Nikephoros » par Bryaxis

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« Nikephoros » par Bryaxis
Chapitre 1 : Note de l'auteur
Je souhaiterais dédier cet ouvrage à une grande dame, une femme brillante qui m'accompagne sans le savoir
depuis maintenant près de dix ans. Cette femme, c'est MmeJacqueline de Romilly, dont les écrits remarquables
sur l'Antiquité me furent utiles durant mes études et dont les ouvrages plus récents, réflexions sur notre société
ou sur la présence du savoir et de la culture dans notre vie quotidienne, sont le produit d'une dame à qui l'âge a
apporté une grande sagesse qu'elle partage généreusement et que je recueille avec gratitude.
Je l'ai découverte par le biais d'une biographie d'Alcibiade, sensible et sensée, puis par ses écrits sur la
démocratie Athénienne et sur la notre. Récemment j'achevais son opuscule consacré au trésor des savoirs
oubliés, réflexion sur la place de la mémoire dans la conduite de l'individu, sur les valeurs que la littérature
inscrit dans cette mémoire et sur l'importance qu'il y a à assurer un enseignement de qualité qui ait pour
objectif premier non d'enseigner des connaissances mais bien de former des citoyens.
Elle pour qui la sérénité du sage est une vertu cardinale a certainement atteint cette vertu, et c'est en pensant à
ses enseignements que j'ai rédigé le présent roman. En plaçant mes personnages dans un monde qu'elle connait
bien, celui de la première moitié du quatrième siècle, je souhaites rendre au lecteur la conscience de ces choses
apprises ( du moins je l'espère ) en secondaire sur la société grecque, et lui en faire découvrir de nouvelles.
Mais je souhaite aussi, par le caractère des personnages, parler de valeurs qui me semblent importantes,
rappeler que l'homme doit choisir comment se conduire et lui proposer des pistes, des modèles de vie qui me
semblent bons et selon lesquels je m'efforce moi-même de vivre, avec plus ou moins de succès.
Des valeurs comme le courage, le sens du bien commun, le goût de la découverte ou encore l'amour de la
culture sont celles que je souhaite illustrer dans ce roman. Des valeurs que ne renierais pas, je pense, Mmede
Romilly.
Aujourd'hui, à passé 95 ans, cette membre émérite de l'Académie Française continue l'œuvre d'éducation et de
partage qu'elle a entamé il y a bien des années de cela. Avec ce roman je souhaite l'accompagner dans cette
tâche et y apporter une bien modeste contribution. [/p]
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« Nikephoros » par Bryaxis
Chapitre 2 : Némée
Immobiles, ils contemplaient la plaine devant eux. Cette étendue herbeuse, à peine mille pas, qui les séparait
de leur destinée. mille pas, quelques instants, à peine le temps d'une prière. Une prière aux dieux immortels, à
peine plus utile que les années d'entrainements passées avec les camarades de l'enomotia, avec les amis de
pentekostis, avec les frères de la lochos, avec les concitoyens de la polis.
La polis. Sparte. La ville la plus glorieuse de toute la Grèce, celle dont le passé sans tâches est fait de
triomphes sur ses adversaires. Sur les barbares, comme à Platée où lors des campagnes qui suivirent la longue
guerre contre Athènes. Sur les Hellènes eux-même, leurs frères de sang: que ce soit sur les Mésseniens,
devenus ces serfs que l'on appelle hilote et qui assurent aux guerriers leur subsistance, ou sur les Athéniens, les
maîtres des mers vaincus au terme de plusieurs décennies de combats acharnés qui conduisirent la cité au bord
de la ruine avant que l'or barbare justement ne permette la victoire finale d'Aegos Potamos.
Mais aujourd'hui l'hégémonie de Sparte est menacée. Athènes, l'ennemie de toujours, et Corinthe, l'alliée aux
ambitions trop grandes, et Argos la voisine trop puissante, se sont révoltées. Thèbes la lointaine, autrefois
alliée de Sparte grâce à la haine qu'elle portait aux Athéniens, est aujourd'hui devenue hostile.
Ce sont quelques 18 000 hoplites et autant de peltastes qui se pressent en huit rangs sur un long front, l'aile
droite dominée par les 6000 lourds boucliers de bronze frappés du lambda de Lacédémone, ce symbole qui fait
trembler la Grèce depuis des décennies. Face à eux ce sont 24 000 hopplites coalisés appuyés par autant
d'infanterie légère et 1500 cavaliers qui s'apprêtent à attaquer l'armée venu du fond du Péloponnèse.
Chilon est fier d'appartenir à l'armée spartiate. 23 ans et déjà il était dans sa seconde campagne après celle
menée l'année précédente sous les ordres de Pausanias, le traître qui par son retard provoqua l'humiliante
défaite de Lysandre, tué par les thébains. Il n'a pas eu à combattre durant ces campagnes, juste à récupérer les
corps des spartiates et de leurs alliés vaincus sous les murs d'Haliartos. Cette année il espère bien venger cette
humiliation en écrasant les thébains et leurs alliés.
L'herbe, sur les bords de la rivière Némée asséchée, est jaunie par le soleil. Bientôt elle sera couverte de sang.
Cela n'inquiète pas Chilon. Les moires ont tracé depuis longtemps son destin, il l'accomplira sans se rebeller,
tout comme il accomplit les ordres des anciens de sa cité. Sparte, l'austère Sparte, la ville dont l'écrivain
athénien dit qu'elle ne laisserait pas de traces dans le sol si elle venait à disparaître... Absurdité, comment
pourrait-elle disparaître? Sparte est éternelle, invincible. La défaite d'Haliartos ne fut pas une défaite spartiate,
même si un général de la cité commandait l'armée. Ce n'étaient que des alliés, presque des périèques ou des
hilotes, pas de véritables soldats entraînés depuis leur plus jeune âge aux rigueurs de la guerre.
Il fait chaud sous le soleil de Grèce. Très chaud. L'attente avant la bataille est toujours la phase la plus
éprouvante lui ont dit les anciens. Il veut bien le croire. Tournant la tête, il fait un signe à Théodoulos, son
hilote. Ce dernier s'approche et lui tend l'outre de vin qu'il porte pour parer à de tels besoins. Ce vin spartiate,
un vin rouge épais, pratiquement pas coupé. C'est bien, il n'en aura que plus de force pour la bataille.
