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Entretien
Saisir le langage sur le vif.
Entretien avec Valère Novarina
Propos recueillis par Wolfgang Asholt
Wolfgang Asholt
Quel rôle joue pour vous le théâtre en tant qu’institution confrontée à un vrai pu-
blic, à la différence du reste de la littérature? Pour le dire autrement: à qui doit, ou
veut, ou peut parler le théâtre?
Valère Novarina
Il m’a toujours semblé que le théâtre pouvait être un excellent laboratoire pour ob-
server l’action du langage, pour étudier l’action du langage sur le vif. Le théâtre est
le seul endroit où l’on puisse voir le lecteur, puisque je ne fais pas de différence
entre le spectateur et le lecteur. Je pense que le lecteur voit et que le spectateur
lit. C’est l’endroit où un livre est vu, c’est le lieu d’une lecture incarnée. C’est la
matérialisation du livre dans l’espace, dans un espace plus dense que l’espace de
la page. Espace de la scène et du corps de l’acteur. Il y a une somatisation, une
incarnation. Les théâtres sont des laboratoires extraordinaires où observer l’action
du langage. J’observe beaucoup puisque j’assiste à toutes les représentations, je
vois comment le langage agit.
Lors de la représentation de L’Origine rouge au Théâtre de la Colline, j’étais sur
le côté, dans une sorte de galerie, je voyais le public de face et j’ai pris conscience
tout d’un coup qu’on pouvait observer et même mesurer la vitesse de propagation
du langage – qui n’est pas celle du son. Il m’a semblé voir alors – et ça serait à
vérifier – que la lumière va vite, que le son va plus lentement (on le ressent physi-
quement quand il y a un orage, quand il y a un éclair), et que le langage possède
son propre rythme, autre: l’onde de la compréhension, du dénouement des phra-
ses déliées les unes après les autres par les rangs de spectateurs successifs.
C’est un phénomène assez lent, on voit vraiment une espèce de vague qui passe,
quelque chose de très matériel. On se rend compte que le langage atteint chacun
individuellement, mais en faisant des rebonds d’un spectateur à l’autre. Les spec-
tateurs sont atteints les uns au travers des autres.
La science du langage doit être aussi une balistique: on pourrait étudier la logo-
dynamique, la force du langage. J’ai beaucoup écrit sur l’acteur, j’y suis souvent
revenu, et peut-être que je vais maintenant écrire sur les spectateurs, à partir de
cette question: qu’est-ce qui se passe dans la tête du spectateur?
W.A.: Indirectement, ou presque directement, vous avez déjà répondu à une autre
question, celle du transfert du texte écrit en présentation, en texte actif sur la
scène. Quelle différence y a-t-il entre la parole d’abord écrite, ensuite parole par-
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lée, c’est-à-dire est-ce que vous voyez déjà la réalisation et sa réception par les
spectateurs, comme vous venez de le dire, ou est-ce que c’est d’abord un texte
écrit, évidemment prévu pour être joué, déclamé, matériellement dit? Comment se
présente la relation entre l’écrit et le parlé?
V.N.: Ce qui se passe lors de la lecture, on ne le voit pas, et ce qui se passe au
théâtre, on le voit, c’est tangible. Le spectateur est un lecteur plus intense. La re-
présentation théâtrale est une sorte de lecture forcée, au sens où il y a des travaux
forcés: comme on en prend pour vingt ans à la prison, on en prend pour deux heu-
res en tant que spectateur. Il y a un phénomène de capture du lecteur; il ne peut
pas ouvrir des pages et s’arrêter, non, le spectateur est obligé de descendre pro-
fond dans le livre. C’est un voyage intense.
W.A.: Avec le spectateur capturé on est près d’un théâtre de cruauté. Chez vous, il
y a une poétique – et je dirais aussi une politique – de l’excès de la parole. Est-ce
que cette parole est assez forte pour être entendue en dehors des salles de spec-
tacle? Evidemment, elle est d’abord prévue pour être dans une salle… mais est-ce
qu’elle devrait dépasser la salle pour devenir une sorte de théâtre public?
