Telechargé par Ghita Kabbaj

La Franc Maçonnerie rédaction

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La Franc-maçonnerie dans la seconde moitié du XVIIIe siècle
La Franc-maçonnerie est entourée de tout un mythe qui en fait un sujet de controverse.
Selon le règlement actuel du Grand Orient de France, c’est une « association essentiellement
philanthropique, philosophique et progressive, la Maçonnerie a pour objet la recherche de la
vérité, l'étude de la morale et la pratique de la solidarité: elle travaille à l'amélioration
matérielle et morale, au perfectionnement intellectuel et social de l'humanité ».
La Franc-maçonnerie est l’héritière des anciennes « guildes » anglaises de constructeurs. La
Franc-maçonnerie « moderne » apparait au début du XVIIIe siècle dans une Angleterre qui
sort tout juste de terribles conflits religieux et politiques. Elle fut importée en France par des
partisans au prétendant Stuart réfugiés en France aux environ de 1723. Dans la décennie qui
suit, il y a une offensive du pouvoir royal contre la Franc-maçonnerie mais sans conséquences
graves toutefois et une tentative d’individualisation de Maçonnerie française à l’égard de
l’Angleterre. La Franc-maçonnerie est condamnée par le pape en 1738 par la bulle In
Eminenti, mais cette condamnation ne fut pas enregistrée par les parlements français.
Depuis son apparition pratiquement, et encore plus depuis 1789, la Franc-maçonnerie est la
cible de nombreuses attaques et les théories de complots vont bon train à son sujet. L’idée
d’une participation des maçons à la préparation, puis à l’explosion de la Révolution française,
est presque aussi ancienne que la Révolution elle-même. Cela s’inscrit dans une tradition
historiographique ancienne qui revient à expliquer un événement inattendu par une trahison,
un complot ou une conjuration. Ce qui nous intéresse ici ce n’est pas la Révolution en ellemême mais l’évolution des mentalités prérévolutionnaires. Mathiez, en 1926, niait a peu près
toute influence de la Maçonnerie sur l’évolution de ces mentalités et a fortiori sur les
événements de 1789. G. Lefebvre, P. Chevallier ou A. Soboul n’avait pas suivi l’opinion de
Mathiez et aujourd’hui on a tendance à nuancer considérablement l’opinion trop tranchée de
Mathiez. A. Soboul, dans un article qui a fait date, remarque que le rôle des francs-maçons
dans la genèse puis l’éclosion de 1789 peut s’interpréter différemment selon qu’on s’intéresse
aux causes lointaines ou aux causes immédiates de la Révolution. Dans le premier cas, la
question revient à se demander si la maçonnerie à participer au mouvement général des
Lumières, si elle a fait sienne les idées progressistes du siècle ; dans le second cas, il convient
d’étudier l’attitude politique des maçons et d’apprécier leur rôle dans les premières
assemblées révolutionnaires. Or, dans les deux cas, la réponse n’est pas nette. Mais ici nous
ne nous intéresserons qu’à la première approche.
En effet, nous allons chercher à savoir si la Franc-maçonnerie à adhérer au mouvement des
Lumières et surtout quel est son rôle dans la diffusion des Lumières. La Franc-maçonnerie
s’inscrit là dans de nouvelles formes de sociabilité qui se développent au siècle des Lumières.
Selon M. Agulhon, « la sociabilité est définie comme l’aptitude des hommes à vivre
intensément des relations publiques ». Daniel Roche se demande « comment, dans une société
inégalitaire, la sociabilité contribue à constituer des enclaves d’indépendance et de liberté,
non dictés par des logiques corporatistes et organicistes ». Ainsi, nous allons nous intéresser à
la Franc-maçonnerie comme une forme de sociabilité à l’intérieur d’un mouvement plus
ample, celui des Lumières et à la Franc-maçonnerie comme créatrice d’une nouvelle forme de
sacralité entre 1770 et 1789.
