* Université Libre de Bruxelles, B-6041 Gosselies,
Belgique ; département de néphrologie, hôpital
Érasme, 1070 Bruxelles, Belgique.
La question de la tolérance en transplantation :
mythe ou réalité ?
"
A. Le Moine*
I
nduire de la tolérance en transplantation
serait-il un vœu pieux, ne serait-ce
qu’un discours épidictique ? S’agit-il réel-
lement d’un souhait commun à la commu-
nauté scientifique et à celle des cliniciens ?
Cette possibilité thérapeutique, si elle existe,
anime-t-elle réellement la communauté
médicale, à chaque fois qu’un médicament
immunosuppresseur est prescrit ? Les che-
mins du clinicien, qui souhaite préserver et
garantir au maximum une fonction stable
du greffon à son patient, croisent-ils ceux
du biologiste, qui réalise quotidiennement
des expériences prouvant que la tolérance
aux allogreffes n’est pas une utopie, et
qu’il est tout à fait possible d’accepter une
allogreffe de peau, de cœur, d’îlots pan-
créatiques sans menacer l’ensemble des
réponses immunes, même si ces observa-
tions sont limitées au petit animal ? La
réponse est loin d’être claire, et le problème
doit être envisagé à plusieurs niveaux :
celui des cliniciens, des immunologistes,
et de l’interface de ces deux communau-
tés, trop souvent dissociées.
DES ARGUMENTS SOLIDES EN FAVEUR
DE LA POSSIBILITÉ D’INDUIRE
DE LA TOLÉRANCE EN TRANSPLANTATION
Nombres d’expériences, réalisées princi-
palement chez le rongeur, ont démontré
qu’il était possible de rendre un animal
pourvu d’un système immunitaire normal
tolérant à des antigènes majeurs ou
mineurs de transplantation. Les anticorps
monoclonaux ciblant le récepteur T ou
des molécules de costimulation adminis-
trés durant une courte durée le permet-
tent. Cette tolérance est transférable à des
animaux naïfs, signifiant qu’il s’agit d’un
phénomène actif, et qui ne relève pas seu-
lement d’un état d’ignorance des alloanti-
gènes. Dans ce dossier, Fleur Samantha
Benghiat (page 89 et suivantes) revoit
Tolérance en
transplantation
d’organe
Coordinateur : A. Le Moine,
Institut d’immunologie médicale,
Université Libre de Bruxelles,
Gosselies,
département de néphrologie,
hôpital Érasme, Bruxelles, Belgique
"La question de la tolérance en transplantation : mythe ou réalité ?
A. Le Moine
(Induction de tolérance : de la délétion à la régulation
F.S. Benghiat, A. Le Moine (page 89)
(Transplantation d’îlots et tolérance - C. Beuneu
(page 96)
(L’induction de tolérance en greffe d’organe : bientôt une réalité ?
V. Donckier, R.Troisi, A. Le Moine
(page 106)
(Mesure de l’alloréactivité au moyen des tétramères de complexes
majeurs d’histocompatibilité - D. Klestadt
(page 113)
Le Courrier de la Transplantation - Volume V - n
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brièvement les mécanismes sous-jacents
à l’état de tolérance chez l’animal. Elle
souligne le rôle des lymphocytes régula-
teurs CD4+CD25+. Ceux-ci sont fonda-
mentalement de deux types : soit les lym-
phocytes régulateurs naturellement pré-
sents (naturally occurring tregs), soit des
lymphocytes régulateurs induits, ce quali-
ficatif signifiant qu’ils n’étaient pas pré-
sents avant une intervention immunolo-
gique comme l’administration de divers
anticorps monoclonaux. En quelque
sorte, les premiers seraient des cellules
indispensables au contrôle homéostatique
de l’ensemble des réponses immunes en
dehors de tout contexte d’immuno-
thérapie, leur défaut ou leur dysfonction
menant d’emblée à des symptômes d’auto-
immunité, de lymphocytose ou d’une
hypersensibilité du système immunitaire
(atopie). À l’opposé, les lymphocytes
régulateurs induits nécessitent un contexte
favorable à leur apparition, comme la pré-
sence de TGF-βou de liaisons affaiblies
entre le complexe majeur d’histocompati-
bilité (CMH) et le TCR par exemple par
l’interposition d’un anticorps monoclonal
anti-CD4. Qu’ils soient spontanément
présents ou induits, ils expriment foxp3,
un inhibiteur de la transcription (1). Il est
rassurant de constater que de telles cel-
lules peuvent être générées à partir de cel-
lules CD4+ tout-venant, ouvrant la possi-
bilité de les développer in vitro, afin de
les réinjecter par la suite en tant qu’im-
munothérapie cellulaire (2). Il est égale-
ment intéressant de noter que nous pou-
vons bénéficier de l’effet suppresseur
spontané d’une population qui représente
près de 5 % de l’ensemble des lympho-
cytes CD4+, les lymphocytes régulateurs
dits naturellement présents. En effet,
F.S. Benghiat a montré leur importance
dans l’acceptation spontanée d’allogreffe
de peau et de cœur chez la souris (3).
