De Memphis à Washington

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De Memphis à Washington
Réflexions sur l’hégémonie américaine
La première erreur de l’administration de George W. Bush est certainement de ne
considérer le commerce international que de sa propre perspective, sans le
moindre « exo-regard ». Le cortège de règles tacites du libre-échange est
scrupuleusement respecté tant qu’il avantage la valeur ajoutée américaine, mais
devient vite une barrière intolérable, somme de toutes les craintes et de tous les
assauts, lorsqu’il entrave la sainte progression commerciale des Etats-Unis. Allié
aux doctrines d’engagement sélectif, de sécurité coopérative, de néoisolationnisme et de primauté, cet unilatéralisme est souvent l’apanage des
puissants. Mais ne s’agirait-il pas ici d’un simple effet dû à une tentative
spasmodique de redressement ? Quoiqu’il en soit, cette attitude révèle un manque
de réelle capacité d’assumer avec tout ce que cela suppose, un véritable
leadership global. La volonté sans la possibilité. Le désir sans la faculté. Ou peutêtre, et ce serait plus dangereux encore, une aboulie appuyée d’un manque
d’usage de la raison.
Après trente années de déficit commercial, les Etats-Unis sont aujourd’hui la
puissance la plus débitrice du monde moderne. Cette dernière a étouffé tous ses
investissements à l’étranger plutôt que de fournir du capital aux autres acteurs, et
plus aucun investisseur américain n’ose encore suivre l’exemple britannique du
XIXè siècle. Les Etats-Unis sont sans aucun doute encore très puissants, même si
le concept de « puissance » est quasiment impossible à définir pertinemment en
relations internationales, tout comme les notions de culture ou encore d’identité. Le
territoire américain possède sans discussion possible ces formidables opportunités
et ces perspectives de liberté et d’accomplissement individuel ou collectif.
Cependant, et pour cette fois-ci à raison, la littérature internationaliste commence à
s’interroger. Existe-t-il encore un modèle d’ordre par l’Empire ou par le Droit ? Si
oui, les Etats-Unis en sont-ils encore les chefs de file ? Si elle est unique, la
puissance américaine est-elle encore une toute-puissance ? Il commence à devenir
nécessaire de dresser un bilan clinique de l’état de santé de la puissance
américaine, en s’attardant sur les critères mouvants comme sur les critères
statiques. C’est à ce prix seulement que nous aurons la regrettable opportunité de
voir un Empire chuter en répandant sur le monde de dangereux effets.
Les Faucons de Washington réduisent les autres puissances au rôle manichéen
d’allié ou d’ennemi, deux rôles très tranchés et sans nuance possible, regroupant
d’un côté les éternels suiveurs inféodés par la force ou la résignation, et de l’autre
les menaces régionales et autres despotes réels ou fantaisistes. Mais le plus
réducteur serait peut-être encore cette facilité déconcertante à mesurer
l’importance d’un Etat à l’aune de ses dépenses regardant la Défense. Bien
entendu, il n’est avantageux ni pour les Etats-Unis ni pour le reste du monde, que
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ces derniers passent pour une puissance militariste alimentée d’idéaux
messianiques à l’économie essoufflée, et a fortiori prise de troubles passagers de
la conscience. C’est pour cette raison qu’il convient de juger à la fois du degré de
profondeur de la blessure américaine, mais aussi du degré de conscience que les
Faucons de Washington en ont à l’heure actuelle.
Ainsi, nous allons partir à la recherche d’une expression de la puissance
américaine, d’une allégorie en tant qu’illustration d’une idée par le symbole, fondée
sur un modèle familial comme il en existait au temps de l’Egypte ancienne à
l’époque de la XXIIè Dynastie. Le modèle dont il est question, contrairement à tous
ceux qui sont souvent cités ou empruntés en relations internationales ou en
économie, s’illustre par un schéma familial orienté autour de deux figures-clés :
déesse-mère et dieu-père. Ce couple sacré de Memphis s’était articulé autour de la
déesse Sekhmet et du dieu Ptah. Le groupement en famille semble avoir permis, à
l’origine, un rassemblement des dieux locaux autour d’un dieu central ayant pris de
l’importance au sein d’une structure andocratique : le dieu de la métropole. Dans
l’analyse qui nous préoccupe, nous verrons que ce dieu central ne pourra être que
la toute-puissance elle-même… Il ne reste plus qu’à déterminer si cette toutepuissance américaine n’est pas elle aussi devenue un mythe à l’image de celle de
Memphis il y a plusieurs millénaires ; une jolie légende teintée de tragédie.
