Quand un jury citoyen produit un rapport, sensé influencer une décision mais qui au bout du compte n’a pas
d’influence, est-ce de la délibération ?
Tout dépend du concept de délibération que vous utilisez, et les chercheurs ne sont pas d’accord sur ce point. Il vaut
mieux, quoiqu’il en soit, recourir à des notions différentes pour décrire des réalités différentes, et une discussion
contradictoire prendra des formes très variables selon qu’elle débouche ou non sur une décision prise par les
participants, d’une part, et selon les effets qui peuvent être attendus de cette décision d’autre part. La première question
est donc de savoir qui arrêtera le « résultat » des discussions : ceux qui ont débattu ou un observateur tiers effectuant un
rapport en retenant les éléments qui lui apparaissent à lui pertinents ? La seconde question, c’est de savoir l’impact qui
pourra être celui de ce résultat : simple expression d’une opinion collective sans suite, ou contribution influençant le
processus de production des décisions politiques ? Evidemment la nature de la question soumise à un dispositif comme
le jury citoyen est décisive : des questions très ouvertes (« faut-il développer les transports publics ? ») se prêteront
moins à un véritable choix que des questions étroites (« faut-il accepter ce projet de ligne TGV »). Il me semble qu’il faut
à la fois qu’il y ait un choix collectif à effectuer et que les participants sachent que ce choix aura un effet pour qu’il y ait un
sens à parler de délibération collective plutôt que d’une simple conversation.
Pour qu’une délibération soit démocratique, quelles conditions faut-il réunir ?
La délibération démocratique n’est évidemment qu’une forme de la délibération, sans doute pas la plus fréquente. Elle
porte des exigences élevées, notamment du point de vue de l’égalité des participants et de la publicité des débats. Le
problème pratique manifeste est que dans des régimes aussi complexes que les nôtres, où des dizaines de millions de
citoyens sont éparpillés sur des centaines de milliers de kilomètres carrés, la délibération ne peut pas être pleinement
commune : des formes complexes de division du travail (de délibération et d’arrêt de la décision) sont nécessaires. En
conséquence, les exigences précises associées à l’idée d’une pesée contradictoire entre égaux ouverte à tous varieront
selon les contextes considérés. On dit généralement que la délibération démocratique doit être « publique », par
exemple, mais cela s’entend en plusieurs sens : servir les intérêts du public (et pas seulement des délibérants), être
exposé au regard de l’ensemble du public, ou encore laisser la parole à n’importe quel membre du public qui le désire,
ce sont là des exigences de publicité distinctes.
Que répondent alors les théoriciens de la démocratie délibérative ?
Ils affirment la nécessité d’une inclusion aussi large que possible des opinions et des perspectives présentes au sein de
la société dans les arènes délibératives. Toute la difficulté, toutefois, tient à l’impossibilité de prétendre représenter tous
les points de vue « individuels », à l’incompatibilité possible entre l’effort d’inclusion et l’effort de rationalisation de la
discussion, à la visibilité sociale inégale entre les points de vue défendus par des partis, associations, églises et ceux de
groupes sociaux rendus moins visibles et parfois sans organisation propre. Mais c’est cet impératif d’inclusion qui vient
traduire de la manière la plus claire dans cette littérature l’idée que la démocratie est le régime qui organise le
gouvernement par le peuple – même si ce « gouvernement » est indirect, voire intermittent, et ne correspond pas à
l’exercice de la fonction exécutive.
Quels sont les effets de la publicité des débats ? Je parle ici des débats réalisés sous le regard du public.
Le sens commun suggère que c’est une bonne chose, la publicité étant en ce sens associée à une forme valorisée de
transparence, mais ce point est en réalité très discuté chez les philosophes politiques. Si l’on considère le cas des
débats parlementaires, par exemple, la publicité a des effets à la fois positifs et négatifs. Positifs notamment parce que
celui qui délibère sous le regard du public qu’il est supposé représenté et qui peut le sanctionner se sentira d’autant plus
obligé de défendre les intérêts de ce public. Les effets négatifs sont de plusieurs ordres. Il est tout d’abord plus difficile à
une personne observée par le public de changer d’opinion, car elle ne voudra pas avoir l’air de changer d’avis, voire de
reconnaître avoir eu tort. À huis clos il est plus facile de reconnaître que votre opinion a évolué au cours des débats, ce
qui facilite évidemment la délibération. La publicité du débat créé une pression pour défendre de manière ferme un point
de vue constant. Autre effet négatif possible : quand les débats se font face à une partie du public seulement, ou face à
un public au sein duquel les groupes ont des moyens inégaux pour se faire entendre, la publicité des débats peut inviter
les participants à privilégier les effets d’un groupe social particulier. Jon Elster a étudié les effets de la publicité et de
l’absence de publicité des débats dans des assemblées constituantes, notamment au moment des révolutions en France
et aux Etats-Unis. Il arrive à des conclusions contrastées : dans de nombreux cas, parce qu’elle rend le débat en partie
contrôlable par une fraction de la population (susceptible alors de se mobiliser), la publicité peut affaiblir la
représentativité des points de vue défendus. Cette analyse donne des arguments en faveur du huis clos, dans certaines
circonstances. On peut aussi imaginer des dispositifs complexes, en deux temps : ils assurent d’abord le huis clos pour
protéger la délibération des influences sociales les plus immédiates, parce qu’on estime qu’elles sont partiales, puis ils
rendent publique de façon rétrospective l’ensemble des délibérations, de telle sorte que les délibérants soient contraints
par le jugement public qui sera rendu plus tard. C’est parfois le cas en matière militaire, sur des enjeux de stratégie
économique ou de diplomatie. Le contrôle « rétroactif » par le public, qui implique de laisser des traces des décisions
prises, risque d’être d’autant moins efficace que la publication est éloignée dans le temps, et que la perspective du
jugement du public est éloignée pour ceux qui participent à la délibération.