Entretien

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Entretien
Saisir le langage sur le vif.
Entretien avec Valère Novarina
Propos recueillis par Wolfgang Asholt
Wolfgang Asholt
Quel rôle joue pour vous le théâtre en tant qu’institution confrontée à un vrai public, à la différence du reste de la littérature? Pour le dire autrement: à qui doit, ou
veut, ou peut parler le théâtre?
Valère Novarina
Il m’a toujours semblé que le théâtre pouvait être un excellent laboratoire pour observer l’action du langage, pour étudier l’action du langage sur le vif. Le théâtre est
le seul endroit où l’on puisse voir le lecteur, puisque je ne fais pas de différence
entre le spectateur et le lecteur. Je pense que le lecteur voit et que le spectateur
lit. C’est l’endroit où un livre est vu, c’est le lieu d’une lecture incarnée. C’est la
matérialisation du livre dans l’espace, dans un espace plus dense que l’espace de
la page. Espace de la scène et du corps de l’acteur. Il y a une somatisation, une
incarnation. Les théâtres sont des laboratoires extraordinaires où observer l’action
du langage. J’observe beaucoup puisque j’assiste à toutes les représentations, je
vois comment le langage agit.
Lors de la représentation de L’Origine rouge au Théâtre de la Colline, j’étais sur
le côté, dans une sorte de galerie, je voyais le public de face et j’ai pris conscience
tout d’un coup qu’on pouvait observer et même mesurer la vitesse de propagation
du langage – qui n’est pas celle du son. Il m’a semblé voir alors – et ça serait à
vérifier – que la lumière va vite, que le son va plus lentement (on le ressent physiquement quand il y a un orage, quand il y a un éclair), et que le langage possède
son propre rythme, autre: l’onde de la compréhension, du dénouement des phrases déliées les unes après les autres par les rangs de spectateurs successifs.
C’est un phénomène assez lent, on voit vraiment une espèce de vague qui passe,
quelque chose de très matériel. On se rend compte que le langage atteint chacun
individuellement, mais en faisant des rebonds d’un spectateur à l’autre. Les spectateurs sont atteints les uns au travers des autres.
La science du langage doit être aussi une balistique: on pourrait étudier la logodynamique, la force du langage. J’ai beaucoup écrit sur l’acteur, j’y suis souvent
revenu, et peut-être que je vais maintenant écrire sur les spectateurs, à partir de
cette question: qu’est-ce qui se passe dans la tête du spectateur?
W.A.: Indirectement, ou presque directement, vous avez déjà répondu à une autre
question, celle du transfert du texte écrit en présentation, en texte actif sur la
scène. Quelle différence y a-t-il entre la parole d’abord écrite, ensuite parole par280
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lée, c’est-à-dire est-ce que vous voyez déjà la réalisation et sa réception par les
spectateurs, comme vous venez de le dire, ou est-ce que c’est d’abord un texte
écrit, évidemment prévu pour être joué, déclamé, matériellement dit? Comment se
présente la relation entre l’écrit et le parlé?
V.N.: Ce qui se passe lors de la lecture, on ne le voit pas, et ce qui se passe au
théâtre, on le voit, c’est tangible. Le spectateur est un lecteur plus intense. La représentation théâtrale est une sorte de lecture forcée, au sens où il y a des travaux
forcés: comme on en prend pour vingt ans à la prison, on en prend pour deux heures en tant que spectateur. Il y a un phénomène de capture du lecteur; il ne peut
pas ouvrir des pages et s’arrêter, non, le spectateur est obligé de descendre profond dans le livre. C’est un voyage intense.
W.A.: Avec le spectateur capturé on est près d’un théâtre de cruauté. Chez vous, il
y a une poétique – et je dirais aussi une politique – de l’excès de la parole. Est-ce
que cette parole est assez forte pour être entendue en dehors des salles de spectacle? Evidemment, elle est d’abord prévue pour être dans une salle… mais est-ce
qu’elle devrait dépasser la salle pour devenir une sorte de théâtre public?