I) Le cœur du couple de la puissance américaine : déesse-mère
La Memphis égyptienne et son couple-roi.
Le modèle familial règnant sur Memphis sous la XXIIè Dynastie était articulé autour
d’un couple garantissant la sécurité jusqu’aux portes de la cité, et la prospérité en
son sein. De ce couple divin, dieu-père était la lance d’or, le protecteur et le
combattant héroïque. Il assurait la paix en repoussant les hordes qui grondaient
aux portes de la cité, cherchait à étendre son domaine sans nécessairement le
fédérer, et participait au prestige de son Empire de par ses glorieuses batailles.
Déesse-mère quant à elle, était sans aucun doute le cœur, la nourricière, et
l’épouse aimante. Avec méthode mais aussi chaleur, elle enrichissait le trésor
permettant de vivre dans l’oppulence et la satiété. Elle organisait les tâches et
coordonnait les corps de métiers, tout en fournissant à son époux les ressources
nécessaires pour projeter ses forces et faire resplendir leur domaine. L’équivalent
contemporain serait très certainement l’économie et la finance, qui permettent la
sécurité et la prospérité ainsi que le rayonnement culturel. Figure cardinale de la
puissance traditionnelle américaine, déesse-mère serait par son ipséité même
condamnée à remplir un double rôle : assurer sa fonction au cœur de l’Empire,
mais également permettre celle de son conjoint à l’extérieur. Mais essayons tout
d’abord de saisir comment déesse-mère a rempli son office aux Etats-Unis depuis
la fin de la seconde Guerre Mondiale, et au service de quel Empire…
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Le dollar au cœur des systèmes monétaires successifs : l’étalon de change-or.
Dès Juillet 1944, les Américains cherchent à assurer la reconstruction de l’Europe
en développant le système de l’étalon de change-or, existant depuis la conférence
de Gênes de 1922. Dans une petite station de montagne du New Hampshire bien
connue, les deux grands vainqueurs occidentaux, Etats-Unis et Grande-Bretagne,
dominent les travaux en tant que nouveaux amis. N’oublions cependant pas que
leur rivalité incessante de l’entre-deux-guerres ne fut pas étrangère au chaos
monétaire et aux dévaluations compétitives responsables de la plus grave
récession de l’ère moderne. Donc, Etats-Unis et Grande-Bretagne décident de
rétablir un régime de change fixe. Au sortir de Bretton Woods, chaque membre
s’est vu définir une parité pour sa monnaie exprimée en poids d’or ou en dollar. La
prééminence du dollar est alors indiscutable, à l’heure où les Etats-Unis vont faire
une déclaration fort mal inspirée, puisqu’ils s’engagent à fournir de l’or au prix de
35 dollars l’once à toute Banque Centrale. La période faste du dollar semble alors
toucher à sa fin, à l’heure où les exports de déesse-mère à l’égard de l’Europe
entraînent pourtant un excédent de la balance des paiements, et des rentrées
massives d’or et de devises.
Le Plan Marshall avait permis à l’Europe de reconstituer son appareil productif, et
les nombreuses dévaluations européennes par rapport au dollar ont eu pour effet
positif de stimuler la compétitivité des exportateurs européens et japonais. En
d’autres termes, les Américains responsables de la reconstruction européenne
venaient de trop vite remettre sur pied une dangereuse économie dominante, alors
qu’ils pensaient pourtant qu’elle serait convalescente pour de nombreuses années.
A cette époque, les Etats-Unis influencent sans être encore trop influencés, et
utilisent avant l’heure un « soft power financier » avec intelligence, en manipulant
les taux d’intérêts aussi bien que les entrepreneurs privés et publics. Ils se rendent
indispensables en termes de partenariat voire de survie, et savent se présenter
comme un allié sincère désireux d’établir des échanges fructueux. Déesse-mère
fournit alors aide et protection malgré une certaine rigueur déclarative, et réussit à
apporter croissance et développement tout en y trouvant son propre compte.
