D OSSIER thématique Tolérance en transplantation d’organe Coordinateur : A. Le Moine, Institut d’immunologie médicale, Université Libre de Bruxelles, Gosselies, département de néphrologie, hôpital Érasme, Bruxelles, Belgique " La question de la tolérance en transplantation : mythe ou réalité ? A. Le Moine ( Induction de tolérance : de la délétion à la régulation F.S. Benghiat, A. Le Moine (page 89) ( Transplantation d’îlots et tolérance - C. Beuneu (page 96) ( L’induction de tolérance en greffe d’organe : bientôt une réalité ? V. Donckier, R.Troisi, A. Le Moine (page 106) ( Mesure de l’alloréactivité au moyen des tétramères de complexes majeurs d’histocompatibilité - D. Klestadt (page 113) La question de la tolérance en transplantation : mythe ou réalité ? " A. Le Moine* de la tolérance en transplantation Iqu’unnduire serait-il un vœu pieux, ne serait-ce discours épidictique ? S’agit-il réellement d’un souhait commun à la communauté scientifique et à celle des cliniciens ? Cette possibilité thérapeutique, si elle existe, anime-t-elle réellement la communauté médicale, à chaque fois qu’un médicament immunosuppresseur est prescrit ? Les chemins du clinicien, qui souhaite préserver et garantir au maximum une fonction stable du greffon à son patient, croisent-ils ceux du biologiste, qui réalise quotidiennement des expériences prouvant que la tolérance aux allogreffes n’est pas une utopie, et qu’il est tout à fait possible d’accepter une allogreffe de peau, de cœur, d’îlots pancréatiques sans menacer l’ensemble des réponses immunes, même si ces observations sont limitées au petit animal ? La réponse est loin d’être claire, et le problème * Université Libre de Bruxelles, B-6041 Gosselies, Belgique ; département de néphrologie, hôpital Érasme, 1070 Bruxelles, Belgique. 87 doit être envisagé à plusieurs niveaux : celui des cliniciens, des immunologistes, et de l’interface de ces deux communautés, trop souvent dissociées. DES ARGUMENTS SOLIDES EN FAVEUR DE LA POSSIBILITÉ D’INDUIRE DE LA TOLÉRANCE EN TRANSPLANTATION Nombres d’expériences, réalisées principalement chez le rongeur, ont démontré qu’il était possible de rendre un animal pourvu d’un système immunitaire normal tolérant à des antigènes majeurs ou mineurs de transplantation. Les anticorps monoclonaux ciblant le récepteur T ou des molécules de costimulation administrés durant une courte durée le permettent. Cette tolérance est transférable à des animaux naïfs, signifiant qu’il s’agit d’un phénomène actif, et qui ne relève pas seulement d’un état d’ignorance des alloantigènes. Dans ce dossier, Fleur Samantha Benghiat (page 89 et suivantes) revoit Le Courrier de la Transplantation - Volume V - n o 2 - avril-mai-juin 2005 D OSSIER thématique brièvement les mécanismes sous-jacents à l’état de tolérance chez l’animal. Elle souligne le rôle des lymphocytes régulateurs CD4+CD25+. Ceux-ci sont fondamentalement de deux types : soit les lymphocytes régulateurs naturellement présents (naturally occurring tregs), soit des lymphocytes régulateurs induits, ce qualificatif signifiant qu’ils n’étaient pas présents avant une intervention immunologique comme l’administration de divers anticorps monoclonaux. En quelque sorte, les premiers seraient des cellules indispensables au contrôle homéostatique de l’ensemble des réponses immunes en dehors de tout contexte d’immunothérapie, leur défaut ou leur dysfonction menant d’emblée à des symptômes d’autoimmunité, de lymphocytose ou d’une hypersensibilité du système immunitaire (atopie). À l’opposé, les lymphocytes régulateurs induits nécessitent un contexte favorable à leur apparition, comme la présence de TGF-β ou de liaisons affaiblies entre le complexe majeur d’histocompatibilité (CMH) et le TCR par exemple par l’interposition d’un anticorps monoclonal anti-CD4. Qu’ils soient spontanément présents ou induits, ils expriment foxp3, un inhibiteur de la transcription (1). Il est rassurant de constater que de telles cellules peuvent être générées à partir de cellules CD4+ tout-venant, ouvrant la possibilité de les développer in vitro, afin de les réinjecter par la suite en tant qu’immunothérapie cellulaire (2). Il est également intéressant de noter que nous pouvons bénéficier de l’effet suppresseur spontané d’une population qui représente près de 5 % de l’ensemble des lymphocytes CD4+, les lymphocytes régulateurs dits naturellement présents. En effet, F.S. Benghiat a montré leur importance dans l’acceptation spontanée d’allogreffe de peau et de cœur chez la souris (3). Dans différents systèmes expérimentaux, la déplétion préalable des lymphocytes CD25+ au moyen d’anticorps anti-CD25 induit le rejet de ces greffes normalement acceptées. Il ressort de ces observations l’intérêt de garantir la possibilité d’une interaction optimale entre le greffon et ces cellules régulatrices. Si le contingent principal des cellules régulatrices est CD4+, il serait donc