La bataille. Cette marche au pas rapide vers l'ennemi, en formation, la ligne des boucliers maintenue pour
protéger ses amis, la lourde lance bien en main pour frapper l'ennemi par dessus le mur de boucliers. Il sera en
première ligne, pressé contre l'ennemi par ses camarades: il ne reculera pas, il ne cedera pas, il pressera jusqu'à
faire se rompre le mur de la phalange ennemie. Quand sa lance sera brisée il se saisira de son épée, la
redoutable épée spartiate à bord dentelé, terreur des ennemis de la cité depuis des siècles déjà.
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« Nikephoros » par Bryaxis
Quelle chaleur. Voilà qu'il a besoin d'uriner maintenant. Il n'est pas le seul d'ailleurs, partout autour de lui
s'élève l'odeur melée de la sueur et de la pisse. Bien sur on n'ôte pas son armure pour si peu, on se contente de
pisser sur place. Et tant pis si le sol devient boueux, ce n'est pas sur ce sol que l'on combattra. Et puis, de toute
façon, le sang de l'ennemi rendra aussi boueux le sol au point de contact.
Voilà Aristodemos, son manteau rouge et le plumet de son casque s'agitant fièrement à chacun de ses
mouvements. Il a une prestance, une allure incomparable cet hegemon. Va-t-il parler? Va-t-il faire un
discours? Sans doute pas. Ce n'est pas l'habitude des laconiques spartiates. Les discours sont la spécialité des
athéniens, pas des lacédémoniens.
Les athéniens. De bons adversaires. Mais là, sur le flanc gauche de la formation ennemie, face à l'élite de
Sparte, ils n'ont aucune chance. Surtout que les phalanges dérivent toujours vers la droite, les athéniens seront
donc débordés. Bien, ils ne pourront résister et leur défaite signifiera celle de la coalition: leur phalange se
désagrégera et il suffira ensuite de le poursuivre et de les abattre comme des chiens.
Que ce passe-t-il? Quel est ce frisson qui passe à travers de la masse compacte de la phalange? Le signal?
Déjà? Bien, marchons. Soyons dignes de notre patrie. Zeus protecteur, soit à mes côtés. Athena poliade,
protège ma cité, protège ses guerriers. Arès guerrier, donne moi ta force et ton courrage. Allons à la guerre.
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Chapitre 3 : Dans la plaine du lion
Le soleil tape dur au dessus du futur champ de bataille. Des heures déjà que les deux armées sont face à face.
Les spartiates sont en armure, bouclier posé contre leur lance, en formation de combat, prêts à en découdre.
Les coalisés ne sont pas aussi disciplinés, loin de là. Nombreux sont ceux qui ont ôté leur armure, voir même
ceux qui ont laissé leur bouclier glisser au sol. Peu nombreux sont ceux à avoir gardé leur casque de bronze.
Nikephoros est l'un de ceux là. Il sait bien que les dissensions au sein du haut commandement de la coalition
font que ce seront sans doute les spartiates qui attaqueront les premiers et qu'il sera important d'être
immédiatement prêt au combat. Nikephoros ne tient en effet pas à se retrouver à moitié équipé face à un
spartiate armé de son terrible xyphos, les tripes lui sortant du ventre, arrachées par la lame crantée de la
redoutable lame.
Voici ving-six ans qu'il a vu le jour dans le dème de Cholarges, le dème dans lequel le grand Périclès était lui
aussi né. Un secteur assez insalubre, réputé pour la maladie qui le ronge depuis toujours et que les médecins
appellent choléra. Troisième fils de Agenor et de Electra, Nikephoros était citoyen athénien de plein droit, ses
parents étant eux-mêmes issus de citoyens athéniens même si l'un de ses ancêtres était originaire de Phlionte
dans le Péloponnèse et que sa mère était née à Platée, recevant la citoyenneté athénienne lors de la destruction
de cette ville un peu plus de trente ans plus tôt.
Nikephoros croque dans son oignon, appuyé pensivement sur sa lance. Quoique un peu sec, l'oignon le change
du gruau de blé servi au camp. Les fourriers ont encore acheté des produits de mauvaise qualité revendus par
des profiteurs de guerre à un prix exagéré. Mais au moins n'a-t-il pas à payer lui même plus que ses trois jours
de vivres légales, contrairement à ce qui s'est passé dans nombre d'autres campagnes. Avec un peu de chance il
rentrera à Athènes sans avoir dépensé toute sa bourse. La guerre est une bien salle affaire tout de même, une
activité humaine qui aura dominé sa vie depuis sa naissance.
Il devait son nom à l'espoir que ses parents avaient de voir la terrible guerre du Péloponnèse prendre fin
rapidement avec l'élection d'Alcibiade dans le conseil des 10 stratèges d'Athènes. Porteur de victoire, tel était
le nom qu'ils lui avaient donné, un nom qui lui avait valu les quolibets de la garnison spartiate imposée à
Athènes suite à la défaite de la cité. Mais un nom qui lui avait valu un bon accueil l'année suivante au sein des
forces démocratiques rassemblées au Pirée pour chasser les spartiates, un combat acharné qui avait conduit à
la restauration de la démocratie.
Il n'est pas guerrier de nature, mais il est le fruit de son époque. Il sait manier les armes comme tout honnête
citoyen, s'étant entraîné avec les jeunes de son âge durant toute son adolescence. Il a fait preuve de son
courage lors de la bataille du Pirée et a failli s'engager comme mercenaire aux côtés de son ami Xénophon
lorsque ce dernier l'a invité à le rejoindre en Asie Mineure dans l'armée levée par Cyrus le jeune, cette armée
qui avait terriblement souffert lors de son long voyage de retour.
Cependant son père l'avait convaincu de rester en Attique pour l'aider à gérer le commerce familial qui avait
fort souffert de la guerre et de la tyrannie oligarchique des Trente. Il souhaitait aussi passer plus de temps à
écouter Socrate, le grand sophiste qu'une cabale politique devait conduire à la mort, il y avait déjà cinq ans. Il
souhaitait surtout rester près de Ismene, sa jeune épouse qui ne partageait sa couche que depuis un an et
l'emplissait de bonheur.
