MUTISME(S) C. Denis (1), J. Jacquart (2), W. Pitchot (3) Résumé : Le mutisme est un symptôme amené en consultation par le biais de l’absence ou du retard de langage et/ou par des troubles de relation (isolement, retrait, crises à la séparation) mobilisant l’entourage. Le diagnostic différentiel est complexe et le mutisme peut être symptomatique d’organisations psychopathologiques diverses de la personnalité. Après une revue de la littérature, nous décrirons trois cas cliniques avec une réflexion sur l’abord délicat de ce trouble, les structures psychopathologiques sous-jacentes, le pronostic et les modalités thérapeutiques. Mots-clés : Mutisme sélectif - Enfant - Diagnostic - Revue de littérature - Cas cliniques - Traitement I n t ro d u c t i o n Le mutisme est un symptôme rare amené en consultation par l’absence ou le retard de langage. Il peut aller de la mutité totale de l’enfant à des formes d’expression déficitaires. Ainsi, quand l’enfant sort de son mutisme, divers troubles du langage peuvent apparaître (articulation, syntaxe, trouble du débit verbal…). Parfois, le mutisme se révèle dans les consultations où l’aspect psychique est souligné à travers les troubles de communication et de contact, le retrait, l’isolement, une difficulté d’adaptation à l’école. Dans le cas particulier du mutisme sélectif, l’enfant ne parle que dans certains lieux, comme la maison, alors qu’à l’école on n’a jamais entendu le son de sa voix. Dans le DSM IV (1), la description du mutisme sélectif est avant tout symptomatique. Il est repris dans la catégorie F 94.0 : «autres troubles de la 1ère enfance ou de l’adolescence» et exclut les sujets atteints de troubles envahissants du développement ou présentant d’autres troubles psychotiques ainsi que des perturbations de la parole et du langage. Dans la pratique cependant, les diagnostics différentiels sont particulièrement complexes, car un mutisme peut être associé à un trouble envahissant du développement ou à d’autres pathologies psychiatriques. Autrement dit, le mutisme peut faire partie intégrante d’un syn- (1) Pédopsychiatre, Médecin Directeur, Centre de Réadaptation de l’Enfant, Liège. (2) Pédopsychiatre, Médecin Directeur, Service de Santé mentale Psycho-J, Liège. (3) Psychiatre, Service de Psychiatrie et Psychologie médicale, Comité d’Ethique Hospitalo-Facultaire Universitaire, CHU de Liège. 638 Mutism Summary : Mutism is a symptom we see in consultation for an absence or lack of langage acquisition and/or for relationship problems (isolation, withdrawal, crisis when breaking up) alerting the family. The differential diagnosis is complex and mutism can be symptomatic of several personality psychopathological structures. After a literature review, we shall describe three clinical cases and discuss the difficult approach to this symptom, its psychopathological features, as well as its pronostic and therapeutic aspects.” Keywords : Selective mutism - Child - Diagnosis - Review Clinical cases - Treatment drome (et être une conséquence de celui-ci) ou être un symptôme plus isolé. Le pronostic est très différent en fonction des diverses situations. Dans cet article, après une revue de la littérature, nous donnerons quelques vignettes cliniques. Nous nous proposons de discuter l’abord complexe de ce trouble, de tenter de relier ce symptôme aux structures psychopathologiques sous-jacentes, de réfléchir au pronostic et aux modalités thérapeutiques et enfin, de partager le vécu du thérapeute aux prises avec de telles histoires. Revue d e l a l i t t é r at u r e Le mutisme sélectif est une affection rare. Selon les études, les chiffres concernant sa prévalence sont controversés. Le mutisme apparaît généralement pendant la petite enfance (avant l’âge scolaire), se retrouve dans toutes les couches sociales, mais est plus fréquent chez les filles. Il semble que cette affection soit relativement sous-diagnostiquée. En effet, c’est parfois le milieu de vie, comme la crèche ou l’école, qui détecte le problème. Souvent, on constate un temps de latence (de quelques mois à plusieurs années) entre l’installation