important d’éviter des incompatibilités de classe II (DP, DR) qui limiteraient ces interactions “protectrices”, peut-être plus que de fournir une source d’alloantigènes. De même, les drogues qui interfèrent avec ces processus devraient être définies et évitées. De toute évidence, les lymphocytes CD4+CD25+ sont loin d’être les seules cellules impliquées dans les processus de régulation des réponses immunes et de tolérance aux allogreffes. Par exemple, les lymphocytes T natural killer (NKT cells) ou les NK non-T cells ont également été décrits comme essentiels dans certains modèles d’induction de tolérance aux allogreffes cardiaques chez le rongeur (4). Chez l’homme, l’effet régulateur des lymphocytes CD8+CD28- a été rapporté en transplantation rénale (5). DE L’AUTO-IMMUNITÉ À L’ALLOGREFFE ET DE L’ALLOGREFFE À L’AUTO-IMMUNITÉ Si le système immunitaire est pourvu d’un grand nombre d’outils, qui semblent même parfois redondants, il est probable que chaque type de greffe (foie, rein, îlots pancréatiques, etc.) utilise des mécanismes différents, pour induire tant du rejet que de la tolérance. C’est aussi cette complexité qu’il faut affronter. Claire Beuneu (page 96 et suivantes) nous décrit les mécanismes impliqués dans le combat contre le rejet d’allogreffe d’îlots pancréatiques chez l’animal, nous explique comment induire leur tolérance. De manière très intéressante, elle soulève le problème de la récurrence de la pathologie auto-immune (diabète) après transplantation. Cette question nous rappelle que la démarche de l’induction de tolérance aux allogreffes a pour but une manipulation immunologique qui permette l’acceptation de l’ensemble des antigènes (alloantigènes et autres), y compris les anti- 88 gènes du “soi”, la pathologie prétransplantation impliquant déjà des ramifications du système immunitaire. C’est pour cette raison qu’il est sans doute bon de s’inspirer de la tolérance du “soi” et de tenter d’appliquer certains de ses principes à l’induction de tolérance des alloantigènes. Deux grandes règles gouvernent ces processus concernant la prévention de l’auto-immunité, d’une part la délétion intrathymique des lymphocytes autoréactifs et, d’autre part, des mécanismes régulateurs prévenant la survenue de pathologie auto-imune. Dans le contexte d’une l’allo-greffe, la déplétion du répertoire alloréactif est assurée par l’administration d’anticorps déplétants associée ou non à des cellules hématopoïétiques du donneur, qui éliminent les cellules alloréactives en dedans et en dehors du thymus. Cependant, on sait peu de choses de l’importance des mécanismes régulateurs dans ces conditions (6, 7). Un chimérisme mixte persistant permettrait une “clairance” continue des cellules capables d’interagir directement avec les cellules allogéniques, impliquant les lymphocytes CD4+ et CD8+ de la voie directe de reconnaissance des alloantigènes. Seulement, qu’advient-il, dans ces conditions, de la régulation de la voie indirecte de reconnaissance des alloantigènes (peptides allogéniques présentés dans des CMH de type receveur). Certains qualifient cette tolérance délétionnelle de “récessive”, contrairement à une tolérance dite “dominante”, qui implique des mécanismes régulateurs puissants capables de contrôler des phénomènes inflammatoires adjacents ou intercurrents. LES INCONVÉNIENTS Tenter d’induire de la tolérance en transplantation clinique semble, pour de multiples raisons, plus compliqué que chez le petit animal de laboratoire. D’abord, la grande taille du primate que nous sommes semble complexifier la variété du répertoire lymphocytaire T, et donc du nombre de précurseurs alloréactifs. Le vécu immu- Le Courrier de la Transplantation - Volume V - n o 2 - avril-mai-juin 2005 D OSSIER thématique nologique, en particulier l’émergence de lymphocytes à mémoires dirigés contre des épitopes viraux, limite le seuil de tolérance du receveur. Ces lymphocytes semblent plus résistants que d’autres à l’apoptose induite par des agents déplétants comme des sérums antilymphocytaires. La lymphopénie induite par ces sérums antilymphocytaires génère un climat hostile pour la greffe, car elle a pour effet d’abaisser le seuil d’activation des lymphocytes résiduels (8). Ensuite, les interférences potentielles des drogues “unanimement reconnues” en transplantation pourraient limiter l’efficacité de protocoles d’induction de tolérance en transplantation. En effet, de plus en plus de données démontrent que l’efficacité des lymphocytes régulateurs dépend elle-même de signaux de costimulation ou de la production de certaines cytokines ou chimiokines (9). Une meilleure compréhension de ces mécanismes, chez le petit et le grand animal, mais aussi chez l’homme, devrait permettre de surmonter ces obstacles. LES ESSAIS CLINIQUES D’INDUCTION DE TOLÉRANCE Rares sont les essais cliniques d’induction de tolérance avec arrêt complet des immunosuppresseurs, comme les travaux