« N’aurez
de guerre
de toute votre vie. »
« Je ne me suis jamais battu. Je n’ai connu aucun champ de bataille. Et ma
génération a été généreusement tenue éloignée des guerres qu’ont connues
nos parents et grands-parents. Mais cette absence (illusoire) des combats ne
fut pas sans entretenir en nous un sentiment ambigu et embarrassant tant les
guerres et les affrontements meurtriers ravagent notre monde contemporain et
détruisent d’innombrables existences. Au point d’avoir le sentiment de vivre par
simulacre ad nauseam ces combats auxquels les images des caméras du monde
entier nous donnent l’illusion d’un libre accès. Sans se battre sur les champs de
bataille, voyeurs, nous participons de plus en plus virtuellement aux combats.
Le spectacle redondant des combats des autres fournit une justifi cation à notre
propre survie protégée. Nos gisants, héros morts au combat, ne sont plus de
pierre mais de pixels. Car représenter et voir les autres se battre, tuer et mourir,
a toujours eu une fonction sociale et politique. Récits, peintures, monuments ou
images...
Voir le combat comme aller au spectacle puisque le combat a toujours été une
forme excitante et puissante du jeu. Se ranger du côté du guerrier, du combattant,
du soldat, pour avoir part à son infatigable énergie, à son pouvoir et à son art
de tuer. Comme si nous étions tous hantés par les coups que nous ne porterons
jamais contre un ennemi réel ou imaginaire. D’où l’importance au Moyen Âge
de vivre par le récit, le chant ou les images, l’émotion forte de la bataille, pour
participer à celle que nous ne livrerions jamais. Les tueries épouvantables n’ont
pas disparu ni même n’ont ralenti. Mais la question qui me vient à l’esprit
aujourd’hui en ouvrant la Chanson de Roland, et qui pourrait scandaliser, est
de m’interroger sur la disparition ou l’effacement de cet art verbal qui célébrait
la bataille, l’assaut et la mise à mort de l’adversaire. Mort il l’abat, chantait
joyeusement le conteur de la chanson.
J’ai tenu une unique fois une arme de combat entre les mains, un M16
américain, dans un stand de tir privé réservé à quelques barbouzes sur les
hauteurs d’Ajaccio. Je n’avais pas trente ans. Et cette expérience pitoyable, qui
se solda par un tir en l’air, un bras ankylosé et une immense frayeur, me confi rma
ainsi qu’à tous ceux autour de moi ce jour-là que j’aurais fait un piètre soldat.
Mais rien de plus intolérable que la conscience de notre propre incertitude face
à nous-même et devant la violence. Serions-nous capable d’aller au bout de toute
notre énergie possible ?