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Vies
consacrées, 83 (2011-3), 182-191
La douceur de la voix
Plaidoyer pour une théologie sapientielle1
Au beau milieu du Prologue de la Règle, saint Benoît s’adresse
aux moines avec ces mots∞∞: «∞∞Quoi de plus doux pour nous,
frères très chers, que cette voix du Seigneur qui nous invite∞∞?∞∞»2.
Le contexte immédiat de cette interrogation est l’exégèse, en
forme de dialogue, que saint Benoît propose de quelques versets
du Ps 33 (34)∞∞: «∞∞Quel est l’homme qui veut la vie et désire voir des
jours de bonheur∞∞?∞∞» (Ps 33/34, 13). Le Seigneur, comme la Sagesse,
cherche dans la multitude quelqu’un qui veuille librement deve-
nir son disciple, marcher à sa suite dans l’obéissance à l’Évangile
vers le Royaume de Dieu. Saint Benoît souligne l’engagement du
disciple par une glose∞∞: «∞∞Si tu écoutes et si tu réponds∞∞: moi∞∞!…∞∞»
(RB Prol. 16).
La Parole de Dieu interpelle. Le premier mot du Prologue de la
Règle l’énonçait déjà∞∞: «∞∞Obsculta, écoute∞∞». Écouter la voix du
Christ, maître et père, avec l’oreille du cœur (RB Prol. 1-2), parce
qu’ «∞∞il a les paroles de la vie éternelle∞∞» (Jn 6, 68). Le bref commen-
taire de saint Benoît trahit un accent chargé d’émotion intense.
N’est-ce pas le Seigneur Jésus qui lui parle personnellement par
les versets du Psaume 33/34∞∞? Ces versets évoquent certainement
d’autres passages des Écritures Saintes (en langue latine) qui lui
sont familières∞∞: «∞∞Que tes paroles sont douces à ma bouche…∞∞»
(Ps 118/119, 1033), et la parole de l’épouse du Cantique des Can-
tiques à l’époux∞∞: «∞∞… ta voix est douce et ton visage est beau∞∞»
(Ct 2, 144). A la fin du Prologue le père des moines d’Occident
1. Cette conférence a été donnée à Rome, le 26 novembre 2010, dans le cadre d’un
colloque tenu en souvenir du Père Charles-André Bernard, s.j.. Nous remercions le
Père van Parys, heureux jubilaire (il vient de fêter ses cinquante ans de profession
monastique) de nous en avoir confié la publication en français.
2. Règle de saint Benoît (= RB), Prol. 19∞∞: Quid dulcius nobis ab hac voce Domini invi-
tantis nos, fratres carissimi∞∞?).
3. «∞∞quam dulcia faucibus meis eloquia tua…∞∞»
4. vox enim tua dulcis et facies decora∞∞; cf. RB Prol. 9 «∞∞… les yeux larges ouverts à la
lumière déifiante et les oreilles attentives, écoutons chaque jour…∞∞».
La douceur de la voix
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mentionnera encore «∞∞la douceur de la dilection∞∞»5 qui fait courir
le disciple vers le Royaume et qui le soutient dans sa participation
aux souffrances de son Seigneur (RB Prol. 50∞∞; cf. 1 Pi 4, 13).
La douceur de la Parole de Dieu touche le sens de l’ouïe.
Elle touche de même celui du goût, car la Parole est proclamée à
haute voix dans l’assemblée liturgique et «∞∞ruminée∞∞» à mi-voix
dans la lecture personnelle. Le père Marcel Jousse a parlé à juste
titre de la «∞∞manducation∞∞» de la Parole. Ne passons pas à a légère
sur ce «∞∞sapere∞∞», qui en latin signifie à la fois savourer et savoir
(comprendre). L’exégèse sapientielle que le Prologue propose, à
la suite d’une déjà longue tradition de catéchèse prébaptismale,
montre que pour saint Benoît l’homme tout entier, celui des sens
corporels et spirituels, est touché par la Parole, s’exprimant en
langage humain. Une théologie de type «∞∞sapientiel∞∞», s’il est per-
mis d’anticiper quelque peu notre proposition, a le goût ou la
saveur de l’expérience personnelle et le savoir ou la sagesse
du mystère de la foi (1 Tim 3, 16) célébré, prêché et actualisé.
Théologie dont la source jaillissante ne peut être que la Parole de
Dieu, attestée dans les Saintes Écritures, mais qui doit humble-
ment faire sienne les cheminements exigeants des outils de
l’étude et de l’intelligence.