Dans différents systèmes expérimentaux,
la déplétion préalable des lymphocytes
CD25+ au moyen d’anticorps anti-CD25
induit le rejet de ces greffes normalement
acceptées. Il ressort de ces observations
l’intérêt de garantir la possibilité d’une
interaction optimale entre le greffon et
ces cellules régulatrices. Si le contingent
principal des cellules régulatrices est
CD4+, il serait donc important d’éviter
des incompatibilités de classe II (DP, DR)
qui limiteraient ces interactions “protec-
trices”, peut-être plus que de fournir une
source d’alloantigènes. De même, les
drogues qui interfèrent avec ces proces-
sus devraient être définies et évitées. De
toute évidence, les lymphocytes
CD4+CD25+ sont loin d’être les seules
cellules impliquées dans les processus de
régulation des réponses immunes et de
tolérance aux allogreffes. Par exemple,
les lymphocytes T natural killer (NKT
cells) ou les NK non-T cells ont égale-
ment été décrits comme essentiels dans
certains modèles d’induction de tolérance
aux allogreffes cardiaques chez le ron-
geur (4). Chez l’homme, l’effet régula-
teur des lymphocytes CD8+CD28- a été
rapporté en transplantation rénale (5).
DE LAUTO-IMMUNITÉ À LALLOGREFFE
ET DE LALLOGREFFE À LAUTO-IMMUNITÉ
Si le système immunitaire est pourvu d’un
grand nombre d’outils, qui semblent même
parfois redondants, il est probable que
chaque type de greffe (foie, rein, îlots pan-
créatiques, etc.) utilise des mécanismes dif-
férents, pour induire tant du rejet que de la
tolérance. C’est aussi cette complexité qu’il
faut affronter. Claire Beuneu (page 96 et
suivantes) nous décrit les mécanismes
impliqués dans le combat contre le rejet
d’allogreffe d’îlots pancréatiques chez
l’animal, nous explique comment induire
leur tolérance. De manière très intéressante,
elle soulève le problème de la récurrence de
la pathologie auto-immune (diabète) après
transplantation. Cette question nous rappel-
le que la démarche de l’induction de tolé-
rance aux allogreffes a pour but une mani-
pulation immunologique qui permette l’ac-
ceptation de l’ensemble des antigènes
(alloantigènes et autres), y compris les anti-
gènes du “soi”, la pathologie prétransplan-
tation impliquant déjà des ramifications du
système immunitaire. C’est pour cette rai-
son qu’il est sans doute bon de s’inspirer de
la tolérance du “soi” et de tenter d’appliquer
certains de ses principes à l’induction de
tolérance des alloantigènes. Deux grandes
règles gouvernent ces processus concernant
la prévention de l’auto-immunité, d’une
part la délétion intrathymique des lympho-
cytes autoréactifs et, d’autre part, des méca-
nismes régulateurs prévenant la survenue
de pathologie auto-imune. Dans le contexte
d’une l’allo-greffe, la déplétion du réper-
toire alloréactif est assurée par l’administra-
tion d’anticorps déplétants associée ou non
à des cellules hématopoïétiques du donneur,
qui éliminent les cellules alloréactives en
dedans et en dehors du thymus. Cependant,
on sait peu de choses de l’importance des
mécanismes régulateurs dans ces condi-
tions (6, 7). Un chimérisme mixte persistant
permettrait une “clairance” continue des
cellules capables d’interagir directement
avec les cellules allogéniques, impliquant
les lymphocytes CD4+ et CD8+ de la voie
directe de reconnaissance des alloantigènes.
Seulement, qu’advient-il, dans ces condi-
tions, de la régulation de la voie indirecte de
reconnaissance des alloantigènes (peptides
allogéniques présentés dans des CMH de
type receveur). Certains qualifient cette
tolérance délétionnelle de “récessive”,
contrairement à une tolérance dite “domi-
nante”, qui implique des mécanismes régu-
lateurs puissants capables de contrôler des
phénomènes inflammatoires adjacents ou
intercurrents.
