Et si la ville anticipait l’émergence d’une économie peer-to-peer ?

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Et si la ville anticipait l’émergence d’une économie
peer-to-peer ?
INTERVIEW DE MICHEL BAUWENS
On entend de plus en plus souvent parler d’échanges p2p (peer-to-peer ou pair-à-pair) et de modèles open
source dans d’autres domaines que celui des médias numériques et du logiciel. S'agit-il d'un effet de mode ou
d’un changement profond dans la manière de créer de la valeur ?
Il y deux tendances lourdes qui font du modèle p2p une réalité tangible et durable.
La première tendance c’est l’horizontalisation de la communication à grande échelle permise par internet. Cela veut dire
que les citoyens connectés ont maintenant la possibilité, non seulement d'échanger des informations entre eux, mais
aussi de coopérer et de créer de la valeur ensemble. Et l'une des conséquences les plus remarquables est l'apparition
de nouvelles formes de biens communs : des connaissances construites collectivement et partagées (ex. : Wikipedia),
des logiciels libres ou open source mis au point par des communautés en réseaux (ex. : Linux), mais aussi des variétés
de semences open source (comme celles préservées par Navdanya en Inde avec l’appui d’une communauté de plus de
500 000 fermiers partenaires), des plateformes de design open source pour partager le savoir-faire nécessaire à
fabriquer n'importe quel type d'objet (ex. : Open Source Ecology1qui est un réseau d’ingénieurs et d’agriculteurs qui ont
Foundation for Peer-to-Peer Alternatives
<< les principes du modèle économique p2p pourraient
nous servir d’inspiration pour développer un modèle de
ville fondée sur une réelle politique urbaine des biens
communs >>.
Michel Bauwens est le fondateur de la Foundation for
Peer-to-Peer Alternatives. Il est chercheur associé en
sciences de l’information à l’Université d’Amsterdam, et
expert auprès de l’Académie Pontificale des Sciences
Sociales. Il est également administrateur de l’Union des
Associations Internationales (Bruxelles).
Il a commencé sa carrière dans l’industrie pour British
Petroleum et Belgacom et créé plusieurs start-up dans le
domaine de l’Internet. Depuis, il a enseigné l’anthropologie
numérique à ICHEC/St. Louis à Brussels puis à Payap
University et Dhurakij Pandit University's International
College en Thaïlande et aujourd’hui à IBICT, Rio de Janeiro.
Réalisée par : Emile HOOGE
Tag(s) : Modèle économique, Bien commun
Date : 30/10/2012
développé une plateforme open source permettant de fabriquer les 50 machines industrielles dont on a besoin pour faire
fonctionner une civilisation en miniature : éolienne, four, bulldozer, moissonneuse, scierie…), etc.
La seconde tendance c'est la transposition de cette organisation horizontale du champ de la connaissance vers
l’ensemble du système économique. Ainsi, les capacités de production de biens physiques vont être de plus en plus
distribuées : par exemple, les imprimantes 3D deviennent de plus en plus accessibles au plus grand nombre ce qui
permet d’imaginer que chacun puisse imprimer chez lui l’objet dont il a besoin, à partir de plans qui ont été conçus à
l’autre bout du monde. Dans cette même logique, promeut les démarches d’open design et veutle réseau des Fablabs
rendre accessible la fabrication personnelle au plus grand nombre. La production énergétique aussi voit apparaître des
initiatives décentralisées (ex. : au Royaume-Uni, Micropower Council soutient la microgénération d’énergie
décentralisée). Et même les mécanismes de financement s’en trouvent affectés comme en témoignent le succès
grandissant des plateformes de crowdfunding (ex. KissKissBankBank) qui permettent de solliciter une foule d’individus
pour financer un projet, des prêts de particulier à particulier, ou même des monnaies p2p (ex. Bitcoin) qui pourraient
permettre de se passer du système bancaire classique pour faire tourner l’économie...
Ces tendances conduisent à l’émergence de deux types de modèles économiques. D’une part, des communautés de
créateurs collaborent autour de la production de biens communs, en général protégés par des licences libres et soutenus
par des associations (ex. Apache Foundation). On voit alors se structurer des écosystèmes d'entreprises qui créent de la
valeur marchande sur la base de ces biens communs. D’autre part, des entreprises privées existantes s'ouvrent à la
coopération horizontale et adoptent une nouvelle posture par rapport aux enjeux de propriété intellectuelle et de
protection de l’innovation. Par exemple, elles font appel à des chercheurs indépendants ou des amateurs éclairés pour
innover, voire contribuer à leur recherche et développement (en s’appuyant sur des plateformes d’innovation ouverte
comme Hypios, des démarches de crowdsourcing ad hoc comme le fait Lego pour ses Mindstorms, ou de co-design).
