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CHAPITRE IV
LA DIALECTIQUE HEGELIENNE
ET LES MATHÉMATIQUES
L'analyse hégélienne du calcul infinitésimal est contenue dans la Science
de la Logique. L'abord de ce texte présente des difficultés de plusieurs
ordres qui tiennent, ici, moins à l'absence de repères qu'à leur
surabondance, il est vrai, inadaptées pour la plus grande partie à notre
objet. Notons, tout d'abord, que la Science de la Logique a connu deux
éditions assez substantiellement remaniées, la première parue en 1812-
1816, la seconde parue en 1832-1845. La préface de celle-ci était datée de
novembre 1831, peu de temps donc avant la mort de Hegel; il y rappelle
que les livres de Platon ont été remaniés sept fois et regrette, pour sa part,
de n'avoir pas le loisir pour les «soixante-dix-sept remaniements» qui
conviendraient. Outre des remaniements divers, la seconde édition se
distingue précisément de la première par les additions — considérables
apportées aux développements consacrés au calcul différentiel. Ces
additions sont les parties les plus «techniques» de l'ouvrage (utilisation de
symboles, études précises de fonctions mathématiques, etc.…). Dans la
seconde édition, elles apparaissent comme des notes. J. T. Desanti, qui a
consacré un essai souvent cité à ces développements, écrit: «Il n est pas
indifférent de souligner que l'épistémologie hégélienne du calcul
infinitésimal est exposée dans des notes: c'est-à-dire dans un commentaire
qui selon «l'ordre des raisons», est produit après l'engendrement des
déterminations conceptuelles propres au quantum»79. Cet «ordre des
raisons» semble recevoir une confirmation de l'ordre chronologique, mais
nous pensons qu'il s'agit plutôt une affirmation plus hardie dans le
domaine mathématique ou sur le domaine mathématique.
79 J.T. Desanti, p. 24.
Marx, Hegel, et le Calcul 64
Nous pensons, même, que Hegel devait disposer de manuscrits de calcul
plus importants encore sur le calcul infinitésimal (peut-être ceux-là même
que visait Engels) et les raisons pour lesquelles seule une partie a été
publiée en deux temps restent inconnues. Il faut indiquer, enfin, parmi les
difficultés de cet ouvrage, une particularité soulignée par Hegel au début
de son livre qui tient à la nature de la logique et empêche d'en fournir une
«présentation»: «on ne peut pas dire à l'avance ce qu'elle est, mais c'est
seulement après l'avoir traitée à fond qu’on peut en prendre
connaissance»80 II faut, donc, prendre le tram philosophique en marche.
Aussi ne faut-il pas s'étonner de la multiplicité des lectures qui en sont
faites (et en français, la multiplicité des traductions allant de la conformité
à la syntaxe et au vocabulaire français à un respect absolu du texte
hégélien) d'autant que la virtuosité dialectique de l'auteur laisse plus d'une
fois le lecteur pantois. Engels, dont la familiarité avec les textes de Hegel
est certaine, ne pouvait s'empêcher de marquer son étonnement. Citons
une de ses notes: «Hegel se tire très facilement d'affaire sur cette question
de la divisibilité en disant que la matière est l'une et l'autre, divisible et
continue, et en même temps, ni l'une ni l'autre»81. Dans ces conditions, il
serait prétentieux de vouloir résumer en quelques pages «ce que Hegel a
vraiment dit sur le calcul différentiel», ce qui, d'ailleurs, conduirait en une
chaîne sans fin à remonter l'histoire de la mathématique et de la
philosophie, Hegel reprenant Kant reprenant Spinoza.
Néanmoins, nous allons tenter de relever quelques éléments permettant un
parallèle entre la position hégélienne et les travaux mathématiques de
Marx. Dans cette entreprise, nous utiliserons largement les appareils
critiques des éditions de Hegel et les commentaires de Desanti,
Fleischman, Kolman, Janovskaja et Smith.
Nos références ne sont sans doute pas exhaustives, mais il est remarquable
que si ces textes présentent des points de vue — voire des lectures —;
sensiblement différents, ils partagent tous une même approche
méthodologique dans laquelle le développement des mathématiques —
conçu comme linéaire (et/ou sédimentaire) — serait décisif pour juger
Hegel.
On mesure au passage l'abaissement relatif de la philosophie quand on
compare l'assurance de Hegel traitant de haut la mathématique et les
systèmes de défense révérenciels de ces auteurs. Eugène Fleischmann
(1968), comme nous l'avons vu, est le plus radical en la matière:
«l'analyse du calcul infinitésimal aboutit à des conclusions que nous
croyons - si l'on ose dire ainsi - entièrement a-mathématiques, en sorte
80 Hegel, S.L. p. 27.
81 Engels, 1968. p. 249. Engels ajoute: «Ceci n'est pas une réponse, mais est
presque prouvé maintenant».