V.N.: Quand j’ai commencé à travailler au Vrai sang, je me suis racheté Le coup
de dés de Mallarmé, pour retrouver la page, la scène, l’espace, le jeter du langage
en espace, pour me rappeler que le langage se comprend dans l’espace, pas sur
une feuille de papier. La feuille de papier est déjà un espace, mais enfin il y a l’idée
– qui revient tout le temps – de volume, un mot très beau en français, où l’on
utilise le même mot pour le volume matériel et le volume du livre. Le lecteur ouvre
un volume dans ses mains et le livre lui ouvre le corps, c’est l’ouverture du volume
à deux dimensions, il y a cette matérialité: retrouver la sensation que le langage
n’est pas un jeu de pions abstrait, mais quelque chose de très physique et qui ar-
rive à l’espace. Je pense à cette phrase de saint Augustin dans le De Trinitate,
il est dit quelque chose comme „Le langage s’entend, mais la pensée se voit“.
C’est tout à fait extraordinaire car c’est vraiment à ça qu’on a affaire, la pensée est
un accident de l’espace, un phénomène de l’espace et une respiration de l’espace
que la pensée aspire. J’ai beaucoup tourné autour de cette obsession, autour du
„volume“, de la matérialité.
W.A.: Quand vous citez saint Augustin, est-ce qu’il existe chez vous ce que
j’appellerais une théologie négative, le Dieu de l’absence de Dieu? Et est-ce que
ce n’est pas finalement le Dieu – s’il y en a un – qui est le début de l’évangile
selon Saint Jean: „Au début était le mot et Dieu était le mot“? Est-ce qu’il y a une
sorte de théologie par l’absence où l’absence de Dieu est compensée par la
parole? Vous dites quelque part, dans Devant la parole je crois, que la parole est
ce qui reste du divin pour nous.
V.N.: Il y a quelques années, au cours d’une messe de minuit dans un village de
Savoie, à Morzine, le prêtre citait l’évangile „Au commencement etc.“ et il a dit:
„Oh, ne vous occupez pas trop de ça, le commencement était le logos, c’est de la
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philosophie grecque; on va passer à autre chose“. C’était il y a 10-15 ans, et à par-
tir de ce jour-là, tous les jours j’ai pensé au logos. Comment est-ce qu’on traduit le
mot logos? Est-ce qu’on le traduit par le verbe, comme la bible catholique, est-ce
qu’on le traduit par la parole, comme les bibles protestantes, est-ce qu’on le traduit
par la raison comme Hegel dans La Vie de Jésus: „Au commencement était la rai-
son“? C’est tout à fait extraordinaire comme tout d’un coup des failles, des che-
mins différents s’ouvrent soudain autour de ce mot et j’avais été frappé, à peu près
à la même époque, lors d’une émission à Avignon, par la réponse d’un théologien
orthodoxe, Olivier Clément, à qui j’avais demandé: „Quelle est la bonne traduction
de logos? Est-ce que c’est verbe, parole…?“: „Elles sont toutes bonnes et toutes
mauvaises“. C’est aussi ce qu’il y a de beau dans la traduction: déployer l’éventail
des langues, pouvoir penser avec des mots pouvant se substituer l’un à l’autre; ne
pas penser que les mots sont des cubes carrés pour faire des constructions méca-
niques, des agencements de concepts, mais penser que les mots sont pris dans
quelque chose de plus grand que les mots, quelque chose qui les pense et qui les
respire. Les mots sont comme des notes de musique, il ne faut avoir ni religion de
la note ni religion du mot. Il faut pratiquer une linguistique négative: les mots sont
aussi le mot et l’envers du mot. Le mot doit contenir son retournement. Et c’est au
fond ce autour de quoi tournait un peu ce livre au titre mystérieux de L’Envers de
l’esprit. L’envers de l’esprit, ce n’est pas le contraire de l’esprit, c’est l’esprit
comme retournement. Respiration. C’est l’idée qu’il y a un système respiratoire
dans la pensée: mort et résurrection du souffle, et combustion. La pensée brûle les
mots, les consume, les dépense dans notre corps. C’est là qu’on rejoint peut-être
cette „théologie négative“ que vous mentionnez. Il y a une négativité inhérente
dans le christianisme qui est tout à fait essentielle. J’écrirai un jour quelque chose
sur le niement, non pas la négation, mais le niement. Le fait que Dieu meurt. Vient
mourir ici, en nous. Et il meurt peut-être deux fois puisque l’incarnation est déjà
une kénose, un videment. Quelque chose de l’ordre du niement, de la traversée,
est au fond de l’expérience du langage et au fond de l’expérience du spectateur
qui assiste aussi à l’édification négative de quelque chose. Une sorte de joie du
langage combustible, ardent, un renversement d’énergie.