du trouble et les premières consultations. De plus, les plaintes à l’avant-plan ne portent pas toujours sur le mutisme (2). C’est en 1877 que le mutisme sélectif est décrit pour la première fois par Kussmaul (3) qui le dénomme «aphasia voluntaria». En 1927, Morgenstern préfère le terme «mutisme psychogène» (4) qui associe le mutisme à l’expression d’une opposition et d’une provocation. Rev Med Liège 2013; 68 : 12 : 638-643 Mutisme(s) En 1934, la dénomination «mutisme électif» est proposée pour la première fois par Tramer (5). Il décrit un syndrome progressif dans lequel l’enfant ne parle pas en dehors de son entourage familial. En 1958, Despert souligne que le mutisme électif peut être un des signes précoces de la psychose chez les enfants (6). Dans les années 50, certains auteurs décrivent, chez les enfants souffrant de ce trouble, la présence d’une psychopathologie familiale importante (7). Selon Lebovici et al. (8), chez l’enfant mutique, que la provocation soit consciente ou pas, volontaire ou non, elle n’en dénote pas moins une perturbation grave du principe de la réalité. Il insiste sur la nécessité de prendre ces enfants en charge pendant de longues années, la disparition du mutisme n’étant qu’une étape et pas nécessairement de bon pronostic. Dans les années 80, d’autres auteurs citent une certaine immaturité du développement et plus particulièrement du langage chez les enfants mutiques. Ils soulignent aussi une grande résistance au traitement (9, 10). En 1992, une revue de la littérature est entreprise par Kaplan Tancer pour mieux spécifier les critères du DSM IV (11). Elle souligne que le diagnostic de mutisme électif concerne un groupe d’enfants ayant des psychopathologies très variées. Elle conseille d’introduire un critère concernant la durée minimum des symptômes. Le mutisme «électif» devient le mutisme «sélectif» pour mieux accentuer son aspect involontaire. Dans les années 90, le nombre de publications sur le mutisme augmente dans les revues anglophones. Il est de plus en plus admis aux Etats-Unis que le mutisme sélectif est l’équivalent, dans l’enfance, de la phobie sociale de l’âge adulte. Les aspects psychodynamiques laissent place à des hypothèses biologiques et génétiques telles que le tempérament, l’inhibition, la timidité et l’anxiété. Une approche pluridisciplinaire incluant les enseignants et la famille est conseillée (12, 13). Des interventions psychothérapeutiques et/ou pharmacothérapeutiques sont recommandées (14, 15) notamment, dans certains cas, les antidépresseurs inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (16). En 2000, une étude (17) précise que le mutisme sélectif est presque aussi souvent associé à un retard de développement qu’à un trouble anxieux et que le mutisme peut cacher des troubles variés. Ceci justifie la prudence Rev Med Liège 2013; 68 : 12 : 638-643 concernant l’inclusion du mutisme sélectif dans les troubles anxieux. En 2007, Gellman-Garçon (18) conclut également dans le même sens. Pour elle, le mutisme peut être symptomatique d’organisations très diverses de la personnalité. Les hypothèses psychopathologiques associées sont multiples, tels un trouble de la relation mère/enfant, une anxiété de séparation, l’immigration, un traumatisme psychologique, la notion de secret familial, la phobie sociale... Selon l’auteur, la prise en charge globale (enfant, famille, enseignants) doit associer thérapie individuelle, familiale et traitement pharmacologique. Quant au symptôme lui-même, sa levée ne doit pas être considérée comme le seul but du traitement. Le trouble perdure souvent longtemps, et s’accompagne fréquemment d’autres dysfonctionnements dans le cursus scolaire et dans le développement de l’enfant. Premier Tableau cas : Emilia de départ Emilia nous est amenée par sa mère à la fin du cycle primaire. Elle n’a jamais parlé à l’école mais parlerait normalement à la maison. La mère s’affole, car l’entrée du secondaire approche et elle craint qu’Emilia, avec ses troubles, ne s’adapte pas et que son symptôme entraîne un rejet, des échecs, voire une exclusion de l’école. Emilia, droite, les