Par là nous mettons simplement en avant ce que le concile
Vatican II dans la Constitution Dei Verbum a affirmé comme une
certitude et un programme, répétés inlassablement par le Magis-
tère depuis lors.
«∞∞L’Épouse du Verbe incarné, l’Église, instruite par le Saint-
Esprit, s’efforce d’acquérir une intelligence chaque jour plus pro-
fonde des Saintes Écritures, pour offrir continuellement à ses
enfants la nourriture de la parole divine∞∞; aussi favorise-t-elle
également à bon droit l’étude des saints Pères, tant d’Orient que
d’Occident, et celle des Saintes Liturgies. Il faut que les exégètes
catholiques et tous ceux qui s’adonnent à la théologie sacrée,
unissant activement leurs forces, s’appliquent, sous la vigilance
du Magistère sacré, et en utilisant des moyens adaptés, à si bien
scruter et à si bien présenter les divines Lettres, que le plus grand
nombre possible de serviteurs de la parole divine soient à même
5. RB Prol. 49∞∞: dulcedo dilectionis.
Michel Van Parijs, o.s.b.
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de fournir utilement au peuple de Dieu l’aliment scripturaire, qui
éclaire les esprits, affermit les volontés et embrase d’amour de
Dieu le cœur des hommes. Le saint Concile encourage fortement
les fils de l’Église qui se consacrent aux sciences bibliques, à pour-
suivre jusqu’au bout le travail heureusement entrepris, avec une
énergie chaque jour rénovée, une ardeur totale, et conformément
au sens de l’Église. La théologie sacrée s’appuie sur la Parole de
Dieu écrite, inséparable de la Sainte Tradition, comme sur un fon-
dement permanent∞∞; en elle aussi elle se fortifie, s’affermit et se
rajeunit toujours, tandis qu’elle scrute, sous la lumière de la foi,
toute la vérité qui se puise cachée dans le mystère du Christ.
Les Saintes Écritures contiennent la Parole de Dieu et, puisqu’elles
sont inspirées, elles sont vraiment cette Parole∞∞; que l’étude de la
Sainte Écriture soit donc pour la sacrée théologie comme son âme.
Que le ministère de la parole, qui comprend la prédication pasto-
rale, la catéchèse et toute l’instruction chrétienne, où l’homélie
liturgique doit avoir une place de choix, trouve, lui aussi, dans
cette même parole de l’Écriture, une saine nourriture et une sainte
vigueur∞∞» (Vatican II, Dei Verbum, §23-24).
La foi du théologien
Permettez-moi de vous proposer maintenant quelques
réflexions modestes sur le rapport entre le mystère de la foi, la
Parole de Dieu dans les Saintes Écritures et l’attente par le Peuple
de Dieu d’un témoignage authentique aujourd’hui. Ne serait-ce
pas un signe des temps présents que le film sur les moines de
Tibhirine, Des hommes et des Dieux, théologie visuelle d’une expé-
rience crucifiante du mystère, fascine des millions de specta-
teurs∞∞? Le logos de la croix (1 Cor 1, 18) pour parler avec saint Paul,
est un cri silencieux qui fait sens aujourd’hui, qui confère le sens.
Nos réflexions tourneront donc davantage autour de la condi-
tion du croyant-théologien, qu’autour des questions directe-
ment théologiques. Par là elles rejoignent et reprennent le ques-
tionnement des Pères de l’Église d’Orient et d’Occident non
seulement sur l’orthodoxie de la foi professée, mais tout autant sur
l’attitude intime du théologien6. N’est-ce pas là rendre hommage
6. Voir l’article «∞∞Théologie∞∞» dans le Dict. Spiritualité XV (1991), col. 463-487 par
A. Solignac. «∞∞Jusqu’au milieu du 12e siècle… theologia se rapporte immédiatement à
La douceur de la voix
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également à la personne et à la pensée du père Charles-André
Bernard qui a courageusement exploré les voies d’une intégra-
tion de la théologie, de la symbolique et de la mystique7
∞∞?
Précisons en même temps que nous n’avons pas de leçons à
donner aux théologiens. Tout le déploiement des méthodes exé-
gétiques, historiques, canoniques… en théologie sont indispen-
sables à son service ecclésial. Bien discernées, ces méthodes
relevant des sciences humaines sont d’une grande aide. Comme
l’écrivait le père Lagrange, fondateur de l’École biblique de
Jérusalem∞∞: «∞∞Le questionnement de l’intelligence promet une
croissance du sens spirituel de la Bible∞∞». Encore faut-il oser ce
questionnement.
