXPERTISE ECONOMIQUE
Une actualisation de l'éthique procédurale au profit du travail parlementaire JULES FAISANT‐FRADIN Décembre 2012 Remerciements Je tiens tout d'abord à remercier Pascal Cherki, maire du XIVème arrondissement et député de la XIème circonscription de Paris, membre de la commission des finances, pour m'avoir accueilli au sein de son équipe parlementaire durant ces presque quatre mois de stage. Je remercie par ailleurs les membres de cette équipe, Gilbert Cuzou et Vincent Jarousseau, pour leur disponibilité et leurs conseils, ainsi que David Rey et plus généralement l'ensemble des collaborateurs parlementaire du groupe SRC (Socialiste Républicain et Citoyen) de l'Assemblée Nationale. Je remercie enfin Xavier Guchet et Sebastien Descours, sans qui ce stage n'aurait pas été possible, pour l'ensemble de l'année passée au sein du Master II Ethires, année qui fut aussi formatrice et enrichissante que passionnante. Avant‐propos Ce stage à l'Assemblée Nationale m'a semblé constituer l'opportunité idéale de confronter sur le terrain mes propres travaux effectués cette année, notamment dans le cadre du séminaire sur la régulation et de la mission réalisée pour la RATP. En effet, ces réflexions m'ont conduit à poser l'hypothèse d'une perte d’auto‐direction politique de nos démocraties postmodernes, perte d'auto‐direction induite par une captation de l'ordre symbolique propre au politique par l'orthodoxie néolibérale et ses propres représentations, captation dont les effets socialement délétères s'exprimaient à travers une profonde crise identitaire trouvant son origine dans que je qualifiais alors de « désubstantialisation politico‐
symbolique » des individus. Aussi, témoigner depuis l'intérieur du travail effectué par le législateur ‐figure hautement symbolique du politique et de son esprit démocratique‐ m'est apparu être l'expérience privilégiée pour une telle confrontation. C'est pourquoi, dans le souci de mettre le mieux en valeur les enseignements de ce stage, j'ai pris le parti de traiter le présent rapport comme s'il s'agissait d'une mission Ethires, et dont le commendataire ne serait autre que mon responsable de stage, M. Cherki. INTRODUCTION Nous avons été missionnés par Pascal Cherki, maire socialiste du quatorzième arrondissement nouvellement élu député de la onzième circonscription de Paris et nommé membre de la prestigieuse Commission des Finances, afin d'identifier et de thématiser les principales limites du travail parlementaire à l'Assemblée Nationale, notamment au regard de ses propres finalités. La question qui nous a été soumise est en effet celle‐ci : « Comment rendre plus juste, c'est à dire plus démocratique, l'activité du législateur ? ». Dans cette perspective, nous avons été recrutés pour une durée de 14 semaines comme collaborateur de député auprès de M. Cherki et de son équipe, équipe constituée de deux autres collaborateurs, dont l'un était de permanence en circonscription, et l'autre de permanence à l'Assemblée. Outre les tâches administratives incombant à tout collaborateur d'élus, nous avons été amenés à réfléchir sur différentes thématiques en lien plus ou moins étroit avec le travail législatif en cours. Par ailleurs, nous avons eu l'occasion d'assister aux réunions hebdomadaires du groupe SRC (Socialiste Républicain et Citoyen) dont fait partie M. Cherki, ainsi qu'à une réunion en Commission des Finances. Enfin, nous avons eu la possibilité d'interpeller le gouvernement via la rédaction de « questions écrites », ainsi que de travailler à la rédaction d'un amendement portant sur un article du « Projet de Loi de Finances pour 2013 » (PLF 2013). Ces différentes expériences nous ont conduit à formuler l'hypothèse suivante concernant la question qui nous était posée : rendre le travail du législateur plus juste car plus démocratique nécessiterait selon nous que soit entièrement repensée et reformulée l'éthique procédurale qui le sous‐tend de manière plus ou moins implicite. En effet, ces semaines passées au sein du Palais Bourbon nous ont permis de constater que, loin d'être démocratique ‐et donc juste quant à ses fins, le travail législatif, au principe duquel se trouvait une éthique procédurale entièrement close sur elle‐même, et, pour ainsi dire, totalement déconnectée de la réalité empirique du contexte social, ne répondait plus du tout à l'exigence suprême de représentativité du peuple et de contre‐
pouvoir. Au contraire même. Plus fondamentalement, la problématique rencontrée lors de notre mission est celle de la captation par l'imaginaire de l'orthodoxie néolibérale de celui qui instituait traditionnellement le politique, captation qui se traduit notamment dans les faits par l'extension au Parlement lui‐même du champs d'application des logiques et des normes managériales issues des grands groupes privés dont les intérêts sont dans l'ensemble incompatibles avec l'intérêt général. De fait, l'éthique procédurale devant conditionner l'élaboration des lois au sein de l'Assemblée Nationale, totalement « décontextualisée », déconnectée de toute positivité, c'est à dire dans notre cas de la réalité sociale et historique du pays pour lequel elle légifère, nous est apparu de part en part déterminée par l'idéologie néolibérale et anarcho‐capitaliste dont le porte‐parole, ce « gai savoir du juste » dont parle ironiquement le philosophe Marc Maesschalck dans son essai Normes et contextes, s'est révélé être l'expert économique. Ainsi, le travail législatif au Palais Bourbon illustre‐t‐il parfaitement selon nous l'économystification du politique dénoncée quant à elle par le philosophe J. P. Dupuy dans son texte L'avenir de l'économie. Aussi, afin de défendre notre hypothèse, nous procéderons en quatre temps : 1.
Dans le premier, nous prendrons le temps d'exposer les détails de notre travail à l'Assemblée, ainsi que les limites procédurales « officielles » du travail parlementaire. 2.
Cela nous conduira dans un deuxième temps, en guise d'état de la littérature, à problématiser de manière philosophique l’écueil majeur que constitue l'éthique procédurale « décontextualisée » qui sous‐tend implicitement le travail législatif. Cette partie nous permettra d'évoquer les recommandations faites par les auteurs mobilisés et visant à dépasser ledit écueil. 3.
Nous exposerons dans un troisième temps nos tentatives de mettre nous‐même en pratique lors de cette mission ces quelques recommandations, et nous en analyserons les limites. 4.
Enfin, dans un quatrième et dernier moment, nous nous appuierons sur l'ensemble de ces expériences et de ses réflexions pour nous risquer à quelques recommandations d'ordre plus général et devant aller dans le sens d'un travail parlementaire plus « démocratique ». Le travail parlementaire et ses limites I‐ Le contexte Le contexte social et politique dans lequel s'inscrit notre mission est d'une importance capitale : alors que l'opposition socialiste acquerrait le pouvoir sur le thème de la justice et du changement, et ce en pleine période de crise économique et financière mondiale et de récession, le législateur était fortement attendu sur la question de l'adoption du pacte budgétaire européen élaboré et défendu par l'ancienne majorité en partenariat très serré avec l’Allemagne et très vivement critiqué par l'opposition de l'époque ‐le fameux traité « merkozy ». Aussi, malgré une « renégociation » de façade de la part du nouveau Président de la République, le débat portant sur l'adoption d'un traité ayant pour principal objet la limitation du pouvoir législatif lui‐même ‐et ce au niveau des politiques budgétaires, qui conditionnent toute politique véritablement volontariste possible, et donc tout changement avec la politique précédente, devait être à la hauteur de l'enjeu historique qui n'est ni plus ni moins celui de la souveraineté du législateur, et donc du caractère démocratique de notre régime politique. Or, et nous allons comprendre pourquoi, à notre grande surprise, ce débat n'a pour ainsi dire pas eu lieu : le TSCG devait être adopté, et il n'y avait a priori aucune autre alternative, ne serait‐ce qu'imaginable. II‐ Notre fonction, nos travaux 1) Notre fonction Notre mission s'est donc déroulée sur 14 semaines à l'Assemblée Nationale, comme attachés parlementaires auprès du député de la 11ème circonscription de Paris et membre de la Commission des Finances Pascal Cherki. Selon le règlement du Palais Bourbon, la fonction d'attaché parlementaire, également appelée « collaborateur de député », n'est pas officiellement définie. Le collaborateur joue le rôle que lui assigne chaque député au sein de son équipe parlementaire. Les tâches confiées dépendent ainsi des besoins du député et des compétences de la personne recrutée. La plupart des collaborateurs se voient ainsi confier des tâches d'assistance et de secrétariat. Les collaborateurs les plus qualifiés apportent de surcroît une contribution qui touche à l'exercice de son mandat par le député : rédaction de discours, de notes politiques, de questions au gouvernement, d'amendements ou encore de propositions de lois. La Commission des finances de l'Assemblée tient quant à elle le premier rôle dans la discussion budgétaire. Ses compétences, définies par l'article 36 du Règlement de l'Assemblée, sont les suivantes : « recettes et dépenses de l'Etat ; exécution du budget ; monnaie et crédit ; activités financières intérieures et extérieures ; contrôle financier des entreprises nationales ; domaine de l'Etat. » 2) Nos travaux Lors de notre mission, nous avons eu l'opportunité d’expérimenter l'ensemble des tâches pouvant incomber à un collaborateur de député. Nous avons donc eu tout d'abord l'occasion de nous occuper des charges que nous qualifierons assez injustement « d'administratives » : lire et répondre aux mails et aux courriers, répondre au téléphone ou encore organiser l'agenda de M. Cherki. Si l'utilisation de l'expression « tâches administratives » est à notre sens un abus de langage, c'est que ces différentes activités constituent en réalité un travail véritablement politique, dans la mesure où ils sont ce que l'on pourrait qualifier de « base communicationnelle » du travail législatif, agir communicationnel dont l'importance, nous le verrons, est cruciale pour l'efficacité du travail parlementaire. En effet, c'est par ce travail « administratif » qu'est assurée la mise en relation de l'élu, des membres de sa circonscription, et plus généralement du peuple qui le sollicite et qu'il représente. Autrement dit, cette partie du travail parlementaire consiste à assurer la présence et la disponibilité du député en cas de besoins des citoyens. En ce qui concerne le travail « de fond », il nous a été demandé de produire différentes notes de synthèses, de rédiger certaines interpellations écrites du gouvernement (autrement appelées « questions écrites ») , ou encore de nous pencher sur la rédaction d'un amendement au PLF 2013. •
Les notes de synthèses, au nombre de trois, et pour chacune desquelles nous avons disposé d'environ un mois, portaient respectivement sur le rapport de la Cour des comptes intitulé « L’État et le financement de l'économie », sur la « nouvelle » montée des populismes en Europe et sa potentielle relation avec les politiques actuelles d'austérité, et enfin sur le thème de la compétitivité et de son corollaire, la fiscalité. •
Les questions écrites, au nombre de trois également, ont porté sur les mesures à prendre en terme de précaution après le scandale suscité par la publication d'une étude sur les effets morbides de l'ingestion de maïs transgénique, sur la revalorisation du statut des travailleurs sociaux par la reconnaissance de leur niveau d'études à Bac +5, et enfin sur la nécessité de faire cesser les frais d'universités illégaux. •
L'amendement, qui portait sur l'article 68 du Projet de Loi de Finances pour 2013, intitulé « Modification des modalités de répartition du fonds national de péréquation des ressources intercommunales (FPIC) et du fonds de solidarité des communes et de la région Île de France (FSRIF) », visait quant à lui à limiter à 250 millions d'euros l’effort de péréquation interne des communautés urbaines de plus de 500 000 habitants pour le calendrier 2013, initialement prévu à 360 millions. •
