Prendre le parti de ne se servir de la messagerie électronique que 2 heures par jour, de n’utiliser internet que le matin,
etc. Y a-t-il une régulation possible dans un monde qui se dit continuellement compétitif, tourné vers l'innovation, etc. ?
Cette dynamique qui a érigé le mouvement comme principe de fonctionnement d'une société. Tant que le mouvement et
la vitesse seront nos déesses tutélaires, nous aurons du mal à faire la part de l'humain et de l'automatisme. C'est le «
bougisme », décrit par Pierre-André Taguieff, qui définit nos sociétés. Une société qui cesserait de bouger serait une
société qui mourrait. Et bouger implique de se livrer tout le temps à des moteurs qui en veulent toujours plus.
Comment réguler cette course à la performance qui nous incite à privilégier toujours davantage les
automatismes plutôt que l'humain ?
Il s'agit plus de satisfaire un besoin de tempérance que de régulation. On parle beaucoup dans le monde médical de la
sobriété thérapeutique qui devrait refréner l’acharnement des médecins portés à surenchérir sur les demandes des
patients... De même, nous devrions nous attacher à définir une sobriété technologique. Il n'y a pas beaucoup d'autres
moyens que celui de faire appel à des vertus pour parvenir à ces comportements de résistance, de tempérance ou
d'auto-régulation. La réflexion éthique et philosophique est importante et la situation n'est sans doute pas désespérée.
On voit se profiler, au moins dans les vieilles sociétés technologiques, l'Europe et les États-Unis, des mouvements de
revendication en faveur de la simplicité volontaire, des mouvements de réflexion sur la démondialisation, etc. Ces
mouvements commencent à se développer et bénéficient des crises technologiques qui ramènent au bon sens. De ce
point de vue, les crises peuvent être de salutaires électrochocs : contraints par elles, on réfléchit et on se parle de
nouveau, on découvre de nouvelles solutions, on invente, on formule des idéaux sinon des utopies,... Et à chaque crise,
on se rend davantage compte combien l’on est esclaves des machines... La prise de conscience est de plus en plus
flagrante. Prenez la décision récente des Allemands de sortir petit à petit du nucléaire, tout en sachant pertinemment
qu'ils prennent des risques. A chaque crise technologique, nous mesurons l'impuissance générée par notre puissance.
Nous découvrons que nous sommes d'autant plus impuissants que nous devenons plus puissants... cela nous invite à
prendre de la distance avec ce dont nous sommes techniquement capables. Mais prendre ses distances, renoncer à des
objets techniques nous reliant au monde, être moins réactifs dans une société de mobilisation générale et toujours sur le
qui-vive, cesser de bouger, c’est orcément prendre le risque de mourir un peu. Il faudrait une révolution culturelle pour
inverser totalement les choses. Faute de quoi la prégnance des valeurs économiques nous contraint et rend difficile la
tempérance.
Sommes-nous encore libres de nous détourner des objets intelligents qui nous entourent ou en tout cas de les
utiliser seulement quand nous le souhaitons ?
Actuellement, non, nous ne sommes pas libres de nous débrancher. Un mouvement de revendication citoyenne plaide
pour le droit à la déconnexion et il appelle à la résistance face à cette impossibilité de se soustraire à ce réseau d'objets
intelligents. Si ces objets peuplent notre environnement, nous n'avons aucune prise sur eux. Le jour où toutes les
voitures seront équipées de fonctions les rendant autonomes, nous n'aurons plus le choix... ou alors celui de marcher à
pied. De manière plus prosaïque, les décisions des pouvoirs publics nous empêchent de nous déconnecter : on sera
bientôt obligé de faire sa déclaration d'impôts en ligne, il faudra donc disposer d'un ordinateur, etc. D'ores et déjà, des
services ne passent que par la voie numérique. La numérisation de la vie quotidienne, dès lors qu’on l’engage, devient
hégémonique. Le droit à la déconnexion paraît de plus en plus irréaliste. On nous dit souvent que nous sommes dans
une période de transition, que la fracture numérique va se réduire naturellement avec les générations montantes... Mais
serons-nous bientôt réduits à faire comme Simak dans son roman « Demain les chiens » et à solliciter le souvenir de
l'époque où il y avait encore des hommes sur Terre ?
Ces objets contribuent aussi à nous rendre la vie plus facile, à nous faire gagner du temps...
Oui, cela dégage du temps pour les loisirs, pour faire ce qu'il nous plait davantage. Mais ce temps dégagé, lorsqu'on est
dans une logique comme celle du « bougisme », sert plutôt à passer d'objet technique en objet technique : de la console
de jeux à internet, de la TV au portable, etc. Comme le héros du film « Matrix », nous sommes prisonniers de la
matrice...
On objectera que tout n'est pas si sombre, par exemple que la numérisation des villes nous permet de mieux les
explorer, d'obtenir facilement des informations touristiques, pratiques, historiques, etc... Mais là encore, comment
contenir l’étendue de ces possibilités ? Là où il y a numérisation, il y a tendance à l’hégémonie. Il n'y a pas de raisons
pour ne pas vouloir aller plus loin et demain, les objets nous diront quoi faire dans telle ou telle situation. On passe son
temps à essayer de ne pas être libre. Car la liberté, lorsqu'elle est vécue comme indétermination - possibilité d’être ou de
faire cela plutôt que ceci - est perçue comme angoissante ou ennuyeuse. On passe donc son temps à conjurer
l'angoisse et l'ennui. Et l’on se tourne vers les technologies, qui suppriment cette indétermination et fonctionnent comme
des anxiolytiques, en nous débarrassant du souci d’être libres…