De la même façon, suite aux dévaluations de leur monnaie, les Banques Centrales
européennes se portent mieux car leur pays respectif réalise de plus en plus de
transactions. Elles accumulent du dollar sans en demander la conversion en or
comme proposé par les Etats-Unis, par confiance en la monnaie américaine. C’est
ici précisément que tout va basculer. Le système va commencer à se détériorer en
raison d’une abondance de dollars, et donc à une décote de celui-ci par rapport à
l’or. Nous sommes en 1960, et sur le marché libre de Londres, l’once d’or passe de
35 à 40 dollars. La conséquence est assez évidente : toutes les Banques Centrales
commencent à réclamer la conversion de leurs dollars en or… Les Etats-Unis
convertissent ce qu’ils peuvent comme dû, jusqu’à ce que les réserves d’or
américaines deviennent menacées en termes quantitatifs. Ils finissent alors très
logiquement par refuser, donnant naissance à de nombreuses crises monétaires
qui auraient pu être facilement évitables jusqu’en 1971, date à laquelle Nixon
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annonce officiellement la suspension de la convertibilité du dollar en or, mettant
ainsi fin au système de l’étalon de change-or. Précisons que la mort lente de ce
système avait déjà commencé à partir de 1968, lorsque les Etats-Unis ont arrêté de
convertir les dollars étrangers en or. Toujours officieusement, le dollar avait déjà
commencé à devenir l’étalon, et c’est ce qui va donner naissance le 15 Août 1971
au nouveau système de l’étalon-devise. Déesse-mère se surprend à être par
moments prise au piège de son internationalisation.
Le dollar au cœur des systèmes monétaires successifs : l’étalon-devise.
Ainsi, dans le système de l’étalon-devise, les monnaies sont assez logiquement
définies par rapport au dollar, lui-même dorénavant inconvertible en or. Quand
Nixon fait sa déclaration officielle, d’importants mouvements de capitaux entraînent
la fluctuation des monnaies appellant aux accords de Washington en Décembre
1971. Le dollar est à nouveau dévalué. La devise américaine n’ayant plus de valeur
fixe, elle ne peut plus être utilisée comme étalon de référence. La vieille loi de
l’offre et de la demande va donc revenir au tout premier plan avec la mort définitive
de Bretton Woods les 7 et 8 Janvier 1976, date à laquelle les pays membres du
F.M.I. vont instaurer un nouveau système de change flottant à la Jamaïque. La
croissance extensive remplace alors la croissance intensive, et la productivité
américaine joue un rôle négatif car la tertiarisation de l’économie freine les gains de
productivité des entreprises. La pénétration du marché américain anciennement
protégé ne fait plus aucun doute au début des années 1980 où 70% des pièces de
la société I.B.M. sont fabriquées en Chine, jusqu’en 1990 où les missiles Patriot
étaient encore dotés d’une majorité de composants électroniques japonais. On voit
bien par ce double-exemple que déesse-mère s’éloigne du concept d’économie
dominante ou hégémonique, puisque son influence n’est plus réalisée sans être
influencé elle-même.
Mais même si la balance des capitaux redevient positive grâce à la guerre du
Kippour qui va étrangement faire du dollar une monnaie de confiance, les entrées
de capitaux étrangers présentent à terme un danger certain pour les Etats-Unis, à
savoir le risque d’une dégradation nette de leur situation sur la scène économique
mondiale. Effectivement, ils doivent maintenant payer des intérêts aux autres
puissances et peuvent aussi susciter le doute et la méfiance, comme tout agent
économique. D’ailleurs, une des causes du krach boursier de 1987 ne fut-elle pas
l’hésitation de puissants investisseurs japonais à acheter des bons du trésor émis
par l’Etat fédéral ? Les conséquences de ce manque de confiance furent
catastrophiques pour les Etats-Unis beaucoup plus que pour le reste du monde. La
situation s’est détérioré jusqu’en 1994, où pour la première fois depuis 1914, les
Etats-Unis connaissent un déficit de la balance des revenus du capital. Déessemère se pose alors une seule et apparemment simple question : comment réduire
le déficit commercial engendré par la fin des trente glorieuses ?
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Le transfert américain : comment commencer à accepter sa propre médiocrité ?