Un bruit tira Nikephoros de sa rêverie. Les hommes s'agitaient, les esclaves et les écuyers aidant leurs maîtres
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« Nikephoros » par Bryaxis
à remettre leur armure en place. Les officiers discutent entre eux une dernière fois avant de regagner leur place
dans les rangs, mécontents. Les béotiens n'ont pas respecté le plan et se sont rangés sur une double profondeur,
16 rangs de guerriers, raccourcissant le front de la phalange et la mettant en danger de se faire contourner par
la droite lacédémonienne emmenée par les spartiates.
La plaine où Hercule avait affronté le célèbre lion serait-elle son tombeau? Il n'en savait rien. Mais il ferait son
devoir de citoyen, comme tant d'autres après lui. Si il devait périr c'est que telle était la volonté des dieux, et
qui était-il pour s'y opposer? Certes il aimerait revoir son petit domaine d'Acharnie,serrer une nouvelle fois sa
femme dans ses bras. Il ferait tout son possible pour rentrer. Mais il n'irait pas contre la volonté divine, il ne
commettrait pas le péché d'hybris: après tout n'avait-il pas déjà eu une belle vie, n'avait-il pas déjà atteint l'âge
de 26 ans quand tant d'autres n'avaient pas connu leur vingtième année? Après tout, ses deux frères
n'étaient-ils pas décédés au combat, l'un à Aegos Potamos et l'autre lors de la bataille du Pirée? Son seul regret
était de n'avoir pas eu de fils pour poursuivre la lignée, mais peut-être son petit-frère Astianax aurait-il cet
honneur...
Les trompettes et les cris des soldats le firent revenir une nouvelle fois à la réalité. Le combat avait commencé.
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« Nikephoros » par Bryaxis
Chapitre 4 : Choc
Une clameur s'est élevée à la droite des rangs ennemis. Les béotiens ont lancé l'attaque. D'un pas soutenu ils
avancent, prenant par surprise leurs alliés qui se mettent précipitamment en marche. Les flutes spartiates se
font entendre, donnant l'ordre de marche aux lignes macédoniennes. Les hommes soulèvent leur lourd bouclier
et commencent à avancer, pas à pas, en rythme, veillant à bien se protéger le flanc avec le bouclier de leur
voisin. Les spartiates tiennent leur rang, mur de boucliers avançant vers leurs ennemis. Ils sont les meilleurs à
cette tactique, leur entrainement leur conférant une cohésion incomparable.
Les peltastes et autres soldats de l'infanterie légère s'infiltrent entre les rangs de la phalange pour lancer leurs
javelines dont la plupart s'en vont rebondir sans effet sur les boucliers de leurs adversaires. En face aussi les
peltastes, renforcés par quelques archers mercenaires, lancent leurs projectiles. Quelques soldats sont blessés,
certains grièvement. Mais la ligne tient, les blessés sont remplacés, l'armée continue sa progression.
Les derniers pas. On marche plus vite, courant presque, la lance dressée au-dessus de l'hoplon, l'épaule callée
dans le rebord du bouclier en prévision du choc. Le choc. Il arrive, violent, lorsque les deux masses d'hommes
se précipitent l'une sur l'autre. Le choc des boucliers résonne sur la plaine, dominant tout autre bruit. Le choc
est bientôt suivi de la seconde phase du combat, la poussée. Les premiers rangs sont pressés par les boucliers
de leurs compagnons derrière, chaque camp poussant avec l'espoir de faire rompre la phalange ennemie. Ceux
qui le peuvent cherchent à atteindre l'ennemi de leur lance, d'autres se retrouvent avec un bout de bois brisé
qu'ils laissent tomber et remplacent par leur épée. D'autres encore essayent d'arracher d'une main le bouclier
d'un adversaire.
La peur fait pisser ceux qui n'ont pas eu la prudence de se vider la vessie avant le combat. Chez d'autres se
sont les boyaux qui se relâchent brusquement. De tout coté des hommes saignent, simples égratignures ou
blessure plus sévère.
Les casques restreignent la vision et l'ouïe, les armures pèsent sur les épaules. Dans la foule des combattants
les soldats ne voient plus que leur entourage immédiat, n'entendent plus qu'un bruit vague de métal frappant le
métal et de cris des blessés ou de ceux qui, dans les rangs arrières, encouragent leurs amis tout en pressant de
leur bouclier.
Les bras de Chilon sont couverts de sang. Le sien, celui d'autrui, il ne le sait. Ses muscles fatigués demandent
grâce mais il sait qu'il ne peut abandonner, que ses camarades comptent sur lui. Il est le premier de sa file, la
deuxième de son enomotia, un grand honneur qu'il se doit de mériter par une conduite exemplaire. A côté de
lui, à la tête de la première file de l'enomotia combat le lochage Zeuxis, capitaine commandant les 640
hommes du premier lochos de la deuxième morai, un vétéran de plus de dix batailles qui a combattu sous les
ordres du roi Agis II à la grande bataille de Mantinée, trente ans plus tôt, la plus grande bataille jamais livrée
entre hellènes jusqu'à ce jour.
Depuis combien de temps combat-il? Dix minutes? Une heure? Une demi-journée? Il ne saurait le dire. Mais il
combat, continuant à tenir haut son bouclier et à frapper de son épée les rangs ennemis. Mais il sent à la
poussée des boucliers alliés et ennemis sur son corps que la bataille connait une nouvelle phase. Il ne sait pas
ce qui se passe, sa vision est limitée par la poussière qui emplit l'air et la sueur qui lui coule dans les yeux, par
les bords de son casque. Il est comme sourd à cause des coups reçus sur sa tête, à cause du vacarme qui règne
sur ce champ de bataille. Mais il sait que quelque chose à changé, quelque chose d'important. Est-ce la
victoire? Est-ce la défaite? Un camp a-t-il cédé à la panique en un point de la phalange?
