Médecine & enfance La question éthique dans l’option comportementaliste chez l’enfant POINT PSY M. Boublil, pédopsychiatre, pôle mère-enfant, centre hospitalier d’Antibes Mon tailleur est riche, mais votre jardin est plus grand que le mien. T out le monde connaît l’œuvre théâtrale de Ionesco, La cantatrice chauve, Les chaises ou encore La leçon. On parle à son propos de « théâtre de l’absurde ». Il avouait que la méthode Assimil, avec ses phrases dénuées de sens, dont l’exergue reprend un exemple, avait été pour lui un modèle et une source d’inspiration. Ce théâtre de l’absurde a ses racines dans l’après-guerre, moment où, après les millions de morts, les déportations, les massacres et les destructions massives et aveugles, plus rien n’avait de sens. Nous sommes heureusement loin de tout ça, mais l’absurde peut continuer à surgir dans nos sociétés modernes et civilisées. On en a un exemple lorsqu’un citoyen ordinaire subit une décision incompréhensible d’une administration qui s’obstine. Il n’a souvent pour seule issue que d’apparaître dans une émission de télévision, de saisir les journaux ou de manifester bruyamment dans la rue. Certaines situations sont plus subtiles, où nul ne peut dire où est la vérité et où chacun qualifie d’absurde la position de l’autre. Difficile de ne pas y penser lorsque l’on s’occupe à divers titres d’enfants. On constate ainsi qu’il est fait sans cesse allusion à « l’intérêt de l’enfant », mais que cet intérêt est très complexe à déterminer, qu’il est souvent invoqué pour imposer ce que l’on pense soi-même, enfin que les choses sont si étroitement intriquées que le champ des possibles est très ouvert, d’autres intérêts étant presque toujours en jeu sous couvert du fameux « intérêt de l’enfant », dont personne en définitive ne peut réellement savoir où il se trouve. D’émergence récente, le domaine de l’éthique traite du statut de l’embryon, du conseil génétique, mais il s’intéresse peu à la pratique quotidienne et à certains problèmes pourtant très fréquemment rencontrés. On peut se demander pourquoi il en est ainsi. En 1973, Anna Freud a écrit avec un septembre 2013 page 246 magistrat pour enfants, Albert Solnit, un livre dont le titre est précisément Dans l’intérêt de l’enfant ? Ils s’arrêtent sur des décisions de justice et montrent, exemples à l’appui, combien, de bonne foi, on peut être amenés, en recherchant le bien-être de l’enfant, à prendre des décisions absurdes et néfastes pour lui, quand elles ne sont pas tout simplement pathogènes. Les questions éthiques se posent de tout autre manière quand il s’agit d’adultes et d’enfants. Les adultes peuvent réagir, dénoncer, se défendre. Pas les enfants. En pédopsychiatrie, ce que l’on rencontre le plus souvent, c’est l’instrumentalisation de l’enfant, par la famille ou certains professionnels, consciente ou non. Cela va du bienveillant « C’est le mieux pour lui ! », sans aucune analyse du pourquoi, jusqu’à des choix qui engagent l’existence de l’enfant ou son équilibre, tout simplement parce que c’est le plus commode pour un service administratif. Cela montre combien toute décision, même la plus banale en apparence, doit être non seulement réfléchie, mais éclairée. LA DÉMARCHE ÉTHIQUE PEUT, EN PRATIQUE, SE RÉSUMER EN QUATRE QUESTIONS LORSQU’IL S’AGIT D’ENFANTS 첸 Voudrais-je que l’on me fasse à moi, adulte, ce que je fais à cet enfant ? Pourrait-on s’autoriser à me faire ce que l’on propose de lui faire ? 첸 Est-ce que je réfléchis en fonction de ce qui convient au service, à l’école, à la société, aux parents, ou en fonction de ce qui convient à l’enfant ? Qu’est-ce qui justifie ma décision ? Ainsi, à l’adolescence, les enfants sont souvent difficiles. Mais c’est une période de maturation, de remaniement pulsionnel. Le futur adulte va en émerger, après avoir traversé des crises parfois insupportables pour les parents. Parce que c’est insupportable, peut-on nier, étouffer, maîtriser cette explosion, certes parfois dangereuse, mais qui doit être assumée comme stade nécessaire du développement ? 