Médecine
& enfance
POINT PSY
septembre 2009
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À PROPOS DU TITRE :
TROIS REMARQUES
La première consiste à définir ce que
l’on appelle « jeune enfant » et « dyspha-
sie ».
Le jeune enfant (toddler en anglais),
lorsqu’il s’agit d’un problème de langa-
ge, est un enfant âgé de dix-huit mois à
deux ans, un âge où :
le diagnostic de dysphasie ne peut
être posé avec précision ou certitude :
de nombreuses études ont tenté de le
faire, sans succès [1] ;
certains enfants ne parlent pas enco-
re et où il est la plupart du temps de-
mandé aux parents de patienter sans
s’inquiéter, en soulignant qu’« Einstein a
parlé à quatre ans » (ce qui reste à véri-
fier).
La dysphasie est une atteinte sévère du
langage oral, réceptif et/ou expressif
(F80.2) [2, 3], sans cause retrouvée : il
n’existe pas de trouble envahissant du
développement, ni de problème auditif
empêchant d’entendre, ni de trouble
neurologique, ni de retard mental, ni de
carence socioéducative importante ; en
revanche, point important pour poser le
diagnostic : il y a retentissement sur la
communication sociale [4].
Le langage étant défini grâce à diffé-
rents critères, les différentes dénomina-
tions des dysphasies recouvrent sché-
matiquement la nature de la difficulté
rencontrée [5] :
prononciation : dysphasie phonolo-
gique ;
organisation des phrases : dysphasie
syntaxique ;
difficulté à trouver et à évoquer les
mots : dysphasie lexicale ;
difficulté à transmettre sa pensée
dans la pratique : dysphasie pragma-
tique ;
difficulté à organiser le sens du dis-
cours : dysphasie sémantique.
En fait, il n’existe pas de consensus dans
la manière de classer les dysphasies, et
l’on entend les expressions « dysphasie
phonologico-syntaxique » (la plus fré-
quente), « lexico-syntaxique », « séman-
tico-pragmatique » ; on ajoute souvent
« dysphasie réceptive » quand le langage
oral n’est pas compris, ou très mal, ce
qui parfois, à un degré extrême, peut
confiner à l’audimutité (terme qui n’est
plus usité depuis que celui de dysphasie
s’est imposé), une sorte de surdité sélec-
tive vis-à-vis du langage oral : l’enfant
entend la musique et les bruits, mais il
se comporte comme un sourd (sans
l’être vraiment) vis-à-vis des phrases et
des mots qu’on lui adresse.
La seconde remarque est que le dia-
gnostic et le traitement précoces con -
tribuent au bon pronostic des dyspha-
sies [6].
Il est évident que l’âge d’acquisition de
L’âge d’acquisition de la parole n’est pas un élément pronostique, et le retard
simple de parole est de bon pronostic. Mais mon intention n’est pas ici de trai-
ter d’un langage acquis avec du retard. Le problème est tout autre : il s’agit de
la non-acquisition d’un langage fonctionnel, c’est-à-dire capable de remplir sa
fonction principale, celle d’être un instrument de représentation : représenter
par les mots quelque chose qui ne peut se voir, qu’il s’agisse d’un objet évo-
qué, d’une personne, d’une caractéristique ou d’une durée, éléments que l’on
peut difficilement exprimer sans avoir recours au langage oral.
Pour une neuropsychologie
génétique : à propos des dysphasies
du jeune enfant
M. Boublil, centre référent du langage
hôpital Archet, CHU de Nice
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nique, comment l’éclampsie maternelle
a-t-elle joué, alors qu’il n’y a pas de
signe neurologique actuel ? Est-ce une
atteinte cérébrale a minima ? Est-ce la
crainte que le bébé ne meure qui a en-
traîné une surprotection pathogène ? Le
psychogène et l’organique se mêlent au
point qu’on ne peut faire la part des
choses lors de la consultation, et que ce
sont les médecins ou les parents, selon
leur formation ou leurs croyances, qui
privilégient un axe plutôt qu’un autre.
C’est précisément pourquoi des consul-
tations conjointes neuropédiatre et pé-
dopsychiatre seraient intéressantes à
organiser pour ce type de pathologie
[10].