V.N.: Quand j’ai commencé à travailler au Vrai sang, je me suis racheté Le coup
de dés de Mallarmé, pour retrouver la page, la scène, l’espace, le jeter du langage
en espace, pour me rappeler que le langage se comprend dans l’espace, pas sur
une feuille de papier. La feuille de papier est déjà un espace, mais enfin il y a l’idée
– qui revient tout le temps – de volume, un mot très beau en français, où l’on
utilise le même mot pour le volume matériel et le volume du livre. Le lecteur ouvre
un volume dans ses mains et le livre lui ouvre le corps, c’est l’ouverture du volume
à deux dimensions, il y a cette matérialité: retrouver la sensation que le langage
n’est pas un jeu de pions abstrait, mais quelque chose de très physique et qui arrive à l’espace. Je pense à cette phrase de saint Augustin dans le De Trinitate, où
il est dit quelque chose comme „Le langage s’entend, mais la pensée se voit“.
C’est tout à fait extraordinaire car c’est vraiment à ça qu’on a affaire, la pensée est
un accident de l’espace, un phénomène de l’espace et une respiration de l’espace
que la pensée aspire. J’ai beaucoup tourné autour de cette obsession, autour du
„volume“, de la matérialité.
W.A.: Quand vous citez saint Augustin, est-ce qu’il existe chez vous ce que
j’appellerais une théologie négative, le Dieu de l’absence de Dieu? Et est-ce que
ce n’est pas finalement le Dieu – s’il y en a un – qui est le début de l’évangile
selon Saint Jean: „Au début était le mot et Dieu était le mot“? Est-ce qu’il y a une
sorte de théologie par l’absence où l’absence de Dieu est compensée par la
parole? Vous dites quelque part, dans Devant la parole je crois, que la parole est
ce qui reste du divin pour nous.
V.N.: Il y a quelques années, au cours d’une messe de minuit dans un village de
Savoie, à Morzine, le prêtre citait l’évangile „Au commencement etc.“ et il a dit:
„Oh, ne vous occupez pas trop de ça, le commencement était le logos, c’est de la
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philosophie grecque; on va passer à autre chose“. C’était il y a 10-15 ans, et à partir de ce jour-là, tous les jours j’ai pensé au logos. Comment est-ce qu’on traduit le
mot logos? Est-ce qu’on le traduit par le verbe, comme la bible catholique, est-ce
qu’on le traduit par la parole, comme les bibles protestantes, est-ce qu’on le traduit
par la raison comme Hegel dans La Vie de Jésus: „Au commencement était la raison“? C’est tout à fait extraordinaire comme tout d’un coup des failles, des chemins différents s’ouvrent soudain autour de ce mot et j’avais été frappé, à peu près
à la même époque, lors d’une émission à Avignon, par la réponse d’un théologien
orthodoxe, Olivier Clément, à qui j’avais demandé: „Quelle est la bonne traduction
de logos? Est-ce que c’est verbe, parole…?“: „Elles sont toutes bonnes et toutes
mauvaises“. C’est aussi ce qu’il y a de beau dans la traduction: déployer l’éventail
des langues, pouvoir penser avec des mots pouvant se substituer l’un à l’autre; ne
pas penser que les mots sont des cubes carrés pour faire des constructions mécaniques, des agencements de concepts, mais penser que les mots sont pris dans
quelque chose de plus grand que les mots, quelque chose qui les pense et qui les
respire. Les mots sont comme des notes de musique, il ne faut avoir ni religion de
la note ni religion du mot. Il faut pratiquer une linguistique négative: les mots sont
aussi le mot et l’envers du mot. Le mot doit contenir son retournement. Et c’est au
fond ce autour de quoi tournait un peu ce livre au titre mystérieux de L’Envers de
l’esprit. L’envers de l’esprit, ce n’est pas le contraire de l’esprit, c’est l’esprit
comme retournement. Respiration. C’est l’idée qu’il y a un système respiratoire
dans la pensée: mort et résurrection du souffle, et combustion. La pensée brûle les
mots, les consume, les dépense dans notre corps. C’est là qu’on rejoint peut-être
cette „théologie négative“ que vous mentionnez. Il y a une négativité inhérente
dans le christianisme qui est tout à fait essentielle. J’écrirai un jour quelque chose
sur le niement, non pas la négation, mais le niement. Le fait que Dieu meurt. Vient
mourir ici, en nous. Et il meurt peut-être deux fois puisque l’incarnation est déjà
une kénose, un videment. Quelque chose de l’ordre du niement, de la traversée,
est au fond de l’expérience du langage et au fond de l’expérience du spectateur
qui assiste aussi à l’édification négative de quelque chose. Une sorte de joie du
langage combustible, ardent, un renversement d’énergie.