Les dépréciations successives du dollar pour endiguer la situation ont eu assez
logiquement des conséquences négatives sur le long terme puisqu’elles ont
accéléré l’inflation dans les années 1970, et facilité l’achat d’entreprises
américaines par l’étranger. L’évolution de la compétitivité structurelle est également
problématique à l’époque, et la qualité des fabrications américaines est de plus en
plus mise en cause d’où la « loi pour l’excellence » pour l’automobile en 1987. De
plus, les Etats-Unis sont mal spécialisés : les matières premières représentaient
16% des exportations américaines en 1999, ce qui était beaucoup trop à une
période où les cours baissaient dangereusement. Ajoutons que les Etats-Unis ne
vont pas hésiter non plus à taxer leurs adversaires économiques de déloyauté. Les
adversaires américains sont accusés d’utiliser des procédés déloyaux afin de
pénétrer le marché des Etats-Unis et de protéger le leur. Il est inutile de préciser
que l’Europe est ici totalement visée par ces accusations, a fortiori avec le
développement de la P.A.C. Enfin, certains sont taxés de pilleurs du savoir-faire
américain, en particulier les Nouveaux Pays Industrialisés et plus spécifiquement la
Chine qui figurent sur une liste noire. Ce bilatéralisme agressif teinté de babillages
concerne surtout le Japon, jugé responsable de la moitié du déficit commercial
américain dans les années 1980, mais l’Union Européenne est aussi taxée de
« forteresse Europe » à cause de la P.A.C. et d’Airbus. Les Etats-Unis multiplient
les pressions sur tous leurs partenaires, et l’année 1989 sonne la fin du système de
préférences généralisées pour les N.P.I., puis pour la Malaisie en 1990.
Malgré certains progrès, toutes ces mesures n’ont pourtant pas atteint l’essentiel
de leurs fins. Avec les quotas aux importations, les Japonais ont décidé de vendre
leurs automobiles plus cher et d’attaquer le secteur le plus rentable du marché
américain en vendant des grosses cylindrées. Ainsi, en 1991, les Japonais
détiennent déjà 28% du marché des automobiles haut de gamme. C’est donc au
début de la décennie 1990 que déesse-mère comprend une chose très importante :
Il semble tout simplement qu’en s’internationalisant, les Etats-Unis soient devenus
un pays comme les autres.
Internationalisation de l’économie américaine et fin de l’asymétrie profitable.
En effet, les Etats-Unis connaissent un besoin croissant de certains imports comme
le pétrole, le taux de dépendance pétrolier dépassant les 50% pour la première fois
en 1990. Avec 63,7 millions de tonnes de réserves en 1999, ils importent tout de
même 325,3 millions de tonnes supplémentaires, soit trois fois la consommation
européenne globale. De nombreux secteurs ont besoin des marchés extérieurs
comme l’agriculture et l’aéronautique, et la « job machine » américaine implique un
besoin de travailleurs assez énorme pour produire à meilleur marché. Le point fort
reste tout de même que la puissance économique américaine est une pièce
importante du moteur économique mondial, qui entraîne les autres lorsqu’elle
présente des symptômes de récession, mais se relève plus rapidement, à tout le
moins jusqu’à présent, des crises économiques affrontées. Nous savons que cette
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qualité américaine est permise par la diffusion et la diversification des activités
commerciales internes et extérieures des Etats-Unis, mais aussi par les soussystèmes économiques : monétaire, bancaire, comptable ou financier. Nous
savons également que les Etats-Unis possèdent une véritable capacité à la guerre
commerciale, comme l’illustre la surtaxation des importations d’acier étranger. Ils
ont recours à des formes de protectionnisme bien connues, puisque la Banque
Fédérale abaisse les taux d’intérêts deux fois plus que la Banque Centrale
européenne lorsqu’il faut attirer des capitaux. Aussi, les mesures
gouvernementales pour stimuler l’économie américaine sont ciblées, puisque
déesse-mère n’hésite pas à assouplir les taxes ou à baisser les impôts de ses
entreprises.
Cependant, cette internationalisation débouche sur la disparition de la profitable
relation d’asymétrie que nous évoquions plus en arrière. Les Etats-Unis deviennent
à peu près aussi dépendants du reste du monde que le monde dépend d’eux sur le
plan commercial. Ils ne réalisent plus que 14% du commerce mondial avant la
chute du mur de Berlin contre 35% durant la reconstruction d’après-guerre.