yeux baissés assiste à l’entretien et ne bronche pas. Elle nous lance parfois de longs regards tristes et muets. Diagnostic Mutisme sélectif, trouble de personnalité Contexte familial Les parents sont séparés depuis environ 10 ans. C’est la maman qui a la garde principale des enfants. Elle envahit le champ de la consultation par son histoire personnelle dramatique : elle a souffert dans son enfance de la toxicomanie de sa mère (toxicomanie médicamenteuse s’étant terminée par un suicide). Actuellement, ayant entrepris une thérapie de longue date, elle est également très déprimée. Nous apprendrons par la suite qu’elle est elle-même aux prises avec des dépendances (cannabis – alcool). La mère décrit une relation à la fois fusionnelle et rejetante avec Emilia dans la première enfance : «je hurlais dessus pour qu’elle parle». S’expriment dans son récit une culpabilité et 639 C. Denis et coll. la peur d’enfermer ses enfants dans un univers de maladie, comme elle-même l’a été en son temps. Une première démarche thérapeutique dans un Service de Santé Mentale a été interrompue, la mère ayant «pris la place» d’Emilia. Devant la demande pressante et l’angoisse maternelles contrastant avec l’attitude effacée de la jeune fille, nous décidons de voir Emilia seule. Les parents seront reçus en alternance. Nous condensons en un portrait l’évolution de ± 3 ans de suivi. Travail thérapeutique individuel avec Emilia En entretien individuel, Emilia est là : une demande muette, de grands yeux tristes, éteints, qui nous observent. Son comportement nous alerte, elle nous inquiète : elle monte et démonte un bic avec lequel elle joue longtemps entre ses doigts; elle colorie de toutes les couleurs les carreaux d’une feuille quadrillée. Que dire, que faire ? Nous nous lançons à parler de ce que nous ressentons : de la tristesse liée à la maman qui ne va pas bien du tout, de l’angoisse de sa maman à son égard et du poids de cette angoisse quand on a 13 ans, de l’envie de vivre… Nous nous sentons entendus : à ce moment, le corps d’Emilia se redresse; elle lève un sourcil, un bref sourire (étonné, interrogatif ?). De minuscules bricolages apparaissent, qu’elle fabrique avec des gestes précis et une patience infinie : petites fleurs en papier colorées, puis collées au mur, comme des crocus issus de terre. Il faut sortir de là, comprendre. Nous demandons à Emilia «l’autorisation» de voir ses parents. Le Nous retraduisons à Emilia le choix de sa maman. Nous parlons de l’état dans lequel celle-ci se sent (dépression - solitude). Emilia soupire et, dans un haussement d’épaules exprime une sorte de fatalisme : l’enfant sent le poids de la maladie maternelle, en souffre, la subit, l’accepte, pensons-nous. Elle paraît soulagée de cette décision. Le père quant à lui, resté proche des enfants et gardant des intérêts personnels (travail, hobbies…) sera un relais qui permettra à Emilia de sortir peu à peu du mutisme. Travail avec le réseau (école) Une fois installée à temps plein chez le père, Emilia va réinvestir, avec son aide, les apprentissages. Son intelligence intacte, et ses capacités en mathématiques notamment, lui permettent des performances scolaires correctes. L’école, que nous rencontrons, la soutient. Peu à peu, une levée du mutisme s’opère en séance, par l’écrit d’abord : elle nous relate les faits et gestes de son quotidien qu’elle partage enfin peu à peu (rencontres, intérêts…). Elle commence aussi à dialoguer sur Internet avec des amies. Il faut noter qu’elle ne communique rien que du concret, peu d’affect. L’intelligence semble opérer, indépendamment du registre émotionnel. Le travail thérapeutique s’interrompt alors, à la demande d’Emilia qui dit se sentir beaucoup mieux. Elle a beaucoup changé, est souriante, détendue, épanouie, et a un copain. Par la suite, nous apprendrons par le père qu’Emilia a accepté de témoigner avec lui de leur histoire (émission-télé) et a parlé dans ce cadre. Deuxième cas : N at h a n travail avec les parents La mère se culpabilise, dit sa hantise d’enfermer sa fille dans le malheur où elle-même s’est sentie prise enfant. Sa toxicomanie l’isole et l’enferme de plus en plus (précarité sociale, affective, financière…). Ses enfants en souffrent. Le frère aîné se révolte et manifeste des troubles de comportement à la maison. Dans la petite enfance, la mère hurlait face à Emilia et son silence, l’enjoignant à parler. Maintenant, elle se sent impuissante, débordée, a peur de refaire du tort à ses enfants. Finalement, sur notre suggestion, elle accepte de solliciter le père et de lui demander d’assurer la garde principale des enfants à la place d’une garde alternée. 