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« Nikephoros » par Bryaxis
La pression se fait plus forte dans son dos, elle semble diminuer devant lui: les athéniens céderaient-ils? Oui,
progressivement ils reculent. Ce n'est pas encore la déroute, ce n'est pas encore la fuite, ce n'est pas encore le
massacre. Mais cela ne va plus tarder.
Son regard passe au-dessus de son bouclier, au-dessus du bouclier du guerrier qui lui fait face. Un bouclier
orné de la chouette d'Athéna, porteur des marques de nombreux coups. Le guerrier qui le porte le regarde lui
aussi. L'espace d'un instant leurs regards se croisent. Il est un peu plus âgé que Chilon, mais pas de beaucoup.
Dans son regard le spartiate peut lire la détermination mais aussi le fait que l'Athéniens sait que son camp a
perdu. Il a lui aussi sentit ce frisson à travers la masse des corps arcboutés. Mais il ne cédera pas le terrain, il
maintiendra la ligne à tout prix, sauvant son honneur et celui de sa cité. C'est un adversaire digne de louanges
qui se dresse là.
Chilon lève son xyphos et l'abat en direction de la tête de son adversaire, qui s'abrite sous son bouclier avant
de lever à son tour son épée. C'est alors que le voisin de l'athénien quitte son poste, mettant en danger le flanc
du guerrier, lequel ne peut s'empêcher de regarder son camarade en fuite. Les spartiates poussent un cri de joie
et redoublent leurs efforts. Chilon fait un pas en avant, le guerrier recule lentement, continuant bravement à
faire face à l'ennemi. Derrière lui le reste de sa file a également commencé à fuir. Il jette un dernier regard à
Chilon, un regard qui semble l'inviter à une prochaine rencontre. [/p]
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Chapitre 5 : Conséquences
Nikephoros recule, pas à pas, sans cesser de regarder l'adversaire. Il sait que si il fait demi-tour il risque de
périr, frappé dans le dos par un peltaste plus agile car n'étant pas encombré par la lourde armure de bronze des
hoplites. A ses côtés un groupe d'athéniens recule en bon ordre. Tous savent que la bataille est perdue. Ils ne
connaissent pas les détails mais ils ont compris, aux vagues ressenties dans la phalange, que le flanc de la
formation a été contourné par les spartiates et que ceux-ci ont ainsi pu disloquer les rangs des athéniens en
frappant là où ces derniers n'étaient pas protégés par leurs boucliers.
Leur fuite signifie sans doute la fin de la bataille: les coalisés, vaincus, vont se retirer du terrain, laissant-là
leurs morts. Les péloponnésiens dresseront un trophée avec les armes récoltées sur le champ de bataille et des
ambassadeurs coalisés viendront voir les vainqueurs pour leur demander le droit de récupérer les
cadavres.C'est ainsi que les lois de la guerre régissent la fin des batailles, le vainqueur ayant l'honneur de
dédier ainsi aux dieux les armes prises sur l'ennemi mais permettant aux vaincus de rendre hommage à leurs
morts. Ne pas le faire serait risquer d'offenser les dieux, ce que nul grec n'oserait faire, mis à part peut-être
quelques philosophes.
Mais avant cela il faut survivre. Et Nikephoros n'est pas encore certain de voir le soleil se lever une nouvelle
fois, de pouvoir serrer encore sa femme dans ses bras: les spartiates ont en effet entamé la poursuite des
fuyards dont beaucoup tombent sous leurs coups, ceux ne périssant pas sous les lames le font sous les pieds
des spartiates qui les piétinent sans se préoccuper de leurs cris ou en leur plantant la pique arrière de leurs
lances dans le corps, mettant ainsi un terme à leur souffrance.Méthodiques et en apparence sans émotions,
c'est là la force des soldats de Sparte.
Mais voilà que sonnent les flutes spartiates et que ces soldats cessent leur poursuite des athéniens. Nikephoros
et ses compagnons s'arrêtent un instant au sommet d'une petite bute pour reprendre leur souffle et déterminer
la meilleure course à suivre. Quelques esclaves et écuyers séparés de leurs maîtres arrivent et leur offrent à
boire, leurs urnes contenant de l'eau ou du vin, selon le goût de leur maître.Parmi ce petit groupe, un officier
vers lequel se tournent les regards.
Otant son casque pour mieux voir et mieux entendre, Nikeporos contemple entre deux volutes de poussière les
spartiates qui progressent en direction des forces d'Argos, lesquelles sont désorganisées car elles ont mit en
déroute les unités lacédémonienne qui leur faisait face... En fait c'est tout le flanc de la formation
lacédémonienne qui est en déroute mais, là où les spartiates ont conservé leur formation, les unités béotiennes,
corinthienne et argiennes ont rompu leurs rangs pour mieux poursuivre l'ennemi...
Impuissants, les athéniens observent leurs alliés se faire vaincre les uns après les autres par les spartiates qui,
avec une force qui leur semble surhumaine, attaquent phalange après phalange, les disloquant toutes et
reprenant à chaque fois leur formation. La bataille continue ainsi pendant plusieurs heures, l'endurance
légendaire des spartiates faisant l'admiration de leurs adversaires.
Notant un groupe de peltastes approchant de leur position, la centaine d'athéniens rassemblés autour de
l'officier ne sont pas restés pour contempler la fin de la bataille et, profitant de la protection offerte par une
dizaine de cavaliers athéniens, sont rentrés au camp où les attendent leurs bagages et leurs écuyers.Là ils
apprendront des survivants le déroulement du combat, comment les béotiens, en ne se déployant sur le nombre
prévu de lignes, avaient diminué la longueur du front et facilité le débordement des athéniens par les
spartiates.
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« Nikephoros » par Bryaxis
Pendant toute la marche du retour Nikephoros ne peut s'empêcher de repenser au regard du jeune spartiate
qu'il a vu juste au moment où la phalange se décomposait, ce regard si intense qui semblait de flammes sous le
bord du casque à cimier rouge porté par le guerrier.Il a la certitude, sans pouvoir l'expliquer, qu'il rencontrera à
nouveau cet homme et que les moires en tissant son destin l'ont mêlé à celui de ce jeune homme.