L’internationalisation semble mal gérée et provoque des critiques croissantes de la
part des Américains. En particulier, les entrepreneurs japonais sont attaqués de
manière casuistique car ils créent visiblement moins d’emplois aux Etats-Unis qu’ils
n’en détruisent, et a fortiori dans le secteur de l’automobile. De plus, les méthodes
japonaises sont mises en cause par les syndicats entrepreneuriaux. Le rythme de
travail est trop soutenu par rapport aux travailleurs américains, et les effets sur la
balance commerciale sont mitigés car les « transplants » importent de nombreuses
pièces détachées du Japon. Enfin, les achats japonais s’attaquent à des symboles
américains. Par exemple, 25% d’Hollywood appartiennent maintenant à des firmes
nippones dont Columbia, et surtout, le célèbre parc Yosemite est tombé sous la
coupe japonaise. Les Japonais eux aussi, savent bien heureusement manier le
« soft power » avec efficience et élégance.
Ceci explique l’adoption de mesures qui semblent marquer un repli américain, à
commencer par un protectionnisme qu’ils sont pourtant les premiers à critiquer à
outrance, et par le refus clair et net de certains investisseurs directs. Dans cet ordre
d’idée, la firme Fujitsu ne put racheter le fabricant de composants Fairchild suite à
un veto du Pentagone. Pour poursuivre, en 1986, le « Federal Technology Act »
impose que les innovations technologiques soient vendues en priorité à des
entreprises américaines. Les Etats-Unis quittent alors l’U.N.E.S.C.O., menacent de
ne plus payer leur cotisation à l’O.N.U., réduisent leur aide au tiers-monde et
critiquent l’Accord Multilatéral sur l’Investissement destiné à libérer les mouvements
d’investissements directs dont ils profitent allègrement. Tout ceci certainement car
la santé de l’Europe inquiète profondément déesse-mère.
Déesse-mère devait s’y préparer : le repli est impossible car peu profitable.
L’ouverture avantageuse. Les importations permettent d’avoir des produits moins
chers. L’afflux de capitaux étrangers est indispensable car les Etats-Unis manquent
d’épargne. Les transplants permettent la relance de la production. Cela est
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particulièrement vrai dans la sidérurgie qui est en déclin total. Paul Kennedy
rappelle qu’en 1945, les Etats-Unis réalisaient 50% du P.I.B. mondial, 43% en
1960, et 31% en 1980. La question devient peut-être alors de savoir si ce sont les
Etats-Unis qui deviennent moins performants, ou bien les autres acteurs qui
deviennent de plus en plus efficaces.
La haute technologie, seule face à l’emploi, au chômage et à la dette.
La troisième révolution industrielle étant fondée sur le rôle de l’informatique, les
technologies de l’information se sont diffusées massivement à tous les niveaux de
la société, et les industries directement liées aux nouvelles technologies ont pris
une importance croissante dans l’économie américaine. Il faut bien reconnaître le
caractère spectaculaire de certains chiffres. 13,5 millions d’entreprises sont
recensées aux Etats-Unis dont 340000 sont des entreprises industrielles. Ajoutons
que les 500 premières entreprises représentent 85% de l’activité industrielle du
pays. Il n’y a qu’à citer l’explosion des biotechnologies dans les grandes
entreprises de chimie qui accouchent de l’insuline de synthèse et du tabac
transgénique en 1983 pour obtenir des exemples de rentabilité. On le voit bien : les
Etats-Unis ont une réelle avance technologique. Le commerce électronique a
envahi, en 1996, pratiquement tous les secteurs de l’économie, et les nouvelles
technologies ont confirmé leur rôle de moteur de la croissance économique
américaine. La haute technologie en question a généré plus d’un tiers de la
croissance économique nationale de 1995 à 1998, et le Dow Jones a intégré
Microsoft, Intel, S.B.C. Communications et Home Depot. De même, le Nasdaq a
connu une croissance mirobolante de plus de 382% dans les années 1990. Les
entreprises ont massivement investi dans les Nouvelles Technologies de
l’Information et de la Communication, et ces investissements représentaient en
2000 presque 30% de l’investissement productif, soit à peine un peu plus de 3% du
P.I.B. Cependant, déesse-mère accouche de 600000 entreprises chaque année.
