humain et de la médecine. Ainsi, je travaille avec des médecins et d’autres chercheurs et j’essaie de voir ce qui est en
train de se dessiner à travers ces nouvelles conceptions du vivant et de la médecine.
Est-ce par ce biais que vous abordez les questions éthiques soulevées ?
L’éthique est une des dimensions de cette question mais fondamentalement je suis plus dans une lignée
anthropologique sur la vision de l’homme. L’éthique constitue à mes yeux une partie de cette anthropologie de la
technique et plus particulièrement de la médecine. Il est vrai que le champ de l’éthique est le champ aujourd’hui le plus
visible dans la société lorsque l’on travaille sur ces questions. C’est ce qu’on appelle la bio-éthique. Au XVIIe siècle, la
question éthique apparaît également et notamment via ses relations avec le droit ; mais cette question n’est pas centrale.
Bref, je suis dans une approche plus épistémologique et plus anthropologique, qu’éthique.
Il me semble que re-situer dans un ancrage historique les changements que nous observons aujourd’hui est vraiment un
enjeu important. Cela concerne plusieurs niveaux : la science mais aussi la politique, la justice ou le social. Il est
intéressant de voir comment des décisions ont été prises par le passé et comment elles conduisent aujourd’hui à des
prises de position particulières ou à des impasses.
Vous regardez donc comment on a envisagé le vivant et notre rapport aux techniques par le passé ou dans un
autre espace culturel et vous en déduisez la façon dont on considère l’homme aujourd’hui ?
Je n’ai pas de vision systématique. Mon objectif est de pointer des moments ou des sujets où la médecine et la
philosophie sont en crise pour répondre à des problèmes précis. Ce qui m’intéresse est le jeu de controverses et ce qu’il
sous-tend.
Pouvez-vous nous indiquer des exemples ?
Un exemple très probant et d’actualité est celui de l’amélioration du corps humain. Au XVIIe siècle, le corps humain est
considéré comme parfait car il a été créé par Dieu. Il y a là une analogie entre le monde (macrocosme) et le corps
(microcosme) ; tous deux créés par Dieu dans la perfection. De fait, la médecine est là pour restaurer cette perfection et
il faut justifier la maladie, la mort, la violence par rapport à la volonté de Dieu. Il y a un contexte métaphysique et
théologique qui ancre l’idée de santé dans cette perfection et qui justifie la médecine comme une collaboration au projet
du Créateur pour restaurer la perfection du corps humain. Si on se place maintenant dans l’époque contemporaine, que
voit-on ? Comment se manifeste cette idée de la perfection ? Au travers de ce que l’on peut analyser notamment via le
mouvement transhumaniste , on voit que le corps est perfectible mais qu’il n’existe plus de norme quant à la perfection.
Cette dernière peut toucher la longévité, la sexualité, l’intelligence, la force, la mémoire, etc. Cette notion de
perfectionnement ne renvoie alors pas à la santé. Elle correspond plutôt à une investigation permanente de toutes les
potentialités du corps. Cela reprend une question développée par Spinoza qui nous dit « nul ne sait ce que peut le
corps. » ; sauf qu’au XXIe siècle, on n’a plus de but à atteindre. On ne sait plus quand le corps sera parfait, ni en
référence à quoi. C’est une quête sans limite qui oblige la médecine à se redéfinir. Est-ce que la médecine a vocation à
aider cette quête de corps parfait ? A partir de quel moment la médecine change-t-elle d’identité ? Il s’agit d’un espace
de négociation entre la demande sociale et une certaine conception du progrès de la médecine. En effet, cette dernière a
développé des capacités techniques qui ne demandent qu’à être mises en œuvre. Même les médecins qui ont une
réflexion éthique sur leur pratique sont tentés par ces possibilités techniques. Nous sommes dans une redéfinition de
notre représentation du corps humain et par là même notre représentation de l’humanité.
En d’autres termes, les possibilités que nous offrent les techniques et les représentations que nous avons de
nous-mêmes et du corps, nous poussent à créer des « corps parfaits » ?
Il n’y a plus de représentation de la perfection. Au XVIIe siècle, le corps parfait a été défini en termes esthétiques. Avec
la théorie du portrait, on a défini la beauté. Aujourd’hui selon les groupes sociaux dans lesquels vous allez vous inscrire,
vous n’aurez pas la même représentation du corps parfait. Il n’y a plus d’idée universelle. En revanche, il y a l’idée que le
corps peut être perfectionné. A partir du moment où l’ on comprend que le corps n’est pas seulement quelque chose de
donné, de naturel, mais est quelque chose qui devient, il y a alors recherche de ce que pourrait ou devrait être ce corps.
Contrairement au XVIIe siècle, cette recherche s’est déplacée sur les techniques. On voit en elles une forme de réponse
pour atteindre cette potentialité exacerbée du corps. On rejoint là, la question philosophique de l’individu et du moi (cf.
les travaux de Vincent Descombes à ce propos). J’appréhende donc la question de la transformation du corps
aujourd’hui comme un dialogue entre les biotechnologies qui permettent d’agir sur le corps et la reconnaissance que
nous ne maitrisons pas complètement les conséquences de ce que nous faisons. Et c’est à ce niveau là que se pose la
problématique bio-éthique actuelle : nous sommes responsables de ce que nous faisons, mais plus radicalement nous
sommes les seuls responsables de ce que nous devenons. Il faut se rendre compte que nous sommes dans une espèce
de spirale qui nous oblige à repenser l’humanité : nous n’avons plus de nature et nous n’avons plus de Dieu. Nous
devons nous repenser en tant qu’humain.