3. L’idée que, chez le jeune enfant, on
ne se trompe pas de diagnostic, mais
que le diagnostic évolue : un enfant au-
tiste à deux ans peut être dysphasique à
trois ans et avoir une dysharmonie évo-
lutive à quatre ans [11]. La dysharmonie
évolutive chez l’enfant est l’intrication
de problèmes de développement (lan-
gage, psychomotricité, apprentissages
lexicographiques) avec des problèmes
de communication, sans que l’on puisse
dire ce qui est la poule et ce qui est
l’œuf. Ce qui est certain, c’est que l’on
aboutit à un tableau sévère, car invali-
dant sur les plans social et scolaire, et
dont le pronostic peut être parfois mau-
vais [12].
Ce que l’on observe dans la petite enfan-
ce, et surtout le sens de ce que l’on ob-
serve (des problèmes dans la capacité
de représentation), va pouvoir égale-
ment être observé plus tard, car l’enfant
dysphasique, en grandissant, va parve-
nir à parler (il va acquérir une parole
dont on ne percevra pas au prime abord
les distorsions et les manques). Mais
son langage, acquis grâce à la mémori-
sation de phrases toutes faites, sera
« plaqué » et, du fait même de sa genèse,
va s’avérer déficient pour assumer cer-
taines opérations de la pensée [13]. C’est
le cas par exemple de la catégorisation,
de la narration et du raisonnement, au-
tant d’expressions dans le langage de la
fonction de représentation ; mais le do-
maine logico-mathématique sera égale-
ment affecté. En revanche, tout ce qui
est accessible par le biais du visuel sera
mieux acquis et mieux réussi [14].
LES MODÈLES
Il est important dans un premier temps
d’évoquer les modèles : on ne réfléchit,
on ne pense, on ne travaille qu’avec un
modèle, un présupposé théorique qui
joue pour notre travail le rôle que
jouent les théorèmes et les postulats
pour le mathématicien [15].
Dans un deuxième temps, il est néces-
saire de définir clairement ce qu’est le
langage oral. En effet, de même que li-
re, c’est comprendre ce qu’on lit, parler,
c’est utiliser certaines fonctionnalités
qu’aucun autre outil, gestuel ou visuel,
ne peut assumer. C’est ce qui se réalise
grâce au langage oral [16].
Dans un troisième temps, il faut, en se
plaçant du point de vue du jeune en-
fant, tenter de savoir comment un en-
fant sans langage peut s’adapter à l’en-
vironnement qui lui est proposé, en sa-
chant que les contraintes qui lui sont
imposées dès la naissance sont nom-
breuses et de plus en plus codifiées (à
tel âge, on « fait » telle chose) [17].
Reprenons.
LES MODÈLES GLOBAUX
Le modèle neurocognitif s’occupe, par
définition, du fonctionnement psy-
chique (en relation avec sa localisation
neurologique) conçu comme une « ma-
chine à traiter l’information ». Ce modè-
le tient compte du fait qu’existent des
facteurs psychoaffectifs, comme il existe
des facteurs sociaux, environnemen-
taux ou organiques [18].
Le modèle psychodynamique s’occupe,
là encore par définition, du fonctionne-
ment psychique du point de vue de son
équilibre entre la psyché et l’affectivité ;
il postule que les facteurs psychoaffec-
tifs influent de manière importante sur
le processus de la connaissance et des
apprentissages chez l’enfant [19].
Dans la pratique, selon l’endroit où ils
consultent, deux enfants présentant le
même problème vont être évalués et
traités selon des modèles différents. Ce
sont les parents qui choisissent le lieu
la parole n’est pas un élément pronos-
tique, et le retard simple de parole est
de bon pronostic. Mais mon intention
n’est pas ici de traiter d’un langage ac-
quis avec du retard, mais d’un problème
autre qui est la non-acquisition d’un
langage fonctionnel, c’est-à-dire ca-
pable de remplir sa fonction principale,
celle d’être un instrument de représen-
tation : représenter par les mots
quelque chose qui ne peut se voir, qu’il
s’agisse d’un objet évoqué, d’une per-
sonne, d’une caractéristique ou d’une
durée, éléments que l’on peut difficile-
ment exprimer sans avoir recours au
langage oral [7].