Les deux tiers ne vivent pas cinq ans.
Entre 1993 et 1998, la reprise de l’activité économique aux Etats-Unis a contribué à
créer plus de 11 millions d’emplois et à ramener le taux de chômage en dessous de
5%. Contrairement aux idées reçues, il faut admettre que la grande majorité des
emplois a été créée dans des branches ou catégories professionnelles où le salaire
médian est supérieur au salaire médian national. Précisons tout de même qu’en
Janvier 2003, le chômage américain n’avait jamais été aussi haut depuis huit ans
avec 6,4% dont 5,6% pour les « blancs », 11,1 % pour les « afro-américains », et
8,3% pour les « hispaniques ».
On note également une concentration d’emplois dans le secteur tertiaire et tout
particulièrement au sein des services. Cette tertiarisation de l’économie a entraîné
une progression du salaire réel moyen, mais une progression très faible annonçant
un essoufflement général. Déesse-mère semble être parvenue aujourd’hui aux
limites du plein emploi, après avoir développé massivement un emploi postindustriel. Dans le même ordre d’idées, la hausse des prix à la consommation a
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encore augmenté de 6% de 2000 à 2002. Ajoutons que plus de 16% des produits
du commerce international viennent encore des Etats-Unis avec un P.N.B. total
américain de 9882 milliards de dollars en 2001 contre 8000 pour l’Europe. Ce
chiffre énorme et impressionnant peut lui aussi être rationalisé lorsque l’on
compare les volumes d’échanges du commerce mondial, puisque les échanges de
la zone du N.A.F.T.A. représentaient 579 milliards de dollars en 1999, contre 1625
pour l’Union Européenne et la Russie.
Enfin, la poursuite d’une politique budgétaire vertueuse semble acquise pour les
prochaines années selon certains auteurs, mais rappelons que la dette fédérale de
l’Etat américain s’élevait à 322 milliards de dollars en 1970, 906 milliards de dollars
en 1980, et 4061 milliards de dollars en 1992. Rapporté au budget fédéral, le
service de la dette est passé de 12,7% en 1980 à 20,1% en 1990. Pour courroner
le tout, en Décembre 2001, la dette atteignait le chiffre astronomique et
infinançable de 31120 milliards de dollars, après une augmentation de presque 200
milliards par mois sur quatre ans. Pour assurer le service annuel de la dette,
déesse-mère devrait y accorder 72,1% du P.I.B., ce qui est physiquement
impossible.
Les valeurs boursières au service de la consommation américaine.
On peut observer depuis 1996 que le facteur essentiel de la discutable croissance
américaine n’est plus l’investissement mais le dynamisme de la consommation
privée, qui va pourtant chuter complètement en 1997 pour passer de 5,5% à 2,7%
et ainsi perdre 50% en une seule et unique année. Les ménages américains
profitent de plusieurs facteurs dont un rythme assez élevé des créations d’emplois
jusqu’en 2000, mais aussi des tensions sur le marché du travail qui soutiennent la
hausse relative des salaires, de la hausse de leur revenu provenant des actifs
financiers, des taux d’intérêt assez faibles, et enfin d’une inflation qui pourrait être
plus élevée. Il faut le reconnaître, ces facteurs associés à un niveau élevé de
confiance poussent les ménages à consommer énormément jusqu’en 1999. On
estime même que le patrimoine net des ménages s’est accru de plus de 10% en
taux annuel au cours des trois dernières années, et que les dépenses de
consommation avoisinent aujourd’hui 65% du P.I.B.
Aux Etats-Unis, la part des actions dans le patrimoine des ménages représente une
variable significative. Ces derniers détiennent 6800 milliards de dollars en actions,
soit 40% de leur patrimoine financier total. De plus en plus de ménages possèdent
des actions (41% en 1997), et le portefeuille d’actions moyen ne cesse aussi de
progresser au détriment de la consommation. Même si c’est un effet
essentiellement psychologique, la consommation des ménages est donc fortement
sensible aux variations de Wall Street. Il convient toutefois de nuancer cette
tendance car l’effet richesse lié aux actions ne touche qu’une minorité
d’Américains ; bien évidemment la plus riche. En effet, près de 36% des ménages
possèdent 68% du total des actions, et détiennent 57% du patrimoine total des
ménages.