Pour cela, nous commencerons par voir que la Franc-maçonnerie est l’instrument de diffusion
de la pensée du siècle et ensuite nous nous intéresserons à la Franc-maçonnerie comme une
forme de sociabilité prônant la fraternité.
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I- L’instrument de diffusion de la pensée du siècle des Lumières
A- Une large diffusion géographique
Depuis les premières créations parisiennes et provinciales des années 1730, la Maçonnerie
s’impose de façon importante surtout après 1750. Fait parisien au départ, elle s’élargit aux
dimensions du royaume et les fondations de loges croissent de décennie en décennie. En
province comme à Paris on est passé de la phase de curiosité et d’inquiétude surveillé par les
autorités à un mouvement dynamique et ample. Pour les premières implantations, la
Maçonnerie s’installe surtout dans les centres provinciaux notables, où le rôle des fonctions
urbaines diversifiées a été très important. Le décalage chronologique entre les fondations
maçonniques provinciales et celle de Paris est de moins de dix ans, ce qui fait contraste avec
les lenteurs et les hésitations des créations culturelles. A partir des premières capitales, la
Maçonnerie rayonne tout de suite, mettant à profit les relations déjà existantes, mouvements
des négociations et trafic des voyageurs, déplacements marchands, militaires, curiosité des
intellectuels. L’attraction exercée partout par l’ordre permet de comprendre la tolérance des
autorités. Sauf éclat exceptionnel, les intendants laissent faire et la croissance des loges
progresse régulièrement. Quand le Grand Orient de France entreprend la réorganisation
générale de la Maçonnerie française, aux environ de 1773, la presque totalité des villes
académique a été gagnée par le mouvement. La France provinciale qui pense à suivi la
capitale en moins de vingt ans. Le réseau se calque approximativement sur celui des villes de
plus de dix mille habitants. De 1770 à 1789, tous les centres urbains d’importance sont
touchés. La multiplication des ateliers resserre les mailles de la trame urbaine en Guyenne, en
Languedoc, en Provence, en Moselle, etc.… Par un phénomène de contamination immédiate,
les créations se multiplient, en grappe, autour des villes où la Franc-maçonnerie est fortement
implantée. L’expansion est la règle dans tout le royaume. En 1777, il y a environ 300 ateliers
qui maçonnent en France, et ce chiffre dépasse les 700 en 1789. Le tournant 1780-1785 se
marque par une dernière poussée de fondations qui se ralentit après. La diffusion des loges se
fait toujours des grandes villes vers les petites, et de la périphérie vers le centre. Phénomène
de façade maritime et de routes fluviales et terrestres, il gagne progressivement vers
l’intérieur des terres, utilisant les tracés des relations diverses, militaires, administratives,
commerciales, intellectuelles.
Le phénomène maçonnique emprunte tout autant les chemins du savoir que ceux du
commerce et des armes. Il correspond au développement d’une vie intense de relations et au
premier temps du décloisonnement régional. Il y a un lien direct entre nombre d’ateliers et
importance des effectifs, diversité des fonctions urbaines et chiffre de la population citadine.
Chaque loge constitue une société étroite. Les trois quart des loges ne rassemblent pas plus de
trente personnes, la moyenne se situe entre vingt et cinquante maçons. Les grandes formations
se notent dans les villes importantes et d’ancienne tradition maçonne. Dans l’ensemble, les
loges ont rarement constitué des réunions imposantes, et l’expression maçonnique reste le fait
de petits ateliers.
B- Une organisation particulière pour un public particulier
Il existe à la veille de la révolution environ 700 loges en France, dont une partie a essaimé
dans toutes les petites cités. La maçonnerie est beaucoup plus ouverte que les autres sociétés
intellectuelles des Lumières, et les trois quart des frères sont membres du Tiers Etat.