Nous avons enfin eu la possibilité d'assister aux « réunions de groupe » hebdomadaires (se déroulant tous les mardis matins de 11h à 12h30 environ), et durant lesquelles se réunissent ‐hors caméras et plus généralement en l'absence bien contrôlée de toute personne ne travaillant pas pour le groupe‐ l'ensemble des députés ainsi que des ministres afin de « définir » la ligne politique à adopter pour la semaine à suivre. III‐ Les limites du travail législatif Le travail législatif, qui est (ou pour le moins devrait‐être) essentiellement un travail de discussion rationnelle visant l'élaboration de normes raisonnables devant tendre vers une maximisation du juste, s'effectue, pour être schématique, sur deux niveaux : 1 ‐ en Commission (dans notre cas la Commission des finances), où se réalisent notamment l'audition des ministres et d'experts en tous genres. 2 – dans l'Hémicycle, où se déroulent les différentes lectures des projets de lois, propositions de lois, amendements, leur adoption ou leur rejet, ainsi que les questions au gouvernement et leurs réponses. Or, comme nous avons pu en témoigner lors de notre mission, les débats devant y avoir lieu sont très largement conditionnés en amont, pour ne pas dire vidés de leur substance, et ce par notamment trois dispositifs : tout d'abord les procédures réglementaires de l'Assemblée Nationale elles‐mêmes, ensuite la Cour des comptes à travers ses recommandations faussement non‐
contraignantes, et enfin, de façon parfaitement informelle, mais dont la radicalité et l'efficacité est peut‐être la plus saillante, les « réunions de Groupes ». 1)
Le règlement Les délais stricts imposés aux parlementaires pour l'examen des projets de lois budgétaires limitent de manière drastique la possibilité de leurs discussions. Par exemple, si l'article 47 de la Constitution fait ainsi courir un délai de 40 jours à compter du dépôt du projet de loi, il s'écoule généralement plusieurs jours (parfois jusqu'à 15 jours) entre ce dépôt et la mise à disposition des députés du texte. Ainsi les parlementaires risquent de voir courir le délai dont l'Assemblée dispose pour mener à son terme la première lecture d'un projet de loi sans même avoir pu prendre connaissance du texte gouvernemental. Autre exemple : lors de l'audition du ou des ministres en charge du budget, d'une brièveté expliquée par le fait que ces mêmes ministres doivent se précipiter ensuite devant la commission des finances du Sénat pour une audition qui sera elle‐même écourtée par une conférence de presse, les députés membres de la Commission des finances de l'Assemblée Nationale n'ont pas encore le texte du projet de loi qu'ils sont sensés discuter. Aussi, lors de ces auditions très courtes, après le temps de parole ministériel, le temps de parole disponible pour les autres orateurs est pour ainsi dire inexistant. Ainsi, entre la mise à disposition des députés du texte concernant la loi organique relative à la gouvernance des finances publiques, qui a permis d’entériner l'article 3 du pacte budgétaire sur la règle d'or sans passer par une révision de la constitution, révision qui aurait nécessité un référendum, et sa première lecture dans l'hémicycle, les parlementaires et nous‐même n'avons disposé que d'une semaine pour en prendre connaissance dans les détails, effectuer les auditions qui auraient été nécessaires et se prononcer par vote et/ou amendements, travail qui aurait requis au moins trois fois plus de temps. Concernant la politique budgétaire, qui rappelons‐le détermine l'ensemble des politiques possibles pour les autres programmes, ce sont donc les ministres concernés qui ont le premier et le dernier mot, sans qu'entre les deux un débat contradictoire ait même eu lieu, faute de connaissance du texte de la part des députés. 2) La réunion de Groupe La réunion de Groupe politique, qui se tient une fois par semaine, est sensée être le lieu où se déroulent, dans le cas de la majorité, les discussions entre députés et membre du gouvernement portant sur l'orientation générale des politiques à mettre en œuvre. Encore une fois, le débat y est tout simplement absent : en lieu et place de discussions argumentées devant aboutir à des accords multilatéraux acceptés rationnellement et majoritairement par les parlementaires, c'est à une véritable mise au pas des députés non alignés sur la politique du gouvernement que l'on assiste. La réunion de Groupe se réduit alors à un ferme rappel hebdomadaire des consignes ministérielles quant aux votes à effectuer ainsi qu'aux éléments de langage et autres argumentaires officiels à faire entendre et à fournir à la presse. Et la dissidence n'y est pas tolérée : un député, ça se tait ou ça se tait. Et les pressions sont fortes, allant jusqu'aux menaces d'exclusion de certains postes. Ainsi, lors des « débats » portant sur l'adoption du TSCG, les députés ayant fait part de leurs réticences ont été invités à exposer leurs motifs, pour mieux se les voir balayés d'un revers de la main par la présidence du Groupe et les ministres présents, remise en place dont l'argumentaire n'était que l'invocation des principes suprêmes du pragmatisme économique dicté notamment par la Cour des comptes et ses experts privés, dont le président socialiste Didier Migaud n'est autre qu'un proche de l'actuel président comme des ministres en charge du budget. En matière de politique budgétaire, concernant le fond des projets de lois « discutés » et les arguments mobilisés pour les légitimer, l'institution qui symbolise donc le mieux la captation par les experts économiques du débat parlementaire, rendant possible de par son autorité intellectuelle supposée le consensus mou entre députés et ministres, n'est autre que la Cour des comptes et ses rapports officiellement non contraignants. Cependant, le cas de la Cour des comptes étant particulier, de par son caractère hautement représentatif de notre hypothèse première, nous l'aborderons plus en détail en troisième partie, partie où nous développerons notamment notre note de synthèse critique de l'un de ses rapports. Concernant les « représailles » en cas de dissidence, sans pour autant entrer dans le détail, nous pouvons dire que nous en avons été tristement les témoins privilégiés puisque notre commendataire, Pascal Cherki, s'est vu contraint de « démissionner » de son poste de rapporteur spécial de la Commission des finances aux affaires culturelles ‐poste auquel il tenait particulièrement et qui constituait le motif de son entrée à la Commission‐ pour n'être pas revenu sur son choix très médiatisé de voter contre le pacte budgétaire. II. État de la littérature : de la nécessaire « déstabilisation » du travail législatif Afin d'exposer au mieux la problématique philosophique que pose notre hypothèse, nous avons choisi de mobiliser certains des auteurs qui nous paraissaient les plus pertinents dans leur analyse et dans leurs recommandations quant au débat contemporain portant sur l'éthique procédurale. Aussi nous sommes‐nous principalement intéressé aux réflexions des philosophes Marc Maesschalck et Jean‐Marc Ferry pour ce qui touche immédiatement à la critique qui est la nôtre d'une éthique procédurale dominante en occident et que nous qualifierons de néolibérale. Nous nous sommes par ailleurs intéressés aux travaux du philosophe Jean Pierre Dupuy pour ce qui concerne plus généralement la captation par l'orthodoxie néolibérale du politique, captation que le philosophe qualifie par le néologisme d'économystification. I. Problématique La problématique que nous avons rencontré lors de cette mission est à notre sens bien thématisée par Marc Maesschalck dans son essai intitulé « Normes et Contextes » et dont l'objet est de « savoir ce que font les normes lorsqu'elles suivent la trajectoire de leur application ». Ce qui plus fondamentalement nous intéresse dans ce texte est la critique qu'il fait des éthiques procédurales qui, « déontologiques ou conséquentialistes », suspendent pour l'auteur « le moment de [leur] contextualisation » (Maesschalck, 2001, p.8). Le problème de l'éthique procédurale contemporaine, nous dit le philosophe, est qu'elle « survient dans les sociétés dominées par la crise des visions du monde qui garantissent la hiérarchie des valeurs » (Maesschalck, 2001, p.82). Sa prétention à l'universalité, précise‐t‐il, est problématique car, éminemment politique, elle pérennise et institutionnalise la « thèse d'un progrès universel de la raison sans envisager [...] l'hypothèse d'un nouveau bouclage de la rationalité occidentale sur une vision du monde desubstantialisée ». Ainsi, deux incohérences frappent la pratique actuelle des différentes éthiques procédurales: d'une part, affirme l'auteur, « Elles font l'impasse sur leur contexte d'émergence », ce qui conduit à une totale « absence d'intégration de leur perspective sur le monde vécu », et d'autre part, « elles refusent le dialogue avec d'autres formes de rationalité éthique (pourtant tout aussi opérationnelles), ce qui les ferme à l'apprentissage du point de vue d'autrui » (Maesschalck, 2001, p.82). Aussi l'enjeu est‐il pour Maesschalck de savoir si l'éthique, dans la mesure où elle devient politique, peut se contenter d'être un "gai savoir" du juste, au risque de perdre de vue sa raison d'être, à savoir « celle qui consiste à assumer ses conséquences pratiques et pas uniquement ses prétentions idéales à la validité » (Maesschalck, 2001, p.6). Mais de quelles éthiques procédurales s'agit‐il ? Pour l'auteur de « Normes et Contexte », ce sont les éthiques post‐conventionnelles, dans lesquelles il inclue, à l'instar du philosophe Alain Renaut, le procéduralisme rawlsien, qu'il faut dépasser, via notamment l'élaboration d'un « statut épistémologique du contexte du point de vue de l'application des normes » (Maesschalck, 2001, p.3). Si nous n'adhérons pas à son interprétation des travaux de Rawls en termes d'éthique procédurale, qui n'ont pour nous rien d'une éthique de la communication ‐au contraire, nous nous accordons néanmoins sur le fait que la « pragmatique procédurale » élaborée par le philosophe américain pose problème. C'est la position du philosophe Jean‐Marc Ferry, pour qui les présupposés anthropologiques fondamentalement libéraux ‐ce « sens commun démocratique libéral » dont parle l'auteur de la « Théorie de la justice », constituent l'arrière‐plan symbolique qui détermine l'éthique de John Rawls. En effet, « l'argumentation en pensée » à laquelle a recours Rawls pour l'élaboration de ces principes de justice, qui selon l'auteur de « Philosophie de la communication » ne saurait être confondue avec une « discussion réelle » ‐ce qui précisément interdit de qualifier comme le fait Maesschalck de « communicationnelle » l'éthique rawlsienne, procède pour Ferry par « abstraction méthodique de ce qui nous différencie et de ce qui nous individualise » (J.M. Ferry, 1994, p.59). On retrouve ici la critique développée par Amartya Sen à l'endroit de l'éthique procédurale de Rawls : en procédant par une abstraction à priori, abstraction qui répond à ce que nous qualifions de « théorie ad hoc du sujet égoïste et rationnel », et qui n'est autre que la figure idéale du sujet économique défini par le capitalisme néolibéral, à savoir un sujet mue uniquement par la volonté de maximiser son bien être individuel, le procéduralisme du philosophe américain aboutit à des principes de justice ignorant totalement les particularismes socio‐historiques et culturels des collectivités d'individus auxquels ils doivent s'appliquer. Ainsi, comme le note le philosophe Philippe Van Parijs, « pour que les deux principes de la justice soient choisis dans la position originelle, il faut supposer que les agents de ce choix préfèrent avoir plus que moins de biens premiers, c'est‐à‐dire de « choses que tout homme rationnel est supposé désirer ». Les biens (sociaux) premiers n'incluent pas seulement les libertés fondamentales (dont il est question dans le premier principe) et les chances d'accès aux différentes fonctions et positions (dont il est question dans le principe 2b), mais également les pouvoirs et prérogatives attachés aux différentes fonctions et positions, le revenu et la richesse, et les bases sociales du respect de soi (sur lesquels portent le « principe de différence » 2a). » (P. Van Parijs, 1991, p. 9). Il s'agit donc d'une éthique qui réduit le sujet à une entité simple et parfaitement appréhendable par les groupes d'intérêts privés, et donc d'une éthique parfaitement close sur elle‐même et déconnecté de tout contexte, prêchant aveuglément les vertus du capitalisme. Nous sommes donc confrontés avec Rawls, conclut l'économiste Gabriel Maissin, à une vision de la société avec « le seul marché comme modèle idéal de relation sociale, des individus qui agissent suivant leur seul intérêt, mais sans envie et un État‐minimal dont la seule mission serait de garantir une justice procédurale, sans même en vérifier l'efficacité réelle. Dans le domaine philosophique, c'est bien une tentative de renforcer la légitimité du marché, par le biais de l'argumentation éthique. » (G. Maissin, 2012, p. 5). III‐ Recommandations