첸 Est-ce que je pense à court terme ou à Médecine & enfance l’avenir lointain de l’enfant ? Prenons par exemple le cas d’un enfant dont l’adoption implique qu’il quitte une famille d’accueil où il est bien, où il a ses marques. Si l’on réfléchit à court terme, on maintient l’enfant dans la famille, sans envisager qu’à dix-huit ans, en raison de son statut, ou à l’occasion d’un déménagement, d’un divorce ou de sa crise d’adolescence, cet enfant se retrouvera à la rue, alors qu’on a l’occasion de lui offrir une vraie famille, qui le mènera jusqu’où ce sera nécessaire parce qu’il s’agira de son propre enfant ; 첸 Dans les troubles d’un enfant considéré comme malade, quelle est la part de l’enfant lui-même et de l’environnement ? Certains enfants connaissent de telles situations qu’ils peuvent devenir transparents ou, au contraire, tout casser. Ils ne sont pas fous pour autant. Ainsi cet enfant de neuf ans qui m’est amené pour hospitalisation parce qu’il a manifesté à sa mère des idées suicidaires. Le lendemain, le père vient me dire que j’ai été manipulé par la mère, car nous nous trouvons au début du mois où il doit en assurer la garde. Le conflit est à ce point inextricable que je dois faire intervenir un expert et le procureur des mineurs : les deux parents m’accusent simultanément, l’une de non-assistance (la mère affirme que son fils va se suicider), l’autre d’incompétence (le père dit que la mère me manipule). Comment un enfant ainsi instrumentalisé peut-il aller bien, même sans être malade à proprement parler ? Les diagnostics, les suivis, les orientations, les mises sous traitement, les certificats, les changements de placement, les signalements, tout prendrait une autre couleur si l’on se posait ces questions… LES MÉTHODES ÉDUCATIVES COMPORTEMENTALISTES DANS L’AUTISME À LA LUMIÈRE DE CES QUESTIONS Le trouble, c’est l’autisme. Les manifestations extériorisées, c’est le repli sur soi, l’évitement de la communication avec autrui, l’absence d’interactions sociales par manque de compréhension affective des personnes présentes dans l’environnement (aloneness), mais aussi des stéréotypes, des gestes, des mouvements, des paroles, des centres d’intérêt toujours semblables (samesness), souvent hermétiques, incompréhensibles, bizarres pour l’interlocuteur. Ce que vit et ce que pense la personne autiste, pour la majorité d’entre elles, nul ne le sait. Seules certaines personnalités, dotées de très bonnes capacités intellectuelles, souffrant d’une atteinte, en particulier du langage, très légère, parviennent à nous le dire dans des livres ou dans des interviews souvent remarquables (1), mais ce n’est pas représentatif, puisque 70 à 80 % des porteurs d’autisme souffrent de déficit intellectuel et ne disposent quasiment pas de langage. Tout cela crée une coupure avec les autres, une impossibilité de socialisation, même rudimentaire, la mise à l’écart dans un milieu normal, qui souvent rejette l’individu ainsi affecté du fait de la difficulté à comprendre et faute de savoir comment réagir aux impasses de la communication et aux crises. Nous sommes face à un roc (d’où l’expression de « forteresse vide » créée par Bruno Bettelheim). Ni l’éducation parentale, ni la tendresse, ni l’écoute, ni l’exemple des autres enfants dans un groupe ne modifie fondamentalement le fonctionnement de ces enfants. On n’aboutit au mieux qu’à des aménagements. Jusqu’à présent, des professionnels réunis dans des unités nommées « hôpital de jour » ou « centre de jour », qui font partie de l’équipement des secteurs de pédopsychiatrie, s’efforcent d’améliorer les apprentissages et la communication de ces enfants. Ces lieux apaisés, où la pression est moindre, où les enfants peuvent exister malgré le trouble majeur dont ils souffrent, permettent d’associer techniques d’apprentissage, de communication, de socialisation, même si ces activités sont insuffisamment intensives en raison des besoins considérables de ces enfants et de notre manque chronique de moyens. Le manque de places proposées, à tous les âges de la vie, à ces enfants porteurs d’autisme est très difficile à vivre pour tous. Ainsi, dans mon propre service, 10 places sont occupées par 25 enfants, septembre 2013 page 247 qui ne sont donc pris qu’à temps partiel là où il faudrait du temps plein. A la lumière des théories de Rizzolati sur les neurones miroirs, certains (J. Nadel) ont mis au point des méthodes s’efforçant d’utiliser comme base d’apprentissage l’aptitude des enfants à imiter. L’imitation réciproque apparaît en effet dès les premiers mois de la vie. Cette imitation précède et fait le lit du langage grâce aux