640 Tableau de départ Dès la petite enfance, et durant les premières années du traitement, Nathan présente un tableau de retrait, mutisme, absence de langage, tant à l’école qu’à la maison. Diagnostic Au début de la prise en charge, Nathan a 4 ans et demi. Le diagnostic différentiel de ce mutisme se pose entre dysphasie et troubles envahissants du développement. Contexte familial Notons la séparation du couple des parents avec éloignement affectif du père dans un cerRev Med Liège 2013; 68 : 12 : 638-643 Mutisme(s) tain isolement par rapport aux enfants, l’existence d’une sœur aînée, la dominance concrète d’une éducation maternelle avec des traits de forcing éducatif. Traitements Dès l’abord, la maman refuse d’orienter l’enfant vers un Centre de jour et choisit des traitements pluridisciplinaires en Centre de Réadaptation Fonctionnelle, en privilégiant un abord technique. Par ailleurs, au niveau pédagogique, Nathan est orienté, en début de primaire, vers un enseignement spécialisé pour dysphasiques. Pendant les premières années de traitement, Nathan ne parle pas. La famille insiste, surtout la maman, pour les rééducations mais les rééducateurs se découragent devant le peu d’évolution du langage. Pourtant, l’enfant s’ouvre quand même sur le plan relationnel. Il commence à parler vers 7 ans. Relatons ici une séance où il dira pratiquement son 1er mot : ce jour-là, la thérapeute, découragée et fatiguée par les nombreux forçages inutiles, imposés à l’enfant et qui lui paraissaient toxiques, sentant aussi sa résistance à toujours répéter tous ces mots, lui dit soudain: «et scrogneugneu, tu sais dire ?». Quelle ne fut pas sa surprise de l’entendre, souriant, «sortir» un grand «scrogneugneu», tout fier et ravi, comme la première liberté qu’il s’accordait avec son premier mot ! En thérapie, Nathan pendant de nombreux mois, coupait sans cesse les bras d’un monstre en plasticine qu’il réparait ensuite (recollant les bras), sorte d’amputation permanente témoignant, à notre avis, de la problématique d’individuation dans laquelle il était pris. Nathan arrêtera les traitements en fin de primaire, poursuivant ailleurs des consultations familiales chez un collègue. Nathan n’aimant guère sortir de la maison, c’est à force d’insistance et de fermeté que la maman ouvrira quand même la socialisation vers certains lieux (ex. : activités de cirque, ski avec l’école…). Devenu un préadolescent plus communicatif, il gardera néanmoins un langage entravé dans ses capacités d’expression, comme ses capacités d’investir au-delà du cadre maternel. Rev Med Liège 2013; 68 : 12 : 638-643 T ro i s i è m e Tableau cas : T h i bau lt de départ Thibault présente un mutisme sélectif. Il parle à la maison, mais pas à l’école. Il est en 2ème année après un redoublement de la 1ère. L’angoisse et le retrait sont majeurs en début de traitement. Thibault «longe» les murs, ose à peine bouger ou respirer. Il ne prend aucune initiative, ni de jeu, ni de relation. Il est figé, cligne des yeux quand il a peur; il n’ose pas demander à aller aux toilettes, d’où un accident d’énurésie. Ses performances scolaires montrent d’autres difficultés : dysorthographie, dyslexie, dyscalculie et donc, il suit difficilement à l’école. Contexte familial On constate entre les parents une grande discordance sur la manière de concevoir et d’aborder le trouble, ce qui engendre des tensions importantes. Le père dénie les difficultés scolaires. Diagnostic Le mutisme sélectif semble ici faire partie d’un tableau de troubles envahissants du développement. Troubles