Incontestablement, la société maçonne apparait comme ouverte à presque tous les groupes
sociaux. La bourgeoisie y domine largement mais noblesse et clergé s’y retrouvent en bonne
proportion. La prépondérance du Tiers Etat est manifeste à Paris comme en province. Les
variations géographiques sont peu nombreuses. La Maçonnerie dans un petit centre urbain
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puisse ses ressources dans les groupes de la notabilité traditionnelle. Le clergé est venu dans
les ateliers mais il ne constitue pas un groupe clef du recrutement. De plus, le clergé
maçonnique apparait comme un milieu très contrasté : il n’y a aucun évêque ni dans les
ateliers provinciaux ni dans les loges parisienne, ce qui prouve la méfiance maintenue dans la
hiérarchie catholique ; en revanche on y trouve une majorité de curés et de vicaires et de
nombreux réguliers. Dans quelques villes, les membres des ordres religieux ou des
congrégations composent plus de la moitié du recrutement, ce qui traduit un geste d’adhésion
collective, dans la mesure où les clercs appartiennent à la même maison. L’Ordre a sans doute
attiré en nombre les religieux, car ils y retrouvent les traits d’une société organique où les
caractères d’utopie ne sont pas sans rapport avec ceux que l’on note dans les sociétés
monastiques. L’intellectualité des clercs réguliers a également joué son rôle, en particulier à
Paris. La participation des clercs à la Maçonnerie n’a pas été ralentie par les condamnations
pontificales : la bulle de Clément XII n’a jamais été reçue comme loi d’Etat.
Dès son apparition, les noblesses ont adhéré nombreuses à l’Ordre. Les plus grands noms du
royaume se retrouvent dans les tableaux des loges parisiennes, et l’entourage du roi comprend
également des maçons. Les militaires l’emportent partout, surtout à Paris et à Versailles.
L’adhésion de la noblesse d’épée prouve la force d’un modèle de relations adapté à la fois aux
modes de vie des officiers, des marins, grands voyageurs contraints de changer souvent de
résidence, et aux aspirations des noblesses urbaines quant à la finalité de rencontre et
d’échanges mondains. Certaines catégories de la noblesse sont plutôt faiblement
représentées : les hommes de l’administration royale sont sous-représentés ; les intendants ne
cautionnent pas le mouvement dans leur majorité. La participation des hommes de la finance
royale est en revanche plus importante. Fermiers généraux et intéressés dans les affaires
maçonnent nombreux à Paris et en province. On remarque également l’initiation des
nombreux parlementaires parisiens et provinciaux, ce qui participe aux taux
exceptionnellement élevés pour la catégorie des officiers dans les villes de cours souveraines.
Pour l’essentiel, militaires et hommes de robe l’emportent à la fois par leur nombre et leur
fonction.
Le monde de l’entreprise, négoce, manufacture, banque, compose une part notable du
recrutement provincial. Les bourgeoisies moyennes de l’artisanat et, de la boutique sont au
même niveau dans la capitale et en province : une moyenne de 12% au niveau national. On
retrouve en province comme à Paris des artisans et boutiquiers, des entrepreneurs, dont
l’entrée ne se fait pas sans contrôle, des professions libérales et bourgeoisie d’Ancien Régime,
des médecins et apothicaire… Les ponts et Chaussée sont particulièrement bien représentés
partout. L’originalité de la capitale provient pour l’essentiel de l’affiliation de nombreux
savants, peintres et artistes dont des musiciens, de celle de militaires roturiers et de salariés
d’entreprise.
La novation maçonnique n’est pas portée partout par les mêmes couches sociales. A paris, elle
est à la fois plus aristocratique et plus ouverte à des milieux qu’ignorent les villes de province,
en revanche les bourgeois d’affaire y dominent moins.
Certaines catégories sont exclues sans discussions ou maintenues dans des conditions
subalternes : les domestiques, les juifs qui ne sont pas toujours admis, les comédiens. Certains
historiens, comme Soboul ont vu dans cette exclusion les frontières d’une véritable lutte des
classes. Ces conflits s’expriment très rarement de façon claire, mais ils passent presque
toujours à travers une mise cause culturelle et morale des niveaux inférieurs du corps social.