apprentissages qu’elle permet. Une méthode fondée sur l’acquisition par imitation de patterns corporels utiles à la communication est à la base de la méthode. Rien, dans cette méthode d’apparence comportementale, ne constitue un obstacle éthique. La théorie est intéressante et respectueuse du rythme et de la spontanéité de l’enfant. Cette dernière est simplement orientée dans un sens qui peut être profitable à l’enfant. La méthode lui est proposée de manière ludique, et il peut y adhérer ou non. Une autre méthode, dite des « 3 I » (individuelle, intensive et interactive) part, elle, de l’idée que l’enfant n’a pas fait les apprentissages premiers. A un rythme très soutenu (40 heures par semaine, entre intervenants et famille), on lui propose, à travers le jeu, de reprendre les bases, de refaire le chemin qu’il n’a pas accompli pendant sa petite enfance. Si l’on respecte les refus de l’enfant, si on évite de l’épuiser, rien dans cette méthode ne contredit les principes éthiques. Il n’en va pas de même d’une autre méthode, et c’est celle que préconise la HAS, qui entend agir sur les comportements gênants de l’enfant autiste en exerçant une certaine contrainte, avec, si besoin est, une récompense, mais en tout cas en insistant pour gommer les comportements déviants et gênants socialement, et favoriser les comportements dits adaptés. Après des débuts quasi maltraitants pour atteindre le résultat escompté (voir les films du précurseur, Ivar Lovaas), la méthode s’est civilisée, et le résultat est visible, puisque, sous la contrainte, un enfant se soumet. Tout change cependant lorsque l’âge de la soumission sous contrainte passe. C’est ce qui n’est pas dit aux familles. En ce qui concerne la méthode elle-même, on ne peut qu’être d’accord sur le Médecine & enfance plan éducatif (et cela est vrai aussi de l’enfant normal) : il faut renforcer les comportements normatifs, même si certaines révoltes infantiles sont parfois salutaires ; on peut accepter l’idée qu’il ne faut pas céder aux demandes exagérées (les bonbons), qu’il faut féliciter un enfant qui a réalisé une tâche difficile pour lui. Mais surtout, on ne peut qu’être d’accord avec le principe d’une prise en charge individualisée, car on sait bien que, si l’on s’occupe intensivement (de 25 à 40 heures par semaine !) d’enfants souffrant de retards et de troubles de la communication, ils évoluent plus favorablement que s’ils sont dans un groupe sans aide individualisée. Les lecteurs intéressés par la méthode peuvent accéder à l’article princeps (2). Cette méthode, qui est après tout celle de toute éducation, devient beaucoup plus sévère, mais surtout beaucoup plus répétitive et fréquente (25 à 40 heures par semaine, selon la préconisation de la HAS) lorsque des comportements résistants apparaissent. On sait que cette méthode (quel que soit son nom, ABA, TEACCH ou autre) est destinée à normaliser l’enfant en surface ; qu’elle y parvient à court terme ; que ses effets cessent quand on l’interrompt ; qu’à l’adolescence, lorsque l’enfant se soumet moins facilement, on observe une régression. Mais surtout un point obscur demeure : on ne sait pas ce qu’en pense l’enfant, ni comment il vit ce qui se passe. Parfois bien, certainement, puisque l’on s’occupe beaucoup de lui, mais parfois mal puisque l’on veut par la pression obtenir de lui qu’il soit autrement qu’il n’est naturellement. Ces interrogations ne sont pas oiseuses : elles sont au centre de la question éthique, mais ce problème n’est malheureusement jamais évoqué. La première absurdité dans les mesures préconisées par la HAS réside dans l’emploi exclusif de cette méthode, et dans l’interdiction (sic) de la psychanalyse, et notamment de toute question concernant le déroulement de la grossesse : cela pourrait laisser penser que l’on croit qu’il peut y avoir une origine psychogène au tableau complexe qu’on examine et qui va nécessiter, comme toujours en médecine, tout un temps d’évaluation, de compréhension, de démêlage (trouble du langage, trouble global du développement, blocage, régression et/ou autisme), car bien sûr l’autisme pur est rare, si ce n’est très rare. La seconde absurdité est qu’il n’est prévu aucun financement pour réaliser ce suivi individualisé par un professionnel compétent : à 40 euros de l’heure (c’est ce qui se pratique), à raison de 25 à 40 