LES INCONVÉNIENTS
Tenter d’induire de la tolérance en trans-
plantation clinique semble, pour de mul-
tiples raisons, plus compliqué que chez le
petit animal de laboratoire. D’abord, la
grande taille du primate que nous sommes
semble complexifier la variété du réper-
toire lymphocytaire T, et donc du nombre
de précurseurs alloréactifs. Le vécu immu-
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nologique, en particulier l’émergence de
lymphocytes à mémoires dirigés contre
des épitopes viraux, limite le seuil de tolé-
rance du receveur. Ces lymphocytes sem-
blent plus résistants que d’autres à l’apop-
tose induite par des agents déplétants
comme des sérums antilymphocytaires. La
lymphopénie induite par ces sérums anti-
lymphocytaires génère un climat hostile
pour la greffe, car elle a pour effet d’abais-
ser le seuil d’activation des lymphocytes
résiduels (8). Ensuite, les interférences
potentielles des drogues “unanimement
reconnues” en transplantation pourraient
limiter l’efficacité de protocoles d’induc-
tion de tolérance en transplantation. En
effet, de plus en plus de données démon-
trent que l’efficacité des lymphocytes
régulateurs dépend elle-même de signaux
de costimulation ou de la production de
certaines cytokines ou chimiokines (9).
Une meilleure compréhension de ces
mécanismes, chez le petit et le grand ani-
mal, mais aussi chez l’homme, devrait
permettre de surmonter ces obstacles.
LES ESSAIS CLINIQUES D’INDUCTION
DE TOLÉRANCE
Rares sont les essais cliniques d’induc-
tion de tolérance avec arrêt complet des
immunosuppresseurs, comme les travaux
pionniers de l’équipe de M. Sykes (7).
L’induction de tolérance se définit par
l’acceptation d’une allogreffe en l’absen-
ce de tout traitement immunosuppresseur,
la différenciant des protocoles de minimi-
sation déjà plus fréquents (10). Vincent
Donckier (page 106 et suivantes) a revu
la littérature à ce sujet et nous fait part de
ses propres travaux portant sur l’induc-
tion de tolérance aux allogreffes de foie à
partir d’un donneur vivant, fondés sur
l’administration de cellules souches du
donneur, de sérum antilymphocytaire, et
d’un traitement très transitoire à la rapa-
mycine. Les patients sélectionnés dans
cette étude étaient tous initialement
atteints d’un cancer, ce qui justifie d’au-
tant plus l’absence de traitement immu-
nosuppresseur à long terme. L’approche
prometteuse de cette étude est d’autant
plus intéressante qu’elle s’accompagne
d’un immunomonitorage de la réponse
allogénique au moyen de cultures mixtes
lymphocytaires (CML) en présence de
cellules stimulatrices soit de type don-
neur, soit provenant d’un tiers.
L’observation d’une hyporéponse, voire
la disparition de la réponse à l’égard des
antigènes du donneur, signerait un état de
tolérance spécifique, à condition que la
réponse contre des antigènes tiers soit
conservée et que la greffe soit acceptée
sans traitement immunosuppresseur.
LE DÉVELOPPEMENT D’OUTILS
INDISPENSABLES
Disposer d’outils capables de quantifier
de manière précise, fiable, reproductible
et validé de la réactivité allogénique est
indispensable à tout protocole d’induc-
tion de tolérance ou de minimisation de
l’immunosuppression. L’intérêt de cette
démarche a été récemment développé
dans Le Courrier de la Transplantation.
De même, la détection d’une “signature”
de tolérance, que ce soit au niveau de
gènes ou de protéines, s’ajoutant à la
simple absence de réponse antidonneur,
renforcera la pertinence de ces tests. Un
outil spectaculaire, plus récent que la
CML (culture mixte lymphocytaire),
consiste à marquer les lymphocytes allo-
réactifs par des molécules mimant un
CMH du donneur (voie directe), ou
encore un CMH du receveur contenant
un peptide dérivé d’un alloantigène du
donneur (voie indirecte). De telles molé-
cules, appelées tétramères, sont déjà uti-
lisées pour détecter les lymphocytes
CD8+ – tétramères de classe I (5), mais
sont exceptionnelles pour les CD4+ –
tétramères de classe II –. Deborah
Klestadt (page 113 et suivantes) nous
explique l’intérêt de cet outil et com-
ment le faire synthétiser par des levures.
CONCLUSION
Le développement de protocoles rationnels,
non empiriques et méthodologiquement
rigoureux, d’induction de tolérance en
transplantation nécessite des infrastructures
lourdes et des échanges permanents sans
limite entre cliniciens et biologistes. C’est
ce que nous expliquent Michel Goldman et
Géraldine Faucheux (page 83 et suivantes)
dans leur billet concernant le programme
européen RISET. Ce programme internatio-
nal est animé par des équipes françaises,
belges, hollandaises, allemandes, anglaises
et venant aussi d’autres pays européens,
ayant chacune des compétences complé-
mentaires en termes d’approche biologique
et clinique, sans compter la participation
inestimable des patients. $
R
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