Malgré des divergences quant à l'interprétation de l'éthique rawlsienne, partageant le même constat problématique, Marc Maesschalck et Jean‐Marc Ferry s'accordent en des termes presque similaires sur ce qu'il est nécessaire de faire pour remédier à cette décontextualisation de l'éthique contemporaine, à savoir la « déstabiliser » dans ses fondements. Pour l'auteur de « Normes et contextes », l'enjeu est de passer d'un "pragmatisme procédural" à un "pragmatisme contextuel"(Marc Maesschalck, 2001, p.3). En effet, "L'éthique procédurale doit d'abord se dégager elle‐même de la forme de vie idéalisée à laquelle elle adhère comme si elle pouvait soumettre le monde commun et le transformer en moyen de sa réalisation"(Marc Maesschalck, 2001, p.6). Ce "pragmatisme contextuel" consiste ainsi à déplacer « l'ordre idéal inhérent à la visée du monde soumis à la règle vers l'ordre réel produit par la composition du monde et de la règle ». Du même coup, nous dit le philosophe, « la raison législatrice [serait] comme déstabilisée, puisqu'elle [passerait] de sa confiance dans le pouvoir être d'un monde soumis à la règle grâce à sa propre cohérence à une sortie d'épreuve et même de dépendance de sa volonté à l'égard d'un accord avec les autres volontés dans leur commerce concret avec le monde commun"(Marc Maesschalck , 2001, p.4) Plus fondamentalement, cette approche schématique de la norme inhérente à ce nouveau procéduralisme est pour Maesschalck la prise en compte des « structures de capacitation » ou des « habitus », qui conditionnent les dispositions réelles à l'action et qui en constituent le contexte. Ce passage d'un paradigme à l'autre constitue donc pour l'auteur une mise en réseau de « logiques actancielles caractérisées par leur savoir‐faire singulier en rapport à la situation, selon leur point de vue et leur position » (Marc Maesschalck, 2001, p.4). (Nous remarquerons au passage la résonance du propos avec la recommandation senienne portant sur la reconnaissance de ce qu'il qualifie de « capabilités » dans l'élaboration des normes). Pour ce faire, Maesschalck en appel à une « discursivité contextuelle » en tant qu'elle renvoie à une « maîtrise réflexive des procédures d'insertion des fins idéales dans des formes de vies (réelles, ndlr) et à la différenciation réflexive de ces formes » (Marc Maesschalck, 2001, p.5). Plus concrètement, c'est pour le philosophe « à ce niveau de traduction que peut être interrogée la recomposition des rôles sociaux qui entraînent certaines pratiques de l'éthique procédurale: le rôle des experts, la mission sociale de l'intellectuel, la place des mouvements d'action collective... » (Marc Maesschalck, 2001, p.6). Jean‐Marc Ferry en appelle quant à lui au « principe de plasticité ». Il s'agit pour l'auteur de « Philosophie et communication » d'une réclamation procédant d'une « critique du juridisme occidental ». Au nom du « principe de plasticité », Ferry réclame un « droit de déstabilisation » pour nos constitutions. « Pour un certain libéralisme, nous dit‐il, la constitution de nos sociétés occidentales n'est plastique que dans les limites qui sont celles des règles du jeu démocratique. » Qu'il s'agisse du « sens commun démocratique‐libéral », auquel John Rawls semble se référer ultimement ou, plus positivement, des principes fondamentaux de l’État de droit, cette « constitution fondamentale incarnée dans la figure d'un homo aequalis moderne, occidental, individualiste et universaliste, ne saurait être révisée de façon radicale, puisqu'elle est le cadre même à l'intérieur duquel s'effectuent les révisions. » (J. M. Ferry, 1994, p37‐38) C'est pourquoi le principe de plasticité doit constituer pour Ferry celui d'une « critique permanente pensée comme procédure rationnelle de la révision des vérités scientifiques et éthiques. Ces vérités sont supposées préformer nos contextes de vie moderne, mais toutes doivent pouvoir principiellement faire l'objet d'un doute ». Aussi, le principe de plasticité est ainsi interprété par le philosophe comme « principe de révision pensée sur la procédure critique d'une discussion rationnelle. » (J. M. Ferry, 1994, p40) On voit ici clairement l'influence du procéduralisme communicationnel habermasien. En effet, nous dit Ferry, le sens commun qui en dernier lieu détermine l'éthique effectivement poursuivie doit être contrôlé réflexivement. Or ce contrôle réflexif ne peut être assuré pour le philosophe que par une « procédure spécifiquement ajustée au mode de production d'une opinion publique » (J. M. Ferry, 1994, p47). Celle‐ci, poursuit‐il, ne peut se laisser former « ni sur les voies manipulatoires d'une rationalité stratégique ni sur les voies perlocutoires d'une rationalité dramaturgique, mais seulement sur les voies illocutoires d'une rationalité communicationnelle ». Ainsi, conclut‐il, « le problème central d'une critique philosophique de la politique consiste alors à étendre le principe moderne de procéduralisation aux conditions mêmes de la formation d'un consensus ; et cela veut dire aussi, précise l'auteur, aux conditions de transformation du sens commun. » (J. M. Ferry, 1994, p.47). III‐ Au‐delà du procéduralisme : le problème de l'économystification Quel est donc ce « sens commun » et ces procédures que ces deux auteurs nous invitent à déstabiliser ? S’ils sont indéniablement orientés par l'orthodoxie néolibérale, ils sont avant tout, nous dit le philosophe J. P. Dupuy, « économystifiés ». Son propos, bien qu'argumenté de manière conceptuellement assez dense et parfois complexe, est assez simple : en prenant la place laissée vacante par le sacré et le religieux, notamment par le truchement de l'illusion de sa scientificité et de la parole de l'expert, l'économie aurait réduit le politique qu'elle a totalement corrompu au rôle de simple gestionnaire qui était initialement le sien. « Le signe le plus probant, dit‐il, que l'économie a assujetti le politique, c'est qu'on attend aujourd'hui d'un chef d’État que ce soit un expert en économie. ». Or, nous allons le voir, pour le philosophe, le seul moyen de sortir de cette économystification destructrice est de réhabiliter l'agir communicationnel, seul garant de l'autotranscendance du politique et, à travers lui, de l'économie. Sa critique virulente de l'expertise économique repose notamment sur une analyse rigoureuse de la spéculation, principe au fondement selon l'auteur de l'actuelle et dominante théorie économique. Le phénomène de « spécularité », de spéculum, miroir en latin, est le phénomène par lequel les décisions des experts économiques ‐désormais chargés de définir notre bien commun‐ se miment les unes les autres à l'infini comme un jeu de miroir au sein duquel chacun des experts suspendrait toute action dans l'attente toute aussi infinie de savoir ce que les autres experts savent de ce qu'il sait de ce qu'ils savent et ainsi de suite. C'est pourquoi, nous explique brillamment l'auteur, les experts économiques, afin de briser cette spécularité potentiellement infinie et rendant impossible toute prise de décision effective, adhèrent « lucidement, en toute conscience » au postulat de la « fixité d'un jeu de variables qu'ils vont tous ensemble construire » (J. P. Dupuy, 2012, p. 84). La plus importante de ces variables étant celle de l'illusion lucide d'un progrès économique exponentiel infini. Cette situation paradoxale au sein de laquelle l'économie se détermine selon un avenir qu'elle aurait elle‐même prédéterminée et ce, en feignant d'ignorer que les décisions prises par les experts ont de fait un impact sur l'avenir tel que cet avenir ne peut correspondre à celui initialement prévu, constitue pour Dupuy la source des crises économiques et sociales qui ont rythmées le XXème siècle et rythment déjà le début de ce XXIème siècle. La « coordination par l'avenir », qui est celle du politique et qui suppose la reconnaissance d'une part irrémédiable d'incertitude quant à l’influence de nos choix et actions sur cet avenir, est remplacée par ce que nous pourrions qualifier de « coordination par consensus sur l'avenir », ou plutôt, sur l'avenir tel que les économistes souhaiteraient qu'il soit, et qui ne serait par convention pas affecté causalement par leurs décisions. Ainsi, en brisant ce phénomène de spécularité en ne recourant à aucune extériorité, c'est à dire en ne se référant qu'à elle‐même, l'économie effectue une « autotranscendance » tronquée, car faisant volontairement l'économie du pourtant indispensable recours à cet extérieur transcendant que seul le politique peut constituer (l'auteur utilisant ici pour illustrer son propos l'image amusante du Baron de Münchhausen s'extirpant lui et son cheval de l'eau en se tirant lui‐même par les cheveux). Ainsi, close sur elle‐même, ignorant volontairement son ignorance de l'avenir comme l'impact qu'elle a sur lui, l'expertise économique condamne l'économie comme le politique qu'elle a corrompue « à la catastrophe ». « Telle est, nous dit Dupuy, la bêtise de l'expertise. » (J.P. Dupuy, 2012, p.105). Le seul moyen de recouvrer une authentique autotranscendance, nous dit le philosophe, est donc de retrouver cette extériorité, une extériorité qui ne soit pas nous mais qui nous représente et à laquelle on peut se fier comme à un « prophète séculaire ». Or, pour l'auteur, c'est essentiellement à travers le débat démocratique que cette extériorité peut être atteinte. « Le résultat d'une délibération démocratique, nous dit‐il, se situe en effet au‐delà des intentions particulières et des arguments utilisés par les uns et les autres. Il est souvent rapporté à un sujet collectif, le peuple, la nation, pour signifier qu'il ne se réduit à aucune des volontés particulières » (J.P. Dupuy, 2012, p.142). La délibération démocratique constitue donc cette extériorité, cette transcendance, que les citoyens ont eux‐mêmes construites et qui manque à l'économie. L'agir communicationnel assure donc « la production endogène d'une extériorité. Dans le cas présent, il s'agit de l'opinion publique. » (J.P. Dupuy, 2012, p.146). Avec Dupuy, ce qu'il faut donc déstabiliser, c'est cette « bêtise » de l'expertise, et seule la réhabilitation d'une authentique délibération démocratique comme principe de régulation ‐
d'autotranscendance, du politique serait à même de briser cet « abîme spéculatoire » vers lequel nous conduit irrémédiablement l'expertise économique mystifiée et mystifiante. En définitive, pour Marc Maesschalck, Jean‐Marc Ferry et Jean‐Pierre Dupuy, la tâche de la philosophie éthique et politique, en tant qu’elle doit repenser et reformuler les bases sémantico‐
logiques, pragmatiques et cognitives d’une éthique procédurale devant renoncer à l’universalité aveugle du scientisme économique occidental ‐ce « sens commun dont parle Ferry‐ au profit d’une mise en débat de toutes les rationalités impliquées dans le processus de construction sociale, n’est‐elle pas tant, pour reprendre les mots de l’auteur de « Normes et contextes », « de transformer une pratique institutionnelle donnée » que de « changer de civilisation. » (Maesschalck, 2001, p.159). S’il n’a pas s’agit pour nous de proposer une telle révolution paradigmatique, nous allons maintenant voir comment nous avons néanmoins tenté de nous approprier ces réflexions afin de les mettre au profit de notre mission. III. Mise en pratique C'est à l'aune des recommandations évoquées ci‐dessus, bien qu’avec une prétention moindre, que nous avons élaboré notre principale recommandation, à savoir reformuler l'éthique procédurale qui sous‐tend actuellement le travail parlementaire. Aussi, l'éthique procédurale que nous proposons pour se substituer à l'actuelle se devrait de réintégrer fortement comme principe de contextualisation l'expertise d'une opinion publique procédant elle‐même d'une véritable délibération démocratique au sein de laquelle la place de l'économiste serait sensiblement relativisée (sans qu'elle ne soit pour autant purement et simplement évacuée). Autrement dit, il s'agirait de déstabiliser l'hégémonie de l'expertise économique dominante et profondément ultralibérale en imposant une véritable plasticité au sens commun d'un législateur actuellement par trop « économystifié », et ce notamment en diversifiant l'expertise et en élargissant le cercle aujourd'hui fort restreint des acteurs qui participent aux délibérations parlementaires. Avant d'évoquer nos recommandations finales quant aux modifications à apporter au travail législatif devant le rendre « plus juste », et qui constituent en dernier lieu l'objet de notre mission, nous allons brièvement exposer nos propres tentatives de mise en pratique de cette première recommandation théorique. I‐ Déstabiliser