heures par semaine pendant 5 ans pour 180000 enfants autistes (40 x 30 x 52 x 5 x 180000 !). Ce suivi s’ajoutera aux autres suivis existants et ne donne aucune garantie de résultat : cela fonctionne mieux avec des enfants intelligents possédant un langage, c’est-à-dire une minorité des enfants concernés par l’autisme. La troisième absurdité réside dans le fait que l’on ne sait pas quel professionnel a qualité pour prodiguer une telle méthode. Des dénigrements réciproques s’expriment entre praticiens, puisque nulle instance de contrôle ne valide un diplôme précis permettant cet exercice : un éducateur ? un psychologue ? bac + 2 ? bac + 5 ? sans bac ? diplôme étatsunien ? diplôme belge ? qui va délivrer la certification ? Rien n’est clair ni décidé, et cela laisse la porte ouverte aux abus qu’on peut imaginer, depuis l’incompétence pure et simple jusqu’à la marchandisation des pratiques. Malgré tout ce qui précède, qui peut être vérifié, cette méthode est celle que préconise la RMO (référence médicale opposable), et que l’on peut donc nous opposer, à nous médecins, en cas de litige. A cela s’ajoute, dans le troisième plan autisme, une phrase ministérielle qui interdit les autres approches, sous peine de non-financement (3). Chaque parent a le droit, conseillé par un professionnel, de choisir le suivi de son choix. Combien de nos patients (presque tous à vrai dire) consultent des homéopathes, des ostéopathes, des acupuncteurs, des hypnothérapeutes, qui ajoutent souvent une part d’irrationnel à une médecine technicienne vécue comme trop scientifique. Lorsque l’on a affaire à un trouble sans cause retrouvée, des approches multidisciplinaires sont nécessairement septembre 2013 page 248 utiles, en n’excluant que ce qui peut être nocif. Aucun psychanalyste sensé n’a jamais usé d’une lecture œdipienne de ce trouble. On sait que l’autisme est plus fréquent chez les prématurés ; on a lu que l’apport d’acide folique chez la mère quatre semaines avant et huit semaines après la conception réduit de 40 % le risque d’autisme (4) : les médecins lisent, écoutent, se renseignent… Pourquoi alors l’Etat se mêle-t-il ainsi de la pratique médicale et s’oppose-t-il aux médecins, puisque la quasi-totalité des pédopsychiatres a refusé son accord aux mesures préconisées par la HAS ? Cèdet-il à un lobby ? Y a-t-il derrière tout cela des intérêts de pouvoir ou financiers qui ne devraient pas avoir leur place dans un domaine aussi sensible ? La situation actuelle est que la plus haute autorité administrative (HAS) et que le ministère (troisième plan autisme) imposent une méthode douteuse quant à son efficacité sur le fond des troubles (douteuse car on sait que la contrainte « marche » un temps seulement chez tout enfant), contestable sur le plan éthique, pour laquelle n’existe pas d’accréditation officielle ou de certification concernant les professionnels aptes à l’appliquer, mais qu’il faut cependant appliquer sous peine de ne plus être financé. L’absurde fait partie de notre vie. Parfois il s’installe et prend toute la place, comme ces couturiers-brigands qui, chez Andersen, fabriquent avec emphase les habits invisibles du monarque, sans que jamais personne n’ose dire que 첸 « le roi est nu ! ». Notes (1) Temple Grandin, Josef Schovanec. (2) COHEN H., AMERINE-DICKENS M., SMITH T. : «Early intensive behavioral treatment: replication of the UCLA model in a community setting», J. Dev. Behav. Pediatr., 2006 ; 27 (2 suppl.) : S145-55, http://learnenjoy.com/wp-content/uploads/2012/05/ MA-Data-Research-Lovaas-replicated-2006-Early-Intensive-Behavioral-Treatment1.pdf. (3) «Pour garantir l’évolution des pratiques professionnelles vers une meilleure application des recommandations de bonnes pratiques produites par la HAS et l’ANESM et donc l’effectivité de cette transformation de l’existant, les crédits supplémentaires octroyés feront l’objet d’engagements contractuels précis. De plus, l’évaluation externe des ESMS comme la certification des établissements de santé sera renforcée et prendra en compte l’application des recommandations de bonnes pratiques de la HAS et de l’ANESM. » (extrait du troisième plan autisme). (4) SURÉN P., ROTH C., BRESNAHAN M. et al. : « Association between maternal use of folic acid supplements and risk of autism spectrum disorders in children », JAMA, 2013 ; 309 : 570-7.