La dialectique hégélienne et les mathématiques 65
qu'il est d'autant plus facile de renoncer à leur formulation mathématique
exacte».Dans la traduction de la 1ère édition la «note sur le concept de
l'infini mathématique» est assortie du commentaire suivant: «Ce très long
développement qui recevra encore des adjonctions dans la seconde
édition, constitue l'un des passages les plus curieux de l'ouvrage. Hegel y
tente a propos des formules mathématiques, une exégèse qui ne peut
qu'irriter le spécialiste (...)». Si J. T. Desanti a souvent la main un peu
lourde du maître d'école faisant la leçon (de mathématique) â Hegel, il a,
plus que les autres auteurs mentionnés, le sens de ce que le discours du
philosophe peut avoir de validité, y compris dans le champ mathématique
; pourtant dans une paraphrase du texte de Hegel, il introduit une
correction (ou un lapsus?) très significatif: Hegel, pour rabaisser les
prétentions mathématiques, écrit, au sujet de «la méthode du calcul
différentiel qu'il résume dans la formule dxn = nxn-1dx: «on peut se
familiariser avec la théorie en peu de temps, en une demi-heure peut-
être»: cette demi-heure devient «quelques heures» chez Desanti!82
Mais surtout, nous sommes beaucoup plus réservés sur la clôture
«définitive» du discours mathématique sur l'infini (et partant sur le calcul
différentiel): «l'étape finale du calcul infinitésimal classique, celle qui est
représentée par les grands traités d'analyse de la fin du XIXe siècle» n'a
sans doute pas prononcé «le» dernier mot83. Il convient, tout d'abord, de
replacer les développements de Hegel sur le calcul différentiel dans la
problématique hégélienne de l'opposition fini/infini et de son
développement.
A — Le Fini et l'Infini chez Hegel
La science de la logique.
Comme nous l'avons déjà souligné, il est difficile de présenter
succinctement la Logique de Hegel en raison de son contenu même.
Hegel, en effet, y entreprend une révision critique de toute la philosophie
occidentale et plus généralement de toute philosophie basée sur une
scission entre un objet (de la connaissance) et un sujet (qui connaît ou
cherche â connaître). Ce rejet de la scission objet/sujet a pour
conséquence qu'il n'y a pas lieu de «présenter un objet ou un contenu à
82 Cf. pour Fleischmann 1968. p. 103: pour les traductions de Hegel (le édition,
note de la page 236 ; pour Desanti, p. 54 ; (on pourra comparer avec le texte de
Hegel SL p 304 ou WL p. 322).
83 C'est Bourbaki, p. 249, qui parle «d'étape finale», et Desanti, p. 55, qui écrit au
sujet de Hegel: «Lagrange lui parait l'homme qui a prononcé le dernier mot»,
comme nous le verrons, cela n est pas correct en ce qui concerne Hegel.
Marx, Hegel, et le Calcul 66
connaître»; «l'objet de la philosophie n'est pas un objet immédiat»84: C'est
précisément à la logique qu'il revient d'être la science de la pensée en
général, c'est-à-dire d'éclairer les conditions formelles de la connaissance
véritable en faisant abstraction de tout contenu de départ.
La théorie de l'être
La Logique est organisée autour d'une grande triade: l'être, l'essence et le
concept85. Le plan de l'«être» est l'immédiateté, la volonté de saisir l'objet
directement, sans faire intervenir la structure subjective à travers lequel il
est nécessairement conçu. Le plan de l'essence, (la scission objet/sujet),
conduit à reconnaître l'objet de r«extérieur», c'est-à-dire que l'objet
apparaît comme un «phénomène». Ainsi ce qui apparaît au début n’est pas
tenu pour essentiel, et l’«essence» sera ce qui est vu par l'esprit et qui
n'apparaît pas au début. Le «concept» couronne cette triade en accrochant
objet et sujet. Puisque le plan de la pensée sur un objet doit être dépassé,
puisque l'objet en soi se dissout en un processus de réflexion, la réflexion
prend la place de l'objet et, comme elle est, elle-même, pensée, sujet et
objet s'identifient de sorte que la pensée se découvre soi-même comme
son véritable objet. Dans cette progression, Hegel croît pouvoir s'appuyer
sur l'histoire de la philosophie occidentale, chaque moment de la triade
renvoyant à une étape historique, le plan de l'être à l'Antiquité et au
Moyen Age, celui de l'essence au XVIIe (Descartes, Leibniz), le dernier,
celui du concept, à Kant et à Fichte pour culminer dans la logique de
Hegel précisément.