Ce public qui adhère aux loges maçonniques est incompatible avec la civilité des salons où
l’érudition des académies. La force des loges est ainsi d’associer deux publics, l’élite éclairée
et les forces vives urbaines, à travers une même exigence morale, chacun initié au même
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rituel, participant aux mêmes cérémonies, partageant les mêmes valeurs de tolérance, de
progrès et de liberté de conscience.
C- L’apparition de nouveaux codes
La loge, recrutée par cooptation, n'accepte dans son sein que des gens offrant toutes les
garanties. N'y entre pas qui veut; il faut y être accepté; toute initiation est un choix et une
faveur. Dans la loge, tous sont égaux mais il convient d'abord que les élus reconnaissent le
profane digne de cette égalité. La maçonnerie est une démocratie, mais une démocratie dans
une élite. Dans la pratique, l'honorabilité du candidat se justifiait de trois manières: la
réputation, la fortune assise et pure de scandales, la fonction.
On a pu facilement railler la Franc-maçonnerie de son mystère, de son goût conservé du
costume et du coup de théâtre, de ses mots de passe moins mystérieux qu'ils ne prétendent
l'être, de l'atmosphère de conspiration et de mélodrame dans laquelle elle semble s'obstiner à
vivre. Il n'est pas certain que les railleurs aient eu raison. La Franc-maçonnerie du XVIIIe
siècle est par certain cotés une église: nombre de ses adeptes n'en auraient peut-être pas
accepté les dogmes, s'ils n'eussent pas été accompagnés d'un culte. Il y a une grande part de
foi religieuse dans la croyance en la bonté et la perfectibilité humaines, en le progrès général
par la culture, en tous ces concepts moraux qui sont le thème de toute la philosophie entre
1740 et 1790. Pour renforcer la religiosité, assez vague dans ses dogmes, l'ambiance du
temple agit sur les initiés. Ils communient en des cultes humanitaires dont les formules
oratoires marquent l'emprise, et où on aurait tort de ne vouloir reconnaître qu'une rhétorique
boursouflée.
Son implantation est sans commune mesure avec celle des autres sociétés des Lumières. Elle
découpe à l’intérieur de la société des ordres un vaste espace où les individus ne sont pas
distingués par leur condition juridique ou leur état, mais où seul le mérite autorise recrutement
et promotion dans les grades et les dignités. Elle permet à une nouvelle culture politique
d’être mise en application. Cette aire de la sociabilité démocratique repose sur une égalité
essentielle, mais dont l’idéal est quelques fois contredit par les réalités sociales inégalitaires
qui se réintroduisent dans le monde égalitaire. Les dignités maçonniques sont attribuées en
fonction du rang et du prestige social. Les loges maçonniques se caractérisent avant tout par le
profond sentiment d’une communauté d’idées. Malgré leurs différences sociales, les francsmaçons adhérent à un projet commun qui fonde leur identité : ils apprennent ainsi le sens de la
citoyenneté.
II- Sociabilité et fraternité
A- Une forme de sociabilité inscrite dans son temps
Le premier principe commun à tous les maçons est le rationalisme. Catholiques, protestants
ou libres penseurs qui s'y fréquentent sont tous des gens de libre examen. Ils s'y réunissent
pour affirmer une conception intellectuelle commune. Les Temples sont des sociétés de
pensée. La Maçonnerie du XVIIIe siècle demeure, comme sa philosophie, déiste et le plus
souvent traditionaliste dans les manifestations religieuses.
