D Les syndromes myéloprolifératifs racontés à Juliette

Raconté à Juliette
Correspondances en Onco-Hématologie - Vol. IX - n° 1 - janvier-février 2014
1818
Les syndromes myéloprolifératifs
racontés à Juliette
M.C. Béné*
* Laboratoire
d’hémato logie,
CHU de Nantes.
D
epuis la mise au point du micro-
scope au XVIIe siècle par Robert
Hooke et surtout Antoni van
Leeuwenhoek, on a progressivement
appris, Juliette, et ce en deux cents ans,
que le sang est un tissu complexe com-
posé de plasma contenant des globules
rouges (1668), des globules blancs
(1749) et des plaquettes (1842). Ces
différents éléments sont d’ailleurs à
l’origine du logo de l’
American Society
for Hematology
qui n’a rien à voir avec
une patte d’ours
( gure)
!
La distinction plus ne de globules
blancs lymphoïdes ou myéloïdes a été
découverte seulement en 1877, grâce
aux colorations cytologiques concoc-
tées par Paul Ehrlich. Les techniques de
séparation et de culture cellulaire ont
plus tard conduit à l’étude des chromo-
somes sur des cellules en mitose blo-
quées en métaphase par la colchicine.
L’avènement des anticorps monoclonaux
et de la cytotrie en ux, à la suite
des travaux de César Milstein et George
Köhler, a permis la mise en évidence, à
la n du XXe siècle, de l’extraordinaire
variété des mocules membranaires ou
intracellulaires qui avaient commencé
à être études par d’autres méthodes.
En n, plus récemment encore, l’essor
des technologies de biologie molé-
culaire a rendu possible l’analyse, l’am-
pli cation et le séquençage des acides
nucléiques conduisant à un décryptage
encore plus précis des multiples ano-
malies associées aux maladies.
Même si elle n’a pas encore livré tous
ses secrets, l’hématopoïèse est bien com-
prise de nos jours et le sang n’est plus
le liquide mystérieux sur lequel fan-
tasmaient les anciens… Le sang, dont
les divers types cellulaires assurent
de multiples fonctions physiologiques,
est un milieu parfaitement régulé mais
également plastique, capable d’adapter
rapidement sa composition à des évé-
nements exogènes comme une hémor-
ragie ou une infection. Ce processus
extrêmement actif conduit à la pro-
duction de 400 milliards de cellules
chaque jour. L’homéostasie et le renou-
Figure. Le logo de la Société américaine d’hématologie représente le sang avec le plasma à gauche en forme de goutte, puis
les 3 lignées hématopoïétiques en fonction de la taille de leurs cellules, globules blancs, hématies et plaquettes. Chacun de ces
compartiments est hypertrophié dans les 3 principaux syndromes myéloprolifératifs, LMC, PV et TE.
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vellement constant des cellules du sang
sont sous la dépendance d’hormones
et de cytokines. En se xant sur des
récepteurs membranaires ou intra-
cellulaires, ces molécules transmettent
des signaux d’activation ou d’inhibi-
tion à divers types cellulaires tout au
long de l’hématopoïèse. Cette produc-
tion des cellules du sang démarre
chez l’embryon dans le sac vitellin
dès le premier mois de vie, puis est
prise en charge par la rate et le foie
fœtaux, avant de se localiser quasi
exclusivement dans la moelle des os.
Les cellules souches hématopoïétiques,
totipotentes et capables d’autorenouvel-
lement, assurent la pérennité de cette
production cellulaire parfaitement
régue. Comme souvent, pourtant, ce
sont les maladies qui ont progressi-
vement permis, par leur caricature de
l’un ou l’autre mécanisme, de mieux
comprendre la physiologie.
Ainsi, vers le milieu du XIXe siècle, les
médecins ont commencé à identi er
des patients présentant des nombres
très élevés de globules blancs, de glo-
bules rouges ou de plaquettes, souvent
dans un contexte de splénomégalie ou
d’hépatosplénomégalie. Lorsque John
Hughes Bennett rapporte, en octobre
1845, un “cas d’hypertrophie de la rate
et du foie dans lequel la mort survint
par suppuration du sang”, il cherche,
avec son mentor Rudolf Virchow, à
donner un nom à cette maladie. C’est
le début des leucémies d’abord bap-
tisées “leucocythémies par Bennett, et
surtout la première description de la
leumie myélde chroniqueleucémie myéloïde chronique
(LMC). Peu
après, la notion d’hématopoïèse osseuse
émerge, est confortée, et Paul Ehrlich,
en 1880, admet la notion de cellule
souche hématopoïétique, avancée dès
1868 par Ernst Christian Neumann.