La troisième remarque est que le lan-
gage étant devenu le domaine privilégié
de la neuropsychologie, il est important
(de la même façon que Piaget parlait
d’« épistémologie génétique » [8] pour
expliquer qu’il y a chez l’enfant une ge-
nèse progressive de la construction de
l’intelligence) de toujours penser en
termes non pas de symptômes seuls,
même chiffrés et étalonnés, mais de ma-
nière dont le symptôme se construit et
de ce que fait l’enfant confronté à un
manque de langage.
TOUT EXPOSÉ PORTANT
SUR LE LANGAGE
NECESSITE QU’ON SUIVE
UNE DÉMARCHE
PRAGMATIQUE, LOGIQUE,
SELON TROIS AXES
1. L’interactivité circulaire : chaque élé-
ment développemental ou psychoaffec-
tif agit sur les autres et sur la communi-
cation, lesquels interagissent en retour
sur cet élément et sur d’autres. C’est
ainsi par exemple que le langage per-
met de structurer la pensée, pensée qui
ne peut s’exprimer que par le langage,
support de la pensée… [9].
2. L’absence de présupposé déterminis-
te. Je sais qu’on peut toujours aller plus
loin dans la recherche des causes d’un
problème. Ainsi, le retard est-il orga-
nique ou psychogène ? S’il est orga-
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de consultation, guidés pour cela par
leur propre théorisation du trouble ou
par divers professionnels.
Un enfant qui a des problèmes à l’école,
mauvais résultats scolaires ou troubles
du comportement, va aller presque in-
différemment vers l’un ou l’autre des
deux modèles.
La réponse pourra alors être que le pro-
blème cognitif et que l’inadap tation sco-
laire sont à l’origine des problèmes psy-
choaffectifs de l’enfant, ou que le pro-
blème psychoaffectif est à l’origine des
troubles neurocognitifs. En réalité, les
problèmes sont intriqués, avec une part
plus ou moins importante de l’un et de
l’autre, mais il s’ensuivra :
dans le premier cas, une remédiation
neuropsychologique, une rééducation
orthophonique, ergothérapique, or-
thoptique, proposées sous la férule d’un
neuropédiatre en CHU ;
dans le deuxième cas, une rééduca-
tion (parfois à visée psychothérapique)
ou bien une psychothérapie ou un suivi
en CATTP (centre d’accueil et de traite-
ment à temps partiel), proposés à l’en-
fant sous la responsabilité d’un pédo-
psychiatre, le plus souvent en centre
médico-psychologique infantile (CMPI).
Cette présentation n’est qu’en apparen-
ce caricaturale ; elle correspond à la réa-
lité de la pratique.
Le modèle neurocognitif connaît ses li-
mites quand le clinicien a le sentiment
que le rapport du patient au réel est al-
téré par son affectivité (mais n’y a-t-il
pas une part d’altération liée aux diffi-
cultés du traitement de l’information),
et le modèle psychodynamique connaît
les siennes quand le praticien constate
chez un patient qui semble psychique-
ment équilibré des difficultés d’adapta-
tion qui semblent liées à des problèmes
de maîtrise du réel proposé (langage
oral, lecture, écriture, calcul).
Tout cela est d’autant plus compliqué
que l’enfant est plus petit et que le déve-
loppement est intriqué avec la commu-
nication, notamment en ce qui concerne
le langage.
Dans ce domaine, le problème le plus
complexe est celui de la psychose, quel-
le qu’en soit la nature. Si on met à part
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l’autisme et les schizophrénies infan-
tiles, le terme psychotique, ou dyshar-
monique, s’adresse à de nombreuses
formes de psychoses infantiles assorties
de l’adjectif qualificatif psychotique,
terme générique derrière lequel person-
ne, même parmi les pédopsychiatres, ne
met exactement le même contenu : à un
moment donné, un enfant, petit ou
grand, peut se sentir tellement à part,
tellement étranger dans un monde dont
il n’a pas le mode d’emploi qu’il va avoir
des comportements et des réactions qui
nous semblent bizarres [20].
LE LANGAGE ORAL
ET SES COMPLEXITÉS
Le code et le modèle inférentiel illus-
trent bien le fait que le langage n’est pas
seulement un code. Le modèle du code
(qui s’applique bien à la communication
animale) revient à dire que les phrases
sont des signaux complexes qu’il suffit
de décoder en faisant correspondre des
idées aux signaux. Le modèle inférentiel
insiste sur la pragmatique langagière et
sur le fait que la compréhension auto-
matique et inconsciente est avant tout
un processus d’inférence partant d’in-
dices qui aboutissent au sens voulu par
le locuteur.