W.A.: Encore une question d’ordre général avant de passer aux questions tou-
chant de plus près la représentation du Vrai sang. L’homme de théâtre allemand,
Heiner Müller, disait vers la fin de sa vie: „Actuellement le drame n’a plus d’adver-
saire, c’est une époque de prose non pas de drame“. Qu’en pensez-vous? Est-ce
que l’adversaire aujourd’hui est moins politico-social que culturel ou anti-culturel?
Ou est-ce que, selon vous, le théâtre a besoin d’adversaire?
V.N.: Cette idée d’adversaire me plaît assez. Dans Le Vrai sang, il y a au début
une espèce de petit prologue devant le rideau, ce sont des petits fragments d’un
journal. Quand je travaille à une nouvelle pièce, j’ai devant moi mon chantier et en
même temps un journal de travail. Vingt pages d’observations. Dans ce journal,
„chercher l’ennemi“, „trouver l’ennemi“ sont des formules qui reviennent souvent. Il
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y a quelque chose à combattre. Je ne sais pas quel est mon ennemi exactement.
L’ennemi est peut-être la mécanisation mentale. La moitié de la pièce porte sur
ces machines à parler mécaniquement. Elles sont présentes depuis un certain
nombre de spectacles parce que les Machines sont toujours autour de nous.
Molière se vengeait des médecins de son temps – et moi des machines parlantes.
La question du langage est plus que jamais fondamentale aujourd’hui. Plus qu’à
l’époque où on se réunissait chez Mallarmé rue de Rome. Aujourd’hui, tout
consommateur d’internet, de télévision, etc. est dangereusement plongé dans le
drame du langage.
W.A.: Face à cet ennemi, le théâtre serait donc une entreprise de résistance?
V.N.: Cet ennemi est une présence diffuse, organisée autour de nous, une ma-
chine à penser automatiquement. Le théâtre est le meilleur endroit où des choses
peuvent se glisser, des flèches partir, des gens être déstabilisés sur des choses
qu’ils n’attendent pas. Le spectateur est vivifié et, je l’espère, joyeux ou tonifié,
parce que j’espère toujours qu’il est plus facile d’aborder la journée du lendemain
après avoir vu nos spectacles, j’espère que ça ne rajoute pas de poids sur les
épaules de chacun, mais que ça en enlève un peu, en rendant le spectateur un
peu plus désadhérent. Je voudrais qu’il puisse retrouver la joie du langage, trouver
une sorte de souplesse perdue.
W.A.: C’est-à-dire que l’œuvre est œuvre de résistance et que le spectateur pour-
rait mieux résister à ce qui l’entoure. Dans Devant la parole, vous dites que la
communication omniprésente – je l’exprimerais ainsi – entraîne un brouillage gé-
néralisé et ce brouillage pourrait amener la fin de l’Histoire. Alors comment pou-
vons-nous résister à ce brouillage amenant la fin de l’Histoire? Est-ce que la ruse
en général, la ruse de l’Histoire, presque à la manière de Hegel, ne consisterait
pas justement à généraliser la communication à tel point que plus personne ne
s’en rend compte, à l’exception par exemple du théâtre comme institution et
comme lieu d’une autre parole?
V.N.: Une communication comme cela qui se solidifie, je l’associe à l’image du bé-
ton, quand le béton prend, tout à coup il devient solide, perd sa respiration et sa
fluidité. Ainsi, le langage, à un certain moment, devient solide. Le livre, le spectacle
nous aident à retourner à l’état liquide, à l’état ondulaire: la parole comme une
onde. Reprendre conscience corporellement que la parole est une onde et aussi
quelque chose qui se déverse et qui sort, qui a une sorte d’effusion, il y a verse-
ment de la parole, comme si le langage était le vrai sang. Reprendre conscience
de l’offrande du langage, du don.