La Franc-maçonnerie a joué un rôle dans la diffusion des idées des Lumières, des philosophes
et encyclopédistes. Selon Gaston Martin, « recevant des idées pures, elle en a extrait les
possibilités pratiques et en a préparé la réalisation ». La Maçonnerie française, encore jeune
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mais déjà développée, s’est rapidement prise de curiosité pour la littérature, les arts et la
philosophie. De 1740 à 1770, elle groupe certainement une part importante des esprits
réformateurs de l’époque, quel que soit le sens de la réforme qu’ils prônent. Mais il reste
cependant difficile de différencier son action de celle des autres groupements d’esprit qui se
multiplient à cette époque, tels que les salons, les clubs, les chambres de lecture…
La loge des Neuf Sœurs, créée vraisemblablement entre 1769 et 1776 à Paris, joue un rôle
particulier dans ce domaine là. Elle résulte de l’ambition de réunir les plus brillants adeptes de
la Maçonnerie par affiliation et de recruter les plus grands talents par l’initiation. Les finalités
de la loge consistaient en la publication d’ouvrages et en consultations gratuites pour les
indigents, données par les médecins ou avocats de la loge. Elle célébrait la réconciliation du
rationalisme philosophique et de la sentimentalité philosophique. Elle servait de terrain
d’entente pour les instincts logiques des maçons et leurs besoins mystiques.
La diffusion du message des Lumières fut, pour une large part, l’œuvre des libraires et
imprimeurs maçons. Autre fait remarquable, les loges ont contribué à faciliter la collaboration
entre différents artistes maçons.
Les ateliers ont pris de plus en plus l’habitude de grouper les esprits les plus éclairés des villes
où ils se fondent. A Rennes par exemple, la loge de la Parfaite union est le rendez-vous des
parlementaires nouveau jeu ; dans le Midi, les maçons de Toulouse sont des parlementaires ou
des lettrés. Dans d’autres cas, la Franc-maçonnerie se contentait de soutenir de son prestige,
de sa complicité et de sa collaboration les initiatives d’un maçon influent, lancé en flèche.
B- Religion franc-maçonne et déisme
Il est impossible d'admettre que la Franc-maçonnerie soit athée. Si nous pénétrons dans les
loges nous verrons se confirmer cette impression que le clergé y tient un rôle important. Peuton soutenir sérieusement que tous ces maçons sont hérétiques? Sans doute, leur orthodoxie est
douteuse; car en 1738 le pape Clément VII a condamné implicitement la Maçonnerie par la
bulle de Eminenti apostolatus specula et en 1751 la constitution apostolique « providas » de
Benoit XIV interdit formellement toute relation avec les francs-maçons sous peine
d'excommunication. Mais il ne faut pas perdre de vue que le clergé français et en grande
partie gallican, et peu docile aux ordres de Rome; qu'il n'accepte point l'infaillibilité
pontificale, et que les sociétés maçonniques lui apparaissent en dehors de sa juridiction, parce
qu'elles ne se donnent pas un but religieux. Il n'en faudrait pas conclure néanmoins à la
catholicité de la Maçonnerie. Les protestants y figurent nombreux sur les colonnes. Il semble
bien même, que la Maçonnerie française ait accueilli parfois, quoique avec une extrême
réserve, des israélites. Si donc les loges ne sont ni athées, ni même hostiles au culte officiel,
elles pratiquent une large tolérance dont l'invocation rituelle par laquelle elles ouvrent leurs
travaux est le symbole: « Au nom et sous les auspices du grand architecte de l'Univers ».
Tandis qu’elle répandait parmi la plus haute noblesse le culte de l’égalité, la Francmaçonnerie faisait pénétrer dans le clergé une conception nouvelle de son rôle et de ses buts.