Aujourd'hui ces nouveaux modèles de production opèrent clairement dans le cadre d'une économie de marché, mais
avec une logique nettement différente du capitalisme que l'on connaît.
Mais alors, comment un tel modèle économique peut-il coexister avec le modèle capitaliste dominant
aujourd'hui ?
Pour moi, on assiste à l’émergence d'un nouveau mode de production et d'une nouvelle structure sociétale. Aujourd’hui,
il y a co-dépendance entre la production p2p, et le système capitaliste traditionnel. Les producteurs p2p ont encore
besoin du système capitaliste comme source de revenus, et, dans le même temps, le système capitaliste a de plus en
plus besoin des externalités positives créées par ces nouvelles formes de coopération sociale. Il me semble que les
entreprises qui s'adaptent le mieux à cette nouvelle organisation de l'intelligence collective renforcent leur compétitivité
par rapport à celles qui restent dans le modèle « propriétaire ». La compétition inter-entreprise prend une nouvelle
forme… La stratégie d’IBM au début des années 2000 est révélatrice de cette tendance. Géant de l’informatique,
disposant d’une quantité innombrable de brevets, ils ont choisi de clairement soutenir le mouvement open source et ainsi
de s’appuyer sur Linux pour réduire leur dépendance vis-à-vis de Microsoft et Intel. Je remarque aussi un nombre
grandissant de jeunes entrepreneurs qui sont très à l'aise avec ces nouvelles logiques p2p : elles font partie de leur vie
sociale et ils les appliquent donc naturellement pour créer des richesses économiques, en portant des valeurs
alternatives au système dominant de l'entreprise capitaliste classique (ex. : OuiShare.net).
Bien entendu, des conflits entre ces deux modèles sont inévitables. Les forces dominantes résistent au changement,
comme en témoignent la guerre que Microsoft mène contre le logiciel libre, ou celle de l'industrie des monopoles
intellectuels contre ceux qui pratique le partage de la culture. Dans le même temps, les forces émergentes cherchent leur
autonomie et l’on constate une intensification des mouvements sociaux (Occupy, Indignados) et politiques (Partis
Pirates) qui sont l’expression directe de la culture p2p. Même si l’avenir n’est pas écrit à l’avance, je pense que nous
allons passer de cette phase d’émergence à une phase de parité, puis amorcer une transition vers un nouveau modèle
dominant. Les rapports de forces sont en train de changer !
Quelle place les dynamiques de compétition trouvent-elles dans ce modèle p2p qui, en apparence, donne la part
belle à la coopération ? Y a-t-il d'autres moteurs efficaces pour l'innovation que le principe de concurrence ?
La meilleure façon de comprendre le modèle p2p est de l'interpréter, non comme une abolition de la compétition au profit
de la coopération, mais comme un nouvel agencement entre ces deux aspirations des êtres humains : s’affirmer en tant
qu’individu / créer des liens et vivre en société.
Le capitalisme contemporain est un modèle qui est principalement fondé sur la première de ces aspirations, en
canalisant cette velléité d’autonomie et d’affirmation vers la compétition économique, sociale ou sportive plutôt que vers
la guerre. Le principe philosophique assumé ici consiste à penser que la somme des égoïsmes individuels produira le
bien commun, grâce à la fameuse “main invisible du marché”.
Dans le modèle p2p, c'est le désir d’être en société et de coopérer qui sont valorisés d’abord... mais il y a encore de la
compétition ! Les connaissances et les ressources sont partagées pour créer des biens communs ensemble mais
chacun est libre de choisir à quoi il veut contribuer, et les contributions elles-mêmes sont en concurrence. Par exemple,
si vous avez besoin d'un développeur Linux, vous allez faire jouer la concurrence et choisir le meilleur.
Philosophiquement, le modèle p2p part du point de vue, non de l'altruisme, mais de l'alignement conscient et structurel
(inclus dans l’architecture même du projet) entre les intérêts individuels et collectifs. Ainsi, votre intérêt pour le
bouddhisme peut vous pousser à écrire un article sur le sujet et ainsi contribuer à créer une encyclopédie universelle
comme Wikipedia. Comme l'être humain a toujours besoin de reconnaissance, et de se distinguer par l'excellence de
son travail, l’humanité va continuer à progresser avec ce modèle p2p. Je ne crois pas que les dynamiques d’innovation
vont se tarir, bien au contraire, elles vont exploser. Les logiciels open source continuent de s’améliorer et d’innover. Et le
projet Wikispeed2 est un exemple emblématique de cette capacité d’innovation des modèles p2p appliqués à la
production de biens physiques : en trois mois, une communauté p2p open source a su fabriquer un prototype fonctionnel
de voiture qui consomme 2,3 l/100km ! (cf. encadré)
Pour beaucoup le modèle capitaliste est le mieux à même de créer de la croissance économique et de l’emploi.
