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La République, c'est la franc-maçonnerie ou
la République vue par les écrivains antimaçons français
(1880 - 1914)
Bruno Clemenceau
La franc-maçonnerie française entretient, dès le début du XIXe siècle, des relations intimes
avec la République. Si au départ les républicains sont peu nombreux dans les loges où ils
trouvent refuge (tout comme les royalistes) et où ils peuvent s'exprimer plus ou moins
librement. Petit à petit, leur nombre augmente. Ce mouvement finit par faire de la maçonnerie
l'épine dorsale d'abord du mouvement républicain puis de la IIIe République, en tout cas dans
sa partie de 1880 à 1914. En effet, durant toute cette période, la maçonnerie joue un rôle
essentiel pour le régime. Souvent les sujets étudiés dans les loges ou lors des convents sont
éminemment politiques et d'un réel intérêt pour le régime. Il s'agit, par exemple, de questions
portant sur l'enseignement ou la laïcité, durant la période 1880-1900, et sur le problème des
assurances sociales, du maintien de la paix, des réformes administratives et fiscales ou de la
réduction du temps du service militaire durant la période 1900-1914. Sur le plan humain, le
nombre d'hommes politiques républicains francs-maçons est tellement important qu'il ne nous
est guère possible ici d'en donner une liste. En fait, pour Pierre Chevallier1, historien
spécialiste de la franc-maçonnerie française, tout républicain qui souhaite se présenter à des
élections est obligé de tenir compte de la réalité maçonnique. Les hommes politiques maçons
sont d'abord républicains et opportunistes, pour la période 1880-1890, puis radicaux et enfin
de plus en plus socialistes à la veille de la première guerre mondiale. Tous sont très attachés
aux principes de la Révolution française et partisans d'une République globalement modérée.
Enfin, la maçonnerie joue un rôle politique non négligeable au travers de très nombreuses
associations dont les plus connues sont la Ligue des Droits de l'Homme et la Ligue de
l'Enseignement. Alors, faut-il voir dans cette omniprésence le résultat d'un complot ourdi dans
quelques arrières-loges ? Non, la principale raison de celle-ci réside dans le fait que jusqu'à
l'affaire Dreyfus la plupart des pratiques politiques importantes sont axées sur les combats
électoraux et s'inscrivent dans la courte durée. Elles consistent essentiellement dans le choix
de candidats et dans le déroulement de campagnes électorales. Une fois les luttes terminées,
elles perdent toute vitalité. Jusqu'à l'Affaire, la Maçonnerie joue le rôle d'un laboratoire
d'idées inscrit dans une durée plus longue. Après l'affaire Dreyfus, l'attachement de chacun à
1 Chevallier (Pierre), Histoire de la Franc-Maçonnerie française, 3. La Maçonnerie : Église de la République (1877-1944) ;
Paris, Fayard, 1975. page 26
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tel ou tel système institutionnel (République, Monarchie ...) ne suffit plus. Les républicains
sont de plus en plus divisés. Les socialistes, bien que très divisés aussi, voient leur poids
électoral augmenter régulièrement. Le ralliement des catholiques à la République oblige de
nombreux hommes de gauche à revoir leurs positions. Alors certains prennent conscience de
la nécessité d'une organisation politique permanente. Entre 1901 et 1903, 6 partis politiques
français voient le jour. 3 sont des partis républicains : le Parti républicain radical et radical
socialiste, l'Alliance républicaine démocratique et la Fédération républicaine. La maçonnerie
participe activement à ce mouvement, en particulier à travers la création du Parti radical et
radical socialiste en 1901. Durant toute la période qui nous intéresse, les liens entre
République et maçonnerie sont tellement ténus que certains maçons n'hésitent pas à se
considérer publiquement comme faisant partie de l'élite de la République et à clamer haut et
fort que la maçonnerie est la République.
Mais qu'en pensent les écrivains antimaçons et quelle est leur perception de la République ?
De façon générale, tous les écrivains antimaçons que nous avons étudiés considèrent aussi que
la maçonnerie et la République sont une seule et même chose. Alors, cela signifie-t-il
qu'antimaçonnisme et antirépublicanisme sont synonymes ? La réalité, sur le plan idéel, est
plus compliquée que cela. L'attitude des antimaçons quant à la maçonnerie dépend
essentiellement de leur position dans le champ idéologique. De façon générale, tous
appartiennent au monde de la contre-Révolution ou, en tout cas, aux droites non
parlementaires, y compris aux milieux révolutionnaires de droite (selon la terminologie Zeev
Sternhell). Nous n'avons rencontré aucun antimaçon de gauche2. La grande fracture qui
semble, d'un point de vue théorique, séparer les antimaçons est leur adhésion à une approche
laïque ou à une approche spirituelle du phénomène maçonnique. En effet, certains antimaçons
considèrent la maçonnerie comme dangereuse pour la société parce que dangereuse pour
l'Église et la religion chrétienne et d'autres la considèrent comme dangereuse pour la société
tout court, ces derniers restant définitivement sur le terrain politique.