Approcher du mystère
«∞∞Quand il fut à l’écart, ceux de son entourage avec les Douze
interrogeaient Jésus au sujet des paraboles. Et il leur disait∞∞:
A vous le mystère du Royaume de Dieu a été donné∞∞; mais à ceux-
là qui sont dehors tout arrive en paraboles, afin qu’ils aient beau
regarder et ils ne voient pas, qu’ils aient beau entendre et ils ne
comprennent pas de peur qu’ils ne se convertissent et qu’il ne
leur soit pardonné∞∞» (Mc 4, 10-12)8. Paroles dures dans la bouche
de Jésus∞∞! Les images (ou les symboles∞∞?) font écran. Le don du
Père requiert adhésion et foi à la personne du Fils Messie, Jésus.
Il faut accueillir le mystère. Saint Paul en parle à plusieurs reprises
pour l’avoir inlassablement médité. Le mot «∞∞mystère∞∞» pointe
vers le dessein éternel de Dieu le Père d’introduire l’humanité
dans la communion de sa vie. Ce salut, qui nous arrache au péché
et à la mort, était caché à l’intelligence et au cœur des humains,
il est manifesté dans l’aujourd’hui du Christ, il rend présent le
Royaume caché de Dieu par la puissance de l’Esprit Saint. Le
la connaissance de Dieu et cette connaissance pour être authentique, implique tou-
jours une attitude spirituelle… Dans la suite, le contenu du terme prendra une exten-
sion plus large, mais il gardera une relation étroite avec la vie de l’homme devant Dieu∞∞»
(col. 464). Il existe dans les milieux monastiques de l’Antiquité chrétienne un vif débat
sur la condition existentielle du théologien dont l’histoire mériterait d’être écrite.
7. Voir son ouvrage posthume Théologie mystique, Paris, 2005 et le recueil d’articles
publié par les soins de M. G. Muzj, «∞∞Tutte le cose in lui sono vita∞∞». Scritti sul linguaggio
simbolico, Milano, 2010.
8. Commentaire de B. Standaert, Évangile selon Marc, Paris, 2010, pp. 316-321.
Michel Van Parijs, o.s.b.
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mystère s’accomplit en Christ Jésus et déploie sa puissance dans
l’Église, grâce au ministère de l’apôtre. L’élection du Peuple s’élar-
git maintenant à l’appel des Nations à la foi et au salut, faisant
la paix entre eux, réunis en un même Corps. Les noces de Dieu
et d’Israël deviennent réalité dans les noces du Christ et de
l’Église. Le cosmos tout entier participera lors de la résurrection
finale à ce salut, quand tout sera soumis au Christ (Rm 16, 25-26∞∞;
1 Cor 15∞∞; Éph 1, 9-10 et 3, 3-10∞∞; Col 1, 26-27∞∞; cf. Dan 2, 21-23.
28-30. 47). Saint Jean le théologien médite, lui aussi, à sa manière
propre, ce mystère du salut (Jn 10 et 11, 45-54).
Il convient d’interroger Jésus, nous assure Marc. Interroger
n’est-ce pas se faire disciple, chercher patiemment la bonne
question∞∞? N’est-ce pas s’effacer, ne pas se faire valoir, et chercher
la gloire de Dieu (cf. Jn 7, 18)∞∞? Le mystère s’ouvre uniquement
aux petits, aux cœurs simples (Lc 10, 21-24). L’intelligence du
théologien frappe humblement à la porte du mystère. L’effort de
l’intelligence ouvre au don de la sagesse qui suscite l’émerveille-
ment. L’émerveillement passe à la bénédiction et à la louange de
Dieu.
En résumé, une théologie qui se veut sapientielle, sans rien
omettre du labeur de l’intelligence, s’abreuve au «∞∞mystère∞∞». Et
le mystère du Règne de Dieu touche déjà les croyants (Mc 1, 15)
et les configure par le Saint Esprit au Fils de l’homme et de Dieu.
L’humilité du théologien répond à l’humilité de la révélation du
«∞∞mystère∞∞» sur la croix et à l’humble humanité des paroles de
Dieu dans la Bible.
Les Écritures nous parlent du mystère
«∞∞Dieu, dans la Sainte Écriture, a parlé par les hommes, à la
manière des hommes. Car c’est en parlant ainsi que Dieu allait à
notre recherche∞∞»9. Ces paroles de saint Augustin disent déjà ce
qu’affirmera Vatican II (Dei Verbum, §12) et ce que confirment
les exégètes aujourd’hui. La Bible est en fait une bibliothèque.
Une comparaison opportune serait celle d’un estuaire dans lequel
confluent de multiples cultures de l’Orient ancien. Les mots, les
9. auguStin, Cité de Dieu, XVII, 6, PL 41, 537.
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