É D I T O R I A L Trop de contrainte tue la médecine ● Jean-Yves Neveux* I l y a quelques années, excédé d’assister à une constante dégradation des conditions d’exercice de la médecine, tant dans le secteur public qu’en libéral, je publiais un livre “coup de gueule”**. En dehors du plaisir lié au défoulement, les retombées de ce petit événement furent bien maigres ! Pourtant, tout avait bien commencé avec un très sympathique mot manuscrit du ministre de la Santé de l’époque qui me félicitait d’avoir eu l’audace, voire le courage, d’avoir écrit tout cela et m’invitait à participer à une commission qu’il décidait de mettre en place pour remédier, au moins partiellement, à ce que je dénonçais… Cela dit, la mise en place d’une commission nécessite d’entendre beaucoup d’avis, notamment sur sa composition. Elle ne vit pas le jour, d’autant plus que, quelques mois plus tard, un remaniement ministériel redistribuait les cartes. Que s’est-il passé au cours de ces huit années écoulées ? En bref, bien peu de progrès et beaucoup d’aggravation, au point qu’aux quelques 150 pages que j’avais écrites, il faudrait sans aucun doute en ajouter une bonne cinquantaine pour décrire la situation actuelle. Des progrès, il y en a eu, mais à quel prix ! Je critiquais à l’époque la disparité de financement entre public et privé, entrave à une libre concurrence entre les deux systèmes, et surtout le principe même du budget global hospitalier dont l’accomplissement idéal aboutissait à l’organisation d’un hôpital parfait, mais surtout sans aucun malade, ou pour le moins ne recevant que les pathologies les moins coûteuses. La réforme de la tarification est arrivée, la nouvelle T2A dont l’application n’est toutefois pas totale dans le secteur hospitalier. Sa mise en place a mis en péril un bon nombre de cliniques privées et n’est sans doute pas étrangère au fait que des pans entiers de l’hospitalisation privée soient tombés aux mains de grands groupes financiers. La conséquence en est un grand bouleversement par regroupement de structures pour réaliser les fameuses “économies d’échelle”. Certaines restructurations sont sans doute nécessaires ; elles sont toutefois mal vécues par bon nombre de praticiens du privé qui voient disparaître des secteurs d’activité aiguë au profit des soins de suite et dénoncer la précarisation de leur exercice. Un autre motif de grogne résidait dans le fait que l’Agence nationale pour l’accréditation et l’évaluation en santé (ANAES) ait privilégié l’accréditation au détriment de l’évaluation. Un peu d’eau est passée sous les ponts : l’accréditation est mise en place pratiquement dans tous les établissements publics et privés, au prix toutefois d’un “manuel d’accréditation” rédigé dans un langage administratif tellement obscur que bon nombre de sociétés de conseil se sont ouvertes pour traduire ce jargon en une langue plus facilement digeste. L’ANAES a vécu. Elle est remplacée par la HAS (Haute autorité de santé) qui, sous l’impulsion d’un directeur général intelligent et pragmatique, s’intéresse enfin à l’évaluation des bonnes pratiques médicales. La phraséologie utilisée pour cette évaluation est loin de briller par sa clarté pour les pauvres représentants du corps médical qui n’ont fait en moyenne qu’une dizaine d’années d’études universitaires et vont sans aucun doute avoir encore besoin de traducteurs ! * Chirurgien cardiovasculaire, professeur émérite, université Paris Sud, 91405 Orsay Cedex. ** “Tu ne seras pas médecin, mon fils !” aux éditions Plon. La Lettre du Gynécologue - n° 311 - avril 2006 Parmi mes grands motifs de mécontentement, en 1997, figurait le chiffre incroyablement restreint du numerus clausus appliqué aux étudiants en médecine qui aboutissait déjà à une insuffisance criante d’effectifs dans une spécialité : l’anesthésie réanimation. La situation n’a fait que s’aggraver, touchant d’autres spécialités dont la chirurgie, l’ophtalmologie et, bien sûr, la gynécologie obstétrique. C’est probablement cette dernière qui se trouve le plus sinistrée actuellement. Les 1 500 obstétriciens du secteur privé s’inquiètent, ils ne voient pas venir la relève alors que leurs effectifs vieillissent et assurent pourtant près de 40 % des naissances en France. Cette situation est d’autant plus préoccupante que la natalité de notre pays augmente pour dépasser 800 000 naissances en 2005. Le phénomène risque d’ailleurs de progresser du fait d’une importante population issue d’une immigration récente. Certes, nous dira-t-on, des mesures ont été prises puisque le numerus clausus est remonté de quelques 3 500 à plus de 7 000 admissions par an à l’issue du concours de PCEM1. N’oublions pas, malgré tout, compte tenu du temps de formation, qu’il faut encore attendre une dizaine d’années pour voir les effets bénéfiques de ce changement de cap. En attendant, nombreux sont les établissements publics qui fonctionnent bon an mal an avec des effectifs de médecins étrangers rémunérés sur des postes faisant fonction d’interne ou des postes précaires et provisoires de médecins contractuels, pour lesquels ils prévoient un niveau de rémunération inférieur à leurs collègues français. Je signalais cet état de fait il y a quelques années. Il n’a fait que s’accentuer. Leurs revendications, qui me semblaient inéluctables alors, ont fini par s’exprimer. Ils n’obtiennent que très partiellement satisfaction, ce qui fait peser un risque sur le fonctionnement