W.A.: Pour que ce langage nous soit donné, pour que nous acceptions le langage
comme un don, est-ce qu’il n’est pas nécessaire – c’est du moins ce que j’ai
conclu de Devant la parole – de descendre dans le langage comme Dante descen-
dait vers l’enfer? Et une telle descente dans les limbes pourrait ainsi apporter une
libération pour la parole, pour nous et par nous?
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V.N.: Mais tout le monde descend dans le langage; le spectateur aussi est philolo-
gue. Il y a une expérience philologique de la mémoire profonde des mots et je
pense toujours que le spectateur sait beaucoup plus de choses qu’il ne croit, que
le langage se souvient. Il se souvient pour nous. Il retrouve son enfance. Imitant
un titre de Jean Damascène, je voudrais écrire un livre intitulé De l’incompréhensi-
bilité du langage. Il y a une quantité de mots qui passent dans une langue ou dans
une autre et on ne sait pas d’où ils viennent. Et particulièrement en français, une
des forces du français c’est son mystère. L’étymologie n’est absolument jamais
visible. Et, tout le temps, il faut aller regarder dans les dictionnaires étymologiques
pour savoir d’où vient le mot. D’où vient le mot ‘talus’, d’où vient le mot ‘fantoche’,
la philologie n’y est pas inscrite, contrairement à l’allemand et à l’hébreu, à l’arabe,
qui sont des langues à racine apparente. En français, on ne sait pas d’où vient le
mot, on ne sait pas a priori. Il y a une sorte de force du français qui vient aussi de
son oubli étymologique, de son amnésie philologique.
W.A.: Vous écrivez à un moment que „les mots ont leur mot à dire“ et vous venez
de l’expliquer il y a un instant. Mais à qui parlent les mots quand nous parlons?
Est-ce que nous parlons avec nous-mêmes? Devons-nous intervenir pour faire
parler les mots?
V.N.: Je répondrai par une citation: „Les hommes parlent rarement à eux-mêmes
et jamais aux autres des choses qui n’ont point reçu de nom“, c’est une phrase de
Joseph de Maistre, un philosophe et penseur maudit. Ou encore Mesner: „J’ai
pensé six mois sans mots“. Ou Artaud: „Tout vrai langage est incompréhensible“
ou saint Paul: „Rien n’est sans langage“. Le spectateur est touché par les phrases
limites. Dans Le Vrai sang il y a une scène comme ça sur le je, le moi, le il, où les
choses sont d’identité très pulvérisée et où on trouve des phrases limites comme
„aucun triangle n’a trois côtés“ etc. ... Il se produit une sorte de décharge électri-
que dans la raison, un ébranlement, ce sont des phrases qui viennent enlever le
sol sous le plancher, enlever la scène sous les pieds des acteurs, ôter les plan-
ches du langage dans notre esprit. Les spectateurs sont à nouveau sur un sol
mouvant, fissuré. Les consciences des spectateurs sont individuellement ouvertes
en même temps. Le texte part du plateau comme une volée de flèches qui percent
chacun individuellement, chacun est touché individuellement par un trait singulier.
W.A.: Cette fissuration, je crois qu’elle concerne aussi l’acte physique, la bouche,
la respiration, je dirais presque la digestion des mots. Est-ce que nous devrions
tous devenir des acteurs comme vos acteurs et la parole qui s’adresse à nous de-
vrait-elle nous faire trouer le monde comme un appel d’air? Dans un sens physi-
que, corporel, matériel?
V.N.: En tout cas, peut-être retrouver la respiration, retrouver une souplesse. Je
pense qu’il y a un effet comme ça, vivifiant. Vivifiant par le vide vivifiant. L’appel
d’air, le vide, le trou respiratoire, la phrase. Et pas le concept, le drame tout en-
tier… Chaque fois, je travaille sur des unités de plus en plus longues. C’est l’unité
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