W.A.: Encore une question d’ordre général avant de passer aux questions touchant de plus près la représentation du Vrai sang. L’homme de théâtre allemand,
Heiner Müller, disait vers la fin de sa vie: „Actuellement le drame n’a plus d’adversaire, c’est une époque de prose non pas de drame“. Qu’en pensez-vous? Est-ce
que l’adversaire aujourd’hui est moins politico-social que culturel ou anti-culturel?
Ou est-ce que, selon vous, le théâtre a besoin d’adversaire?
V.N.: Cette idée d’adversaire me plaît assez. Dans Le Vrai sang, il y a au début
une espèce de petit prologue devant le rideau, ce sont des petits fragments d’un
journal. Quand je travaille à une nouvelle pièce, j’ai devant moi mon chantier et en
même temps un journal de travail. Vingt pages d’observations. Dans ce journal,
„chercher l’ennemi“, „trouver l’ennemi“ sont des formules qui reviennent souvent. Il
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y a quelque chose à combattre. Je ne sais pas quel est mon ennemi exactement.
L’ennemi est peut-être la mécanisation mentale. La moitié de la pièce porte sur
ces machines à parler mécaniquement. Elles sont présentes depuis un certain
nombre de spectacles parce que les Machines sont toujours autour de nous.
Molière se vengeait des médecins de son temps – et moi des machines parlantes.
La question du langage est plus que jamais fondamentale aujourd’hui. Plus qu’à
l’époque où on se réunissait chez Mallarmé rue de Rome. Aujourd’hui, tout
consommateur d’internet, de télévision, etc. est dangereusement plongé dans le
drame du langage.
W.A.: Face à cet ennemi, le théâtre serait donc une entreprise de résistance?
V.N.: Cet ennemi est une présence diffuse, organisée autour de nous, une machine à penser automatiquement. Le théâtre est le meilleur endroit où des choses
peuvent se glisser, des flèches partir, des gens être déstabilisés sur des choses
qu’ils n’attendent pas. Le spectateur est vivifié et, je l’espère, joyeux ou tonifié,
parce que j’espère toujours qu’il est plus facile d’aborder la journée du lendemain
après avoir vu nos spectacles, j’espère que ça ne rajoute pas de poids sur les
épaules de chacun, mais que ça en enlève un peu, en rendant le spectateur un
peu plus désadhérent. Je voudrais qu’il puisse retrouver la joie du langage, trouver
une sorte de souplesse perdue.
W.A.: C’est-à-dire que l’œuvre est œuvre de résistance et que le spectateur pourrait mieux résister à ce qui l’entoure. Dans Devant la parole, vous dites que la
communication omniprésente – je l’exprimerais ainsi – entraîne un brouillage généralisé et ce brouillage pourrait amener la fin de l’Histoire. Alors comment pouvons-nous résister à ce brouillage amenant la fin de l’Histoire? Est-ce que la ruse
en général, la ruse de l’Histoire, presque à la manière de Hegel, ne consisterait
pas justement à généraliser la communication à tel point que plus personne ne
s’en rend compte, à l’exception par exemple du théâtre comme institution et
comme lieu d’une autre parole?