L'ensemble des écrivains antimaçons semble en accord avec l'idée que, la République c'est la
maçonnerie. Mais ils ne le disent pas de la même façon, avec les mêmes présupposés. Leur
formulation peut être très simple, pour ne pas dire simpliste, comme relativement complexe.
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Pour l'antisémite Edouard Drumont dans son ouvrage Nos maîtres ; la tyrannie maçonnique
publié par la Librairie antisémite en 18993 : la Maçonnerie, c'est la République. Le constat est
clair et précis, il ne s'embarrasse d'aucun détail. La maçonnerie a peu à peu accaparé,
confisqué la République, qui est devenue "sa chose, sa vache à lait, sa métairie"4. C'est ce qui
explique que les juifs, maîtres de la maçonnerie, soient par là-même maîtres de la France. En
effet, pour bien comprendre tout le danger de la relation entre République et maçonnerie, il
faut surtout ne pas oublier "que la Franc-Maçonnerie n'est qu'une machine de guerre inventée
par les juifs pour conquérir le monde et réaliser leur vieux rêve d'universelle domination"5.
La maçonnerie dirige la République grâce à tous les élus maçons par le biais des syndicats
Maçonniques tant parlementaires qu'extra-parlementaires (les fraternelles maçonniques).
Toutefois, il faut tout de même remarquer qu'il existe pour le Grand Orient de France deux
types de maçons : les bons maçons, c’est-à-dire les maçons actifs tels Buisson ou Bourgeois et
les mauvais maçons, les maçons tièdes qui n'ont pas la confiance de l'Ordre tels Meline ou
Félix Faure.
Paul Antonini, docteur en droit, ecclésiastique, orientaliste, antimaçon et antioccultiste, dans
son livre Doctrine du Mal - Son Dieu - Ses adeptes6 en arrive à faire au même constat : "La
maçonnerie et la République sont une seule et même chose"7. Mais ce qui chez Drumont
paraît être un préambule est plutôt chez Antonini une conclusion. En effet, c'est après avoir
constaté que "République-cosmopolite et maçonnerie-cosmopolite sont synonymes"8 que cet
auteur finit par conclure que la République et la maçonnerie sont une seule et même chose.
Mais pour cet auteur, la maçonnerie est avant tout d’essence spirituelle. L'existence du Grand
Architecte est la preuve à elle seule de l’existence d’un culte maçonnique. Aussi, le problème
politique n'est pas pour lui le problème essentiel.
Pour Paul Copin-Albancelli9, figure importante de la lutte antimaçonnique, agnostique et
ancien franc-maçon, la République française est entre les mains de la Franc-maçonnerie. Il y a
identité entre maçonnerie et République à cause de cela. La franc-maçonnerie impose ses
2 Toutefois nous savons qu'au sein des milieux anarchistes la maçonnerie n'est pas forcément très appréciée
même si de nombreux grands anarchistes ont été francs-maçons.
3 Drumont (E.), - Nos maîtres - La tyrannie maçonnique ; Paris, ed Librairie antisémite, 1899.
4 Drumont (E.), Opus cité page 43
5 Drumont (E.), Opus cité pages 13-14
6 Antonini (Paul), Doctrine du Mal - Son Dieu - Ses adeptes ; Paris, Briguet Librairie, 1898
7 Antonini (Paul), Opus cité page 40
8 Antonini (Paul), Opus cité page 40
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désirs à la République par le biais de ses élus, même si ceux-ci affirment ne recevoir aucun
ordre de leur obédience. Les élus francs-maçons sont obligés de respecter la discipline dictée
pas les obédiences. La preuve en est qu'en 1891, la loge la Clémente amitié propose au
Conseil de L'Ordre du Grand Orient de France de demander à certains francs-maçons le motif
de leur vote, de demander à certains francs-maçons le motif de leur absence lors de certains
votes, de dénoncer la conduite de certains frères aux ateliers de toute la France, d'entamer une
action disciplinaire de la franc-maçonnerie contre certains frères pour cause de problèmes
politiques et que toutes ces propositions sont acceptées.