La nuit tombante fait cesser les combats, chaque armée se repliant dans son camp. Sur le champ de bataille
seuls les charognards et les pillards se pressent auprès des morts et des blessés non encore évacués. Les
ambassadeurs coalisés se sont rendus au camp ennemi et ont obtenu du régent de Sparte Aristodemus le droit
de récupérer les corps le lendemain entre le moment où poindra le soleil et celui où il disparaîtra à l'horizon.
Au total près de 4000 corps passèrent ainsi la nuit sous le regard impassible de la lune, leur sang inondant la
terre et faisant réapparaître la rivière Némée en lui donnant une teinte rouge. Seul un quart des victimes
appartenait au camp lacédémonien, dont une centaine de spartiates. 2800 coalisés avaient perdu la vie,
principalement dans les derniers moments de la bataille. Nombreux étaient ceux dont le corps gisait loin de la
ligne de choc de la bataille, fauchés durant leur fuite. Mais au moins pouvait-on encore identifier leurs corps,
contrairement à ceux des hommes valeureux ayant péri lors du choc initial...
Cependant dans le camp spartiate le haut-commandement ne considérait pas la bataille comme une grande
victoire. Certe l'ennemi avait été défait, certes il avait subit de lourdes pertes, mais il restait plus nombreux,
plus proche de ses villes et surtout conservait le contrôle de Corinthe et de son isthme. Victoire tactique donc,
mais échec stratégique. C'est donc à contre-coeur que quelques jours de pillage plus tard les lacédémoniens
rentrèrent dans leurs villes, au grand soulagement des coalisés qui renvoyèrent leurs propres troupes dans leurs
cités respectives, pensant la saison de campagne achevée.
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Chapitre 6 : Départ
Nikephoros contemple la Bonté d'Athéna, la trière à bord de laquelle il s'apprête à monter. Voilà à peine quatre
semaines qu'il est rentré du champs de bataille de Némée, certaines de ses blessures ne sont pas encore
complètement refermées. Mais il a reçu ses ordres: son père, trop âgé pour prendre la mer, lui a confié le
commandement du navire dont il a financé la construction, un navire tout neuf et pas encore testé au combat,
avec un équipage dont la valeur est tout aussi inconnue.
Il est cependant confiant: son père est un homme toujours attentif aux moindres détails et il n'aurait pas permit
que son fils embarque sur un navire mal construit. De même il avait personnellement sélectionné le capitaine,
un vétéran ayant combattu sous les ordres d'Alcibiade quinze ans plus tôt. Le navigateur est lui aussi un
homme expérimenté, ayant participé à la bataille d'Aigos Potamos, la grande défaite qui avait scellé le sort
d'Athènes lors de la guerre du Péloponnèse. Les 15 épibates avaient eux aussi tous combattu durant ce conflit
terrible, leur officier ayant participé à la glorieuse victoire des Arginuses durant laquelle il avait été le premier
à prendre d'assaut une trière ennemie. La centaine de rameurs étaient eux aussi expérimentés, même si
seulement la moitié d'entre eux étaient athéniens.
C'est donc confiant qu'il s'apprête à rejoindre la flotte de l'amiral Conon à Rhodes où les Athéniens vont
s'associer aux Perses pour affronter la flotte spartiate, ironiquement construite grâce à des subsides perses
donnés pour abattre la puissance athénienne...On parle d'une petite centaine de trières alliées contre près de 90
dans le camps spartiate: un combat serré s'annonce, mais un combat que l'expérience des athéniens et la
compétence de Conon devraient permettre de remporter.
Deux semaines de traversée seraient nécessaires. Tous les soirs il faudrait trouver un port ou une plage où tirer
le navire pour dormir et faire de l'eau, et se procurer des vivres. Bien sur la plupart du trajet sera fait à la voile,
pour ne pas fatiguer l'équipage, mais Nikephoros entends bien veiller à ce que ses hommes s'entrainent durant
la traversée. Le navire ne sera pas seul, deux autres trières devant également rejoindre la flotte de Conon
voguant de conserve. Cela sera aussi une protection contre une éventuelle attaque de pirates, toujours possible
en ces temps troublés. Tout se déroulera bien, Nikephoros en est convaincu.
Certes cela ne sera pas confortable. Pratiquement pas de place pour se dégourdir les jambes, pas de cabine où
s'abriter du soleil ou des embruns, partout de l'équipement qui empêche de s'allonger, sans parler de l'odeur
dégagée par 100 marins confinés sous le pont comme des sardines dans une amphore, suant et pétant...
Nikephoros ne peut s'empêcher de songer aux célèbres vers des Grenouilles, du poète Aristophane: "on peut
péter dans la bouche du thalamite et faire ses besoins sur son copain"... Heureusement qu'en tant que triérarque
son poste sera sur le gaillard d'arrière, avec le capitaine et le navigateur. Les épibates, n'ayant rien à faire avant
l'heure du combat, iront pour leur part jouer aux dés sur le pont avant, perdant leur solde avant même de l'avoir
gagnée...
Tout est prêt, l'heure du départ sonne. Il serre une dernière fois Ismene dans ses bras. Elle lui a annoncé qu'elle
porte un enfant, enfin, et elle pense que cela pourrait être un fils! Il va être papa finalement... Mais cela le rend
plus inquiet de quitter sa femme, même si elle doit encore porter l'enfant de longs mois avant d'accoucher. Il
sera alors de retour, les dieux ne seraient pas assez cruel que pour l'ôter maintenant à sa famille... Il monte à
bord, on enlève la coupée, on largue les amarres. Pendant toutes ces opérations il contemple sa femme,
souriant, se voulant rassurant. Déjà la trière passe devant la forteresse de Mounichion, là où s'étaient
rassemblés les démocrates avant de chasser les spartiates, lors de cette bataille du Pirée qui avait été sa
première vraie bataille.
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Prochaine étape, le cap Sounion et son temple de Poséïdon, ainsi que la petite forteresse qui y a été construite
durant la guerre du Péloponnèse pour abritter deux trières destinées à alerter le Pirée en cas d'attaque. De là il
piquera vers les îles, Kéa d'abord, puis Syros avant Délos, le siège de la Ligue des alliés d'Athènes mais
surtout le grand sanctuaire d'Appolon. Ensuite viendront Mykonos, Ikaria et le grand port de Samos, l'une des
plus grande villes des îles avec Chios. Enfin viendront Cos et Rhodes, avant sans doute Chypre, la base navale
de la flotte spartiate.