l'hégémonie de l'expertise économique dominante Parmi l'ensemble des tâches que nous avons été amenés à effectuer, c'est essentiellement via les « notes de synthèses », qui s'apparentent parfois plus à des rapports, que nous avons eu l'occasion de mettre en pratique notre recommandation. Plus concrètement, nous avons tenté à travers ces études de faire valoir d'une part la position d'économistes dits « hétérodoxes » (en ceci que, d’obédience keynésienne voir marxiste, ils critiquent la théorie économique ultralibérale dominante qui est celle du « Public Choice » et de sa version plus contemporaine, le « New Public Management »), ainsi que les réflexions élaborées par d'autres disciplines, en l’occurrence la philosophie dans notre cas. Comme nous l'avons dit en première partie, M. Cherki nous a notamment demandé trois travaux : une note de synthèse concernant le rapport de la Cour des comptes et portant sur le financement public de l'économie, une étude portant sur le lien potentiel entre politiques d'austérité et montée des populismes dans l'Europe post‐crise et enfin une étude critique sur le thème de la compétitivité, notamment celle inhérente à l’actuel « modèle allemand ». Notre travail portant sur le rapport de la Cour des comptes étant le plus représentatif, c'est donc sur celui‐ci que nous nous arrêterons. Cependant, avant d'en exposer les détails, il nous semble important de revenir sur deux points. Tout d'abord le contexte politique. Comme nous l'avons dit, la période de notre présence à l'Assemblée Nationale correspond à celle où devait être débattu puis voté (ou rejeté) le pacte budgétaire européen, autrement appelé Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance européenne (TSCG), et qui, rappelons‐le, imposait notamment par son article 3 une « règle d'or » budgétaire imposant aux États l'ayant ratifiés que leurs comptes publics devaient être en « équilibre ou en excédent », et que leur déficit structurel ne devait pas quant à lui dépasser les 0,5% du PIB, et ce sous peine de sanctions pouvant être demandées par un État qui respecterait ces exigences à l'encontre d'un autre État ne le faisant pas, sanction pouvant atteindre 1% du PIB de ce dernier. Par ailleurs, le traité impose la création d'un commissaire indépendant devant surveiller la bonne application des mesures qu'il contient. (Notons au passage que le président de l'institution devant assumer ce rôle en France ne sera autre que Didier Migaud, premier président de la Cour des comptes). Aussi, ce traité, pour le dire trivialement, en plus de graver l'austérité dans le marbre et de conduire à la braderie programmée de nos services publics, condamne le législateur à être pieds et poings liés en matière budgétaire, budget conditionnant pourtant toute possibilité de réelles réformes politiques. Ensuite, il nous faut revenir sur la notion « d'expertise économique ». En effet, il ne s'agit pas pour nous de la condamner dans son ensemble, au contraire. L'expertise qui fait ici l'objet de notre critique est celle qui se fait le relais de l'orthodoxie néolibérale à forte tendance anarcho‐
capitaliste et dont le caractère hégémonique, appuyé par une classe politique et médiatique majoritairement « économystifiée », nous est apparu, nous allons le voir, incontestable. 1) Le Rapport de la Cour des comptes : un argumentaire fallacieux au service de l'orthodoxie néolibérale berlino‐bruxelloise La Cour des comptes est une juridiction financière chargée principalement de contrôler la régularité des comptes publics. Elle « informe » le Parlement, le Gouvernement et l'opinion publique sur la régularité des comptes. Les rapports de la Cour des comptes n'ont officiellement pas de caractère contraignant. Depuis 2006, la Cour des comptes est par ailleurs investie de la mission de certification des comptes de l'État. Pour assumer ces diverses missions confiées à elle par le législateur, la Cour s'est adjoint les compétences d'experts issus principalement des grands cabinets d'audit privés. Comme nous le précisions plus haut, la Cour des comptes est actuellement présidée par Didier Migaud, un proche de l'actuel président destiné à prendre la direction de l'organisme devant assurer le respect de la « règle d'or budgétaire » imposée par le TSCG. Le rapport que nous avons été amenés à « synthétiser » et à problématiser a été celui intitulé « l’État et le financement de l'économie », portant sur les mesures à prendre lors de la rédaction du Projet de Loi de Finances pour 2013 en matière de financement de l'activité économique du pays. Notre travail a donc consisté à démontrer le caractère fallacieux de l'argumentaire développé par les experts de la Cour des comptes, argumentaire visant finalement à préparer le terrain politico‐économique à l'adoption du pacte budgétaire et à la braderie des services publics qu'il implique, en procédant d'une part à ce que nous qualifierons de « contre‐expertise » économique et d'autre part à une critique philosophique devant révéler les enjeux éthiques plus globaux mais plus implicites que pose l'orientation proposée par la Cour. a) Le Rapport La Cour des comptes part du constat alarmiste selon lequel le modèle « typiquement » français de financement de l’économie –essentiellement axé sur l’endettement bancaire, serait désormais obsolète. En effet, affirme le rapport, si ce mode présentait des fragilités structurelles bien avant 2007, la crise dite des « subprimes » puis celle des « dettes souveraines » qui en ont résulté auraient définitivement rendu impossible un quelconque retour au « statu quo ante ». C’est donc de son propre aveu la formulation d’une « nouvelle donne » économique pour la France que nous propose le Cour des comptes à travers son rapport. En théorie, l’orientation majeure qu’elle propose, présentée comme véritable changement de paradigme politico‐économique, consiste en la promotion d’une économie de fonds propre, tant pour les entreprises que pour l’État, devant se substituer à l’actuelle économie par endettement. Dans la pratique, c’est un recours plus accru de la part des acteurs économiques au financement désintermédié de leur activité sur fond de désengagement de l’État que nous propose la Cour des comptes en guise de « nouvelle donne ». b) La problématique retenue Ce « New deal » à la française constituait‐il réellement le passage à un paradigme véritablement favorable à l’économie réelle, et donc à la croissance, l’emploi et à une durabilité équitable, c’est‐à‐
dire soutenable pour tous, ou bien ne constituait‐il pas au contraire, derrière une démonstration relevant plus de la sophistique que de la sincère et rigoureuse argumentation, le vecteur privilégié par lequel s’étendrait à l’ensemble des secteurs de l’économie ‐public compris‐ le champ d’application des normes et des logiques hégémoniques de l’orthodoxie néolibérale ? c)
Notre Hypothèse Nous avons tenté de démontrer que si la désintermédiation généralisée du financement de l’économie ‐dont les effets structurellement délétères étaient aujourd’hui bien identifiés et unanimement reconnus par les économistes « hétérodoxes »‐, notamment associée au recours accru au système bancaire parallèle qu’elle implique directement et au recul de l’État en matière d’intervention économique, loin de garantir un retour à la croissance et à la compétitivité de l’économie française, tendait au contraire à précariser un peu plus les acteurs de l’économie réelle en les soumettant d’avantage aux « aléas » de marchés non réglementés et peu scrupuleux de l’intérêt général. Plus fondamentalement, nous avons voulu montrer que cette nouvelle donne, en faisant la promotion d’une meilleure « gouvernance » concernant le financement de l’économie, traduisait en réalité l’annonce de la fin programmée des prérogatives institutionnelles en matière de politiques économiques de l’État. d) Notre argumentaire Il a s'agit pour nous de démontrer que si le rapport tirait sa force de son apparente objectivité, alignant allègrement chiffres et tableaux pour mieux nous convaincre de la neutre expertise des rapporteurs, les recommandations de la Cour des comptes reposaient sur des prémisses volontairement erronées. En effet, nous avons tenté de montrer que les deux principales prémisses qui conditionnaient l’intégralité des conclusions du rapport étaient purement et simplement fausses, et que leur mobilisation –exemple éloquent de sophistique, n’avait pour réel but que de créer l’illusion de la nécessité d’une « nouvelle donne » quant au rôle de l’État vis‐à‐vis du financement de l’économie. Nous avons également tenté de montrer que ladite « nouvelle donne » ne constituait dans les faits que l’alignement sur le modèle nord‐américain qui aura conduit à la crise de 2008, et qu’à ce titre ‐le traité pour lequel elle devait préparer le terrain devant faire office de constitution supranationale pour les membres de l’Union l’ayant ratifié, elle condamnerait la France si elle était mise en œuvre et que le pacte budgétaire était effectivement voté à un cercle vicieux austérité‐
récession au seul profit de marchés et d’acteurs privés fort peu soucieux de l’intérêt général. e) La contre‐expertise mobilisée Pour ce faire, nous avons mobilisé les travaux d’un certain nombre d’économistes que nous qualifierons d’hétérodoxes, à savoir Patrick Artus, économiste et directeur du département « recherche économique » du groupe Natixis, pour ce qui est des effets délétères de la désintermédiation ; Jacques Généreux, ancien membre du Parti Socialiste et actuellement secrétaire national à l’économie du Parti de gauche, ainsi que les « Économistes Atterrés », pour ce qui est des conséquences de l'adoption du TSCG. Nous avons également mobilisé deux rapports de l'OFCE, l'un qui pointait la nécessité structurelle de l'investissement en période de récession, et l'autre qui pointait les risques de procyclicité de la crise que posait le recours à l’austérité. Nous avons également eu recours à un rapport gouvernemental datant de 2011 et portant sur l'état du financement de l'économie de la France, et qui contredisait l'ensemble des données « catastrophistes » avancées par la Cour des comptes pour les mêmes périodes. f) Notre analyse philosophique Pour déterminer les raisons implicites qui ont pu conduire la Cour des comptes à proposer contre toute évidence un modèle dont les effets délétères sont aujourd’hui avérés et très largement admis, étant ni plus ni moins celui‐là même qui aura conduit à la crise systémique de 2007‐2008, nous avons tenté de faire émerger du discours se voulant objectivement technique et techniquement neutre de la Cour des comptes les présupposés idéologiques implicites dont il procédait en réalité. Dans notre cas, c’est par le prisme de la notion de « gouvernance », et plus particulièrement de « bonne gouvernance » ‐notion qui rythme le rapport, mais également la loi organique, le PLF 2013 ainsi que le TSCG auquel ils préparaient le terrain‐, que nous avons procédé à cette analyse des enjeux réels portés par les profondes réformes de l’État alors en cours. En effet, la notion n’est jamais explicitée par les rapporteurs, comme si elle allait de soi. Or, nous avons voulu montrer qu'il n'en était rien. En effet nous avons tenté d'expliciter en quoi cette notion, loin d’être axiologiquement neutre, portait en elle les réelles motivations de la Cour des comptes quant aux contours que devait désormais prendre le rôle de l’État et leurs implications immédiates, à savoir l’extension au politique du champs d’application des normes de l’orthodoxie néolibérale et la réduction de ce rôle à celui de simple gestionnaire devant appliquer une gestion managériale des affaires publiques, gestion au strict profit des grands groupes privés. 2) Limites de notre initiative Notre tentative de « déstabilisation » du travail législatif visant à diversifier l'expertise et les points de vue devant s'exprimer sur une réforme s'est essentiellement vue limitée par deux difficultés : le temps nous étant impartis pour réaliser chacune de ces études et la forme de celles‐ci, qui ont pour les trois principales excédé en termes de volume ce qui nous était initialement demandé. a) Limites temporelles Le temps dont nous disposions pour chaque étude ‐d'environ un mois‐ s'est révélé quelque peu juste au regard de la technicité des sujets abordés ainsi que de la contrainte que nous nous sommes donné de procéder à une contre‐expertise qui soit la plus documentée, la plus « objective », la plus pertinente et la moins contestable possible. Ainsi ce sont des centaines de pages de rapports et d'articles qu'il nous a fallu bien comprendre pour mieux les synthétiser, tout en nous assurant de leur sérieux, ce qui a impliqué de « contre‐expertiser » nos propres contre‐