La
splénomégalie myéloïdesplénomégalie myéloïde
, ou
myélo-myélo-
brose idiopathique brose idiopathique
,
est décrite en 1879
par Gustav Heuck, qui rapporte 2 cas
de leucémie splénique caractérisés par
une brose importante de la moelle
osseuse et une splénomégalie massive
associées à une hématopoïèse extramé-
dullaire. Le foie et la rate y retrouvent
leurs fonctions fœtales. Ce syndrome
cherche son nom pendant longtemps,
avant d’être dé nitivement quali é de
myélo brose primitivemyélo brose primitive
”.
La
maladie de Vaquezmaladie de Vaquez
est plus rapi-
dement nommée d’après son décou-
vreur, un médecin français, Louis
Henri Vaquez, qui décrit en 1892 le
cas d’un patient de 40 ans présentant
une hépatosplénomégalie, des vertiges,
une dyspnée, des palpitations et une
érythrocytose marquée. Il observe que
le patient est “cyanosé” pour rapporter
l’aspect congestif et érythrosique du
malade. Il pensait qu’il s’agissait d’une
anomalie cardiaque congénitale, mais
il change d’avis au vu des résultats de
l’autopsie, qui montre un cœur normal
mais une rate et un foie extrêmement
volumineux. Il pense alors à une acti-
vité hématopoïétique accrue. D’autres
cas sont rapportés et la maladie se voit
attribuer, par William Osler en 1903, le
nom de
polycythemia verapolycythemia vera
(PV).
La
thrombocythémie essentiellethrombocythémie essentielle
(TE) est
la quatrième maladie caractérisée par
une hyperactivité de l’hématopoïèse. Elle
est décrite pour la première fois en
1934 par 2 pathologistes autrichiens,
Emil Epstein et Alfred Goedel, comme
une “thrombocytémie hémorragique”.
Il faut cependant attendre 1960 pour
que les caractéristiques spéci ques de
cette entité soient établies : des anté-
cédents thrombo-hémorragiques, une
rate au moins de taille normale, une
thrombocytose périphérique marquée,
sans érythrocytose ni leucocytose, une
moelle osseuse contenant une hyper-
plasie mégacaryocytaire prédominante
et l’absence d’in ltration leucémique.
Ces maladies, qui ont pour point
commun une hématopoïèse incontrô-
lée impliquant les sites extramédul-
laires normalement quiescents chez
l’adulte, concernent donc les 3 liges
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– érythroïde, leucocytaire et plaquet-
taire – avec des formes frontières
d’anomalies variées. L’idée, en 1951,
de les regrouper dans un même cadre
nosologique est attribuée à William
Dameshek, par ailleurs fondateur de
la revue
Blood
. Les syndromes myélo-
prolifératifs (MPD pour
myeloprolife-
rative disorders
)
maintenant désignés
par l’acronyme MPN (pour
myelopro-
liferative neoplasms
) sont donc des
entités dé nies cliniquement et sur
la base d’examens sanguins et médul-
laires. Ce sont des pathologies chro-
niques (on parle aussi de CMPD pour
chronic myeloproliferative disorders
)
caractérisées par une prolifération
de cellules “maturant” de façon quasi
normale, associée à une hépatospléno-
mégalie et à une prédisposition à se
transformer en leucémie ou à conduire
à une myélo brose.
Un autre tournant de cette histoire sur-
vient en 1960. Peter Nowell, qui travaille
sur les chromosomes à l’université de
Pennsylvanie, rince par mégarde à l’eau
du robinet une lame de culture de cel-
lules de leucémie avant d’en effectuer
la coloration. Il observe alors un chro-
mosome anormalement petit, qui res-
semble à un chromosome Y, et rapporte
avec David Hungerford cette observa-
tion chez 2 patients de sexe masculin
atteints de LMC. Retrouvant ensuite
invariablement cette anomalie dans ce
contexte, y compris chez des femmes,
et seulement dans certaines mitoses,
les 2 chercheurs concluent à une ano-
malie le à la maladie. Ce drôle de
chromosome est baptisé “Philadelphie
par le comité de nomenclature à Denver
la même année.
