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duit « le peuple ». Il y a deux fa-
çons de définir le « peuple » pour
l’auteur : le Démos, à savoir le
peuple « réel », issu d’une his-
toire et partageant une culture,
un territoire, voire des croyances
communes. Et puis il y a le Laos,
peuple potentiel ou « idéel », en
quelque sorte, où la seule condi-
tion d’humain est déterminante :
« Au sein de la multitude, du
Laos, la référence à cette qualité
d’homme, avec tout ce qu’elle im-
plique, suffit à esquisser le fonde-
ment d’un principe, où s’appellent
réciproquement l’idée du peuple et
celle des hommes qui le composent
en amont de toute différenciation
sociale ou politique » (p. 123). Ce
passage (et bien d’autres sem-
blables) indique clairement à la
fois la méthode de raisonnement
et la nature de la métaphysique
sous-jacente : il y a un peuple « en
puissance », derrière le peuple
réel. La laïcité (qui vient éty-
mologiquement de « Laos ») est
la reconnaissance de cette « uni-
té première » supposée précé-
der toute différentiation réelle.
Bien sûr, on n’accusera pas Peña-
Ruiz de naïveté philosophique :
il s’agit bien d’un concept théo-
rique et non d’une tentative de
description historique. Le Laos
c’est le peuple « idéel » avant
qu’il s’incarne en un peuple réel,
fruit d’une histoire. Si l’unité du
« Laos » est donnée a priori, alors,
l’idée de « laïcité » devient assez
immédiate : « la seule loi qui vaille
est celle que les hommes, tous les
hommes, se donnent à eux-mêmes
et non celle que certains donne-
raient à d’autres » (p. 123). Dans
la réalité, ce sont bien sûr tou-
jours certains hommes qui « don-
nent des lois à tous », mais il n’est
pas question de réalité, ici, seu-
lement de principe idéal. Et dans
cet idéal, le peuple peut être
« conçu comme une totalité indi-
visible » (p. 238).
un peuple AbstrAit
On peut alors se demander en
quoi il serait moins légitime de
partir d’un peuple abstrait comme
le fait Peña-Ruiz, que d’un indi-
vidu abstrait, comme le fait, par
exemple, le libéralisme de Rawls4.
Or, tout est là. Dans le libéralisme
comme dans le multiculturalisme,
c’est la reconnaissance de la plu-
ralité qui est première et l’en-
jeu majeur est de définir com-
ment, à partir de cette pluralité
on peut construire du commun.
Dans le Laos républicain, l’uni-
té est donnée d’emblée ; la ques-
tion n’est donc pas d’arbitrer les
conflits, de définir le juste et l’in-
juste mais de respecter l’indivisi-
bilité première du peuple : « si,
de la totalité du Laos, du peuple,
une partie se détache et entend
ériger sa conviction particulière
en croyance obligée pour tous, elle
s’engage dans une démarche cléri-
cale » (p. 160). La métaphysique
holiste du « peuple abstrait » fait
donc l’impasse sur les questions
centrales de la philosophie poli-
tique contemporaine : le plura-
lisme, le conflit, le « différend »
sont évacués puisque le peuple
« uni » est « toujours déjà là ». Et
donc, il « transcende » en quelque
sorte, comme on le verra plus bas,
le « peuple réel » qui est lui, tou-
jours divisé et pluriel.
On ne fera pas ici de faux pro-
cès : l’unité du peuple est bien,
on y insiste, un « principe ré-
gulateur » et non une réalité
concrète historiquement située.
Mais on sent bien, à la lumière
des quelques extraits proposés,
comme ce principe pèse lourd :
comment une philosophie qui
fait de l’unité le point de départ
et non l’aboutissement de la po-
litique va-t-elle aider à régler les
questions réelles, à départager ce
qui est de l’ordre du commun et ce
qui est de l’ordre du particulier ?
Comment rend-elle compte du
conflit au cœur du social ? Redes-
cendons un moment sur terre :
quelle chaîne argumentative peut
lier l’unité du Laos et le débat en
termes de libertés publiques sur
le port du voile
ou encore la place
des pratiques reli-
gieuses dans l’es-
pace public ? On
peut penser qu’il
n’y en a pas : la
philosophie dont
nous avons besoin
face à n’importe
quelle réalité concrète doit au
contraire nous aider à définir un
intérêt général dont l’existence
n’est jamais donnée a priori.
lA rAison et lA volonté générAle
Une fois posée l’unité indi-
visible du Laos, il reste à com-
prendre comment celle-ci régit
la construction des institutions.
Pour cela, il faut faire appel à la
Raison et à la Volonté générale,
qui méritent bien leur majuscule
vu le poids qu’elles prennent dans
le raisonnement.