Les Constitutions de Desaguliers, textes fondateurs de la Franc-maçonnerie, parlent de celleci comme de la « religion » et expliquent avec grand soin qu’à une époque où les diverses
religions sont arrivées à une impasse, seule la maçonnerie peut assurer l’unité de l’humanité et
former un centre. Cela revient à créer au-dessus des vieilles religions une religion nouvelle,
qui les « tolère » à titre d’opinions mais ne veut plus attacher à elles cette importance à
laquelle elles n’ont cessé de prétendre, et sans laquelle elles ne peuvent vivre. Même quand il
est chrétien un maçon était amené à considérer son ordre comme supérieur à sa religion, la
doctrine maçonnique comme plus étendue que la doctrine chrétienne. Et il ne pouvait se
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dérober à la conviction maçonnique que le dogme catholique n’était point le dernier mot, que
la hiérarchie catholique n’était pas l’autorité suprême. Le grand espoir de la maçonnerie était
d’arriver à fonder en France une religion qui fut extérieure aux dogmes et supérieure à la
hiérarchie religieuse, qui se rattachât étroitement à la vie sociale et eut pour principal objet de
servir l’humanité, tout en ayant comme objet immédiat le service de la patrie et tout en
admettant l’existence, plausible en tout cas, utile en toute circonstance, d’un dieu
rémunérateur et vengeur.
L'emprise de cette religion que la nouveauté rendait plus vivante encore fut assez forte pour
que tous les maçons se sentissent d'abord solidaires de leur communauté d'idéal. La
Maçonnerie ne fit pas, elle ne le pouvait pas, ni ne le souhaitait, disparaître les opinions
individuelles de ses adeptes; mais elle leur donna la conscience d'une vérité générale,
supérieure à leurs spéculations individuelles et dont le service était leur premier devoir.
L’institution maçonnique se propose de faire suite au christianisme défaillant et d’endiguer un
déisme imprudent. Elle considère le christianisme come un fait qui doit être pris en
considération et sa décadence comme un autre fait qui doit être recherché. Elle reconnait
l’existence du déisme et croit en son avènement inéluctable mais elle perçoit les dangers
sociaux qui résultent d’une diffusion hâtive, brutale, des théories « philosophiques ». Elle se
pose en arbitre entre deux camps : aux chrétiens elle demande de renoncer à imposer leurs
dogmes et de les considérer désormais comme des opinions ; des déistes elle exige
l’acceptation de l’idée de cause première, notion à la fois philosophique et scientifique. Puis
elle demande à tous de chercher à s’aimer, à s’entre-aider et à constituer l’unité de l’humanité
sur une base de camaraderie. C’est ce qu’elle nomme sa religion catholique.
C- Fraternité et égalité
C’est dans la même optique que la Franc-maçonnerie prône l’égalité entre ses membres et la
fraternité. L’égalité est invoquée comme principe directeur de la Franc-maçonnerie. Les
maçons pensaient qu'une foi qui n'agit pas n'est pas une foi sincère. Ils étaient donc amenés à
chercher les moyens de donner une portée pratique à leur dogmatisme social. Deux
circonstances les y aidèrent: la variété de leur recrutement d'abord; leur système
d'organisation ensuite, et sans doute davantage. Jusque-là, la société française ne se pénétrait
guère caste à caste. Les classes sociales demeuraient distinctes, le plus souvent hostiles.
Même si les membres des divers corps avaient individuellement des relations courtoises,
l'esprit de corps les opposait dès qu'ils agissaient en groupes constitués. La Franc-maçonnerie
est la transition par où s'introduit dans les rapports sociaux une sorte d'égalité courtoise.
Théoriquement, ils admettent que tous peuvent accéder aux plus hautes fonctions; et
pratiquement ils estiment qu'il est nécessaire qu'elles soient réservées aux plus dignes. Mais
l'idée qu'on pourrait confier le soin de gérer la collectivité à des gens non préparés à cette
besogne ne leur semble même pas discutable. La république maçonne est une communauté
d'aristocrates.
Cependant, cette conception sociale marque un inappréciable progrès. D'abord, elle est
opposée à la vieille idée du mérite inné, à la barrière élevée par la naissance contre toute
tentative d'affranchissement, elle est formée sur cette idée, nouvelle encore, que « les hommes
naissent libres et égaux en droits ».
