Correspondances en Onco-Hématologie - Vol. VIII - n° 6 - novembre-décembre 2013
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Vers une théorie synthétique de l’évolution dans la leucémie lymphoïde chronique ?
intraclonale réalisées sur de longues périodes de temps
(5-6, 12), le statut IGHV non muté est statistiquement
corrélé à l’apparition de certaines mutations driver,
ce qui peut expliquer pourquoi, par exemple, après
FCR, la rechute survient systématiquement dans les
10 ans, alors que 60 % des patients IGHV mutés n’ont
pas rechuté à 13 ans !
Dépasser Darwin :
science, philosophie, néo-lamarckisme
(et un peu d’imagination)
Les idées, développées par Darwin, d’une création ter-
minée parce que modelée en aval par la sélection natu-
relle exercée par l’écosystème, des ancêtres communs
(fi gure 2), de l’élimination des caractères futiles et de
l’utilité de tous les caractères présents dans le clone au
moment de l’analyse ne permettent pas d’appréhen-
der évidemment toutes les possibilités évolutives des
espèces… ni des populations de LLC. Dans les analyses
de séquençage à haut débit, beaucoup de mutations
ont été répertoriées dans des régions non codantes, et
n’ont pas été considérées comme driver. Elles pourraient
pourtant bien constituer au moment voulu un “dépôt
de munitions” dans lequel un sous-clone saura déni-
cher un avantage crucial au moment d’une catastrophe
évolutive imprévue.
Comme l’état d’avancement de notre technologie ne
nous permet pas de connaître le profi l mutationnel
de sous-clones très minoritaires, que 10 à 15 % du
génome humain sont mal connus, mais que l’on sait
que des MSR et des SNV/CNA sont présentes en bonne
fréquence dès le clone tumoral établi (LLC de stade
A paucileucémique, principale population étudiée
dans l’étude princeps de X.S. Puente dans Nature en
2011) [3], on pourrait déraciner l’arbre de Darwin et le
replanter la tête en bas. La tumeur serait alors consi-
dérée initialement comme une mosaïque, une hydre
à n têtes, au sein d’un écosystème parfois capable de
la contenir complètement (les fameux 15 à 20 % de
patients avec une LLC jamais évolutive, un statut IGHV
muté, un stade A de Binet). Mais, actuellement, aucun
élément ne permet d’affi rmer, comme Darwin, que le
microenvironnement exerce une pression de sélection.
Même l’apparition de sous-clones n’est pas forcément
liée à l’emploi de traitements (heureusement pour les
protocoles d’intervention thérapeutique précoce dans
les stades A de Binet avec facteurs de risque d’évolu-
tion rapide…). Il est alors intéressant de reconsidérer
l’évolution clonale comme résultant d’une force motrice
endogène exploitant les circonstances extérieures, à
l’instar de Nietzsche dans “Contre Darwin”. Le philo-
sophe allemand développe une théorie du “surhumain”,
qui dépasse les contraintes de son milieu pour établir
son milieu propre et assurer sa transformation fi nale.
In vitro, des lymphocytes T CD4 ou CD8, ou des mono-
cytes cultivés avec des cellules de LLC, ne déclenchent
aucune sorte de réaction “immune”. Au contraire, la
cellule leucémique induit dans la cellule immunitaire
des modifi cations génétiques et fonctionnelles favo-
rables à sa survie. Chez le patient, la LLC est associée à
des manifestations auto-immunes qui démontrent une
perturbation profonde des mécanismes de tolérance
centrale et périphérique. La LLC a ainsi elle aussi établi
“son milieu propre” avant même l’expansion de clones
quantitativement détectables. Ensuite, l’évolution n’est
pas nécessaire, et la LLC peut perdurer, autonome, sans
dynamique interne, pendant des décennies.
Le principe de transformation avait été défendu avant
Darwin par Lamarck, pour expliquer l’évolution des
espèces (qui, selon lui, devaient suivre les lois de la
“nature”, de la “physique”), ce que Darwin inversera en
proposant que l’évolution est une transformation adapta-
tive des espèces (approche résolument anticréationniste),
grâce à la sélection naturelle. Dans la LLC, l’apparition
d’un syndrome de Richter (ou LNH ou LH), plus rapide et
appartenant dans 90 % des cas au même clone que les
autres cellules LLC, mais avec des mutations de TP53 ou
de NOTCH1 très fréquemment observées, est diffi cile à
expliquer par la “simple” théorie darwinienne. On pourrait
en revanche avoir recours à la théorie des équilibres
ponctués (développée à partir de celle de l’évolution).
En eff et, loin de la théorie synthétique de l’évolution, qui
suppose des mutations, une sélection naturelle, et donc
un développement lent, cette théorie “paléontologique”
introduit la notion de catastrophisme pour expliquer l’ap-
parition (ou la disparition) brutale de certaines espèces
(ou clones dans notre exemple). Darwin lui-même avait
introduit cette idée dans l’un de ses recueils, après le
Français F. Trémeaux (1865). Ces à-coups évolutifs bru-
taux peuvent aussi expliquer pourquoi on ne retrouve
pas de formes transitionnelles entre toutes les espèces
(critique classique de la théorie darwinienne, les fameux
“chaînons manquants”), mais ne conviennent pas tout à
fait à notre exemple de syndrome de Richter. En eff et, au
vu du pronostic très péjoratif de cette transformation,
de l’acquisition massive de mutations driver et d’anoma-
lies chromosomiques, de changements phéno typiques
radicaux (par exemple, maladie de Hodgkin), on pourrait
considérer le syndrome de Richter comme un “monstre
prometteur”, au motif de l’apparition d’un nouveau grand
groupe en une échelle de temps très restreinte avec de
grandes mutations (R. Goldschmidt).