Ainsi, lorsque Humpty Dumpty dit à Ali-
ce qu’au-delà de ce qui est dit (les
mots), le langage veut dire (leur sens)
exactement ce qu’entend signifier celui
qui commande, il ne fait rien d’autre
que pousser ce modèle à l’extrême, mais
il ne s’éloigne pas vraiment de ce qui se
passe dans la vie courante, dans les rap-
ports de force hiérarchiques ou d’ensei-
gnant à élève.
La récursivité est le fait que, lorsque l’on
parle, chaque proposition est enchâssée
dans une autre, et ainsi de suite. Par
exemple : « Je pense que tu penses
qu’elle pense que je pense que tu
mens ». Aucun animal n’est capable
d’exprimer l’idée véhiculée par cette
phrase.
La temporalité : l’expression un tant soit
peu précise de la notion du temps ne
peut se faire que par le langage (essayez
de dire « Hier soir, je me suis couché de
bonne heure » en arrivant à Pékin).
La pensée (narration et raisonnement).
Le passage du protolangage au langage
se situe dans la capacité à raconter et à
raisonner : lorsque l’on écoute une in-
formation (in vivo ou à la radio), suit en
général l’argumentation (dans le cas
contraire, elle manque).
Certains pensent que, dans l’histoire de
l’émergence du langage chez l’humain,
la narration (mythes, histoires…) a pré-
cédé le raisonnement (la science), la
métaphore étant l’un des modes d’ex-
pression du raisonnement les plus an-
ciens et les plus répandus.
Le sens figuré et le grécoromain. « Il se
croyait sorti de la cuisse de Jupiter,
mais il est tombé de Charybde en Scylla,
narcissique comme il l’était ; car lors-
qu’il a ouvert la boîte de Pandore, il a
été ipso facto voué aux gémonies par
son alter ego qui, habituellement, jouait
les Cassandre mais qui, ce jour-là, après
avoir perdu le fil (d’Ariane), tomba
dans les bras de Morphée. » Les adultes
ne s’en rendent pas compte mais ils par-
lent sans cesse de cette manière, et les
enfants éprouvent bien des difficultés à
les suivre.
Résumons : modèle inférentiel, récursi-
vité, temporalité, narration et raisonne-
ment, c’est la définition même de la na-
ture du langage. On ne peut parler de
langage que si l’enfant est capable d’ex-
primer avec cet outil les choses com-
plexes citées ci-dessus.
LES MOYENS
D’ADAPTATION DES
ENFANTS SANS LANGAGE
À DEUX ANS
Il faut rappeler ici qu’à deux ans un en-
fant parle ; autrement dit, il raconte et il
raisonne. Le fait de raconter et de rai-
sonner lui permet de se faire com-
prendre, d’expliquer ce qu’il veut et ce
qu’il ne veut pas, d’exprimer aussi son
opinion en argumentant, ou encore de
comprendre l’argumentation de l’autre
(les parents, le plus souvent) qui lui im-
pose une frustration, lui oppose un re-
fus ou bien diffère la satisfaction de sa
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demande (plus tard, après, demain,
dans trois dodos…).
A deux ans, le langage permet à l’enfant
de différencier le réel de l’imaginaire ; il
comprend le jeu, la plaisanterie, dis-
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tingue le présent du futur, différencie
l’intérieur de son corps de l’extérieur (il
comprend par exemple que ses selles ne
sont pas une partie de lui-même mais
sont un objet intérieur dont il peut se dé-
faire sans crainte), car l’une des pre-
mières fonctions du langage est la caté-
gorisation : le « oui » et le « non » structu-
rent le monde en deux parties ; papa, ma-
man, la fratrie d’une part, et d’autre part
le reste du monde ; mais aussi manger,
boire, pipi, je veux, je ne veux pas, tout
cela va beaucoup plus loin, et bon ou mé-
chant, c’est déjà le début de la réflexion
philosophique du petit enfant (les bons,
les méchants sont une manière pour cer-
tains adultes de guider leur vie).