expertises. L'ensemble du travail nous ayant donc pris beaucoup de temps, celui‐ci s’additionnant aux autres tâches qui nous incombaient et que nous avons évoquées plus haut. Par ailleurs, pour des raisons de calendrier parlementaire, il est arrivé que deux études se chevauchent, nous contraignant à une dispersion qui nous aura coûté en termes de rapidité et très certainement en termes de qualité. Enfin, le temps dont disposait M. Cherki s'est avéré peu compatible avec le volume de nos rapports. Et c'est là l'objet de la seconde limite. b) Limites « formelles » Par limites « formelles », nous entendons les limites quant à la forme, et plus particulièrement quant au volume de nos travaux. En effet, les notes attendues ne devaient initialement pas excéder 5 pages. Or, étant donné nos objectifs, et malgré nos efforts, nous ne sommes jamais parvenus à réduire en deçà de 8 pages nos « notes », voire même 13 pages pour notre contre‐expertise du rapport de la Cour des comptes. Le problème fondamental étant le fait que les parlementaires attendent en général d'une note qu'elle leur fournisse les éléments les plus essentiels touchant à une thématique. Et de fait, les notes produites par nos « collègues » n'excédaient que très rarement les trois pages, chaque page ne contenant à son tour que peu d'éléments ‐4 ou 5 idées/arguments/éléments de langage tout au plus. Le plus souvent, il s'agissait de notes produites par le groupe et reformulées par les collaborateurs selon les exigences particulières de leur député. IV. Recommandations A la lumière de cette expérience à l'Assemblée Nationale, de la réflexion qu'elle nous a inspirée et de nos propres tentatives de mettre en pratique les enseignements de ces dernières, nous allons maintenant nous risquer à formuler quelques recommandations pratiques d'ordre assez général devant, comme il nous l'était demandé, permettre de rendre « plus juste » le travail législatif des parlementaires. Pour schématiser ce que nous avons vu, l'écueil principal du travail parlementaire résidait en sa profonde déconnexion de la réalité sociale et culturelle des individus et du corps social qu'ils forment. Déconnecté de l'opinion publique, le législateur s'en remet désormais totalement à l'expertise économique dominante, qui détermine en amont des délibérations les orientations des lois à voter, et par là les orientations politiques à long terme. « Economystifié », il en est même venu à voter un traité par lequel, en renonçant à son autonomie et à sa souveraineté en matière budgétaire ‐ce nerf de la guerre, il se reniait et par lequel il reniait en conséquence le peuple lui‐
même. Aussi, nos deux principales recommandations sont : 1) de renforcer l’interaction –le dialogue‐ entre le parlementaire et les administrés qu’il représente, et 2) de diversifier « l’expertise » devant informer ce dernier des enjeux liés aux thématiques qu’il rencontre lors de son travail de législateur. Nous allons voir par ailleurs que ces deux recommandations sont très largement conditionnées en amont par une exigence politique pratique, à savoir celle du « radical » non‐
cumul des mandats, exigence qui acquiert par là son caractère éminemment éthique. 1)
Renforcer l’interaction entre les espaces publics Coexistent, selon la distinction que Habermas reprend à Nancy Fraser, un « espace public fort », formé d’assemblées et de parlements, et un « espace public faible », composé quant à lui de « mass media indépendants, d’associations organisées autant que d’afflux d’opinions spontanés par des voies informelles de communication (conversations de café…) ». Il s’agirait pour nous de renforcer leur interaction par une redéfinition et une rehiérarchisation des tâches incombant tant au député qu’à ses collaborateurs. En effet, nous avons vu que cette interaction se faisait essentiellement via deux « canaux » : la communication que nous qualifieront de « directe », en circonscription, et assurée en premier lieu par un collaborateur qui y assure une permanence, et la communication « indirecte », passant notamment par les courriers, matériels comme électroniques, et qui sont pour une majorité autant de sollicitations de la part de ces mêmes administrés, que ce soit sous forme de courriers individuels ou de pétitions collectives. Ainsi, renforcer cette interaction nécessiterait pour nous que soient renforcés d’une part le rôle du collaborateur travaillant en circonscription et d’autre part le temps accordé aux communications « indirectes ». Le travail en circonscription, qui aujourd’hui prend la forme « passive » de la permanence, et dont l’action se résume à d’une part assumer une « présence et une disponibilité symbolique, au sens premier du terme, de l’élu en cas de besoins », et d’autre part à assurer sur le terrain la communication relative à l’action menée par le parlementaire au nom de ceux qu’il représente, devrait selon nous centrer son action sur l’organisation de débats thématiques participatifs réguliers, portant tant sur les questions touchant la circonscription elle‐même que celles plus générales abordées par le législateur au moment des discussions. En ce sens, nous soutenons et nous encourageons à approfondir les initiatives prises par Vincent Jarousseau, collaborateur responsable de cette tâche auprès de M. Cherki, et qui allaient, bien que de manière encore insuffisante selon nous, en ce sens. Par ailleurs, le temps accordé au traitement de la communication que nous avons qualifié d’indirecte doit être lui aussi renforcé. En effet, la diversité des thématiques abordées par ces sollicitations est telle qu’elle requiert une disponibilité temporelle de même « envergure », et ce afin de pouvoir au mieux en saisir les enjeux et ainsi y apporter les réponses adéquates, tant au niveau individuel (les réponses aux sollicitations dans leur singularité) que collectif (les éventuelles réponses « législatives », allant de la question au gouvernement à la proposition de loi, en passant par l’amendement et, bien entendu, par le vote en session). Ainsi, il est nécessaire que le député accorde un temps suffisant, et donc plus substantiel, à la consultation et à la thématisation de ces sollicitations. 2)
Diversifier l’expertise La diversification de l’expertise passe également par une plus grande disponibilité temporelle du parlementaire. En effet, cette diversification ne peut se faire que sous deux modalités, modalités qui ne peuvent‐être qu’indépendantes du travail collectif à l’assemblée. Comme nous l’avons dit, nous ne pouvons prétendre pouvoir recommander de manière opérationnelle et détaillée ce « changement de civilisation » auquel nous invite Marc Maesschalck. Aussi, diversifier l’expertise nécessaire à informer le parlementaire sur les enjeux liés aux thématiques politiques sur lesquelles il doit se prononcer signifierait pour nous, d’une part, une plus grande disponibilité de l’élu afin qu’il puisse réaliser plus d’auditions « privées », un parlementaire étant libre de recevoir et d’entendre autant de personnes qu’il le souhaite dans le cadre privé de son bureau, ou de rencontres à l’extérieur du parlement. Cette recommandation est ordonnée à la première, sachant que ces auditions devraient répondre également aux sollicitations faites via la communication indirecte, et formulées par les associations (et non les groupes de pression privés). D’autre part, le parlementaire devrait accorder plus de temps à son « information personnelle ». Nous entendons par là l’information que son propre « bureau politique » lui fournit, notamment via les notes de synthèses. Lors de notre mission, comme nous l’avons dit plus haut, nous avons constaté que ce travail d’information s’autocensurait très largement pour répondre aux exigences formelles de concision et de simplicité. Ces exigences conduisent les collaborateurs parlementaires à ne plus produire eux‐mêmes ce travail d’enquête et de réflexion, et à simplement reformuler –
dans le meilleur des cas‐ les notes de synthèses fournies par les groupes politiques, les experts économiques, les groupes de pressions, ou encore récupérées sur internet sur les sites des grands médias, chacune de ces instances se faisant le porte‐parole mystifié de cette pensée néolibérale totalement décontextualisée et par‐là aussi anti‐démocratique dans ses principes qu’inique quant à ses effets sur le monde vécu. 3)
La condition de possibilité : le non‐cumul des mandats Les deux recommandations ici formulées ne peuvent‐être suivies selon nous qu’à la condition que le parlementaire dispose d’un temps plein et d’une seule responsabilité afin d’assurer de la façon la plus juste, et pour ainsi dire, de la façon la plus éthique, la tâche que les électeurs lui ont confiés. Comme nous l’avons vu, il est nécessaire à nos yeux que l’élu puisse accorder plus de temps à la communication indirecte comme à la diversification de son information, que ce soit avec des acteurs extérieurs ou avec sa propre équipe parlementaire. La proximité avec la circonscription est assurée par un collaborateur présent à plein temps sur le terrain, et ainsi plus disponible qu’un élu soumis aux responsabilités de deux mandats simultanés. Les résultats de ses travaux sur le terrain sont d’autant plus influents que le parlementaire est en disposition de les entendre et de les étudier. Par ailleurs, une plus grande disponibilité du député ou du sénateur au parlement lui permet une plus grande participation aux Commissions, aux débats en session, comme elle lui offre la possibilité d’une meilleure lecture et étude des textes de lois, condition somme toute minimale pour tout débat…. JFF/PC Cour des comptes L’ETAT ET LE FINANCEMENT DE L’ECONOMIE Rapport public thématique, Juillet 2012 * Note de synthèse – Commentaire critique *** Recommandations de la Cour des comptes : véritable « nouvelle donne » au profit de l’économie réelle ou accentuation programmée de sa libéralisation ? Résumé Résumé :
La Cour des comptes part du constat alarmiste selon lequel le modèle « typiquement » français
de financement de l’économie –essentiellement axé sur l’endettement bancaire, serait désormais
obsolète. En effet, affirme le rapport, si ce mode présentait des fragilités structurelles bien avant
2007, la crise dite des « subprimes » puis celle des « dettes souveraines » qui en a résulté
auraient définitivement rendu impossible un quelconque retour au « statu quo ante ». C’est donc
de son propre aveu la formulation d’une « nouvelle donne » économique pour la France que
nous propose le Cour des comptes à travers son rapport. En théorie, l’orientation majeure
qu’elle propose, présentée comme véritable changement de paradigme politico-économique,
consiste en la promotion d’une économie de fonds propre, tant pour les entreprises que pour
l’Etat, devant se substituer à l’actuelle économie par endettement. Dans la pratique, c’est un
recours plus accru de la part des acteurs économiques au financement désintermédié de leur
activité sur fond de désengagement de l’Etat que nous propose la Cour des comptes en guise de
« nouvelle donne ».
Cependant, ce « new deal » à la française constitue-t-il réellement le passage à un paradigme véritablement favorable à l’économie réelle, et donc à la croissance, l’emploi et à une durabilité équitable, c’est-à-dire soutenable pour tous, ou bien ne constitue-t-il pas au contraire, derrière une démonstration relevant plus de la sophistique que de la sincère et rigoureuse argumentation, le vecteur privilégié par lequel s’étend à l’ensemble des secteurs de l’économie -public compris- le champ d’application des normes et des logiques hégémoniques de l’orthodoxie néolibérale ? Nous nous demanderons en effet si la désintermédiation généralisée du financement de l’économie -dont les effets structurellement délétères sont aujourd’hui bien identifiés et unanimement reconnus-, notamment associée au recours accru au système bancaire parallèle qu’elle implique directement et au recul de l’Etat en matière d’intervention économique, loin de
garantir un retour à la croissance et à la compétitivité de l’économie française, ne tendrait pas
au contraire à précariser un peu plus les acteurs de l’économie réelle en les soumettant
d’avantage aux « aléas » de marchés non règlementés et peu scrupuleux de l’intérêt général.
Plus fondamentalement, nous nous demanderons si cette nouvelle donne, en faisant la promotion d’une meilleure « gouvernance » concernant le financement de l’économie, ne traduit pas en
réalité l’annonce de la fin programmée des prérogatives institutionnelles en matière de
politiques économiques de l’Etat.
I.