L’anomalie du chromosome Philadelphie
est décryptée en 1973 par Janet Rowley
dans des cellules de LMC en phase blas-
tique. Elle démontre la translocation
réciproque et équilibrée conduisant à un
petit chromosome 22 et un plus grand
chromosome 9. On découvre ensuite,
au cours des années 1980 et dans
des modèles murins de tumeurs viro-
induites, le gène
ABL
dont l’homologue
chez l’homme est précisément localisé
sur le bras long du chromosome 9. Les
points de cassure du chromosome 22
observés dans les translocations t(9;22)
des LMC et de quelques leucémies
aiguës lymphoblastiques (LAL), sont
appelés
Breakpoint Cluster Regions
(BCR)
.
Le gène de fusion BCR-ABL a
un nom…
Ce gène de fusion a sans doute été
l’un des plus étudiés dans le domaine
du cancer. L’anomalie est identi able
en cytogénétique conventionnelle, en
FISH, en biologie moléculaire et même
en protéomique puisque la protéine est
traduite. C’est d’ailleurs cette protéine
qui est à l’origine de la prolifération
incontrôlée des polynucléaires neutro-
philes dans la LMC, de par son acti-
vité tyrosine kinase constitutive. On lui
doit le progrès thérapeutique majeur
du développement des petites molé-
cules inhibitrices de kinases, les TKI
(pour
Tyrosine Kinase Inhibitors
), qui
ont révolutionné la prise en charge, la
qualité de vie et la survie des patients
atteints de LMC.
Voilà donc, en 150 ans, le cas de la
LMC compris et en partie dompté par
la thérapeutique. Belle histoire n’est-ce
pas, Juliette ?
Mais elle ne s’arrête pas là ! En 2005,
plusieurs équipes cherchent à com-
prendre pourquoi les cellules de
patients atteints de PV prolifèrent
spontanément in vitro, comme si elles
étaient stimulées par l’érythropoïétine.
Le récepteur a l’air normal, sauf qu’il
semble activer tout seul, sans attendre
son ligand, une tyrosine kinase en
haut de la cascade d’activation de
l’érythropoïèse, JAK2. Est-ce là que se
niche l’erreur ? Oui ! En même temps
que l’équipe française de William
Vainchenker, qui a observé que l’inhi-
bition de JAK2 fait rentrer les choses
dans l’ordre, 4 laboratoires trouvent
Les syndromes myéloprolifératifs racontés à Juliette
CONFÉRENCEDÉBAT
Les avancées scientifiques majeures de l’année en onco-hématologie
Les avancées scientifiques majeures de l’année, préfigurant une nouvelle prise en charge de vos patients, seront présen-
tées ; les publications et les communications des congrès 2013, sélectionnées par la rédaction de “Correspondances”,
seront argumentées et débattues.
Mercredi 26 mars 2014 - 18 h 15 / 19 h 45
Dans le cadre du congrès de la Société française d’hématologie (SFH)
CNIT
2, place de la Défense
92053 Paris-La Défense Cedex
Tél. : 01 40 68 22 22
Sous l’égide de Avec le soutien institutionnel de
Correspondances en Onco-Hématologie - Vol. IX - n° 1 - janvier-février 2014
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* En fait JAK était
initialement
Just Another Kinase
”…
la même mutation, JAK2 V617F, présente
dans environ 95 % des cas de PV et
dans 50 % des cas de TE ou de myélo-
brose. On la trouve également dans
certains cas de myélodysplasie, mais
pas dans les proliférations lymphoïdes
ni dans les syndromes réactionnels.
JAK2 porte ce nom par référence au
dieu romain à 2 visages, Janus, car
elle comporte un domaine activateur,
JH1, qui est freiné par le domaine JH2*.
Dans JAK2 mutée, le JH2 ne joue plus
son rôle régulateur sur JH1. Il s’en-
suit cette croissance spontanée de la
lige rouge, et une hypersensibilité
des mégacaryocytes à la thrombopoïé-
tine. Nouvelle élucidation, nouvelle
cible thérapeutique potentielle, les inhi-
biteurs de cette kinase clé pour la
transduction des signaux des facteurs
de croissance apparaissent et des essais
cliniques sont en cours.
LMC et protéine de fusion BCR-ABL,
PV et mutation de JAK2… La TE et la
myélo brose primitive, même si on y
trouve souvent une mutation de JAK2,
semblaient à la traîne. Cette discrimi-
nation vient d’être levée, tout récem-
ment. Une approche pangénomique a
en effet montré une mutation d’une
chaperonine, la calréticuline, observée
dans la majorité des cas de TE et de
myélo brose JAK2 négatifs.
Voilà, Juliette, lis maintenant comment
se pro le le futur pour les biologistes,
les cliniciens, l’industrie pharma-
ceutique et, bien sûr et surtout, les
patients.
L’auteur déclare ne pas
avoir de liens d’intérêts.
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