V.N.: Une communication comme cela qui se solidifie, je l’associe à l’image du béton, quand le béton prend, tout à coup il devient solide, perd sa respiration et sa
fluidité. Ainsi, le langage, à un certain moment, devient solide. Le livre, le spectacle
nous aident à retourner à l’état liquide, à l’état ondulaire: la parole comme une
onde. Reprendre conscience corporellement que la parole est une onde et aussi
quelque chose qui se déverse et qui sort, qui a une sorte d’effusion, il y a versement de la parole, comme si le langage était le vrai sang. Reprendre conscience
de l’offrande du langage, du don.
W.A.: Pour que ce langage nous soit donné, pour que nous acceptions le langage
comme un don, est-ce qu’il n’est pas nécessaire – c’est du moins ce que j’ai
conclu de Devant la parole – de descendre dans le langage comme Dante descendait vers l’enfer? Et une telle descente dans les limbes pourrait ainsi apporter une
libération pour la parole, pour nous et par nous?
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V.N.: Mais tout le monde descend dans le langage; le spectateur aussi est philologue. Il y a une expérience philologique de la mémoire profonde des mots et je
pense toujours que le spectateur sait beaucoup plus de choses qu’il ne croit, que
le langage se souvient. Il se souvient pour nous. Il retrouve son enfance. Imitant
un titre de Jean Damascène, je voudrais écrire un livre intitulé De l’incompréhensibilité du langage. Il y a une quantité de mots qui passent dans une langue ou dans
une autre et on ne sait pas d’où ils viennent. Et particulièrement en français, une
des forces du français c’est son mystère. L’étymologie n’est absolument jamais
visible. Et, tout le temps, il faut aller regarder dans les dictionnaires étymologiques
pour savoir d’où vient le mot. D’où vient le mot ‘talus’, d’où vient le mot ‘fantoche’,
la philologie n’y est pas inscrite, contrairement à l’allemand et à l’hébreu, à l’arabe,
qui sont des langues à racine apparente. En français, on ne sait pas d’où vient le
mot, on ne sait pas a priori. Il y a une sorte de force du français qui vient aussi de
son oubli étymologique, de son amnésie philologique.
W.A.: Vous écrivez à un moment que „les mots ont leur mot à dire“ et vous venez
de l’expliquer il y a un instant. Mais à qui parlent les mots quand nous parlons?
Est-ce que nous parlons avec nous-mêmes? Devons-nous intervenir pour faire
parler les mots?
V.N.: Je répondrai par une citation: „Les hommes parlent rarement à eux-mêmes
et jamais aux autres des choses qui n’ont point reçu de nom“, c’est une phrase de
Joseph de Maistre, un philosophe et penseur maudit. Ou encore Mesner: „J’ai
pensé six mois sans mots“. Ou Artaud: „Tout vrai langage est incompréhensible“
ou saint Paul: „Rien n’est sans langage“. Le spectateur est touché par les phrases
limites. Dans Le Vrai sang il y a une scène comme ça sur le je, le moi, le il, où les
choses sont d’identité très pulvérisée et où on trouve des phrases limites comme
„aucun triangle n’a trois côtés“ etc. ... Il se produit une sorte de décharge électrique dans la raison, un ébranlement, ce sont des phrases qui viennent enlever le
sol sous le plancher, enlever la scène sous les pieds des acteurs, ôter les planches du langage dans notre esprit. Les spectateurs sont à nouveau sur un sol
mouvant, fissuré. Les consciences des spectateurs sont individuellement ouvertes
en même temps. Le texte part du plateau comme une volée de flèches qui percent
chacun individuellement, chacun est touché individuellement par un trait singulier.