Synthèse du rapport de la Cour des comptes84
Partant du constat paradoxal selon lequel malgré un taux d’épargne élevé des ménages, l’économie française présenterait depuis les années 90 des difficultés à se financer, la Cour des comptes s’est donné pour objectif de dresser un diagnostic global des marges de manœuvres dont disposait encore l’Etat quant au financement de l’économie, et ce notamment au regard de l’inédite situation de crise que nous traversons. Dans cette perspective, la CC nous expose son analyse de l’état du financement de l’économie avant et après la crise financière afin de déterminer au mieux les causes de ce défaut de financement ainsi que les instruments pouvant être aujourd’hui mobilisés par l’Etat pour y remédier. Aussi, ce sont principalement trois messages que la Cour des comptes souhaite ici faire passer, à savoir : 1) que le financement de l’économie française aurait présenté dès avant la crise des fragilités d’ordre structurel imputables essentiellement à l’Etat et à ses politiques fiscales ; 2) que la crise et les réponses qui y auraient été apportées –notamment en terme de normes prudentielles, auraient eu pour effet d’aggraver ces fragilités, induisant la nécessité d’une « nouvelle donne » économique devant pallier à la désormais avérée obsolescence de l’interventionnisme étatique ; et enfin 3) que malgré l’obsolescence des leviers étatiques traditionnels devant garantir le bon financement de l’activité économique, l’Etat conserverait néanmoins certaines marges de manœuvre pour remédier au déficit actuel. I.I Fragilités structurelles pré‐crise et responsabilité fiscale de l’Etat Outre l’augmentation de la dette publique qui, en plus de le grever, exposait déjà l’Etat aux risques systémiques potentiels (sa part négociable étant majoritairement détenue par des non‐résidents), le financement de l’économie aurait présenté, nous dit la Cour des comptes, deux faiblesses sous‐jacentes majeures avant la crise: d’une part une orientation de l’épargne des ménages qui, trop « prudente », ne soutenait plus suffisamment l’activité économique du pays et, d’autre part, une trop grande dépendance des entreprises vis‐à‐vis du financement par crédit bancaire, traduisant pour les rapporteurs une trop faible épargne et donc un déficit de fonds 84
Cour des comptes, L’Etat et le financement de l’économie, Rapport public thématique, La documentation Française,
juillet 2012, 306p.
propres de leur part. Or, pour l’institution, ce sont notamment les politiques fiscales menées en France jusqu’à la crise financière qui auraient favorisé l’émergence de ces deux écueils. En effet, nous dit le rapport, c’est en raison de leur fiscalité attractive que l’épargne des ménages se serait essentiellement tournée vers les placements sûrs et rapidement rentables, comme l’immobilier, absorbant ainsi une part significative des capacités d’autofinancement de l’économie française. Parallèlement, cette orientation de l’épargne via l’incitation fiscale aurait également aggravé l’endettement des français auprès des banques. Concernant les entreprises, la trop faible part des profits par rapport à la valeur ajoutée dégagée sur la même période, se traduisant par une érosion progressive de leur rentabilité, aurait eu pour conséquence une diminution de leurs fonds propres –et donc de leur épargne‐ les conduisant à privilégier le recours à l’intermédiation bancaire, ce mode de financement bénéficiant également d’une fiscalité attractive (déductibilité des intérêts du revenu fiscal des emprunteurs). En conséquence, cette recrudescence du recours à l’endettement bancaire de la part des agents économiques aurait entrainé un dangereux déséquilibre pour les banques entre prêts accordés et dépôts réellement détenus, les conduisant à financer leur activité sur le court terme auprès des établissements financiers, les rendant ainsi plus vulnérables aux « aléas » du marché. Aussi est‐ce en raison des politiques fiscales menées à l’époque par l’Etat que l’épargne des ménages aurait cessée de soutenir l’activité économique et que ‐ le financement sur les marchés étant alors inaccessibles pour les PME et les collectivités territoriales, c’est donc essentiellement via l’intermédiation bancaire que se serait financée l’économie française durant cette période, exposant ainsi les établissements non financiers aux caprices des marchés. I.II Conséquences de la crise financière, obsolescence de l’interventionnisme étatique et nécessité d’une « nouvelle donne » économique Selon le rapport, la crise financière aurait eu tout d’abord pour conséquence d’aggraver cette situation de défaut de financement de l’économie, et ce pour notamment deux raisons : ƒ
D’une part, le soutien de la part de l’Etat au secteur financier comme à l’économie réelle ‐
soutien visant notamment à rétablir le bon fonctionnement du système bancaire, aurait gravement accru son endettement, créant ainsi un effet d’éviction grevant un peu plus le financement de l’activité économique. ƒ
D’autre part, alors que l’activité économique était financée essentiellement par l’intermédiation bancaire, les nouvelles normes prudentielles (notamment celles établies par les accords de Bâle III, exigeant des établissements non financiers une quantité de capital minimum pour remédier au déséquilibre actifs/passifs évoqué ci‐dessus), auraient eu pour conséquence mécanique une contraction des crédits (plus coûteux, plus durs d’accès et aux échéanciers plus courts), et donc une accentuation du défaut de financement pour les entreprises, et plus particulièrement pour les PME dont l’endettement constituait le mode quasi exclusif de financement. Cependant, nous dit le rapport, les conséquences de la crise ne seraient pas uniquement d’ordre économique. Elles seraient également, et plus fondamentalement, d’ordre politique. En effet, les deux conséquences évoquées ci‐dessus auraient été pour la Cour des comptes le révélateur des limites d’un modèle de financement de l’économie excessivement fondé sur l’endettement de ses acteurs. Celles‐ci auraient en effet démenti l’hypothèse de la nature conjoncturelle de la crise au profit d’une lecture structurelle ‐pour ne pas dire paradigmatique‐ de celle‐ci. La crise aurait en effet rendu manifeste l’obsolescence des leviers traditionnels dont disposait l’Etat jusqu’à aujourd’hui pour assurer le bon financement de l’économie du pays, exigeant ainsi selon le rapport la formulation d’une véritable « nouvelle donne » devant déterminer les contours que devrait prendre désormais l’action publique. C’est donc, toujours de manière implicite, une nouvelle théorie politique du rôle de l’Etat que se propose de nous exposer la Cour des comptes. I.III La nouvelle donne : pour une économie « de fonds propres » Si l’intervention de l’Etat, en permettant aux agents économiques de poursuivre leur activité, se serait avérée salutaire pendant la crise, elle apparait désormais pour la Cour des comptes non seulement inopérante, mais surtout contreproductive sur le moyen‐long terme. Le recours accru aux dépenses fiscales, aux partenariats public‐privé, à l’apport de garantie par l’Etat ou encore à l’intervention de la sphère financière publique (via notamment la Caisse des dépôts, le Fond stratégique d’investissement et Oséo) serait, nous dit le rapport, devenu contreproductif dans le contexte actuel dans la mesure où, creusant la dette, il grèverait un peu plus les finances publiques tout en faisant prendre des risques supplémentaires à l’Etat (celui‐ci s’étant progressivement engagé depuis dix ans dans une multiplicité croissante de dispositifs privés ou semi‐privés, disséminant ainsi les sources de risques sans que ceux‐ci ne soient suffisamment accompagnés de mesures prudentielles). Par ailleurs, les nouvelles normes visant à encadrer l’émission des crédits (Bâle III pour les banques et Solvabilité II pour les assureurs), auraient grippé les sources traditionnelles de financement en exigeant de la part des établissements dédiés un certain ratio de fonds propres pour le maintien de leur exercice, laissant ainsi nombre d’agents économiques, notamment les PME ‐fortement dépendantes de l’intermédiation bancaire‐ sans alternative sérieuse quant au financement de leur activité. Aussi s’agirait‐il pour l’Etat de réorienter le financement de l’économie, notamment celui des PME, vers les marchés, afin d’endiguer l’endettement bancaire. C’est pourquoi, selon le rapport, l’action de l’Etat devrait désormais « principalement viser à pallier les défaillances de marché caractérisées ». Dans les faits, cette nouvelle donne, qui du propre aveu de la Cour des comptes n’est autre que la transition vers une « meilleure gouvernance » des politiques économiques à venir, se décline en deux principaux volets : d’une part une politique fiscale devant favoriser un modèle de financement de l’économie fondé sur les fonds propres et l’autofinancement plutôt que sur l’endettement, et d’autre part une politique que l’on qualifiera de « prudentielle », devant quant à elle assurer la bonne transition vers ce nouveau paradigme politico‐économique. ¾
Une politique fiscale Le volet fiscal se décline à son tour en deux recommandations majeures visant respectivement l’épargne des ménages et des entreprises, et plus particulièrement les PME. Concernant la première recommandation, il s’agirait pour la Cour des comptes de réorienter l’épargne en redéployant les mécanismes d’incitations financières vers les placements de longs termes (le rapport prescrivant notamment l’étalement sur plusieurs années du relèvement du plafond des livrets A et Développement Durable –épargne de court terme, au profit des assurances vies –épargne de long terme ainsi que la limitation des avantages fiscaux orientés vers l’immobilier aux zones qui connaissent de véritables pénuries de logement etc.). Concernant les entreprises, et du fait de l’assèchement programmé du crédit bancaire, il s’agirait de réorienter leur financement, plus particulièrement celui des PME, vers le marché obligataire en plafonnant notamment la déductibilité des intérêts du revenu fiscal des emprunteurs. ¾
Une politique prudentielle Le volet « prudentiel » se décline quant à lui en cinq recommandations devant chacune assurer la meilleure transition possible vers ce nouveau paradigme politico‐économique. La Cour des comptes recommande en effet de : 1‐ Créer une structure d’accès aux marchés dédiée aux PME 2‐ Créer une Banque Publique d’Investissement devant intervenir en faveur de ces mêmes entreprises en cas de défaillances avérées des marchés 3‐ Maintenir sans pour autant l’institutionnaliser la Médiation du crédit pour les entreprises ne parvenant ni à diversifier leurs sources de financement ni à accéder au crédit bancaire 4‐ Renforcer l’autofinancement des collectivités territoriales en les incitant, à l’instar des entreprises, à recourir aux financements obligataires (la création d’une agence de financement de ces mêmes collectivités ‐si elle devait être actée‐ ne devant en aucun cas engager la garantie de l’Etat) 5‐ Rationaliser les différents canaux du secteur public financier afin de leur faire gagner en « efficacité » et en maîtrise des risques. On le voit ici clairement. Ces mesures prudentielles ne sont que des ajustements à la marge visant à adoucir symboliquement la transition vers un modèle de financement de l’économie dans lequel il serait fait l’économie de toute forme d’intervention étatique. I.
Commentaire critique II.I
‐ Critique factuelle : un argumentaire fallacieux au service de l’orthodoxie ultralibérale Si le rapport tire sa force de son apparente objectivité, alignant allègrement chiffres et tableaux pour mieux nous convaincre de la neutre expertise des rapporteurs, nous allons maintenant démontrer en quoi les recommandations de la Cour des comptes, reposant sur des prémisses volontairement erronées, préparent en réalité le terrain politico‐économique français à l’adoption du TSCG et à la braderie programmée du service public qui en découlera immédiatement, comme cela s’est notamment vu en Grèce et en Espagne. En effet, nous allons voir que les deux principales prémisses qui conditionnent l’intégralité des conclusions du rapport sont purement et simplement fausses, et que leur mobilisation –exemple éloquent de sophistique, n’a pour réel but que de créer l’illusion de la nécessité d’une « nouvelle donne » quant au rôle de l’Etat vis‐à‐vis du financement de l’économie. Pis, nous verrons que ladite nouvelle donne ne constitue dans les faits que l’alignement sur le modèle nord‐américain qui aura conduit à la crise de 2008, et qu’à ce titre ‐le traité pour lequel elle doit préparer le terrain devant faire office de constitution supranationale pour les membres de l’union l’ayant ratifié, elle condamnerait la France si elle était mise en œuvre et que le pacte budgétaire était effectivement voté à un cercle vicieux austérité‐récession au seul profit de marchés et d’acteurs privés fort peu soucieux de l’intérêt général. ¾
Le syllogisme trompeur de la Cour des comptes Le recours au syllogisme à ceci d'utile qu'il permet de présenter la conclusion d'un raisonnement comme nécessaire dès lors qu’est admise la véracité de ses prémisses. La Cour des comptes l’a bien compris et c’est pourquoi la structure logique de son argumentaire prend la forme d’un syllogisme dont les prémisses ne sont autre que le double constat suivant : des entreprises surendettées auprès des banques et ne disposant pas suffisamment de fonds propres d’une part, et la nécessité pour l’Etat de réduire son déficit d’autre part. Or, nous allons le voir, derrière leur apparente évidence, ces deux constats se révèlent en réalité discutables, pour ne pas dire tout simplement mensonger. Ce qui conduira à invalider dans leur intégralité les recommandations faites par les rapporteurs. •
Un diagnostic de la situation très largement contestable Alors que le rapport identifie essentiellement le défaut de fonds propres des entreprises ainsi que le recours excessif de ces dernières à l’intermédiation bancaire comme étant la cause première du grippement de l’activité économique du pays, le Rapport sur le financement des PME‐
PMI et ETI en France85 publié en avril 2011 par l’Observatoire du financement des entreprises nous expose une situation radicalement différente.