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De la même façon, le nombre d’Américains propriétaires de leur habitation
principale a fortement augmenté au cours des dernières années pour atteindre
67% des ménages au troisième semestre de 1999, ce qui fait que l’effet richesse
immobilier touche une plus grande partie de la population américaine. Or, au cours
des huit dernières années, les prix des maisons individuelles n’ayant cessé
d’augmenter, cela finit par représenter une appréciation de 30% du patrimoine des
ménages. Si cet effet-richesse immobilier ne représente qu’un tiers de l’effetrichesse induit par les actions, il est certainement moins volatile, et son effet se
diffuse lentement dans le temps en touchant une grande partie de la population. On
peut dire qu’il est un soutien important à la consommation. Ainsi, le principal effetrichesse de déesse-mère ne serait pas boursier mais immobilier. D’ailleurs, une
déclaration datée du 2 Novembre 1999 d’Alan Greenspan a mis en évidence ce
risque. Selon lui, une hausse de 1% de Wall Street génère une croissance de la
consommation des ménages de l’ordre de 3 à 4%, alors que pour l’immobilier,
l’effet richesse est de 5%.
Déficit courant et fin d’un cycle boursier.
Un débat est aujourd’hui ouvert sur les risques de krach que crée le déficit
extérieur américain. Pour certains, le déficit courant vient de la forte croissance, qui
fait des Américains des « consommateurs en dernier ressort ». Cette théorie
implique que déesse-mère puisse se permettre de consommer plus qu’elle
n’épargne, car les investissements effectués sur leur territoire sont les plus
rentables, et qu’il est donc tout naturel que les capitaux affluent. De plus, ce déficit
extérieur ne viendrait pas financer un déficit budgétaire comme en 1987, ni même
des dépenses de consommation ; il financerait l’investissement américain. Pour
preuve, la somme annuelle de l’investissement productif en 1997 aux Etats-Unis
était de 300 milliards de dollars, contre 248 milliards de déficit courant. Il est vrai
cependant que ce dernier chiffre a dépassé aujourd’hui les 300 milliards et qu’il y a
donc un déséquilibre capital à corriger. Ce déséquilibre n’est-il pas le symptôme
d’une mutation de l’économie américaine ?
En effet, en pleine néo-révolution industrielle, les Etats-Unis retrouvent certaines
caractéristiques des pays émergents : ouverture de l’éventail des salaires, flexibilité
de l’offre, balance des paiements déficitaire, afflux de capitaux… Pourtant, la
majorité des fonds étrangers investis dans les réserves de déesse-mère entre 1994
et 1998 a porté sur des Bons du Trésor bien plus que sur des sociétés privées, ce
qui n’est pas un investissement très rentable à terme. Et ce sont surtout des
opérateurs publics qui ont investi : les Banques Centrales auraient même financé
60% du déficit extérieur des Etats-Unis selon la Caisse des Dépôts. Déesse-mère a
ainsi les avantages, mais aussi les inconvénients des pays émergents : les
financements extérieurs dont son économie bénéficie sont des opérations à court
terme, très volatiles. Les Américains, tout en tirant partie du statut du dollar comme
monnaie de réserve, vivent totalement au dessus de leur moyens.
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Envisageons le cas où la confiance faiblissant, les capitaux cesseraient d’affluer
pour irriguer la croissance et financer le déficit de la balance courante. Par
exemple, si le Japon, qui reste le plus grand prêteur, voulait réduire ses prêts en
raison de ses pertes sur investissements. Il en résulterait une nouvelle baisse du
dollar. Celle-ci a d’ailleurs été maintes fois annoncée, notamment lors de la
dévaluation du Real brésilien. Pourtant, le dollar vaut actuellement moins d’un
Euro, et la baisse de cette monnaie a été plutôt profitable à l’Europe. D’ailleurs, la
reprise de la croissance en Europe et en Asie doit tendre a réduire le déficit des
paiements courants.