Le noble et l'abbé consentent à y rencontrer le bourgeois, à en écouter les idées, à en
confronter les points de vue avec les leurs. Il y aurait quelque erreur à en déduire que cette
égalité fut bien profonde. Les francs-maçons se divisèrent aux États généraux, indice de la
parfaite liberté d'opinion que leur laissait l’organisation; et les vieux préjugés regroupèrent
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d'instincts les constituants. Il y a malgré tout le germe de l'égalité absolue, puisque seules les
conditions présentes et modifiables la limitent encore, et que la loi doit désormais avoir pour
but non de maintenir les différences mais de les faire disparaître. La Franc-maçonnerie, à n'en
pas douter, est toute imbue des principes dont quelques uns de ses plus illustres adeptes,
Helvetius ou Voltaire, furent les plus notoires propagandistes. Si, d'autre part, elle continue à
vouloir réserver l'administration du royaume à des individus pris seulement parmi certaines
classes, si elle écarte le peuple du gouvernement direct, ce n'est pas par une opposition de
principes, mais par simple mesure d'opportunité; il n'est pas mûr pour cette tache et il n'a pas
intérêt à la remplir.
La Franc-maçonnerie fait un usage relativement fréquent du mot fraternité. Le terme est
utilisé par les loges pour leur dénomination, par les maçons pour se nommer entre eux
« frères ». C’est entre les frères que la fraternité est un devoir, tandis que vis-à-vis de
l’extérieur c’est le précepte d’humanité qui prime. Les maçons se prévalent de la liberté et de
l’égalité, ils mettent en valeur le coté « démocratique » de l’esprit qui les anime. Quand ils
invoquent la fraternité, ou du moins « l’amitié fraternelle », ils s’en rapportent au principe qui
est censé garantir la concorde entre les ordres au nom du bien commun. La fraternité est
également liée à la vieille charité rapportée à l’amour de Dieu avec un champ d’application
plus vaste, ce qu’aujourd’hui nous plaçons sous l’égide du « social ».
En conclusion, on peut dire que la Franc-maçonnerie est une forme nouvelle de sociabilité
intégrée dans son temps, dans une époque de remise en cause, relative, des systèmes de
valeurs et de pensée. C’est une organisation qui connait un succès retentissant dès son
apparition et qui attire à elle un public très varié qui ne trouvait peut-être pas sa place dans les
autres formes de sociabilité que sont les salons et les académies. Elle n’est pas qu’une
organisation parisienne mais bien nationale, dont les réseaux sont très denses et lui permettent
de faire circuler l’information et les idées sur tout le royaume.
Elle cherche à imposer une certaine liberté de penser, et surtout une égalité, théorique, entre
les individus. Les relations entre ces individus sont placées sous le signe de la fraternité, sous
celui de la bonne entente entre les personnes. Et c’est dans cette même optique que la Francmaçonnerie cherche à instaurer une religion universelle qui permettrait de dépasser les
divisions entre les différents dogmes chrétiens et aussi entre les différentes religions. Elle
souhaite une religion qui se débarrasse de ses hiérarchies pour se tourner vers ce qui est
essentiel, la foi.
En 1789, la Maçonnerie française apparait comme une grande force. Mais cette force n’est
qu’apparente, cette Maçonnerie n’est guère unie. Elle est divisée entre partisan du Grand
Orient de France, créé en 1774, et les dissidents de la Grande Loge dite « de Clermont ». Et
même au sein des loges contrôlées par le Grand Orient, il n’y a pas d’unité. Cela s’explique
par le fait qu’il n’y a pas de pensée franc-maçonne. La Franc-maçonnerie est un ensemble de
pensées qui ne se retrouvent pas toujours. La Maçonnerie est essentiellement une fédération
de petites cellules. Des petites cellules où l’on retrouve des divisions sociales et des
divergences idéologiques.
A. Soboul dit justement que « le choc révolutionnaire fit éclater la fraternité maçonnique » et
que son « idéologie ne résista pas devant les dures réalités de la lutte des classes ».
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