D Les syndromes myéloprolifératifs racontés à Juliette

publicité
Ra conté
à
Juli ette
Les syndromes myéloprolifératifs
racontés à Juliette
M.C. Béné*
D
epuis la mise au point du microscope au XVIIe siècle par Robert
Ho oke et surtout Antoni van
Leeuwenhoek, on a progressivement
appris, Juliette, et ce en deux cents ans,
que le sang est un tissu complexe composé de plasma contenant des globules
rouges (1668), des globules blancs
(1749) et des plaquettes (1842). Ces
différents éléments sont d’ailleurs à
l’origine du logo de l’American Society
for Hematology qui n’a rien à voir avec
une patte d’ours (figure) !
La distinction plus fine de globules
blancs lymphoïdes ou myéloïdes a été
découverte seulement en 1877, grâce
aux colorations cytologiques concoctées par Paul Ehrlich. Les techniques de
séparation et de culture cellulaire ont
plus tard conduit à l’étude des chromosomes sur des cellules en mitose bloquées en métaphase par la colchicine.
L’avènement des anticorps monoclonaux
et de la cytométrie en flux, à la suite
des travaux de César Milstein et George
Köhler, a permis la mise en évidence, à
* Laboratoire
d’hématologie,
CHU de Nantes.
18
la fin du XXe siècle, de l’extraordinaire
variété des molécules membranaires ou
intracellulaires qui avaient commencé
à être étudiées par d’autres méthodes.
Enfin, plus récemment encore, l’essor
des technologies de biologie moléculaire a rendu possible l’analyse, l’amplification et le séquençage des acides
nucléiques conduisant à un décryptage
encore plus précis des multiples anomalies associées aux maladies.
Même si elle n’a pas encore livré tous
ses secrets, l’hématopoïèse est bien comprise de nos jours et le sang n’est plus
le liquide mystérieux sur lequel fantasmaient les anciens… Le sang, dont
les divers types cellulaires assurent
de multiples fonctions physiologiques,
est un milieu parfaitement régulé mais
également plastique, capable d’adapter
rapidement sa composition à des événements exogènes comme une hémorragie ou une infection. Ce processus
extrêmement actif conduit à la production de 400 milliards de cellules
chaque jour. L’homéostasie et le renou-
Figure. Le logo de la Société américaine d’hématologie représente le sang avec le plasma à gauche en forme de goutte, puis
les 3 lignées hématopoïétiques en fonction de la taille de leurs cellules, globules blancs, hématies et plaquettes. Chacun de ces
compartiments est hypertrophié dans les 3 principaux syndromes myéloprolifératifs, LMC, PV et TE.
Correspondances en Onco-Hématologie - Vol. IX - n° 1 - janvier-février 2014
Les syndromes myéloprolifératifs racontés à Juliette
vellement constant des cellules du sang
sont sous la dépendance d’hormones
et de cytokines. En se fixant sur des
récepteurs membranaires ou intracellulaires, ces molécules transmettent
des signaux d’activation ou d’inhibition à divers types cellulaires tout au
long de l’hématopoïèse. Cette production des cellules du sang démarre
chez l’embryon dans le sac vitellin
dès le premier mois de vie, puis est
prise en charge par la rate et le foie
fœtaux, avant de se localiser quasi
exclusivement dans la moelle des os.
Les cellules souches hématopoïétiques,
totipotentes et capables d’autorenouvellement, assurent la pérennité de cette
production cellulaire parfaitement
régulée. Comme souvent, pourtant, ce
sont les maladies qui ont progressivement permis, par leur caricature de
l’un ou l’autre mécanisme, de mieux
comprendre la physiologie.
Ainsi, vers le milieu du XIXe siècle, les
médecins ont commencé à identifier
des patients présentant des nombres
très élevés de globules blancs, de globules rouges ou de plaquettes, souvent
dans un contexte de splénomégalie ou
d’hépatosplénomégalie. Lorsque John
Hughes Bennett rapporte, en octobre
1845, un “cas d’hypertrophie de la rate
et du foie dans lequel la mort survint
par suppuration du sang”, il cherche,
avec son mentor Rudolf Virchow, à
donner un nom à cette maladie. C’est
le début des leucémies d’abord baptisées “leucocythémies” par Bennett, et
surtout la première description de la
leucémie myéloïde chronique (LMC). Peu
après, la notion d’hématopoïèse osseuse
émerge, est confortée, et Paul Ehrlich,
en 1880, admet la notion de cellule
souche hématopoïétique, avancée dès
1868 par Ernst Christian Neumann.