En effet, affirme ce rapport, lors de la période en question la France ne souffrait pas d’un endettement excessif de ses entreprises privées, PME comprises. Au contraire : selon l’Observatoire, la situation globale quant au financement de leur activité était en France plutôt bonne comparativement aux autres pays européens. Les dix dernières années auraient même été marquées par un fort renforcement de leurs fonds propres et à un faible recours à l’endettement bancaire par rapport au reste de l’Europe. Si les entreprises ont en effet rencontré certaines difficultés à se financer, c’est, nous dit le rapport –et en radicale opposition avec la Cour des comptes, en raison du « faible dynamisme du financement bancaire », c’est‐à‐dire du trop faible recours aux crédits bancaire de la part de ces mêmes entreprises au regard de leur besoins en terme d’investissement. Aussi, conclut le rapport, « à bien des égards, la compétitivité, le positionnement stratégique et la rentabilité [constituent‐ils] des défis plus sérieux pour les PME‐PMI que l’accès au financement qui pourrait être davantage considéré comme résultante que comme cause ». •
La fausse évidence de la nécessité de réduire le déficit public Par ailleurs, nous rappelle Jacques Généreux86, on ne parlait jamais jusqu’à récemment d’une dégradation des comptes privés quand les dépenses d’investissement creusaient le déficit privé. La seule différence entre ce déficit privé et son jumeau public était de ne pas être qualifié de 85
Ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie, Observatoire du financement des entreprises, Rapport sur le
financement des PME-PMI et ETI en France, Avril 2011
86
Jacques GENEREUX, La « règle d’Or », règle des ânes, Marianne, semaine du 22 au 28.09.2012
déficit. En effet, s’il était communément admis –à tort, nous allons le voir, que le déficit public était délétère pour l’économie, notamment à cause de l’effet d’éviction, le déficit et l’endettement privés, synonymes d’investissement et donc de croissance, étaient quant à eux reconnus comme ayant un rôle positif majeur sur l’économie.
Or, le remarquable tour de passe‐passe auquel à recours la Cour des comptes consiste, en faisant croire précisément qu’il existerait un « déficit privé » qu’il s’agirait de résorber (le premier « constat »), et par un subtil procédé de suggestion visant à amalgamer acteurs privés et institution publique, à faire apparaître de manière illusoire mais avec une trompeuse clarté la nécessité pour l’Etat de réduire son propre déficit! Or, de la même manière que la restriction du recours à l’endettement bancaire pour les entreprises et plus particulièrement les PME et les TPI risque fortement d’accentuer le ralentissement de l’économie en freinant l’investissement87, une politique de « fonds propres » appliquée à l’Etat, à fortiori en période de crise, se traduirait inévitablement dans les faits par un ralentissement de la croissance et à une explosion du chômage.
La Cour des comptes est ici prise, à l’instar de nombre d’économistes, en flagrant délit de malhonnêteté intellectuelle. En effet, comme le souligne une note de l’OFCE évaluant le projet économique du quinquennat 2012‐201788, ces derniers partent de l’hypothèse implicite que le multiplicateur keynésien serait actuellement nul, rendant ainsi inoffensive pour l’activité les politiques de restriction budgétaires en cours. Or, nous dit non seulement cette même étude, mais également de nombreuses autres 89, cette hypothèse s’est toujours révélée fausse en période de crise, et actuellement, étant donnée la conjoncture, les multiplicateurs pour les cinq prochaines années devraient être positifs et même supérieurs à un, ce qui signifie que le recours à l’investissement public –et donc à l’endettement, serait non seulement positif pour l’économie, mais également indispensable pour éviter une situation cyclique d’austérité‐récession désastreuse tant économiquement que socialement.
87
Nicolas QUINT, Les entreprises, la dette et le capital, Alternatives économiques, septembre 2012, N0 316
OFCE, Evaluation du projet économique du quinquennat 2012-2017, dir : HEYER E., PLANE M. et TIMBEAU X.,
« les notes », N° 23, 26.07.2012
89
Sans être exhaustif, nous pourrions citer celle du FMI: Baum A., Poplawski-Ribeiro M. et Weber C., Fiscal
multiplier and the state of the economy, « IMF Working Paper », 2012 ; celle des Economistes atterrés : Les
Economistes atterrés mettent en garde contre le pacte budgétaire, Communiqué des Economistes atterrés,
18.09.2012, celle de Patrick Artus : Artus P., Dans les circonstances présentes, une relance budgétaire coordonnée
mondiale aurait du sens ; une guerre mondiale de la compétitivité-coût et des taux de change serait catastrophique,
Flash économie, « recherche économique », 28.09.2012 – N° 643 ; ou encore une autre étude de l’OFCE :
Sterdyniak H., Ramener à zéro le déficit public doit-il être l’objectif central de la politique économique, « les
notes », N° 17, 16.04.2012.
88
La raison d’une telle malhonnêteté est, au regard de ce qui se passe depuis les années 80 en France, et à fortiori de ce qui se passe actuellement en Grèce, en Espagne et au Portugal, plutôt évidente. Les rapporteurs de la Cour des comptes comme les auteurs du TSCG, pour reprendre les mots de Généreux, « ne veulent pas d’un Etat qui persiste à investir dans l’éducation, la santé, la recherche, les transports collectifs, la sécurité. Ils souhaitent que ces activités productives soient confiées à des entreprises privées, pour étendre la part de la vie sociale qui lui est ouverte à la libre course aux profits marchands. » Tel est, conclut‐il, « le projet politique que d’aucuns tentent de maquiller en bon sens économique »90.
¾
Dans les faits: la « nouvelle donne », ou la promotion inavouée d’un alignement sur le modèle nord‐américain ayant conduit à la crise •
Un recours accru à la désintermédiation bancaire… Concrètement, alors que cette mesure vise pour la CC à renverser une tendance structurelle à l’endettement des acteurs économiques en les incitants à se financer sur les marchés, on peut légitimement s’inquiéter, à l’instar de Patrick Artus91, des conséquences néfastes qu’un tel recours généralisé à la désintermédiation bancaire ferait peser sur l’économie. De fait, affirme l’économiste, basculer vers un modèle de financement désintermédié des entreprises reviendrait purement et simplement à s’aligner sur le modèle qui était –et est encore‐ celui des Etats‐Unis avant la crise et qui en aura été la principale cause. En effet, poursuit‐il, une telle désintermédiation ne peut se faire que selon deux, et uniquement deux, modalités : soit par titrisation, comme c’était le cas pour les crédits immobiliers avant la crise outre atlantique ; soit par le marché des obligations high‐yield, qui, comme on le voit aux Etats‐Unis, est un mode de financement ayant des effets beaucoup plus défavorables aux entreprises que le financement bancaire, le taux de défaut des entreprises se finançant en high‐yield étant très élevé lors des récessions alors que les banques européennes ont durant les mêmes périodes des réactions nettement plus nuancées. 90
91
Jacques GENEREUX, op. cit
Patrick ARTUS, L’inexorable désintermédiation du financement de la zone euro : est-on prêt à en assumer les
conséquences ?, Flash Economie, « Recherche économique », Natixis, 24 octobre 2011 – N° 793.
•
Et au système bancaire parallèle… En outre, recourir à la désintermédiation bancaire, et donc à l’intermédiation financière via les marchés, signifie implicitement recourir au « système bancaire parallèle », autrement appelé « shadow banking ». Comme l’admet la Cour des comptes, « le resserrement des contraintes prudentielles pourrait s’accompagner de la recrudescence de stratégies de contournement de la norme, qu’elles soient légales (arbitrages réglementaires) ou illégales. La supervision financière devra donc adapter son dispositif de surveillance et d’intervention afin de prendre en compte une éventuelle progression des flux financiers gérés par le secteur non‐régulé (shadow banking)92 ».
Or, si la Cour des comptes évoque ‐bien que de façon très lapidaire93, la nécessité à l’avenir pour l’Etat et les dispositifs existants de « pleinement » jouer leur rôle de régulateur, tant au niveau national qu’européen (sans en donner ni le détail ni les modalités pratiques), elle n’évoque cependant rien des risques pourtant très réels liés à l’intermédiation financière via ces structures « de l’ombre ».
Cette problématique a pourtant fait l’objet d’une étude de la part de la Commission Européenne, publiée en mars 2012 et intitulé « Livret vert – Le système bancaire parallèle94 ». Il émerge clairement de cette étude que si le shadow banking apparait constituer l’alternative privilégiée au système bancaire traditionnel, pour ne pas dire le seul –point sur lequel la CE et la CC s’accordent parfaitement, les risques, notamment systémiques, qu’il fait peser sur l’économie des pays qui y ont recours ne sont néanmoins pas négligeable, loin s’en faut. En effet, nous dit cette étude, le système bancaire parallèle peut être utilisé pour mener des opérations échappant à la réglementation ou à la surveillance applicables aux banques traditionnelles. Cette «fragmentation réglementaire» crée le risque d'un «nivellement par le bas» pour le système financier dans son ensemble dès lors que les banques et les autres intermédiaires financiers tentent d'imiter les entités du secteur parallèle. Ainsi, avertit la CE, certaines activités contournant les règles en matière de capital et de comptabilité et transférant les risques hors du champ d'application de la surveillance bancaire ont‐elles joué un rôle important dans l'apparition de la crise de 2007/2008.
92
Cours des comptes, op. cit, p.255
De la page 251 à la page 257 du rapport, soit exactement 7 pages sur un total de 306.
94
Commission Européenne, Livret vert – Le système bancaire parallèle, (texte présentant de l’intérêt pour l’EEE),
Bruxelles, 19.03.2012
93
Enfin, les positions du MEDEF n’étant pas sans incidences, il est intéressant de s’arrêter sur la réaction95 –immédiate‐ de l’organisation patronale à la parution dudit « Livret vert ». En effet, partant du même diagnostique que la Cour des comptes concernant l’état du financement de l’économie, et partageant la même volonté de basculer « vers une ère de financement davantage désintermédié », le Mouvement des Entreprises de France tient à insister sur la nécessité de bannir le recours à l’expression « shadow banking », expression qui serait susceptible d’éveiller les soupçons des citoyens. Plus cynique encore, l’organisation insiste également sur la nécessité de ne pas soumettre le système bancaire parallèle aux mêmes normes prudentielles que pour le système bancaire traditionnel, et ce pour des raisons d’équité (!) : un tel cadrage du secteur non‐
réglementé comportant en effet selon le MEDEF un risque de « distorsion de concurrence » entre l’Europe et les Etats‐Unis, ou ces pratiques ne seraient pas menacées par d’irresponsables projet de régulation, il serait avant toute chose primordial de préserver les conditions d’une compétitivité équitable (sic.)96. ¾
Transition problématique Ainsi il apparait que la « nouvelle donne » à laquelle nous invite la Cour des comptes, consistant en un désengagement progressif de l’Etat et en la réorientation du financement de l’économie vers les marchés via le secteur non bancaire, n’est ni plus ni moins qu’un alignement sur le modèle nord‐
américain qui a pourtant été très largement critiqué pour son rôle décisif dans la survenue de la crise de 2007‐2008. Aussi pouvons‐nous légitimement nous interroger sur les perspectives sous‐
jacentes réelles, notamment d’ordre idéologique, qui ont conduit la Cour des comptes à recommander comme remède à une « pathologie » le traitement même qui en aura été la cause. Autrement dit, à traiter le mal par le mal. II.II
Critique philosophique : Cour des comptes, Commission Européenne, Bercy, même combat : mettre le politique sous la tutelle du secteur privé Pour déterminer les raisons implicites qui ont pu conduire la Cour des comptes à proposer contre toute évidence un modèle dont les effets délétères sont aujourd’hui avérés et très largement admis, étant ni plus ni moins celui‐là même qui aura conduit à la crise systémique de 2007‐2008, 95
MEDEF, Livre vert de la Commission Européenne sur le shadow banking –Position du MEDEF-, Direction des
Affaires économiques et financières, Paris, 31.05.2012
96
Idem, p. 4
nous allons faire notre la méthode dite de « l’analyse institutionnelle », qui consiste précisément à faire émerger des discours se voulant objectivement technique et techniquement neutre les présupposés idéologiques implicites dont ils procèdent en réalité. Dans notre cas, c’est par le prisme de la notion de « gouvernance », et plus particulièrement de « bonne gouvernance » ‐
notion qui rythme le rapport, mais également la loi organique, le PLF 2013 ainsi que le TSCG auquel ils préparent le terrain‐, que nous allons procéder à cette analyse des enjeux réels portés par les profondes réformes de l’Etat en cours. En effet, à en croire le rapport, qui évoque tout au long de son étude le nécessaire recours à une « meilleure gouvernance » en matière de financement de l’économie, la « nouvelle donne » à laquelle ne peut couper la France aurait pu s’intituler, comme le rapport lui‐même d’ailleurs, « Pour une bonne gouvernance du financement de l’économie ». Prenant pour modèle à suivre l’Allemagne et son apparente bonne santé macroéconomique (un cache misère, qui ne dois jamais faire perdre de vue que les modèles d’hier sont généralement les contre exemples d’aujourd’hui…), la Cour des comptes fait de cette mystérieuse « bonne gouvernance » la panacée en matière de renouveau politico‐économique. Cependant, la notion n’est jamais –et nous allons comprendre pourquoi‐ explicitée, comme si elle allait de soi. Or, il n’en est rien. En effet nous allons voir que cette notion, loin d’être axiologiquement neutre, porte en elle les réelles motivations de la Cour des comptes quant aux contours que doivent désormais prendre le rôle de l’Etat et son pendant immédiat, à savoir l’extension au politique du champs d’application des normes de l’orthodoxie néolibérale. ¾
La « gouvernance », véritable cheval de Troy idéologique pour l’orthodoxie néolibérale Dans l’essai collectif qu'il codirige et qui s'intitule La gouvernance, un concept et ses applications, le politologue Ali Kazancigil affirme qu'en première instance, « étant donné sa généalogie qui relie sa renaissance contemporaine à la gouvernance d’entreprise (corporate governance), la gouvernance est, pour ainsi dire, génétiquement programmée en tant que mode de gestion reflétant la logique de l’économie capitaliste97 ». Aussi sa réactualisation récente ne s’inscrit‐elle pas pour le politologue dans ce qu'il nomme la raison politique, mais bien dans la « raison économique ». Dans cette perspective, parce qu’elle tend inévitablement vers la privatisation de 97
Ali Kazancigil, La gouvernance et la souveraineté de l’État, in La gouvernance, un concept et ses applications, sous
la direction de Ali Kazancigil, Guy Hermet et Jean-François Prud'Homme, Paris, Karthala, coll. « Recherches
Internationales », 2005, p, 54.