de nombreux services dans les hôpitaux, grands et petits. C’est en particulier sur ces bases précaires que fonctionnent nombre de services d’urgences et de chirurgie. Pour ces praticiens, outre une formation différente de celle fournie par les structures françaises classiques, la difficulté d’expression dans notre langue inquiète souvent les patients qui se présentent à l’hôpital ! Un anesthésiste d’un grand hôpital parisien me racontait, il y a quelques mois, toute la difficulté qu’il avait à identifier les prescriptions administrées à ses patients entre un résident anesthésiste polonais, un résident chirurgien ukrainien et une infirmière espagnole qui balbutiaient tous le Français. Heureusement, le patient, épicier tunisien du coin de la rue, a pu le renseigner ! Tout cela parce qu’il y a une vingtaine d’années, nos responsables politiques ont écouté les conseils de quelques grands penseurs d’économie de santé qui considéraient, pour rééquilibrer les comptes de la santé, qu’il suffisait de réduire l’offre de soins, d’où le verrou posé sur l’entrée en médecine et la diminution du nombre d’écoles et de postes ouverts à l’enseignement des infirmières. Beau gâchis ! La situation s’est d’autant plus aggravée qu’à l’époque la loi sur les 35 heures n’était qu’à l’état de projet. On sait, depuis lors, l’effet délétère de son application à la santé, alors même que, de l’avis d’un certain nombre de politiques qui l’ont promulguée, son application dans notre secteur d’activité de soins a été trop brutale et erronée. Il est difficile d’exercer la médecine quand les responsables du pays la considèrent avant tout comme budgétivore et voient ses 3 É D I T O R I A L acteurs comme des notables nantis que l’on peut critiquer et sur lesquels on peut tirer à volonté. Il faudra pourtant qu’un jour, dans ce pays, s’ouvre un vrai et grand débat sur l’utilité du système de santé et qu’on arrête de s’enorgueillir du fait que, dans le classement de l’OMS, la France soit classée numéro un mondial. En réalité, ce classement fait avant tout référence à l’égalité des citoyens devant l’accès à la santé qui se rapproche de plus en plus des 100 % grâce à l’institution de la CMU et ne tient guère compte de la qualité de la médecine dispensée. C’est dans un débat de ce type qu’il faudrait véritablement réfléchir à l’augmentation des coûts de santé liée au vieillissement inéluctable de la population, à l’impact des technologies nouvelles et des moyens diagnostiques et thérapeutiques récents qui permettent de prolonger la survie ou de guérir des patients atteints de pathologies considérées comme incurables et mortelles il y a 20 ans. C’est devant une telle tribune qu’il serait également opportun de quantifier les conséquences néfastes d’une utilisation abusive de la CMU par des cohortes de patients venant des pays africains, de l’Europe de l’Est, quand ce n’est pas en provenance d’Asie et qui trouvent facilement la voie de passage pour venir en France dans le seul but de se faire soigner (ou d’accoucher et profitant ainsi du droit du sol !). Je demandais récemment à un de mes amis, haut fonctionnaire de la Cour des comptes, spécialisé dans les problèmes de santé, si l’on avait rapproché le dérapage des comptes de la “sécu”, de nouveau gravement dans le rouge après un certain équilibre de l’application concomitante de la CMU, sa réponse fut claire : “cela ne se fera pas, car ce n’est pas politiquement correct.” Alors où va-t-on ? Vers une médecine à deux vitesses, divisées entre les riches et les moins riches ? Certainement pas à mon avis, Dieu soit loué, dans un pays comme le nôtre protégé par des lois sociales heureusement assez efficaces. Très probablement vers une médecine de qualité médiocre offerte à tous, exercée par des médecins excellents, d’autres à peine ou mal formés. Heureusement, il y aura toujours de bonnes équipes dont l’accès est et sera de plus en plus ouvert aux patients qui ont le bon carnet d’adresses, un ou plusieurs amis médecins capables de les orienter vers les bonnes filières. Est-ce cela que nous voulons voir instituer en système ? Je souhaite vivement, pour ma part, qu’il n’en soit pas ainsi. Une des solutions serait de tenter de rendre plus attractives les spécialités le plus sinistrées par manque d’effectifs. De même que le gouvernement envisage d’augmenter les honoraires des médecins dans les régions où la densité médicale est la plus faible, pourrait-on imaginer une solution du même ordre en faveur des spécialités en difficulté. Ceci pourrait être négocié pour le secteur libéral. Pour ce qui concerne l’activité salariée en établissement public ou PSPH, il pourrait être envisagé de créer une prime de pénibilité, dans le but de rendre plus attractives certaines spécialités. Dans la situation préoccupante que nous connaissons, et qui risque de s’aggraver encore un peu plus au cours des prochaines années, il convient d’être vigilant et inventif. Espérons que nos élus, qui fixent chaque année le budget de la Sécurité sociale au Parlement, prennent conscience de cet état de fait et écoutent quelques sages (vieux ou plus jeunes) sans penser qu’il s’agit d’une banale défense corporatiste, mais qu’il en va de la qualité de la médecine dans notre pays et du service rendu aux patients, qu’ils finiront bien par devenir, eux aussi, un jour ou l’autre. ■ PUB bandeau Gamme stérilet P 32 Quadri 4 La Lettre du Gynécologue - n° 311 - avril 2006