Pour l’auteur, le refus du dog-
matisme religieux n’est pas le
règne de l’opinion (la « doxa »
de Platon) : il s’appuie sur « la
souveraineté de la pensée ration-
nelle qui ainsi peut se réappro-
prier chaque figure spirituelle
et en dépasser la particularité »
(p. 104). Mais comment définira-
t-on la raison ou, du moins, com-
ment la définira-t-on d’une ma-
nière qui lui permette d’interve-
nir dans les débats concrets ? À
aucun moment, dans Dieu et Ma-
rianne, il n’est possible de don-
ner un contenu à la raison, qui
n’est présentée que dans son op-
position abstraite à la foi. Dès
lors, on aboutit assez facilement à
une version parfaitement dogma-
tique : « la vérité du savoir repose
sur l’accord avec l’objet et les ju-
gements de tout entendement s’y
rapportant ne peuvent que coïn-
cider » (p. 219). Peña-Ruiz fait à
nouveau l’impasse sur ce qui est
aujourd’hui au cœur du débat
philosophique sur la raison (ou
le savoir) : son caractère essen-
tiellement problématique. Les
philosophes de l’école de Franc-
fort (Adorno, Horkheimer, Haber-
mas et dans leur foulée, Gorz) ont
montré que la raison pouvait aisé-
ment s’inverser en son contraire
lorsque domine la raison instru-
mentale, qui a servi de matrice
commune au scientisme, au ra-
cisme colonial, au communisme
soviétique, au capitalisme le plus
sauvage et même, en partie, au
nazisme. La raison est certes es-
sentielle comme potentialité hu-
maine, mais elle existe sur le
mode du problème ou de la ques-
tion et non sur le mode de l’affir-
mation dogmatique. En d’autres
mots, ce qui pose problème dans
le travail de Peña-Ruiz, c’est sa
référence à un concept « précri-
tique » de la raison, comme si
c’était une notion entendue et
non controversée5.
On peut faire la même analyse
de la notion de « Volonté géné-
rale » qui occupe une place cen-
trale dans la légitimation de la
laïcité républicaine. Puisque le
Laos est « un », il est assez cohé-
rent de considérer qu’il est im-
médiatement doté d’une volon-
té générale : celle-ci n’est pas le
résultat d’un processus de négo-
ciation et de délibération à par-
tir d’intérêts et valeurs contra-
dictoires, elle est déjà présente
comme « référence interne » au
sein de chaque être humain ra-
tionnel. Ainsi, « la volonté de vou-
loir ce qui vaut pour tous n’existe
que si chacun peut se déprendre
de l’empire de ses croyances ou de
ses intérêts exclusifs, et si la so-
ciété tout entière peut se mettre
également à distance de ses repré-
sentations immédiates, réglées le
plus souvent par un rapport de
forces idéologiques » (p. 213).
Il n’y a donc pas à construire la
volonté générale mais à la « re-
connaître ». L’idée d’une volon-
té générale « interne à chacun
de nous » (idée bien sûr inspirée
de Rousseau) nous évite de po-
ser les questions vraiment diffi-
ciles : comment construire la vo-
lonté générale ? Qui va s’en faire
l’interprète ? À nouveau l’essen-
tiel est manqué. C’est lorsque les
vraies questions commencent que
la philosophie de Peña-Ruiz nous
abandonne.
l’universel
Pour clôturer l’édifice, il man-
quait en quelque sorte, un toit.
C’est la référence à « l’universel »
qui vient boucler la laïcité sur
elle-même : « L’idéal laïque fonde
le lien politique sur le droit et le
droit sur la référence à l’univer-
sel » (p. 210). Mais qu’est-ce que
l’universel ? Comment y accède-
t-on ? Comment le sépare-t-on
du particulier ? L’universel n’est
évidemment pas empiriquement
observable (et on ne peut rai-
sonnablement soupçonner Peña-
Ruiz de le croire) : sinon, il serait
vide, puisque précisément, tous
les droits et valeurs que nous re-
vendiquons comme « universels »
n’ont cessé d’être contestés ou
bafoués au cours de l’histoire.
L’universel n’est donc jamais don-
né et toujours « à construire ». La
conception dominante en France
de la laïcité n’a d’ailleurs, en fait,
rien d’universel ; elle est même
Comment une philosophie qui fait
de l’unité le point de départ et non
l’aboutissement de la politique va-t-elle
aider à régler les questions réelles ?
4 Voir Pierre Ansay, « Rawls, ou comment s’orienter dans la
pensée politique », Politique n°70 (mai-juin 2011). http://
politique.eu.org/spip.php?article1483.
5 Sur la raison en général, on peut relire toute l’œuvre de
Jon Elster. Et sur la raison instrumentale en particulier, les
travaux de Jürgen Habermas ou André Gorz.
La raison est certes essentielle comme
potentialité humaine, mais elle
existe sur le mode du problème ou
de la question et non sur le mode de
l’affirmation dogmatique.
Henri Peña-Ruiz ou la France éclairant le monde Marc JacqueMain