relationnels et retards cognitifs. Traitements En thérapie psychomotrice, Thibault va peu à peu oser investir l’espace relationnel. Les jeux symboliques restent fort pauvres et répétitifs, mettant en scène de nombreux accidents. Plus tard, il investit l’écriture. Néanmoins, les textes qu’il écrit ne reprennent que des éléments concrets de sa vie où l’affect est très peu présent. Les mots sont accrochés les uns aux autres sans césure, comme agglutinés; les sons sont reproduits phonétiquement. Thibault présente aussi des activités stéréotypées, comme des opérations et calculs alignés et répétés indéfiniment. Discussion Pourquoi ce titre «Mutisme(s)» ? Vis-à-vis d’un symptôme qui fait l’objet de bon nombre de consultations en pédopsychiatrie, il nous est apparu intéressant de tenter de clarifier différentes sortes de mutismes. En effet, le mutisme est parfois le signe d’appel de troubles psychiques graves chez l’enfant, où l’on va retrouver, selon les classifications utilisées : 641 C. Denis et coll. - les troubles envahissants du développement (selon le DSM IV); - les troubles de personnalité «prépsychotiques» ou troubles limites de la personnalité (selon les classifications françaises) etc; - le mutisme sélectif. L’interférence de ce symptôme avec les troubles du langage et, notamment, avec les dysphasies est à considérer également. Il est important de prendre en compte l’anamnèse, d’évaluer les éléments neurologiques et médicaux, notamment les pathologies de la sphère ORL. Il faut considérer de façon spécifique les cas de mutisme dans les situations d’immigration où l’on rencontre fréquemment des pathologies psychiques graves. L’immigration a un impact sur plusieurs facteurs de développement par le biais langagier, culturel, et, souvent, par une histoire traumatique qui laisse des traces. Quant au mutisme sélectif, les études américaines et anglo-saxonnes récentes le relient à une phobie anxieuse. Pour notre part, dans les cas cliniques que nous avons relatés, nous avons observé, chaque fois, en plus du trouble mutique et/ou de langage, des troubles psychiques d’individuation et des troubles de la pensée. Rappelons la phrase clé de Lacan : «L’inconscient est structuré comme un langage». Aussi n’est-on pas étonné de trouver, associée aux troubles graves du langage, une perturbation du rapport de l’enfant à l’autre et à l’environnement sous forme de retraits des investissements, de la communication, du contact ainsi que des troubles de la pensée et des organisations psychiques très archaïques. Le contrôle (conscient ou inconscient) qu’exercent ces enfants sur le langage («motus et bouche cousue») n’a parfois d’équivalent que le contrôle dans lequel eux-mêmes semblent pris et où le langage est comme mort, incapable de médiatiser les pulsions. Le silence serait alors une première défense marquant un début de différenciation et une lutte contre l’empiètement. Le silence qu’opposent ces enfants oblige à s’adapter à eux, à les deviner et à leur répondre alors qu’ils n’ont rien dit. Davantage que dans d’autres troubles, on a le sentiment que ce silence couvre un secret, qui, une fois levé, donnerait libre cours à la parole. Dans le cas d’ Emilia, on peut penser que la levée du «secret» de la dépression maternelle, l’acceptation de la mère de ne pas faire peser cela sur les enfants 642 ont libéré Emilia d’un grand poids. La dépression parentale diffusant sur l’enfant peut entretenir une situation de non-séparation dont le mutisme est l’expression. Le travail avec certains enfants mutiques peut réveiller de l’insécurité chez le thérapeute, qui avance un peu à l’aveugle et qui peut craindre ou l’immobilisme, ou d’être trop intrusif. Le travail est difficile car le silence renvoie à une sorte de sidération des forces pulsionnelles et vitales. Ce sentiment se double de l’inquiétude d’intervenir avec justesse, dans cette relation où l’on n’a pas de réponse à ses interventions. Dans le non-verbal, le corps parle. Emilia nous parlait avec son corps voûté, ses vêtements sans forme, d’une autre époque, son regard triste, en demande : elle