W.A.: Cette fissuration, je crois qu’elle concerne aussi l’acte physique, la bouche,
la respiration, je dirais presque la digestion des mots. Est-ce que nous devrions
tous devenir des acteurs comme vos acteurs et la parole qui s’adresse à nous devrait-elle nous faire trouer le monde comme un appel d’air? Dans un sens physique, corporel, matériel?
V.N.: En tout cas, peut-être retrouver la respiration, retrouver une souplesse. Je
pense qu’il y a un effet comme ça, vivifiant. Vivifiant par le vide vivifiant. L’appel
d’air, le vide, le trou respiratoire, la phrase. Et pas le concept, le drame tout entier… Chaque fois, je travaille sur des unités de plus en plus longues. C’est l’unité
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respiratoire de tout le spectacle qui compte et pas le mot. Contre le mot à mot,
c’est plutôt une mise en mouvement, et même contre le note à note: la musique ce
n’est pas des notes plus des notes, ça tourne beaucoup autour de la respiration,
avec la sensation que la respiration repose sur un renversement, sur un paradoxe,
sur un retournement, sur une résurrection respiratoire. La sensation physique de
la respiration passe par l’asphyxie, par un point de mort qu’on rencontre toutes les
six secondes. Il faut retrouver cette idée de descente, toucher le fond, remonter, il
y a comme un mouvement physique du drame.
W.A.: Quand vous parlez dans Devant la parole de la caverne du corps humain et
du souterrain mental ouvert par ce creusement de la langue dont on vient de parler, estce que cette image crée une sorte de grotte préhistorique où la parole est
une sorte de peinture murale comme à Lascaux, qui rend possible l’apparition de
l’espace?
V.N.: Leopold von Verschuer, quand il traduit en allemand, rencontre toujours un
problème quand il tombe sur ‘creux’ ou ‘trou’: en allemand, ce n’est pas évident. Il
doit choisir entre ‘hohl’ et je ne sais pas quoi, et chaque fois qu’il y a ‘creusement’
‘Höhlung’. L’idée de creusement est fondamentale. Dans la caverne, je vois
l’action de creuser, je vois l’objet qui a été creusé, j’entends ‘creuser’ dans
‘caverne’. Je ne sais pas si c’est étymologiquement juste. L’idée que le spectateur
est creusé, que l’espace est creusé. On part chaque fois d’une surface plane, ou
simple, et il faut creuser l’espace. Passer de deux dimensions, à trois, à quatre,
etc… et creuser de plus en plus ce que les gens ont devant les yeux ou dans la
tête; avancer par le creusement de la représentation. Creusement est aussi
apparition d’un corps qui résonne. Caverne comme corps qui résonne avec le
double sens, quand on change une lettre ou deux, de résonnement et
raisonnement. Ça tourne autour de deux ou trois représentations de l’espace et du
langage fondamental du côté du creusement, de l’inversion, de la respiration, du
paradoxe.
W.A.: Vous dites dans ce contexte que la parole vient de la nuit. Est-ce que la parole est liée d’une certaine manière à ce creusement et à cet approfondissement à
la manière d’une caverne? Est-ce que la parole qui vient de la nuit est tout aussi
bien une sorte de ‘bouche d’ombre’? Et est-ce que vous partageriez une conception romantique de la parole poétique, de la parole tout court?
V.N.: Je pense que le spectateur est poète. Je pense que le spectateur vit tous les
jours une extraordinaire aventure avec le langage, autant que Rimbaud ou
Novalis. Je pense que les expériences extraordinaires se rencontrent chez tout le
monde, mais qu’ils n’en parlent pas. Le spectacle peut réveiller des choses
enfouies, il peut faire que les gens reconnaissent des choses très profondes et
très singulières dont on ne leur a jamais parlé. Ils prennent soudain conscience
qu’il y a une quantité de choses dont on ne leur a jamais parlé.