L’enfant qui n’a pas de langage va utili-
ser :
la motricité et les gestes, la psycho-
motricité : plus souvent bouger que
pointer ;
le regard : comprendre et exprimer
par le regard les intentions et les situa-
tions ;
les colères quand il n’est pas compris,
qu’il ne comprend pas, ou quand il veut
absolument se faire comprendre (le
plus souvent sans succès) ;
la stabilité de l’environnement : l’en-
fant va chercher à préserver le mieux
possible un environnement qu’il veut le
plus stable ou le plus répétitif possible,
afin de ne pas avoir à chaque fois à com-
prendre le sens de ce qui est nouveau et
à s’adapter. Pour cela, il va organiser,
ranger, répéter des sortes de rituels ; il va
s’efforcer d’imposer à son entourage des
choses identiques (même restaurant,
même file sur la route, même place à
table…) : cela évoquera les stéréotypies
de l’autisme et un désir d’immuabilité ;
il va tenter de se replier dans les posi-
tions les plus sécurisantes possibles
pour ne pas être confronté de manière
répétée à l’incompréhension. Cela va
ressembler aussi au désir d’isolement de
l’enfant autiste ou de l’enfant sourd.
La différence entre un enfant sourd-
muet, un enfant dysphasique et un en-
fant autiste ne peut se voir que si l’on
comprend ce qui est en jeu dans ces pa-
thologies.
Le langage extériorisé dans la parole et
le langage intérieur sont de même natu-
re ; un enfant qui souffre d’un mutisme
extra-familial peut très bien lire, com-
prendre, raisonner, même si pendant
des années il ne dit pas un seul mot.
VIGNETTE CLINIQUE
Sylvia a trois ans lors du premier entretien. Elle est à l’école depuis six mois et sa maîtresse n’a
pas encore entendu le son de sa voix. D’autres enfants de sa classe ne parlent pas, mais, elle,
semble ne pas comprendre. Parfois, elle est « ailleurs », et parfois elle a des périodes d’isole-
ment dont on ne sait pas s’ils relèvent des autres enfants ou d’un désir de solitude. Son méde-
cin a pensé qu’elle avait des absences et a fait pratiquer un EEG de veille et de sommeil, dont
le résultat est normal. Sa maîtrise sphinctérienne est aléatoire ; ne sachant demander à aller
aux toilettes, elle urine parfois sur elle en classe ,ce qui crée des conflits entre l’école et ses pa-
rents. Elle vit avec ses deux parents, et un jeune frère vient de naître. La mère est inquiète et
se sent coupable d’avoir fait un deuxième enfant, car elle pense que cela a bloqué Sylvia. Le
père banalise totalement les troubles, ne voulait pas consulter et dit que « ça viendra ». Ils
viennent contre l’avis de leur pédiatre, à qui ils me demandent de ne pas écrire (cela est déli-
cat, aussi leur remettrai-je une lettre à la fin de ma consultation).
C’est souvent dans ce type de contexte qu’a lieu la première consultation, avec des avis
contradictoires de la famille et même des professionnels concernant la réalité, l’importance et
l’évolutivité du retard ainsi que son étiopathogénie. Il n’est pas facile de voir clair dans ces
avis contradictoires, cela d’autant plus que le jeune enfant a souvent peur de nous, se colle à
ses parents et ne veut pas communiquer avec nous. Une longue consultation avec observation
et au mieux une observation à domicile ou à l’école seraient très importantes, mais sont diffi-
ciles à réaliser en pratique.
Les questions sont :
quelle appétence a l’enfant pour la communication, a-t-il envie, souffre-t-il de ne pas pou-
voir ou bien est-il indifférent, existe-t-on pour lui ? (a-t-il peur de nous, ce qui est bon signe,
ou bien est-on transparent pour lui, ce qui est plus préoccupant) ;
s’il parle, comment est son langage ? Seul un bilan orthophonique standardisé et chiffré
pourra le dire, mais, déjà, cliniquement, on peut avoir une idée, et un langage agrammatique
et peu compréhensible à trois ans est préoccupant ;
comment s’est organisée sa personnalité, comment établit-il ses liens avec les autres, ses
apprentissages sans langage ?
la question permanente des parents : « est-il autiste ? » est mise de côté, car trop longue à
développer ici, l’absence de langage pouvant donner lieu à toutes les hypothèses.