Pour Émile Janvion10, en 1912, le bon républicain anticlérical "consent à se soumettre à des
simagrées, dont le ridicule et l'odieux offense la dignité de l'homme, à des grimaces rituelles
qui feraient rouler tous les singes du jardin d'acclimatation"11 (autrement dit aux rites
maçonniques) parce qu'il sait qu'en entrant dans les loges, il fait une bonne affaire, d'abord
parce que, s'il est socialiste, il comprendra rapidement l'intérêt électoral de son appartenance
maçonnique ensuite parce que les francs-maçons sont partout dans la fonction publique. Émile
Janvion est, sans aucun doute, l'antimaçon le plus atypique de ceux que nous trouvons ici. À
l'origine, il est anarchiste. Il participe en tant que responsable syndical au congrès d'Amiens
de la CGT et à celui de Marseille. En novembre 1909, il fonde le journal Terre libre dont il est
le rédacteur en chef. Ce journal est à la fois antimaçonnique et anticapitaliste. En effet, une
grande partie de la surface rédactionnelle du journal est régulièrement réservée à la
dénonciation de la franc-maçonnerie comme principal auteur de la corruption syndicaliste et
de l'intoxication des organisations ouvrières par le « gouvernement judéo-bourgeois ». Emile
Janvion finit par se rapprocher, tout en continuant à revendiquer son anarchisme, de l'Action
française.
Pour Maurice Talmeyr, journaliste, écrivain et membres actif de la Ligue française
antimaçonnique de Copin-Albancelli, aussi la République, c'est la franc-maçonnerie.
D'ailleurs, il l'écrit dans son ouvrage antimaçonnique Comment on fabrique l'opinion12.
Toutefois, les chemins qu'il emprunte pour arriver à sa conclusion sont passablement sinueux
et complexes. Pour cet auteur, le grand rénovateur, au XVIIIe siècle, des sociétés sectes, et
9 Copin Albancelli, Le Drame maçonnique Le pouvoir occulte contre la France ; Paris, la Renaissance française, 1908
(10ème édition)
10 Janvion (Emile), La Franc-Maçonnerie et la classe ouvrière ; Paris, Imprimerie spéciale de "Terre Libre", 1912.
11 Janvion (Emile), Opus cité page 8
12Talmeyr (Maurice), Comment on fabrique l'opinion ; Paris, librairie académique Perrin, 1905.
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en particulier de la franc-maçonnerie, est Adam Weishaupt, fondateur des Illuminés de
Bavière, dont les idées portaient essentiellement sur le rôle que devait jouer la presse et
l'éducation pour diriger l'opinion. Il prescrivait aux francs-maçons de dominer les hommes,
grâce à la presse et à l'éducation, sans contraintes dans le but de leur inspirer à tous un même
esprit. Cet esprit devait les amener à lutter contre la religion, puis contre la loi civile, pour
enfin finir à abolir la propriété, le but ultime de la Franc-Maçonnerie. À la fin du XVIIIe
siècle, la maçonnerie, après avoir mis en œuvre les prescriptions des Illuminés de Bavière,
réussit à faire changer les opinions car sans cela la Révolution n'aurait pas été possible. La
maçonnerie de la IIIe République est bien enfant de celle des Illuminés de Bavière. Les
preuves en sont nombreuses. Mais la principale est que les idées destructrices de la
maçonnerie s'insinuent partout et surtout, conformément aux prescriptions de Weishaupt, dans
l'enseignement. Or l'enseignement laïque est comme l'enseignement minerval (l'enseignement
illuminé) : toujours mensonge et imposture. Il s'agit bien là de la preuve que la République est
la franc-maçonnerie.
Enfin, Monseigneur Henri Delassus13, ecclésiastique antimoderniste nommé, en 1904, prélat
de la maison du pape puis, plus tard, pronotaire apostolique, fait remonter à la Renaissance la
relation entre l'idée républicaine et la franc-maçonnerie. Pour cet auteur, l'âge d'or de la
société occidentale, c'est-à-dire chrétienne, se situe au XIIIe siècle. La socié chrétienne
commence à connaître des problèmes avec Philippe IV qui persécute le pape Boniface VIII et
Clément V qui fait preuve d'une trop grande complaisance à l'égard du même Philippe IV. La
baisse du pouvoir et de l'autonomie du pape entraînent la montée du paganisme et la
Renaissance, païenne et matérialiste. La maçonnerie joue un grand rôle dans la Renaissance.
Plus tard, sur un plan politique, ce qui anime sur un plan religieux la Renaissance, est à
l’origine de la Révolution ; sur le plan économique, cela donne le socialisme. La franc-
maçonnerie recueille les idées négatives des humanistes qui veulent introduire dans les esprits
une conception païenne de la vie. Le pape Paul II réagit et expulse les "mauvais" esprits du
Collège des abréviateurs de la chancellerie. Cette expulsion provoque des réactions qui
donnent naissance à une société appelée l'Académie romaine. Pour les historiens grégoriens,
cette société est une loge de francs-maçons classique. Elle se cache dans les catacombes pour
berner l'autorité. Cette société est une sorte "d'Eglise en opposition avec l'Eglise
13 Delassus (H. ) ; La conjuration Antichrétienne , Lille, Desclée, de Brouwer et Cie, 1910. (3 vol.)
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