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W.A.: C’est donc un peu: „La poésie doit être faite pour tous“, Lautréamont… Je
passe à l’histoire littéraire. A un moment vous utilisez les mots „les vases communiquent devant la parole“ et c’est évidemment une allusion au surréalisme. Est-ce
qu’il y a une sorte d’analogie entre l’écriture automatique quand vous dites „ce
dont on ne peut parler, c’est cela qu’il faut dire“ ou est-ce que c’est quand même
assez différent?
V.N.: C’est le renversement de la formule célèbre de Wittgenstein. „Ce dont on ne
peut parler, il faut le taire“. Le spectateur vient au théâtre pour qu’on lui parle de ce
qu’il ne devrait pas entendre…
Quand j’étais adolescent, en Savoie, nous étions assez isolés, il y avait une nuit
de train pour arriver à Paris, et un ami de mes parents m’a ouvert sa bibliothèque
où j’ai pu lire principalement Lautréamont, Breton etc… Je les ai beaucoup lus à
cette époque. L’écriture automatique surréaliste, je ne sais plus très bien ce que
c’est, je ne sais pas trop qu’en dire. J’ai l’expérience de pratiques d’écriture très
différentes, il n’y a pas qu’une seule façon d’écrire ou un seul style. Je me
compare souvent à quelqu’un qui ferait à la fois de la peinture à la fresque, de la
peinture à l’huile, de l’acrylique, du tag, des mots croisés: il y a différentes techniques, diverses façons d’agir avec le langage, toujours en situation dans un lieu, un
atelier. Le lieu d’un combat avec le langage, c’est toujours une façon de travailler
musculaire. Comme le travail des acteurs, les acteurs travaillent dans la dépense,
l’accéléré ou le ralenti: jamais le cours normal. En tout cas, je n’aime pas beaucoup ce terme d’écriture automatique. Ils ont très mal choisi la chose. Je trouve
automatique les trois quarts de la littérature actuelle.
W.A.: A un moment vous dites dans Devant la parole: „La parole nous a été donnée“ et un peu plus tard „Tu nous as donné la parole“. Que signifie ce changement
de pronom personnel? Qui est „tu“ dans un double sens?
V.N.: Le „tu“ est frappant, il me rappelle mon beau-père, Szulem Goldsztejn, qui
chantait une chanson – une chanson yiddish – qui s’appelait „Du“ et Du, c’est
Dieu. C’est très beau que le „tu“ français signifie aussi une présence tacite… Et
que Dieu soit aussi personne. En trois personnes lui aussi? Dans les définitions de
Dieu que j’avais collectées, pour La chair de l’homme, que j’ai collectées partout,
Hegel, Serge Gainsbourg, Brassens…, j’en ai ajouté une personnelle: „Dieu est la
quatrième personne du singulier“. C’est une fenêtre imprévue, une ouverture d’air
soudain dans la pensée.
W.A.: Donc, il y a cette divinisation de la parole, que ce soit avec la case vide, ou
sous la forme d’un don du „tu“ qui est Dieu. Mais il y a aussi le matérialisme du
langage. Vous écrivez que la parole est „la matière de notre esprit“. Est-ce que les
mots et la parole sont une matière première, un big-bang initial?
V.N.: Qui observe l’énergie, c’est-à-dire qui fait de la physique nucléaire, doit observer le langage. C’est un champ dynamique tout à fait extraordinaire: observer la
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force extraordinaire du langage. L’étude attentive du langage révèle quelque
chose des structures de la matière.
W.A.: Je voudrais, pour terminer, en venir au Vrai sang. Au début de la pièce,
L’Enfant théorique proclame „savoir tout sans langage“. Et L’Enfant théorique pratique ce savoir dans un monologue exceptionnellement long. Est-ce que le monologue n’est pas un démenti de cette déclaration de tout savoir sans langage?
V.N.: Ce monologue de L’Enfant théorique, c’est le journal brut, le journal non retouché. L’homme du journal écrit aussi des choses qu’il ne comprend pas, des
choses où sa main est en avance sur sa pensée.