pionniers de l’équipe de M. Sykes (7). L’induction de tolérance se définit par l’acceptation d’une allogreffe en l’absence de tout traitement immunosuppresseur, la différenciant des protocoles de minimisation déjà plus fréquents (10). Vincent Donckier (page 106 et suivantes) a revu la littérature à ce sujet et nous fait part de ses propres travaux portant sur l’induction de tolérance aux allogreffes de foie à partir d’un donneur vivant, fondés sur l’administration de cellules souches du donneur, de sérum antilymphocytaire, et d’un traitement très transitoire à la rapamycine. Les patients sélectionnés dans cette étude étaient tous initialement atteints d’un cancer, ce qui justifie d’au- tant plus l’absence de traitement immunosuppresseur à long terme. L’approche prometteuse de cette étude est d’autant plus intéressante qu’elle s’accompagne d’un immunomonitorage de la réponse allogénique au moyen de cultures mixtes lymphocytaires (CML) en présence de cellules stimulatrices soit de type donneur, soit provenant d’un tiers. L’observation d’une hyporéponse, voire la disparition de la réponse à l’égard des antigènes du donneur, signerait un état de tolérance spécifique, à condition que la réponse contre des antigènes tiers soit conservée et que la greffe soit acceptée sans traitement immunosuppresseur. LE DÉVELOPPEMENT D’OUTILS INDISPENSABLES CONCLUSION Le développement de protocoles rationnels, non empiriques et méthodologiquement rigoureux, d’induction de tolérance en transplantation nécessite des infrastructures lourdes et des échanges permanents sans limite entre cliniciens et biologistes. C’est ce que nous expliquent Michel Goldman et Géraldine Faucheux (page 83 et suivantes) dans leur billet concernant le programme européen RISET. Ce programme international est animé par des équipes françaises, belges, hollandaises, allemandes, anglaises et venant aussi d’autres pays européens, ayant chacune des compétences complémentaires en termes d’approche biologique et clinique, sans compter la participation inestimable des patients. $ R Disposer d’outils capables de quantifier de manière précise, fiable, reproductible et validé de la réactivité allogénique est indispensable à tout protocole d’induction de tolérance ou de minimisation de l’immunosuppression. L’intérêt de cette démarche a été récemment développé dans Le Courrier de la Transplantation. De même, la détection d’une “signature” de tolérance, que ce soit au niveau de gènes ou de protéines, s’ajoutant à la simple absence de réponse antidonneur, renforcera la pertinence de ces tests. Un outil spectaculaire, plus récent que la CML (culture mixte lymphocytaire), consiste à marquer les lymphocytes alloréactifs par des molécules mimant un CMH du donneur (voie directe), ou encore un CMH du receveur contenant un peptide dérivé d’un alloantigène du donneur (voie indirecte). De telles molécules, appelées tétramères, sont déjà utilisées pour détecter les lymphocytes CD8+ – tétramères de classe I (5), mais sont exceptionnelles pour les CD4+ – tétramères de classe II –. Deborah Klestadt (page 113 et suivantes) nous explique l’intérêt de cet outil et comment le faire synthétiser par des levures. 89 É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Graca L, Chen TC, Le Moine A, Cobbold SP, Howie D, Waldmann H. Dominant tolerance: activation thresholds for peripheral generation of regulatory T cells. Trends Immunol 2005;26:130-5. 2. Bluestone JA. Regulatory T-cell therapy: is it ready for the clinic? Nat Rev Immunol 2005;5:343-9. 3. Benghiat FS, Graca L, Braun MY et al. Critical influence of natural regulatory CD25+ T cells on the fate of allografts in the absence of immunosuppression. Transplantation 2005;79:648-54. 4. Le Moine A, Goldman M. Non-classical pathways of cell-mediated allograft rejection: new challenges for tolerance induction? Am J Transplant 2003;3:101-6. 5. Cai J, Lee J, Jankowska-Gan E et al. Minor H antigen HA-1-specific regulator and effector CD8+ T cells, and HA-1 microchimerism, in allograft tolerance. J Exp Med 2004;199:1017-23. 6. Graca L, Le Moine A, Lin CY, Fairchild PJ, Cobbold SP, Waldmann H. Donor-specific transplantation tolerance: the paradoxical behavior of CD4+CD25+ T cells. Proc Natl Acad Sci USA 2004;101:10122-6. 7. Kurtz J, Wekerle T, Sykes M. Tolerance in mixed chimerism – a role for regulatory cells? Trends Immunol 2004;25:518-23. 8. Wu Z, Bensinger SJ, Zhang J et al. Homeostatic proliferation is a barrier to transplantation tolerance. Nat Med 2004;10:87-92. 9. Lee I, Wang L, Wells AD, Dorf ME, Ozkaynak E, Hancock WW. Recruitment of Foxp3+ T regulatory cells mediating allograft tolerance depends on the CCR4 chemokine receptor. J Exp Med 2005;201: 1037-44. 10. Starzl TE, Murase N, Abu-Elmagd K et al. Tolerogenic immunosuppression for organ transplantation. Lancet 2003;361:1502-10. Le Courrier de la Transplantation - Volume V - n o 2 - avril-mai-juin 2005