Nikephoros a l'expérience du combat terrestre, mais qu'en sera-t-il sur mer? En tant que triérarque, son rôle est
avant tout symbolique. Les opérations maritimes sont du ressort du capitaine, la navigation est elle confiée à
l'expérience du navigateur, qui connaît bien toutes les côtes, les courants et les baies abritées du vent. Sa tâche
à lui est de représenter son père auprès des marins, de leur verser leur solde, de s'assurer qu'ils sont bien
approvisionnés et, surtout, que le navire rentrera à Athènes en bon état. Et puis il y aura le combat. Un
échange de flèches, l'une où l'autre tentative pour éperonner le navire ennemi en évitant de se faire éperonner
ou de se faire briser les rames, puis les épibates sauteront à bord de la trière spartiate pour attaquer les épibates
ennemis. Et lui? Sauterait-il? Arriverait-il sur le navire ennemi ou tomberait-il à l'eau? Parviendrait-il à garder
son équilibre sur les navires instables? Glisserait-il sur les ponts couverts de sang?
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Chapitre 7 : Rencontre en mer
[p]Quatre jours. Quatre jours déjà qu'il tourne en rond comme un lion en cage sur cette embarcation
minuscule qui l'attendait au port de Gytheion, la cité périèque servant d'ouverture sur la mer pour la cité la plus
puissante de toute la Grèce, sa cité, Sparte. Sa cité dont les Ephores, ces sages vieillards chargés de surveiller
les rois, l'on chargé d'une importante mission. Une mission par delà les mer, une mission destinée à porter leur
volonté auprès de l'amiral Pisandre, commandant de la flotte lacédémonienne. Quatre vingt cinq trirèmes aux
équipages bien entrainés, dix-sept mille hommes, principalement des périèques et des alliés, qui assurent la
domination de Sparte sur les mers. Une domination aujourd'hui remise en cause lui ont dit les Ephores.
Remise en cause par une alliance des Athéniens et des Perses, les ennemis jurés d'hier.
Ce sont les Perses qui, en fournissant de l'or en quantités phénoménales à Sparte ont permit la construction de
cette flotte qui assura la victoire finale sur Athènes lors de la grande guerre, lors de la bataille d'Aigos
Potamos.Mais aujourd'hui il est question d'une flotte d'une centaine de navires ennemis commandés par
Conon, un amiral de talent qui n'a cependant rien pu faire pour éviter la défaite d'Aigos Potamos et a préférer
entrer au service des Perses plutôt que de rentrer à Athènes où il aurait été banni ou tué par la populace en
quête de vengeance. Une flotte avant tout composée de navires perses pour affronter la flotte spartiate
construite grâce à leur or, quelle ironie!
Cette flotte coalisée viens du nord de l'Egée et pourrait couper Pisandre de ses ravitaillements. C'est pour cette
raison que les Éphores ont envoyé Chilon à Rhodes prévenir l'amiral et lui ordonner de rentrer à Sparte avec sa
flotte, tout comme le roi Agesilas II s'est vu intimer l'ordre de ramener ses troupes d'Asie Mineure. C'est pour
cette raison que Chilon est à bord de ce navire marchand remplit de jarres pleines de céréales et de vin et qui
de ce fait se traine sur la mer depuis maintenant quatre jours. Quatre jours durant lesquels les vents d'Eole, le
fils de Poséidon, ont soufflé du sud, les poussant vers les îles des Cyclades et les routes patrouillées par
l'ennemi...
Chilon en est là de ses réflexions quand soudain la vigie annonce simultanément une terre et trois trirèmes de
guerre à l'horizon, confirmant les pires craintes du Spartiate. Le capitaine demande régulièrement des détails
sur la terre aperçue et sur la position des navires, dont il apparait très vite qu'ils ont aperçu le navire marchand.
Bientôt le guetteur annonce que l'une des trirème a affalé ses voiles et s'approche à la rame tandis que les deux
autres navires progressent en direction de l'île, laquelle est bientôt identifiée comme étant l'île d'Antiparos, au
cœur de l'archipel, Milos et Folegandros ayant été manquées durant la nuit. Le vent qui continue à souffler
depuis le sud n'offre aucune chance aux marins lacédémoniens et le capitaine vient bientôt voir Chilon pour lui
recommander de se tenir à l'écart, en silence et sans se faire remarquer, pour que la visite du patrouilleur
athénien se fasse rapidement car les 15 hommes d'équipage du navire ne parviendraient jamais à résister à la
vingtaine d'épibates qu'emportait certainement la trirème.
Quoique assurant le capitaine qu'il obéira aux ordres, Chilon doute fort que l'ennemi les laisse tranquille après
l'avoir vu: sa carrure d'athlète, sa coiffure et son long manteau de voyage rouge vif laissent peu de doutes sur
son identité... En revanche les Athéniens ne doivent jamais mettre la main sur le scytale qu'il porte à sa
ceinture. En effet le petit bâton au diamètre spécifique est la clé permettant de décoder le message secret cousu
dans la doublure de son manteau, le seul moyen de lire le document.
Le navire ennemi devient de plus en plus distinct au fur et à mesure qu'il se rapproche de leur embarcation,
permettant à Chilon de le détailler. Son nom, «La bonté d'Athéna», est peint sur son étrave, au dessus de l'œil
si typique des navires grecs. Son mortel éperon de bronze brille sous le soleil, indiquant que le navire est sans
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« Nikephoros » par Bryaxis
doute récent. Son architecture basse, fine et racée indique avec certitude un chantier naval athénien car les
navires perses sont plus massifs, construits selon un plan phénicien.