Est-ce que le modèle p2p ne risque pas de détruire des emplois et déstabiliser notre société ?
Bonne question, mais l’émergence de pratiques p2p n’est-elle pas justement le résultat de l’incapacité du système
dominant à générer de l’emploi ? La crise économique actuelle révèle de manière très criante de nombreux
dysfonctionnements : les jeunes sont en situation très précaire et exclus de l’emploi, les inégalités s’accroissent, des
bulles financières fragilisent de nombreuses entreprises... En fait, les économies alternatives, dont le p2p, sont des
réponses très concrètes inventées pour répondre à cette crise et aux difficultés rencontrées dans la vie quotidienne par
de nombreuses personnes. Mais pour aller plus loin, je crois que ces modèles p2p anticipent une grande crise
écologique et économique à venir et cherchent des réponses innovantes.
Le problème auquel sont confrontés aujourd’hui ceux qui portent des projets alternatifs est qu’ils savent produire de la
valeur d’usage très facilement, mais ils ne savent pas la monétiser, lui donner de la valeur marchande en Euros ou en
Dollars... Ainsi, le système capitaliste profite de ces initiatives sociales comme d’un “travail gratuit et libre” mais sans
renvoyer l’ascenseur ! La seule réponse possible est de développer des modèles p2p la “monétisation” reste dans le
circuit alternatif du “bien commun” avec par exemple la création de monnaies complémentaires.
Si l'on se place à l'échelle d'une ville, est-il vraiment pertinent de faire le pari de ce modèle économique
alternatif ? Ne risque-t-on pas de perdre sa compétitivité par rapport à d'autres villes qui restent attachés au
modèle capitaliste conventionnel ?
Dans un contexte de globalisation néolibérale, les grandes métropoles s’inspirent souvent du modèle de la ville créative
pour affirmer leur position dans la compétition internationale. Barcelone a longtemps incarné cette volonté et a d’ailleurs
su attirer de nombreux talents créatifs par des investissements publics dans des aménités urbaines, dans la culture,
dans la communication, tout en offrant un immobilier à des prix abordables. Cette logique veut que la présence d’une
classe créative dynamique contribue à la croissance économique de la ville... jusqu’à ce que les prix de l’immobilier
flambent, que la gentrification s’installe, que les inégalités sociales perdurent ou s’aggravent, et que les jeunes talents
créatifs déménagent pour une autre ville !
En suivant cette inspiration, une ville qui chercherait à développer une économie p2p innovante pourrait très bien être
amenée à s’engager dans cette même dynamique pour attirer des entrepreneurs créatifs et impliqués dans des
communautés p2p, dans le logiciel libre, etc. Mais l’enjeu est d’éviter de tomber dans les travers dont nous venons de
parler, qui conduisent à la spéculation et à l’apparition de rentes non productives. Et alors, peut-être que les principes du
modèle économique p2p pourraient nous servir d’inspiration pour développer un modèle de ville fondée sur une réelle
politique urbaine des biens communs. Dans cette nouvelle logique, les biens communs de la ville (avec les institutions,
les communautés et le mode de gouvernance ad hoc) seraient le vivier d’une économie vivante et dynamique, qui en
retour contribuerait à enrichir les biens communs urbains.
Concrètement, comment une ville pourrait-elle s'organiser pour anticiper, voire soutenir le développement d'une
économie fondée sur ce nouveau modèle (biens communs et production par des pairs) ?
Concrètement, je proposerais de mettre en place trois institutions pour promouvoir et soutenir la création de richesse
selon ce nouveau modèle. La ville est la bonne échelle pour installer ces institutions au sein d’une communauté de
projet, ouverte bien entendu sur le reste du monde.
Tout d’abord, il faudrait créer une Agence pour la Protection et le Développement des Biens Communs. Elle aurait
notamment pour rôle de favoriser la création collective de biens communs de la connaissance dans une multitude de
domaines. En devenant ainsi une métropole des savoirs libres, une ville attirera des expertises, des investissements et
sera au cœur de réseaux de partages enrichis.
Ensuite, cette ville aurait besoin d’un Incubateur des Entrepreneurs du Bien Commun. Cette institution soutiendrait
l’émergence d’acteurs qui créent de la valeur ajoutée sur un marché, à partir des biens communs. Il s’agirait en quelques
sortes d’un incubateur spécialisé dans les start-ups p2p !
