Mais il est tout aussi surprenant, à mes yeux, que cette ville ait quasiment effacé le souvenir d’un illustre Père jésuite, tel
François Ménestrier , dont le talent de scénographe, comme on dirait aujourd’hui, n’a pas seulement profité à
Chambéry, capitale du duché de Savoie, Lyon puis Versailles, Ménestrier jouant le rôle de conseiller de Louis XIV.
Ménestrier n’a pas été seulement le concepteur et metteur en scène de toutes les formes de spectacle de son temps, il
a aussi été l’un des premiers penseurs de l’iconographie, l’un des premiers « philosophes » de l’image. Le passage qui
porte son nom au long du lycée Ampère, ci-devant collège de la Sainte Trinité, ne dit rien du statut ni de l’œuvre
considérable de cet éminent personnage. Il est vrai que si les temps qui précèdent la Révolution sont ceux de
l’obscurantisme intellectuel, du fanatisme religieux et du despotisme politique, alors il est difficile d’honorer les figures qui
l’ont marqué. Des personnages de l’Ancien Régime, comme Ménestrier, ont donc subi une double occultation : la
première au moment de la Révolution, la seconde au moment de la laïcisation de la République. Il faut pourtant prendre
en charge ce passé.
Par chance, pourrait-on dire, Lyon s’étant vu attribuer le titre de capitale de la Résistance, on est tenu de nommer, au
titre des conditions de la résistance spirituelle et politique au Nazisme et au Fascisme, Témoignage chrétien, publié à
Lyon à l’initiative du jésuite Pierre Chaillet. Et dès lors que l’on consent à désigner la Compagnie de Jésus, on doit
évoquer le soutien qu’elle a apporté aux tenants lyonnais du comte de Chambord, au fil du 19e siècle, mais aussi de
grandes figures intellectuelles, à l’origine de la collection des Sources chrétiennes ou du renouveau religieux du concile
Vatican II, tel Henri de Lubac, dans la seconde moitié du 20e siècle.
Bref, il faut assumer le passé. Le travail de l’historien et/ou du politologue n’est pas de juger le passé mais d’aider à sa
connaissance ; et si la connaissance se construit, méthodologiquement, par sélection des données, elle n’emporte pas, a
priori, de jugement sur le faste et le néfaste, le positif et le négatif.
Mais si la ville s'exprime peu, est-ce simplement à cause de l'importance de ce qui est refoulé, ou finalement
aussi parce qu'elle n'aurait pas grand chose à raconter ? Au fond, sur les plans politiques et religieux, quels
sont ses messages ou du moins ses apports ?
Je ne pense pas que Lyon n’ait rien eu à dire, mais plutôt qu’elle n’a pas cultivé l’art de dire et de « se » dire. Les deux
types de pratique qui ont longtemps caractérisé Lyon, le commerce et la finance, n’appellent pas spécialement le récit
épique ni même le simple récit historique. Et dans le champ religieux, il apparaît que Lyon s’est plutôt calée sur le
modèle de la discrétion et de l’humilité que sur celui de la démonstration. Les religieux qui ont cherché à faire du bruit, ce
sont les Jésuites, ceux de l’âge baroque et ceux de l’époque de Ménestrier, parce que l’art baroque est un art
« bruyant », dans le sens où il vise à impressionner le fidèle, à le mettre sous l’effet, le « coup », d’émotions puissantes.
Or, si cet art a été mis au service d’entrées princières fastueuses, il n’a pas spécialement marqué l’espace lyonnais et les
modalités de sa religiosité. A l’opposé de ce registre ostentatoire les Jésuites ont développé des modes d’emprise sur les
élites faisant appel à l’extrême discrétion de ceux qu’ils appelaient, parmi leurs meilleurs élèves, à peupler les
congrégations mariales. Leur but étant d’armer spirituellement une élite catholique-romaine capable de soutenir et
financer les « œuvres » de la contre-réforme ; et, ultérieurement, les « œuvres » visant à réparer les effets des
convulsions politiques et de la révolution industrielle du 19e siècle. Telle sera à Lyon la vocation de ladite Congrégation
des Messieurs. Au total, le mot d’ordre partagé par nombre de catholiques lyonnais, à la charnière des 19e et 20e
siècles, est encore le suivant : « Le bien ne fait pas de bruit ».
Ce n’est qu’en 1936, lors de l’exposition des œuvres catholiques de Lyon, que le ton change de manière décisive :
« Désormais, pour faire du bien, il faudra faire du bruit ! », assurent ses promoteurs. Ils comprennent que s’ouvre une ère
nouvelle, celle de la communication publique marquée par la TSF. C’est dans ce sillage que l’on peut placer des ONG
contemporaines, telle Handicap international, dont les valeurs sont héritières de celles du catholicisme social et dont les
modes de communication sont ceux de la plus évidente modernité technique.
Quant à l’école lyonnaise de la philanthropie, davantage nourrie par les écoles de pensée issues du protestantisme et du
judaïsme, elle se trouve étayée par un dispositif, celui de la franc-maçonnerie, qui est structurellement voué à la
discrétion.
A de multiples égards, donc, Lyon ne cultive pas l’art de « se » dire, voire construit une éthique qui, délibérément, récuse
le principe de l’ostentation et de l’ébruitement.
UNE VILLE-CAPITALE
Parmi tous les traits identitaires de la ville, celui de ville capitale revient en permanence. Lyon est l’autre
capitale, la ville frontière, etc. Y-a-t il une réalité derrière ce leitmotiv ?