Les rames de la trirème frappent en rythme les vagues, ne soulevant pour ainsi dire aucune écume, entrant
dans l'eau sans la troubler, assurant une propulsion régulière et peu fatigante pour les rameurs, une preuve de
leur expérience. Sur le pont arrière du navire se tiennent le capitaine, le pilote et un jeune homme portant une
armure légère et tenant son casque sous son bras, sans doute le triérarque, quoiqu'il semble bien jeune pour
assurer une telle fonction. Peut-être un héritage lié à la guerre civile et à la bataille du Pirée? Ou à un décès sur
le champs de bataille de Némée? Qu'importe. Chilon grimace, il sent qu'il va devoir jeter le scytale à la mer.
Il n'aura fallu qu'une heure entre le moment où la vigie à aperçu les navires ennemis et le moment où la trière
se présente à la poupe du navire marchant. Une manœuvre prudente mais pacifique. Après tout le navire aurait
pu les couler d'un coup de son éperon... Chilon observe le navire depuis sa place sur le pont avant. Il peut voir
les rameurs, le dos trempé de sueur, s'arque-bouter sur leurs rames. Il peut aussi voir le petit contingent
d'archers et d'épibates prêts à lancer flèches, javelots et grapins si l'ordre leur en est donné.
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Chapitre 8 : Délos
Délos. L'île d'Apollon. Dans la lumière du soleil couchant les silhouettes des temples d'Hera et du dieu des arts
se profilent majestueusement, dominant la petite ville de l'île sacrée où la Bonté d'Athéna et ses deux
compagnons s'apprêtent à faire escale. Déjà Nikephoros peut observer la colossale statue d'Apollon qui, avec
ses huit mètres de haut, semble dominer les bâtiments voisins. Dans le port, quelques barques de pêcheurs et
trois pentécontères, navires plus petits que les trières venues d'Athènes mais suffisantes pour repousser une
attaque de pirates. [p]Arrivés à quai Nikephoros et les deux autres triérarques de la flottille achètent chacun
un poulet à un marchand venu vers eux et sacrifient l'animal sur un petit autel tout en adressant une prière à
Poséidon afin de le remercier de la traversée calme qu'il leur a accordé et de lui demander de continuer à leur
accorder sa bienveillance.
Après avoir réservé une chambre dans une auberge du front de mer Nikephoros décide de visiter un peu l'île,
sur laquelle il vient pour la première fois. Il souhaite également faire une offrande à Apollon, le dieu archer,
pour qu'il accorde lui aussi sa protection à la Bonté d'Athéna et à son équipage.
Quittant la place du quai il se dirige donc vers le quartier des temples qui surplombe la ville. Ce faisant il
passe entre les maisons basses des marchants installés sur l'île dont la façade ne donne guère d'indications sur
la prospérité. Néanmoins Nikephoros sait bien que la défaite d'Athènes lors de la grande guerre contre Sparte a
fortement réduit le commerce de l'île, celle-ci ayant été une plaque tournante et ayant même abrité le siège de
la ligue des alliés d'Athènes avant que Périclès ne ramène le trésor fédéral en Attique et n'érige le Parthénon
pour l'abriter.
Il arrive ensuite dans le quartier sacré. Les trésors érigés par les cités pour abriter leurs offrandes aux dieux
s'échelonnent de part et d'autre de la rue avant de céder la place à une grande esplanade. C'est là que se
trouvent les temples des dieux, là aussi que le général Nicias a fait ériger un palmier de bronze pour rappeler la
légende de la naissance d'Apollon et d'Artémis.
C'est avec dépit que Nikephoros se rend compte que les prêtres sont déjà rentrés chez eux et qu'il ne pourra
sacrifier à Apollon. Néanmoins cela lui offre un peu de temps se rendre à l'agora pour y acheter quelques
provisions. Après avoir demandé son chemin à un passant il remonte une rue menant à un nouveau quartier
d'habitations, là où se trouve la place du marché de l'île. En passant il admire la terrasse des Lions érigée près
de deux siècles plus tôt par les habitants de Naxos. Les neuf animaux tournent leur regard vers le petit lac
sacré situé à leurs pieds, impassibles. L'art fruste mais majestueux de ces sculptures touche Nikephoros, bien
plus que certaines de ces œuvres sculptées selon le nouveau style réaliste de Miron et d'autres artistes
travaillant à Athènes. Ces lions lui rappellent les dieux sévères du petit sanctuaire de son dème, là où se sont
déroulé tant d'étapes importantes de sa vie...
Arrivant à l'agora, Nikephoros constate qu'il arrive là aussi trop tard: les marchands ont clos leurs échoppes, il
ne reste plus que quelques vendeurs de viande rôtie, reste des sacrifices du jour, et des déliens venus se
délasser avant d'aller se coucher. Deux aèdes récitent de la poésie en s'accompagnant de l'aulos, la flute
double. Donnant une obole à un de ces marchands, Nikephoros acquiers une brochette d'agneau et s'approche
de l'un des aèdes pour l'écouter. Il reconnais les vers, un poème de Sappho, la poétesse de l'île de Lesbos ayant
vécu à l'époque où les lions observés plus tôt avaient été sculptés. Des vers d'amour, des vers de paix. Il pense
à Ismène, restée à Athènes. Elle lui manque, plus encore que lors de ses précédents voyages. Il soupire et
regagne le port.
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« Nikephoros » par Bryaxis
Il y arrive juste à temps pour voir arriver une petite embarcation qui met le cap droit sur les navires de guerre.
Curieux, Nikephoros s'approche du quai et aide les marins à amarrer leur esquif. Déjà les deux autres
triérarques athéniens et deux capitaines s'approchent en compagnie des capitaines de deux des pentécontères.
Une arrivée aussi tardive est rare et le navire n'est pas du port: il ne peut s'agir que des porteurs d'une nouvelle
importante.
Très vite tous apprennent l'information: les marins sont des pêcheurs de l'île de Kimolos, au sud de Délos. Ils
étaient en mer quand ils ont aperçu un navire marchand venant du sud qui semblait chercher à éviter les
Cyclades. A son bord un homme porteur d'un manteau rouge discutait avec un interlocuteur qui semblait être
le capitaine vu sa manière de se tenir sur le pont arrière. Un navire sans doute spartiate donc: les marins étaient
venus prévenir la garnison de l'île afin qu'ils puissent faire une prise aisée...