Enfin, la troisième institution dont la ville a besoin est d’un Fond de Soutien pour l’Innovation en Bien Commun. Il s’agit
tout simplement de reconnaître la valeur des contributions que des individus font en enrichissant le commun. Pour éviter
que ces contributions volontaires au bien commun ne cantonnent les individus dans la précarité, il faut inventer des
formes de soutien, monétaires ou non, pour permettre leur engagement dans la durée !
Et pour conclure, comment décririez-vous la toile de fond des valeurs sur lesquelles s’appuie le déploiement de ce
modèle économique alternatif dans notre société ?
Chaque grande révolution sociale et politique est avant tout une révolution culturelle. Pendant trois siècles au moins
notre société a insisté sur la promotion de la facette égoïste de l’être humain et cela pourrait nous entraîner vers une
destruction de la planète dont nous dépendons. Aujourd’hui, je crois qu’il faut tout d’abord reconnaître la dualité de l’être
humain qui est à la fois égoïste ET altruiste. Anthropologiquement, il est prouvé que nous avons tous une double
motivation, à asseoir notre individualité et à nous lier aux autres. Et justement, les modèles p2p reconnaissent cette
dualité humaine en bâtissant des systèmes sociaux qui articulent les intérêts individuels et collectifs, sans les opposer.
Nous allons d’un système l’on coopère à l’intérieur d’organisations qui sont en compétition (des entreprises sur un
marché par exemple), vers un système ou l’on peut être en compétition pour construire le bien commun, sur la base
duquel on coopère pour créer de la valeur. Dans ce nouveau système, le manque de transparence n’est plus la règle,
mais l’exception, l’on produit en harmonie avec la nature mais l’on ne privatise pas ce qui est abondant (la connaissance,
la culture,…).
Il s’agit d’un vrai changement culturel, à tous les niveaux (voir encadré). Le marché va survivre, mais il sera au service
de la société civile ; l’Etat va survivre, mais il sera protecteur du Commun, et non plus serviteur du marché contre la
société.
Marchés Communs
Focus Qu’est-ce que je peux vendre ?
Valeur d’échange De quoi avons-nous besoin ?
Valeur d’usage
Croyances
dominantes Rareté Abondance
Vision de l'homme Homo oeconomicus Homo cooperans
Enjeux L’enjeu c’est l’allocation de ressources L’enjeu c’est nous
Gouvernance Marché-Etat P o l y c e n t r i q u e
Gouvernance en pair-à-pair
Processus
décisionnel Hiérarchique Horizontal
Principes Commandement
Pouvoir, Loi, Violence Consensus
Coopération libre, auto-organisation
Relations sociales Pouvoir centralisé (monopole) Pouvoir décentralise (autonomie)
Organisation Autour du droit de la propriété Autour des principes daccès et de
possession
Accès aux
ressources rivales
(rares)
Limité par des frontières et règles fixées par le
propriétaire Limité par des frontières et règles fixées par
les communautés d’utilisateurs
Accès aux
ressources
non-rivales
Transformées en ressources rares (pour assurer un
profit à certains acteurs économiques) En accès ouvert (pour assurer une équité
sociale)
Droit d'usage ? Accordés par le propriétaire Co-décidé par les communautés
d’utilisateurs
Stratégie dominante Dépasser les concurrents Se dépasser dans la coopération
Résultats pour les
ressources Erosion
Appropriation exclusive Conservation
Reproduction et multiplication
Résultats pour les
gens Exclusion et Participation Inclusion & Emancipation
Source: traduit de The Commons: Year One of the Global Commons Movement by Silke Helfrich (29. Jan 2011)
1- Les modèles open source sont à l’origine des logiciels dont la licence garantit la possibilité de libre redistribution, d'accès au code source et aux
travaux dérivés.
2 - WikiSpeed est une entreprise atypique basée à Seattle qui s’appuie sur une communauté de 180 bénévoles à travers le monde, avec même des ateliers
en Nouvelle-Zélande, au Vietnam et en Suisse.
Sous l’impulsion de Joe Justice, ils ont appliqué les méthodes agiles pratiquées dans le monde du logiciel pour concevoir, prototyper et fabriquer de
vraies voitures dans un temps record et pour un coût extrêmement réduit ! En trois mois ils ont fabriqué un premier prototype fonctionnel qui est
homologué pour la conduite sur route, consomme 2,3 l/100 km, atteint une vitesse de pointe de 230 km/h et se vend 25000 $. Les voitures conçues par
WikiSpeed sont open source et modulaires ce qui permet à chacun de modifier un élément facilement, pour un coût marginal très faible : que ce soit le
changement du bloc moteur pour augmenter la performance, ou un simple ajout d’accessoires personnalisés…
Pour en savoir plus sur le projet : http://www.wikispeed.com/
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