La splénomégalie myéloïde, ou myélofibrose idiopathique, est décrite en 1879
par Gustav Heuck, qui rapporte 2 cas
de leucémie “splénique” caractérisés par
une fibrose importante de la moelle
osseuse et une splénomégalie massive
associées à une hématopoïèse extramédullaire. Le foie et la rate y retrouvent
leurs fonctions fœtales. Ce syndrome
cherche son nom pendant longtemps,
avant d’être définitivement qualifié de
“myélofibrose primitive”.
La maladie de Vaquez est plus rapidement nommée d’après son découvreur, un médecin français, Louis
Henri Vaquez, qui décrit en 1892 le
cas d’un patient de 40 ans présentant
une hépatosplénomégalie, des vertiges,
une dyspnée, des palpitations et une
érythrocytose marquée. Il observe que
le patient est “cyanosé” pour rapporter
l’aspect congestif et érythrosique du
malade. Il pensait qu’il s’agissait d’une
anomalie cardiaque congénitale, mais
il change d’avis au vu des résultats de
l’autopsie, qui montre un cœur normal
mais une rate et un foie extrêmement
volumineux. Il pense alors à une activité hématopoïétique accrue. D’autres
cas sont rapportés et la maladie se voit
attribuer, par William Osler en 1903, le
vera” (PV).
nom de “polycythemia vera”
La thrombocythémie essentielle (TE) est
la quatrième maladie caractérisée par
une hyperactivité de l’hématopoïèse. Elle
est décrite pour la première fois en
1934 par 2 pathologistes autrichiens,
Emil Epstein et Alfred Goedel, comme
une “thrombocytémie hémorragique”.
Il faut cependant attendre 1960 pour
que les caractéristiques spécifiques de
cette entité soient établies : des antécédents thrombo-hémorragiques, une
rate au moins de taille normale, une
thrombocytose périphérique marquée,
sans érythrocytose ni leucocytose, une
moelle osseuse contenant une hyperplasie mégacaryocytaire prédominante
et l’absence d’infiltration leucémique.
Ces malad ies, qui ont pour point
commun une hématopoïèse incontrôlée impliquant les sites extramédullaires normalement quiescents chez
l’adulte, concernent donc les 3 lignées
Correspondances en Onco-Hématologie - Vol. IX - n° 1 - janvier-février 2014
19
Ra conté
à
Juli ette
– érythroïde, leucocytaire et plaquettaire – avec des formes frontières
d’anomalies variées. L’idée, en 1951,
de les regrouper dans un même cadre
nosologique est attribuée à William
Dameshek, par ailleurs fondateur de
la revue Blood. Les syndromes myéloprolifératifs (MPD pour myeloproliferative disorders) maintenant désignés
par l’acronyme MPN (pour myeloproliferative neoplasms) sont donc des
entités définies cliniquement et sur
la base d’examens sanguins et médullaires. Ce sont des pathologies chroniques (on parle aussi de CMPD pour
chronic myeloproliferative disorders)
caractérisées par une prolifération
de cellules “maturant” de façon quasi
normale, associée à une hépatosplénomégalie et à une prédisposition à se
transformer en leucémie ou à conduire
à une myélofibrose.
Un autre tournant de cette histoire survient en 1960. Peter Nowell, qui travaille
sur les chromosomes à l’université de
Pennsylvanie, rince par mégarde à l’eau
du robinet une lame de culture de cellules de leucémie avant d’en effectuer
la coloration. Il observe alors un chromosome anormalement petit, qui ressemble à un chromosome Y, et rapporte
avec David Hungerford cette observation chez 2 patients de sexe masculin
atteints de LMC. Retrouvant ensuite
invariablement cette anomalie dans ce
contexte, y compris chez des femmes,
et seulement dans certaines mitoses,
les 2 chercheurs concluent à une anomalie liée à la maladie. Ce drôle de
chromosome est baptisé “Philadelphie”
par le comité de nomenclature à Denver
la même année.