Immédiatement les choses sont décidées: les trois trirèmes athéniennes vont larguer avant le lever du soleil et
essayer d'intercepter le navire pour déterminer sa cargaison et le saisir si nécessaire, pour déterminer aussi si il
est seul ou faisait partie d'un convois dispersé par une tempête. L'excitation de la chasse commence à monter
dans les esprits...
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Chapitre 9 : Jeux d'Eole
Le capitaine de la Bonté d'Athéna les hèle depuis son navire, leur ordonnant de décliner leur identité et leur
destination. Immédiatement son homologue lacédémonien lui réponds d'une voix qu'il veut ferme, lui
indiquant n'être qu'un humble marchand de la lointaine Syracuse cherchant à gagner la Phénicie pour y
acquérir un chargement de pourpre de Tyr. Une explication sensée mais prononcée d'une voix hésitante et
surtout avec un accent lacédémonien trop prononcé... Ordonnant à son pilote de se rapprocher, le capitaine
athénien annonce son intention d'aborder le navire marchand et de le fouiller. [p] Pendant ce temps Chilon,
toujours discrètement installé à la proue, a eu le temps d'étudier le navire adverse et d'observer son équipage,
la manière dont les épibates, l'infanterie d'abordage athénienne, se tient prête à monter à bord du navire,
comment le jeune triérarque surveille la situation sans intervenir, laissant le capitaine de son navire diriger la
manœuvre. Dans le même temps il sort le scytale de sa bourse et l'insérant dans une interstice séparant la
coque du pont. Une bonne cachette, et mieux vaut garder le scytale que le message car au moins ce dernier
peut servir de laisser passer une fois arrivé au camps de l'amiral à qui il pourra alors réciter le message.
Fronçant les sourcils, Chilon se concentre sur ce triérarque, quelque chose en lui semblant familier, sans qu'il
ne sache quoi au juste. Un adversaire rencontré sur un champs de bataille, un membre d'une des nombreuses
délégations athénienne venant à Sparte pour tenter de négocier une paix durable, un voyageur rencontré dans
une taverne? Il l'ignore mais l'autre lui rappelle quelque chose, quelqu'un. Tout en cherchant à se souvenir des
circonstances de leur rencontre Chilon ouvre la couture de son manteau et en sort le petit rouleau de
parchemin qui y est caché depuis son départ de Sparte. Rangeant son couteau dans le fourreau fixé à sa
ceinture, il garde le document dans sa main, prêt à le jeter par dessus bord en cas de besoin.
Les épibates lancent leurs grappins, reliant les deux navires par une dizaine de cordes sur lesquelles ils tirent
tandis que les rameurs rentrent leurs avirons afin d'éviter qu'ils ne se brisent entre les coques. Sautant d'un pont
à l'autre, les épibates s'assurent rapidement que l'équipage du navire lacédémonien n'est pas armé et ordonnent
aux hommes de se regrouper sur la poupe. Deux d'entre eux font signe à Chilon de rejoindre les autres. Jurant,
il se lève lentement, pose la main sur la rambarde et relâche discrètement le bout de papyrus qu'il tenait jusque
là dans son poing, ce papyrus porteur du message secret que lui ont confié les éphores, ce papyrus qui se met à
rouler sur le bois avant de tomber vers la mer..
Mais Eole doit être hostile à Sparte car une bourrasque de vent s'empare du frêle et léger document et le porte
sur le pont de la trière, plus basse que le navire marchant. Pire encore, un des marins de la Bonté d'Athéna le
repère et s'empresse de le récupérer. L'ouvrant, il constata qu'il ne peut le lire, les lettres en désordre ne
formant aucun mot reconnaissable. Le marin s'empresse donc de porter le document à ses officiers. Le
triérarque s'en empare et le parcoure du regard avant d'observer avec attention le spartiate, dont il a compris
qu'il est le porteur du message. Prenant son élan, il saute à son tour à bord, un peu plus maladroitement que ses
hommes, marque de son manque d'expérience navale, détail que Chilon note avec surprise. Un triérarque sans
expérience de la mer?Les premières paroles de l'officier sont pour annoncer à l'équipage qu'il est désormais
prisonnier d'Athènes et le navire officiellement une prise de guerre. Agitant le papyrus il leur déclare qu'ils
transportent un agent secret spartiate, puissance en guerre contre Athènes, et que c'est ce fait qui l'a poussé à
prendre cette décision. Le reste de la cargaison sera saisi et vendu au premier port venu.
Ayant prononcé ces paroles, il observe le visage des marins. Quoique défaits, ils semblent soulagés de ne pas
avoir été immédiatement réduits en esclavage. Seul le visage du capitaine lacédémonien semble porter les
marques de la colère, sans aucun doute liée à la perte de sa cargaison et de son navire. Nikephoros comprends
les sentiments de l'homme, mais ne changera pas sa décision. Les lois de la guerre sont terribles, et l'homme
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est un ennemi de sa patrie. Si il n'est pas un homme cruel, Nikephoros n'est pas non plus prêt à se montrer
généreux envers ceux qu'il a fait le serment de combattre.
Se tournant vers son navire, Nikephoros ordonne au capitaine de signaler aux deux autres trières qu'elles
peuvent rentrer à Délos et qu'eux-même suivront. Quant à la Bonté d'Athéna elle doit se dégager et escorter le
navire, son capitaine ne devant pas hésiter à couler le navire capturé si il voit ou entends le moindre signe de
mutinerie. L'ordre, donné devant l'équipage captif, est avant tout donné pour s'assurer de leur calme.
Il donne ensuite l'ordre à deux de ses hommes de désarmer le spartiate et de le conduire dans la cabine du
capitaine où ils ne le laisseront pas un instant sans surveillance et ce jusqu'à sa venue. Se tournant ensuite vers
les autres prisonniers il leur déclare qu'ils seront bien traités tant qu'ils obéiront à ses ordre mais que si l'un
d'entre eux résiste ils sera vendu en esclavage à leur arrivée à Délos. Il se rend ensuite dans la cabine pour y
discuter avec le spartiate, laissant les épibates s'assurer que ses instructions sont suivies par l'équipage captif.
Suite à paraître...
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