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Entretien
philosophie grecque; on va passer à autre chose“. C’était il y a 10-15 ans, et à par-
tir de ce jour-là, tous les jours j’ai pensé au logos. Comment est-ce qu’on traduit le
mot logos? Est-ce qu’on le traduit par le verbe, comme la bible catholique, est-ce
qu’on le traduit par la parole, comme les bibles protestantes, est-ce qu’on le traduit
par la raison comme Hegel dans La Vie de Jésus: „Au commencement était la rai-
son“? C’est tout à fait extraordinaire comme tout d’un coup des failles, des che-
mins différents s’ouvrent soudain autour de ce mot et j’avais été frappé, à peu près
à la même époque, lors d’une émission à Avignon, par la réponse d’un théologien
orthodoxe, Olivier Clément, à qui j’avais demandé: „Quelle est la bonne traduction
de logos? Est-ce que c’est verbe, parole…?“: „Elles sont toutes bonnes et toutes
mauvaises“. C’est aussi ce qu’il y a de beau dans la traduction: déployer l’éventail
des langues, pouvoir penser avec des mots pouvant se substituer l’un à l’autre; ne
pas penser que les mots sont des cubes carrés pour faire des constructions méca-
niques, des agencements de concepts, mais penser que les mots sont pris dans
quelque chose de plus grand que les mots, quelque chose qui les pense et qui les
respire. Les mots sont comme des notes de musique, il ne faut avoir ni religion de
la note ni religion du mot. Il faut pratiquer une linguistique négative: les mots sont
aussi le mot et l’envers du mot. Le mot doit contenir son retournement. Et c’est au
fond ce autour de quoi tournait un peu ce livre au titre mystérieux de L’Envers de
l’esprit. L’envers de l’esprit, ce n’est pas le contraire de l’esprit, c’est l’esprit
comme retournement. Respiration. C’est l’idée qu’il y a un système respiratoire
dans la pensée: mort et résurrection du souffle, et combustion. La pensée brûle les
mots, les consume, les dépense dans notre corps. C’est là qu’on rejoint peut-être
cette „théologie négative“ que vous mentionnez. Il y a une négativité inhérente
dans le christianisme qui est tout à fait essentielle. J’écrirai un jour quelque chose
sur le niement, non pas la négation, mais le niement. Le fait que Dieu meurt. Vient
mourir ici, en nous. Et il meurt peut-être deux fois puisque l’incarnation est déjà
une kénose, un videment. Quelque chose de l’ordre du niement, de la traversée,
est au fond de l’expérience du langage et au fond de l’expérience du spectateur
qui assiste aussi à l’édification négative de quelque chose. Une sorte de joie du
langage combustible, ardent, un renversement d’énergie.
W.A.: Encore une question d’ordre général avant de passer aux questions tou-
chant de plus près la représentation du Vrai sang. L’homme de théâtre allemand,
Heiner Müller, disait vers la fin de sa vie: „Actuellement le drame n’a plus d’adver-
saire, c’est une époque de prose non pas de drame“. Qu’en pensez-vous? Est-ce
que l’adversaire aujourd’hui est moins politico-social que culturel ou anti-culturel?
Ou est-ce que, selon vous, le théâtre a besoin d’adversaire?
V.N.: Cette idée d’adversaire me plaît assez. Dans Le Vrai sang, il y a au début
une espèce de petit prologue devant le rideau, ce sont des petits fragments d’un
journal. Quand je travaille à une nouvelle pièce, j’ai devant moi mon chantier et en
même temps un journal de travail. Vingt pages d’observations. Dans ce journal,
„chercher l’ennemi“, „trouver l’ennemi“ sont des formules qui reviennent souvent. Il