Le Courrier des addictions (9) – n° 3 – juillet-août-septembre 2007 76
Vers des médicaments
cibles en addictologie
Un entretien avec le Pr Charles O’Brien *
Propos recueillis par Didier Touzeau et Patricia de Postis
Le Dr Charles O’Brien a fait toute sa carrière à l’université
de Pennsylvanie depuis 1971 où il a assuré la chaire de
psychiatrie et dirigé le Centre d’études sur l’addiction. Il a
également fondé le service de traitement des dépendan-
ces à la drogue au Veterans’ Affairs Medical Center de
Philadelphia, dont il fut le chef du service de la psychiatrie
(9 000 patients). Son groupe de recherche compte à son
actif de nombreuses découvertes (plus de 450 publica-
tions), parmi lesquelles la description des mécanismes de
l’addiction (modifications du système nerveux central im-
pliquées dans les rechutes…), de nouveaux médicaments
(la naltrexone dans les années 1980) et des traitements
comportementaux. On lui doit aussi la mise au point d’ins-
truments d’évaluation de la sévérité de l’addiction (ASI).
Lors du soixante-neuvième
congrès scientifique annuel du
College on Problems of Drug
Dependence (CPDD) de Qué-
bec en juin dernier (17-20 juin),
il a signé, avec son équipe, sept
posters et présenté une commu-
nication sur la prévention des
rechutes.
L’allèle G et
sa grande affinité
pour la ß-endorphine
Le Courrier des addictions :
On attend beaucoup en can-
cérologie des thérapeutiques
ciblées. Est-on sur la “même
longueur d’ondes” en addic-
tologie ?
C. O’Brien : Tout à fait ! À
quoi sert, aujourd’hui, une mo-
lécule si elle ne cible pas pré-
cisément les individus qu’elle
est destinée à traiter ? Comme
vous le savez, le système opioï-
de endogène des alcooliques
est affecté par l’alcool, ce qui a
débouché sur la mise au point,
dans les années 1980, de la nal-
trexone. Nous avons mené des
études génétiques depuis 2000
sur les gènes codant pour ces
récepteurs aux opiacés et dé-
couvert qu’une forme (allèle
G) répondait particulièrement
bien à ce traitement. Cet allèle
a une grande affinité pour la β-
endorphine et sa présence est
très variable selon l’origine eth-
nique. C’est lui qui augmente le
risque d’addiction à l’alcool et
à l’héroïne. Et ce sont les sujets
qui en sont porteurs, qui, traités
par la naltrexone, ne consom-
ment toujours pas ou presque
pas d’alcool, six mois plus tard
(pour 96 % d’entre eux, contre
50 % de ceux qui sont sous pla-
cebo). C’est bien la preuve que
l’on obtient de bien meilleurs
résultats lorsque le bon médica-
ment est prescrit au bon patient.
C’est un premier pas. Mais il y
a bien d’autres gènes impliqués
dans l’alcoolisme ! Je suis sûr
que demain, on fera un prélè-
vement dans la bouche des pa-
tients, pour faire leur génotype
et déterminer le meilleur traite-
ment pour chacun d’entre eux.
On le fait bien en pédiatrie pour
savoir comment mieux “cibler”
les lymphomes…
Le Courrier des addictions :
Faut-il considérer aussi que les
rechutes des héroïnomanes,
comme celles des alcooliques,
sont un avatar de plus de cette
susceptibilité génétique ?
C.O’B. : À mon avis, elles sont
plus souvent dues à un aban-
don du traitement après deux
ou trois mois, lorsque le patient
se sent mieux et n’est pas, sous
traitement, “talonné” par le
craving. Mais, après quelques
semaines, il rechute, vraisem-
blablement parce que l’addic-
tion à un ou plusieurs produits
est “engrammée” profondé-
ment dans sa mémoire et qu’il
ne peut pas s’en débarrasser si
facilement. D’ailleurs, en ce
qui concerne le traitement des
alcooliques avec la naltrexone,
les études que nous avons me-
nées ont bien montré que c’était
la combinaison du médicament
et de la thérapie cognitivo-com-
portementale qui obtenait les
meilleurs résultats dans la pré-
vention des rechutes.
D’où l’intérêt aussi des médi-
caments comme la varénicline
qui cible spécifiquement la
prévention du craving pour le
tabac.
Cocaïne : les patients
sous modafinil
rechutent moins
Le Courrier des addictions : A-
t-on avancé dans le domaine
des médicaments susceptibles
de traiter les dépendances à
la cocaïne ?
C.O’B. : Pas de nouvelles dé-
couvertes à annoncer, mais une
confirmation de l’intérêt du
modafinil, ce médicament in-
venté en France pour traiter les
narcolepsies. Il relargue un peu
de dopamine, mais surtout du
glutamate, dont les cocaïnoma-
nes manquent beaucoup. D’où
leur grande fatigue et l’abrasion
de leur énergie lorsqu’ils ne
sont plus sous cocaïne. Avec ce
médicament, qui bloque l’effet
euphorisant de la cocaïne, ils
semblent plus vifs... Dans mon
équipe, Charles Dackis est en
train de mener des travaux à
ce sujet qui confirment aussi
ce qu’ont trouvé des équipes
de New York et de Caroline du
Nord dans diverses études : les
patients sous modafinil rechu-
tent nettement moins que ceux
sous placebo.
Le Courrier des addictions :
Que penser du méthylphéni-
date, du topiramate, du ba-
clofen ?
C.O’B. : Le méthylphénidate
ne semble pas très bien marcher
parmi les cocaïnomanes. En re-
vanche, le topiramate serait in-
téressant pour les cocaïnomanes
et pour les alcooliques, mais il a
des effets secondaires terribles
(dysphasie…). De même le vi-
gabatrin, un antiépileptique qui
bloque l’enzyme qui détruit le
GABA, mais qui provoque éga-
lement des problèmes rétiniens.
Quant au baclofen, les données
de l’imagerie médicale ont bien
montré son intérêt réel pour
bloquer l’activation du système
limbique des alcooliques mais
pas forcément des cocaïnoma-
nes. Encore une fois, il faut
affiner notre compréhension
des susceptibilités génétiques à
répondre plus ou moins bien à
tels traitements, pour établir des
profils de patients plus précis.
Et être vraiment efficace.
n
Patricia de Postis
* Psychiatre et neurobiologiste, direc-
teur du département de psychiatrie à
l’université de Pennsylvanie, membre
du CPDD.