nous parlait de pauvreté, d’un monde rétréci, fermé et à travers ses bricolages minutieux, nous disait quelque chose du rapport à un temps emprisonné, infini… et de la tristesse et du désir d’un autre avenir. Aussi (et, c’est ce que nous avons développé) l’approche de ces troubles nécessite un long travail, d’abord émotionnel et relationnel, où la communication passe par divers canaux, sans que le thérapeute renonce à sa parole personnelle. Le lien se noue, selon notre expérience, quand le thérapeute ose faire le pari, à partir de son contre-transfert, de dire ce qu’il imagine et ressent - en mots, en images et, si l’enfant prend peu à peu le risque de s’exprimer, par des médias divers, tels des écrits, des productions ludiques et artistiques, ceux-ci ouvrent une voie vers la communication. Aussi, le travail thérapeutique est-il long et fastidieux : pour le thérapeute, longtemps renvoyé à la résistance du silence et, pour l’enfant, qui doit peu à peu réapprivoiser l’espace et la relation : seuls, un temps et un mode de communication nouveaux permettent son évolution. Lorsque les enfants atteints de mutisme entrent dans un début de communication, on est parfois face à des éléments ou récits formels, sortes de «rébus» dénués de sens, comme des «schèmes opératoires» non investis d’émotion (20) (ex : Emilia qui coloriait des carreaux de couleur, Thibault qui s’exprimait dans des récits factuels). On constate donc qu’il y a une atteinte psychique dans la capacité de reliance à leur propre mode interne et émotionnel, parallèlement à l’atteinte du langage. Le langage nécessite un espace transitionnel d’échange et de liberté où la rencontre Rev Med Liège 2013; 68 : 12 : 638-643 Mutisme(s) avec l’autre reste un jeu (cf, le premier mot de Nathan : scrogneugneu). Sinon, c’est «lettre morte» (mutisme), ou d’autres formes de «faux langage». A partir des cas cliniques exposés, nous rejoignons les conclusions développées par Eve Gellman-Garçon; pour nous, comme pour les auteurs français en général, le mutisme sélectif n’est pas pathognomonique d’une structure psychopathologique précise. Il peut s’inscrire dans des tableaux cliniques très divers, parmi lesquels on relève surtout l’anxiété sociale ou des troubles de personnalité, y compris du registre psychotique ou pré-psychotique. Le courant actuel anglo-saxon nous semble réducteur. De plus, les hypothèses psychopathologiques retrouvées à l’origine du trouble sont nombreuses, telles un trouble précoce de la relation mère-enfant, une anxiété de séparation, l’immigration, un traumatisme psychologique, la notion de secret familial … Le mutisme s’installe le plus souvent dans une dynamique familiale particulière, où la dimension ludique et parfois symbolique du langage est absente. Concernant la prise en charge du mutisme sélectif, et des mutismes en général, il est dès lors important d’évaluer le trouble à plusieurs niveaux, notamment au niveau de l’organisation psychopathologique sous-jacente, du fonctionnement intellectuel, social, des retards de développement ou de langage associés. Ensuite, il convient d’aborder le traitement de façon pluridisciplinaire en associant : - une thérapie (analytique ou comportementale); - un travail avec la famille; - une intervention dans le milieu scolaire, et de réévaluer le diagnostic en fonction de l’évolution des prises en charge. La levée du mutisme n’est pas, de loin, le seul élément indicatif d’une guérison, et le symptôme doit être associé à une compréhension et à une approche globales. Il est souvent sous-tendu par des structures psychopathologiques diverses au pronostic parfois préoccupant, parfois heureusement plus positif. Bibliographie 1. American Psychiatric Association.— DSM-IV-TR, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. Masson, paris, 2002. 2. Diatkine R, Lebovici S, Soulé M.— Nouveau traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent. 4 tomes Paris, PUF, 1995. 3. Kussmaul A.— Die stoerungen der sprache. Liepzig. F. C. W. Vogel, 1877. Rev Med Liège 2013; 68 : 12 : 638-643 4. 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