L’anomalie du chromosome Philadelphie
est décryptée en 1973 par Janet Rowley
dans des cellules de LMC en phase blastique. Elle démontre la translocation
réciproque et équilibrée conduisant à un
petit chromosome 22 et un plus grand
chromosome 9. On découvre ensuite,
au cours des années 1980 et dans
20
des modèles murins de tumeurs viroinduites, le gène ABL dont l’homologue
chez l’homme est précisément localisé
sur le bras long du chromosome 9. Les
points de cassure du chromosome 22
observés dans les translocations t(9;22)
des LMC et de quelques leucémies
aiguës lymphoblastiques (LAL), sont
appelés Breakpoint Cluster Regions
(BCR). Le gène de fusion BCR-ABL a
un nom…
Ce gène de fusion a sans doute été
l’un des plus étudiés dans le domaine
du cancer. L’anomalie est identifiable
en cytogénétique conventionnelle, en
FISH, en biologie moléculaire et même
en protéomique puisque la protéine est
traduite. C’est d’ailleurs cette protéine
qui est à l’origine de la prolifération
incontrôlée des polynucléaires neutrophiles dans la LMC, de par son activité tyrosine kinase constitutive. On lui
doit le progrès thérapeutique majeur
du développement des petites molécules inhibitrices de kinases, les TKI
(pour Tyrosine Kinase Inhibitors), qui
ont révolutionné la prise en charge, la
qualité de vie et la survie des patients
atteints de LMC.
Voilà donc, en 150 ans, le cas de la
LMC compris et en partie dompté par
la thérapeutique. Belle histoire n’est-ce
pas, Juliette ?
Mais elle ne s’arrête pas là ! En 2005,
plusieurs équipes cherchent à comprendre po urquo i les cellules de
patients atteints de PV prolifèrent
spontanément in vitro, comme si elles
étaient stimulées par l’érythropoïétine.
Le récepteur a l’air normal, sauf qu’il
semble activer tout seul, sans attendre
son ligand, une tyrosine kinase en
haut de la cascade d’activation de
l’érythropoïèse, JAK2. Est-ce là que se
niche l’erreur ? Oui ! En même temps
que l’équipe française de William
Vainchenker, qui a observé que l’inhibition de JAK2 fait rentrer les choses
dans l’ordre, 4 laboratoires trouvent
Correspondances en Onco-Hématologie - Vol. IX - n° 1 - janvier-février 2014
Les syndromes myéloprolifératifs racontés à Juliette
la même mutation, JAK2 V617F, présente
dans environ 95 % des cas de PV et
dans 50 % des cas de TE ou de myélofibrose. On la trouve également dans
certains cas de myélodysplasie, mais
pas dans les proliférations lymphoïdes
ni dans les syndromes réactionnels.
JAK2 porte ce nom par référence au
dieu romain à 2 visages, Janus, car
elle comporte un domaine activateur,
JH1, qui est freiné par le domaine JH2*.
Dans JAK2 mutée, le JH2 ne joue plus
son rôle régulateur sur JH1. Il s’ensuit cette croissance spontanée de la
lignée rouge, et une hypersensibilité
des mégacaryocytes à la thrombopoïétine. Nouvelle élucidation, nouvelle
cible thérapeutique potentielle, les inhibiteurs de cette kinase clé pour la
transduction des signaux des facteurs
de croissance apparaissent et des essais
cliniques sont en cours.
LMC et protéine de fusion BCR-ABL,
PV et mutation de JAK2… La TE et la
myélofibrose primitive, même si on y
trouve souvent une mutation de JAK2,
semblaient à la traîne. Cette discrimination vient d’être levée, tout récemment. Une approche pangénomique a
en effet montré une mutation d’une
chaperonine, la calréticuline, observée
dans la majorité des cas de TE et de
myélofibrose JAK2 négatifs.
Voilà, Juliette, lis maintenant comment
se profile le futur pour les biologistes,
les cliniciens, l’industrie pharmaceutique et, bien sûr et surtout, les
patients.
■
* En fait JAK était
initialement
“Just Another Kinase”…
L’auteur déclare ne pas
avoir de liens d’intérêts.
CONFÉRENCE-DÉBAT
Les avancées scientifiques majeures de l’année en onco-hématologie
Les avancées scientifiques majeures de l’année, préfigurant une nouvelle prise en charge de vos patients, seront présentées ; les publications et les communications des congrès 2013, sélectionnées par la rédaction de “Correspondances”,
seront argumentées et débattues.
Mercredi 26 mars 2014 - 18 h 15 / 19 h 45
Dans le cadre du congrès de la Société française d’hématologie (SFH)
Sous l’égide de
Correspondances en Onco-Hématologie - Vol. IX - n° 1 - janvier-février 2014
CNIT
2, place de la Défense
92053 Paris-La Défense Cedex
Tél. : 01 40 68 22 22
Avec le soutien institutionnel de
21
Téléchargement