W.A.: Quelque chose qui m’a frappé aussi dans ce journal de L’Enfant théorique,
c’est qu’il y est question du langage capturé vivant. Est-ce que le langage au théâtre, ou sur la scène, devient aussi une sorte de prisonnier? Et de qui, des acteurs,
des spectateurs?
V.N.: Le langage capturé vivant c’est ce qui se passe dans la cage du théâtre.
Dans l’enclos linguistique du théâtre, là il est vu à vif, vu agissant, capturé vivant. Il
est saisi comme animal. Et dans le travail avec les acteurs, je ressens vraiment
qu’il faut qu’ils comprennent pour saisir la phrase, aller chercher la phrase comme
on va chercher une truite sous l’eau. C’est la main qui va saisir la truite et il faut
parfois très longtemps; tout doit devenir de plus en plus vivant et concret.
W.A.: D’une manière générale, la pièce Le Vrai sang est aussi une pièce humoristique parodique. Si on prend par exemple la partie „Réparer la démocratie“,
l’intention est évidente. Une amie qui a vu votre pièce m’a dit, il y a quelques jours:
c’était une grande joie, mais une joie liée à la farce et à l’humour. Est-ce qu’on
peut généraliser cela?
V.N.: Oui… c’est localisé, dans la scène très farcesque de la colonne par exemple… Après, il y a d’autres choses qui se passent, et il y a des rappels de ça. Il y a,
à un moment, un retour du personnage que joue Olivier Martin-Salvan et le
spectateur est soulagé de pouvoir assister à nouveau à une scène de farce. Le
degré d’attention des spectateurs change tout le temps. Changement des registres
d’écriture et changement dans le registre de l’attention, comme dans le sport,
quand on suit un match de tennis: il y a le service, il y a les échanges, il y a
l’arbitre qui dit 30:40, 40:0, il y a toute une vie du corps dont on tient compte. La
vie du corps des spectateurs. L’émotion n’est jamais stable. Tout est en mouvements et retournements.
W.A.: Je reviens à la quatrième personne du singulier. La deuxième partie du Vrai
sang s’appelle „Je, tu, il“. Et au début, il y a seulement le chantre et les trois personnages. Et pourquoi, à un moment, un ‘lui’ apparait-il et qui est-il? Est-il la quatrième personne?
V.N.: „Je, tu, il“, c’est toute une histoire. Le compositeur Michaël Levinas m’avait
proposé il y a longtemps de faire un livret à partir de La Métamorphose de Kafka;
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j’ai relu ce texte, j’ai pensé que ce n’était pas moi qui devais faire ça mais lui, qui
est tellement attaché à ce texte. Pour finir j’ai fait ce petit prologue. Il en reste une
partie dans son opéra. Le „Je, tu, il“, c’est simplement la tripartition. C’est la division du sujet en trois parties. Il est vrai que c’est aussi un petit peu l’idée des trois
anges invités d’Abraham. Tout est parti du fait qu’en français le texte de Kafka
s’appelle „La métamorphose“, et en allemand „Verwandlung“, c’est pas tout à fait
pareil: la transformation ou le changement. Les icônes de la transfiguration en
Russie, c’est metamorphosis par exemple. Je n’ai pas fait quelque chose sur la
métamorphose, je suis allé chercher quelque chose du côté de la transfiguration,
je suis allé chercher quelque chose aussi du côté de la Bible, avec le sacrifice
d’Abraham, il y a des choses qui se superposent, qui se tissent par hasard, ou pas
par hasard, on ne sait pas trop et c’est comme ça que ça s’élabore, pas du tout de
manière mécanique.
Il y a une sorte d’entassement, de tressage. Il y a un tressage d’essence et un
tressage de la caverne. Creusement, tressage, disons la physique négative. Le
vide et le plein. Le tressage du vide par le plein et du plein par le vide se fait dans
la tête du spectateur. Quelque chose est creusé dans le cerveau. D’autres canalisations, un réseau. Un réseau s’ouvre.