Pour être fidèle à Hegel, il nous faudrait suivre ces trois moments et
parcourir, ainsi, jusqu'à son terme, «le chemin du doute et du désespoir»86,
pour accéder au «concept». Plus modestement, nous nous contenterons de
repérer comment Hegel introduit ses réflexions sur le calcul infinitésimal
mais cela nous obligera à présenter au moins les grandes articulations de
la première partie (Livre I) de la Science de la Logique consacré à l'être.
Ce bout de chemin lui-même n'est pas particulièrement aisé,
84 Hegel. EL §1.
85 Cette présentation de la «grande made» est librement extraite du chapitre II de
Fleischmann 1968. Nous ne voudrions pas, cependant, abriter notre résumé hardi
de l'autorité de cet auteur dont nous ne partageons pas le jugement sur Hegel et
les mathématiques et qui ne peut donc être tenu pour responsable de notre
interprétation de Hegel; c’est pourquoi nous ne marquons pas plus précisément
nos emprunts, si bien volontiers nous reconnaissons leur importance et l'aide que
la lecture de Fleischmann nous a apportée. Pour ce qui est du dernier terme de la
triade, «compréhension» qui désigne plus spontanément un processus et contient
l'idée d'arrimage (appréhender) rend mieux, a notre avis, le terme allemand de
Begriff (greifen = savoir, prendre, appréhender) que le terme de concept.
86 L'expression est de Hegel dans !a préface à la Phénoménologie de l'Esprit,
nous ne croyons pas la reprendre a mauvais escient, ici.
La dialectique hégélienne et les mathématiques 67
heureusement nous y ferons, croyons-nous, des découvertes suffisamment
importantes pour justifier notre détour.
Mais avant de s'engager dans cette voie, il nous faut nous arrêter aux
quelques notations introductives que fournit Hegel sur son projet de
logique. En effet, il y apparaît une similitude certaine avec l'ambition de la
mathématique et plus précisément de la logique formelle. C'est ce que
Hegel indique lui-même dans l'introduction de la Science de la Logique:
«Jusqu'à présent, la philosophie n'a pas encore trouve sa méthode, elle
regardait avec envie l'édifice systématique de la mathématique et lui
empruntait sa méthode»87: C'est précisément pour éviter ce recours qu'il
va construire sa logique, donc, présenter une méthode concurrente. Hegel,
d'ailleurs, rejette vigoureusement le recours à la méthode des
mathématiques et en particulier les «égarements» de Leibniz qui était allé,
effectivement, jusqu'à confondre le penser et le calculer. Pour ce faire,
Hegel renvoie tout d'abord à ce qu'il dit de la méthode mathématique dans
la Phénoménologie de l'Esprit, et revient encore à plusieurs reprises sur ce
sujet dans la Logique. Fondamentalement, Hegel soutient que la
mathématique s'en tient au premier des trois plans qu'il a distingué: il y a
une extériorité entre l'objet de la mathématique et la réflexion qui est un
avatar de la scission sujet/objet. Ne parvenant pas ainsi à s'élever jusqu'au
«concept», la mathématique reste «subordonnée» (ou inférieure). Sans
s'engager dans cette discussion, relevons immédiatement que l'état du
calcul infinitésimal avant Lagrange et en particulier la version
newtonienne avec son appel à l'intuition justifiait plutôt la façon de
caractériser les mathématiques propre à Hegel. Aujourd'hui les tentatives
de reconstruction des mathématiques laissent la question plus ouverte -—
ainsi nous trouvons assez discutable l'argument avancé par Biard et alii:
«(dans les mathématiques), le penser apparaissant comme simplement
formel, il ne peut que présupposer un contenu destiné à le remplir»88.
Mais il convient à présent, de nous rapprocher plus précisément du
traitement hégélien de l'infini dans la Logique de l’Être.
L'infinité qualitative
La Logique de l’Être s'organise autour de trois déterminations: la qualité,
la quantité, la qualité quantitativement définie: la mesure. C'est dans le
chapitre sur la quantité que se situent les notes sur le calcul infinitésimal.
Mais il faut noter que Hegel insiste sur l'antériorité de la qualité par
rapport à la quantité. En effet, Hegel prend, comme point de départ, l'être
pur, c'est-à-dire l'être le plus simple qu'on puisse penser, une «intuition
vide ou une pensée vide» et il montre comment la qualité (la déterminité)
est indissociable de ce point de départ, catégorie sans laquelle celui-ci se
87 SL p. 39 WL t. l, p. 48.
88 Biard et alii. p. 11.
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