l’action publique, la notion de « gouvernance » devrait apparaître comme essentiellement incompatible avec les modes de gestion démocratiques des affaires concernant l’ensemble d'une communauté politique. Cependant, remarque‐t‐il, la gouvernance, « gratifiée de l’adjectif bonne », serait désormais érigée, notamment par les grandes organisations internationales comme le FMI et la Banque Mondiale, comme une forme de démocratie plus participative, transparente et efficace que les modèles traditionnels souvent critiqués pour leur « excès » de lourdeur bureaucratique et d'opacité. Aussi, la publication par la Commission Prodi du « Livret Blanc » sur la « Gouvernance européenne », constitue‐t‐elle pour Kazancigil un exemple éloquent de « gouvernance comprise comme instrument technocratique d'élaboration de politiques publiques contournant la démocratie représentative ». Et de fait, ce texte marque une rupture dans les usages faits du terme de gouvernance, rupture que le philosophe Marc Maesschalck qualifie de véritable « tournant normatif » de ces derniers. En effet, nous dit‐il, en définissant cinq « principes de la bonne gouvernance » devant « renforcer ceux de subsidiarité et de proportionnalité », le texte aurait non seulement entériné l'utilisation institutionnelle du concept, mais l'aurait de surcroît érigé au rang de véritable cadre politique pour les différents États‐membres. De fait, en affirmant que « le modèle «linéaire» consistant à décider des politiques au sommet [devait] être remplacé par un cercle vertueux, basé sur l’interaction, les réseaux et sur une participation à tous les niveaux, de la définition des politiques jusqu’à leur mise en œuvre », le « Livre blanc » de la Commission aurait institutionnalisé en la canonisant l'acception du terme qui est avant tout celle de la Banque Mondiale et du New Public Management et selon laquelle « la bonne gouvernance est une norme qui fonde l’efficacité des politiques publiques sur la privatisation des entreprises d’État et la décentralisation administrative98 », autrement dit, sur le désengagement de l’Etat en matière de politique publique. De fait, comme l’admet une étude de l’Institut de Recherche et débat sur la Gouvernance (IRG), depuis la réforme administrative adoptée par la Commission Prodi en vue d’accroître la transparence des institutions, « le fonctionnement interne de la Commission est régi en partie par les principes du New Public Management ». Concrètement, précise l’étude, « le NPM met l’accent 98
Carlos Milani, Démocratie Et Gouvernance Mondiale, Quelles Régulations Pour Le XXe Siècle ?, Paris, Éditions
UNESCO-Karthala, 2003, p. 280.
sur les résultats et l’efficacité de l’action publique. Il s’agit par exemple de contrôler l’activité des fonctionnaires européens afin qu’ils soient productifs. De plus, le NPM encourage la création d’agences indépendantes de notation et d’évaluation. Les recours au médiateur européen, aux experts ainsi qu’à la Cour des Comptes sont d’autres exemples de mécanismes de contrôle propres à l’action de l’UE ». Ainsi « la négociation et le compromis politiques » apparaissent‐ils constituer désormais les « maîtres mots du processus de prise de décision » au sein de l’Union Européenne. Aussi la gouvernance doit‐elle être comprise avant tout comme « l’établissement et le fonctionnement d’ « institutions », comprises non pas tant comme des « organisations », mais plutôt comme des « règles du jeu », qui définissent les différents acteurs et leurs prérogatives aussi bien dans la coopération en faveur des objectifs de la collectivité que dans la résolution des conflits susceptibles de se produire99 ». Dans cette perspective, la « bonne » gouvernance devrait se résumer au simple respect de ces « règles du jeu » communément instituées, autrement dit, à du « fair‐play » entre les parties‐prenantes, dont font désormais parti les États et, plus généralement, l'ensemble des acteurs publiques traditionnels. Cependant, à la lumière des faits, cette coopération « copruductive » de normes apparaît nettement moins « multilatérale » quant à la définition des objectifs à atteindre. « Cette catégorie politique de « bonne gouvernance », nous disent en effet P. Dardot Et C. Laval, joue un rôle central dans la diffusion de la norme de la concurrence généralisée100 ». Or, précisent‐ils, cette norme presserait « les Etats, ou d'autres instances publiques, de produire les conditions locales optimales de valorisation du capital101 ». Aussi, la régulation étatique ne viserait plus tant la cohésion sociale que la subordination de tous les niveaux de la société aux contraintes de la concurrence et de la finance mondialisées. De fait, les politiques publiques, « que l'on appelle encore « sociales » par inertie sémantique 102 », tendrait désormais à « maximiser l'utilité de la population », en accroissant « l'employabilité » et la productivité, et à diminuer son coût par des « politiques sociales d'un nouveau genre » qui consistent à affaiblir 99
Groupe de Travail n° 5, Renforcement de la contribution de l’Europe à la gouvernance mondiale, Rapport du groupe,
Pilote : R. Madelin, Rapporteurs : R.W. Ratchford et D. Juul Jorgensen, mai 2001, p. 7.
100
Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La découverte,
2010, p. 358.
101
Idem, p. 365.
102
Idem, p. 366.
les corps intermédiaires, à dégrader le droit et baisser le coût du travail, à diminuer les retraites et la qualité de la protection sociale au nom de « l'adaptation à la mondialisation103 ». D’une manière plus générale, l'analyse de la gouvernance se décline en analyse des logiques d'ingérences qu'elle sous‐tend. Ainsi, dans un article portant sur les « bons usages » du terme, Cynthia Hewitt de Alcantara, ancienne présidente de l'Institut de recherche des Nations unies pour le développement social (UNRISD), affirme qu'en parlant de «gouvernance» plutôt que de «réforme de l'Etat» ou de changement politique ou social, des organismes privés « ont pu aborder des questions délicates susceptibles d'être ainsi amalgamées sous une rubrique relativement inoffensive, et d'être libellées en termes techniques, évitant de la sorte à ces organismes d'être soupçonnés d'outrepasser leurs compétences statutaires en intervenant dans les affaires politiques d 'Etats souverains104 ». Et de fait, s'interroge la philosophe Miriam Bonnafous‐Boucher, les différents types de gouvernance ne relèvent‐ils pas in fine d’une et même chose : « la recherche de règles et de compromis dans un contexte de recomposition des souverainetés et des légitimités institutionnelles ? » Quoi qu'il en soit, conclut la politologue Marie‐Claude Smouts, « pour les spécialistes d'économie politique internationale, le concept de gouvernance est lié à ce que les grands organismes de financement en ont fait : un outil idéologique au service de l’État minimum105». Conclusions Aussi est on en droit de se demander comment penser la possibilité d'une quelconque régulation politique du secteur financier ‐régulation qui, rappelons‐le, constitue pour la Cour des comptes la dernière mission pouvant encore incomber à l’Etat‐, dès lors que les instances régulatrices traditionnelles sont elles‐mêmes soumises aux raisons et aux intérêts des organismes qu'elles sont censés réguler –soumission à laquelle conduisent en réalité les recommandations du rapport ici commenté. 103
Ibidem.
Cynthia HEWITT de ALCANTARA, Du bon usage du concept de gouvernance, Revue internationale des Sciences
sociales, n°155, mars 1998, p. 3.
105
Marie-Claude Smouts, Du bon usage de la gouvernance en relations internationales, Revue Internationale des
Sciences Sociales, n° 155, mars1998, p.87.
104
Dans les faits, un tel désengagement de l’Etat quant à ses prérogatives juridiques se traduit en effet par une perte d’auto‐direction politique des domaines désormais soumis aux normes de la gouvernance européenne, qui nous l’avons vu ne sont autres que celles qui président à la gestion des entreprises privées. Que ce soit le rapport de la Cour des comptes, la loi organique portant sur la Programmation et la Gouvernance des finances publiques ou encore le Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance européenne (TSCG), l’idéologie et les ambitions sont les mêmes : une philosophie néolibérale au service de la captation la plus large possible des institutions publiques par le secteur privé. C’est ce que dénonçait Jacques Généreux lorsqu’il il affirmait que les réformateurs ne « [voulaient] pas d’un Etat qui persiste à investir dans l’éducation, la santé, la recherche, les transports collectifs, la sécurité. » et qu’ils « [souhaitaient] que ces activités productives soient confiées à des entreprises privées, pour étendre la part de la vie sociale qui [leur était] ouverte à la libre course aux profits marchands106 », ce que les récentes évolutions en Grèce et en Espagne notamment confirment parfaitement.
Plus fondamentalement, et de manière beaucoup plus insidieuse, les logiques managériales qu’impose au politique le mode de la gouvernance d’entreprise –ce que le sociologue Jean Marc Fridlender qualifie très justement de « régime de pouvoir managérial 107»‐ sont aujourd’hui la source d’un profond malaise social, lui‐même à l’origine d’un phénomène actuel majeur, à savoir la montée des extrêmismes. Nous verrons en effet dans notre prochaine étude comment l’extension à la sphère publique des logiques de la gouvernance d’entreprise –ce management des corps et des esprits108, en procédant à la désubstantialisation politico‐symbolique des individus, favorise les replis identitaires et la recrudescence de mouvances trop hâtivement qualifiées –et par la disqualifiées‐ de populistes.
La notion de gouvernance et les logiques managériales auxquelles elle renvoie seront pour nous le prisme par lequel il nous sera possible de dépasser la bien pratique mais fallacieuse distinction que 106
Jacques GENEREUX, ibidem
Jean-Marc FRIDLENDER, in Le pouvoir managérial dans les sociétés de contrôle, Socialisation de la psyché dans
les organisations hypermodernes, [en ligne], Thèse de sociologie, Université Paris VII Diderot, 2008,
http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/63/16/14/PDF/thA_se_JM_Fridlender.pdf
108
Cf. Jules FAISANT-FRADIN, Principes, normes et enjeux de l’action publique dans la régulation du social à
l’heure de la gouvernance économique européenne – Le cas de la France, première partie : Gouvernance, régime de
pouvoir managérial et malaise social, Thèse d’éthique appliquée, Chaire Ethique et Normes de la Finance,
Université Paris I Panthéon Sorbonne.
107
font aujourd’hui les pseudos experts entre un populisme d’origine socio‐économique ‐qui serait aujourd’hui dépassé, et la soi‐disant émergence d’un « nouveau populisme » dit identitaire et qui prendrait quant à lui sa source dans l’affirmation d’une identité humaniste libérale face à la « menace » islamique, cette distinction n’ayant pour réelle motivation que la déresponsabilisation des politiques néolibérales quant à la montée des extrémismes et des revendications ethnoculturelles. 
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