W.A.: Il y a un personnage dans Le Vrai sang qui s’appelle le Danseur en perdition
et sa présence sur scène fut un spectacle extraordinaire. Qu’est-ce qu’il représente? Est-ce qu’il représente l’échec de la parole ou la parole poussée à son extrême?
V.N.: C’est surtout un moment de supplice de l’acteur. Parce que réellement, c’est
un don… j’avais peur pour lui. Je lui ai demandé: „Ça va le cœur? (Son père est
médecin) Tu ne vas pas nous faire une crise cardiaque?“ Je le pousse très très
loin, il y a l’idée d’une sur-dépense, l’idée d’un sur-don, l’idée d’une overdose de
danse de quelqu’un qui ne sait pas danser. Qui sait danser quand même, en ne
dansant pas.
W.A.: Est-ce que ce n’est pas d’une certaine manière la réalisation du souhait de
l’Enfant théorique au début, „savoir tout sans langage“? Il ne parle pratiquement
plus. Il vit physiquement. A l’extrême.
V.N.: Oui, je fais échouer la danse.
W.A.: Le langage de la danse remplace de langage de la parole.
V.N.: Oui, c’est un moment aigu de la pièce. Quelque chose va, poussé jusqu’au
bout.
W.A.: Une question encore sur la partie „Séquelles“ concernant la théorie du langage. Vous dites une fois: „La matière c’est le langage“ et une autre fois, avec
changement de l’article: „La matière c’est du langage“. Et le chantre et le contrechantre disent: „Nous n’avons rien compris“. Qu’est-ce que nous devons comprendre à partir de là? Est-ce que le langage c’est de la matière?
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V.N.: Spontanément je dirais, c’est la matière même. C’est l’énergie même.
W.A.: Une question nécessaire qu’on vous a certainement trop souvent posée:
quelle est la signification de la kyrielle interminable de noms à la fin?
V.N.: …qui n’apparaît pas du tout dans le spectacle. C’est un peu le contrepoint ou
la réponse d’une masse très importante de noms qu’il y avait dans un livre qui
s’appelle Le Drame de la vie: 2587 noms que j’ai dessinés. Longtemps après, je
me suis rendu compte que les noms continuaient d’affluer dans les textes suivants
et qu’il y en avait une grosse masse. Et je me suis dit: tiens, il faut que je les répertorie, que j’enlève ceux qui étaient déjà dans l’autre, il faut que je publie ce vivier
de noms. Tout cela a existé dans un document qui s’appelait „Le vivier des noms“,
ainsi je cultivais des noms, comme en pisciculture, j’avais un endroit où les noms
vivaient. Donc, à un certain moment, dans ce livre, ils sont venus se placer
naturellement, de même que le journal, que „Je, tu, il“. C’est surtout un écho, une
autre arche du Drame de la vie, un pont entre les deux.
W.A.: „Le Vivier des noms“, est-ce que – après la recherche de la parole perdue –
ce n’est pas une sorte de parole divine ou retrouvée ou de création? La variété
des noms qui n’existent pas en tant que tels dans la réalité me semble être un acte
créateur.
V.N.: J’avais aussi beaucoup travaillé sur des noms réels. J’ai fait un livre à partir
des sobriquets, des surnoms qu’ont les gens en Savoie. Il fallait que ça se termine
par l’ouverture du fleuve des noms, le déversement des noms, une écluse se lève
et le vivier des noms est à la fin du livre. L’écoulement final.
W.A.: Pour le livre c’est tout à fait concret, et pourquoi y renoncer au théâtre? Estce que c’est trop fort pour les spectateurs? A un moment, cela deviendrait trop
massif, ce serait un bloc nominal qui pourrait les abattre?
V.N.: Ça n’a pas été possible à l’Odéon, mais peut-être qu’un jour on pourra achever Le Vrai sang par ce „Vivier des noms“.
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