Pour cette petite fille, ces questions mettront plusieurs mois à trouver une réponse :
elle veut communiquer, regarde dans les yeux, montre du regard plus que du doigt ;
son langage est agrammatique, avec des mots très approximatifs, sans syntaxe et incompré-
hensible sauf si on visualise ce qu’elle veut dire dans l’ici et maintenant.
elle est assez « isolée », ne joue pas avec les autres, se sent en classe comme une étrangère
qui ne connaît pas la langue et les jeux des autres ;
son absence de langage et ses troubles de communication ne semblent pas de nature autis-
tique mais dysphasique, mais nous ne pouvons rien affirmer à ce stade, car, dans des mo-
ments de désarroi, elle peut avoir des petits mouvements des mains ou des petits cris qui res-
semblent à des stéréotypies et qui inquiètent beaucoup ses parents.
Le suivi, très vite organisé, débute à l’âge de trois ans :
rééducation orthophonique trois fois par semaine par une orthophoniste chevronnée et
passionnée par l’enfant ;
consultation pédopsychiatrique une fois par mois ;
réunions d’intégration scolaire.
L’évolution est extrêmement lente. Les parents sont très motivés, ne manquent aucune séance
et suivent nos conseils, qui prônent :
de favoriser la communication avant tout ;
de simplifier et de clarifier les messages qui lui sont adressés : un sujet,un verbe, un com-
plément et des questions fermées auxquelles elle peut répondre par oui ou non.
Une évolution se produit, mais dans certaines limites. Nous observons que plus le langage
progresse, plus les manifestations pseudo-autistiques s’atténuent, jusqu’à disparaître.
L’enfant entre cette année au CE1 après un maintien en grande section de maternelle avec
une AVSi. Elle a appris à lire cette année, sans bien comprendre ce qu’elle lit ; en calcul, elle
ne comprend les consignes que quand elles sont visualisables ; dans les histoires, elle ne com-
prend pas le sens figuré et le déroulement temporel ; elle a peu d’humour car elle n’accède pas
aux doubles sens et aux métaphores. Elle parle comme une voix synthétique, a des amis, aime
l’école, et ses parents trouvent qu’elle devient normale. Elle a sept ans.
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Un enfant dysphasique ne dispose pas
de langage intérieur, et c’est cette ab-
sence qui est le problème central de la
dysphasie, car elle l’empêche de réaliser
certaines opérations mentales.
L’enfant autiste ne peut communiquer
pour des motifs qui pourraient être au
départ langagiers. Certains autistes res-
semblent à des dysphasiques sévères
qui ont « mal tourné ». Tout se passe
comme si l’enfant autiste avait renoncé
à une communication pour laquelle il
est totalement incompétent selon les
modèles traditionnels [21].
Cet essai de neuropsychologie géné-
tique nous conduit enfin aux symp-
tômes extra-verbaux des dysphasies à
deux ans. Répétons-le, mon propos est
ici de me concentrer sur les signes ex-
tra-verbaux, qui reflètent le fait qu’il n’y
a pas de langage, cet outil de la repré-
sentation, c’est-à-dire de la catégorisa-
tion, de la narration, du raisonnement,
du raisonnement langagier. Cela signi-
fie que ce qui n’est pas langagier va être
favorisé, valorisé, utilisé par l’enfant,
dans le but ultime de se faire com-
prendre et de se faire aimer.
QUELS SONT LES
SYMPTÔMES DE CETTE
ADAPTATION ET
COMMENT Y RÉPONDRE ?
La valorisation du visuel : l’échange
par le regard, les sourires, la valorisa-
tion de tout ce qui est visuel, et même le
raisonnement logique visuel, l’attention
aux histoires visualisées (TV, DVD) plu-
tôt que racontées, la demande de câlins,
le fait de prendre par la main pour mon-
trer, les capacités à construire (tours,
etc.), le jargon dépourvu de sens mais
doté d’une intention et où l’on entend
des répétitions.
Les colères de ne pas être compris ou
de ne pas pouvoir imposer sa volonté
(pas des colères n’importe quand).
Les rites de rangement, de répétition,
le désir que rien ne change (désir de
maintenir par le geste et le regard un
environnement toujours semblable) [22].
Les périodes de repli et de retrait
comme des absences, bien plus que
comme un retrait autistique [23].
La peur des selles et parfois des
urines : l’enfant se retient ou se cache
pour faire.
La non-compréhension verbale des
consignes (comme si l’enfant était
sourd), phénomène très difficile à éva-
luer.
L’absence de dessins et de jeux sym-
boliques, également très difficile à repé-
rer, car le jeu thématique, imitatif ou
manipulatoire peut ressembler au jeu
symbolique, qui est le fait de se repré-
senter une action à partir de rien (un
bâton, une corde, une pierre) [24].
Un certain nombre de ces signes se re-
trouvent dans l’autisme et dans la défi-
cience intellectuelle, ainsi que dans les
dysharmonies évolutives. Nous sommes
à un stade où le diagnostic n’a pas une
importance capitale et où, en l’absence
de structures de soins existantes, la
conduite à tenir est la suivante.
Repérer le trouble comme sérieux ou
grave (pas de « Ça viendra ! »).
Mettre en place les bilans (orthopho-
nique) et suivis (orthophonique + gui-
dance) qui permettent de situer le
trouble et d’éviter à l’enfant les échecs,
le découragement, le retrait sur lui, les
troubles du comportement et/ou
l’inadap ta tion (cas par exemple d’un en-
fant avec ce tableau entrant en mater-
nelle sans aide).
Nous rendre compte que ces états ini-
tiaux débouchent sur des difficultés ul-
térieures plus sérieuses qu’on ne le pen-
se, car :
soit la parole s’acquiert par imitation,
mais le langage est alors moins fonc-
tionnel, et le trouble se révèle plus tard
par des problèmes de compréhension
logico-mathématique ou des troubles
du comportement (agi > verbalisa-
tion) ;
soit le langage oral ne vient que très
tard et ne permet pas les acquisitions
nécessaires, entraînant une évolution
vers un retard intellectuel ou une dys-
harmonie évolutive ;
soit l’enfant se renferme, se réfugie
dans l’imaginaire et décolle du réel :
certains tableaux qualifiés de TED dé-
butent ainsi.
CONCLUSION
Dès qu’il s’agit d’humain, chaque symp-
tôme a, si ce n’est une explication, au
moins une genèse.
La neuropsychologie corrèle des résul-
tats constatés lors de bilans à un fonc-
tionnement supposé du cerveau.
Le langage (et non la parole) est l’outil
principal de la pensée.
Le muet a un problème de parole, alors
que le dysphasique a un problème de
langage.
L’absence de langage pose un problème
à l’enfant, qui s’adapte à ce manque par
divers moyens, plus ou moins efficaces
selon la reconnaissance du trouble par
les parents et les professionnels, et se-
lon la mise en route des soins.
Il est important que ces moyens d’adap-
tation qui font symptôme soient recon-
nus comme tels et abordés dans une
perspective pragmatique plutôt que
théorique.
L’enfant, même étrange, ne doit jamais
être considéré comme étranger, c’est-à-
dire comme incompréhensible ou com-
me appartenant à un autre monde que
celui du professionnel qui le soigne.
Les absences de langage du jeune en-
fant peuvent correspondre à un autis-
me, à une dysphasie, à un retard intel-
lectuel ou aux trois entremêlés dans di-
verses proportions ; le problème dia-
gnostique à ce moment précis doit par-
fois demeurer en attente et prendre pla-
ce derrière une attitude pragmatique
dans le but exclusif d’aider l’enfant à ne
pas être coupé du monde.
Références
[1] ADRIEN J.L., ROSSIGNOL-DELETANG N., MARTINEAU J.,
COUTURIER G., BARTHELEMY C. : « Regulation of cognitive ac-
tivity and early communication development in young autistic,
mentally retarded, and young normal children »,
Dev. Pychobiol.,
2001 ;
39 :
124-36.
[2] AJURIAGUERRA J. :
Manuel de psychiatrie de l’enfant,
Mas-
son, Paris, 1980.
[3]
CIM-10/ICD-10. Classification internationale des troubles
mentaux et des troubles du comportement,
Maloine, Paris,
1994.
[4] BILLARD C. :
Les dysphasies de développement,
http://www.
coridys.asso.fr.
Médecine
& enfance
septembre 2009
page 352
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