Nous le disions plus en arrière, certaines actions technologiques ont connu des
envolées à couper le souffle : Qualcomm a par exemple vu son cours augmenter
de 1500% en un an. Alors, existe-t-il une bulle dans le secteur de la haute
technologie ? Bien évidemment. L’indice S&P High Tech est aujourd’hui 850% plus
haut que quatorze ans plus tôt. De même, l’indice Nikkei a pris 700% sur la même
période de 14 ans, avant 1989. On peut penser que beaucoup d’entreprises ont de
prometteuses perspectives, mais leurs anticipations de profit n’ont absolument pas
doublé ou triplé les deux derniers mois de 1999, alors que c’est ce qui s’est produit
pour leurs cours boursiers. Les conséquences de cette bulle sont une petite
relance du rythme annuel de hausse de l’indice des prix à la consommation de
2,6%, ainsi que de l’accroissement des salaires. Aux Etats-Unis, déesse-mère a
besoin d’un taux d’intérêt réel de 4% sur ses obligations pour leur permettre de
faire face à la concurrence des actions. Les taux d’intérêts à long terme vont donc
théoriquement s’établir aux alentours de 7%. La Federal Reserve va ainsi remonter
ses taux, qui sont aujourd’hui à 6%, et cela pour ralentir la demande.
La bulle du secteur des N.T.I.C. s’est ajoutée à un trend de marché déjà fortement
croissant : l’effet-richesse en un an (1998-1999) a été de 2500 milliards de dollars.
On peut penser que la situation de l’économie américaine restera correcte tant que
le prix des actions se maintiendra, ou qu’un ajustement ne frappera que les valeurs
technologiques. Mais les responsabilités de déesse-mère se dégraderaient en cas
de baisse boursière rapide : un effet pauvreté pourrait alors succéder à l’effet
richesse constaté.
Quel avenir pour déesse-mère ?
Les signes de la maladie de déesse-mère ne peuvent plus tromper son époux
depuis plusieurs années déjà : elle peine de plus en plus à catalyser et à organiser
les forces vives de son Empire, et panse les blessures de ses ouvriers et artisans
dont le niveau d’exception fluctue au gré des saisons. Malgré l’ingénieuse invention
de nouveaux moyens de commercer au sein de la cité et au niveau de ses
provinces, déesse-mère connaît maintenant la peur, une peur qu’elle n’avait plus
ressentie depuis presqu’un siècle. Elle implore en vain les oracles de Memphis de
veiller sur son étoile qui semble perdre de son éclat, et se tourne vers son époux,
dieu-père, pour prendre des nouvelles de l’Empire au-delà des frontières. Certains
sujets sans honneur revenant du palais, disent même l’avoir vu serrer sa robe
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d’apparat entre ses mains avant de renoncer à s’adresser à la cité toute entière,
par peur que ses éléments veuillent commencer à croire en des dieux nouveaux.
Elle songe à ses populations, et choisit de rester dans l’ombre, juste pour le
moment, loin des chants mélodieux de son prestige passé…
Le taux de chômage n’a jamais été aussi haut et atteint les historiques 6 ,4%. La
dette extérieure frôle la barre des 32000 milliards de dollars, le capital-risque recule
pour passer derrière les scores de confiance du Canada et des Pays-Bas, la
Recherche Fondamentale atteint juste la moitié des dépenses françaises
équivalentes, sans parler de l’inflation qui va atteindre les 30% d’augmentation en
quinze années souvent présentées comme fastes.
De moins en moins spécialisés face à la concurrence, les Etats-Unis laissent en
toute logique la tête de la production agricole à l’Asie, mais aussi à l’Amérique
latine, au Proche-Orient et à l’Afrique subsaharienne. Ils sombrent aisément dans
la critique de leurs rivaux sidérurgiques ou industriels, allant jusqu’à imposer des
quotas aux allures d’embargo, et a fortiori sur leur sanctuaire économique qu’est le
Japon. Les Etats-Unis sont de plus en plus dépendants du reste du monde, et au
rythme de leur internationalisation, peut-être trop rapide si l’on en juge par les
mesures protectionnistes si souvent critiquées mais aussi si souvent utilisées, ils
finissent par sombrer dans une relation symétrique vis-à-vis de l’Asie du Sud-Est et
de l’Europe.
Toutes les statistiques et tous les indicateurs économiques américains qui avaient
pu recouvrer un bel effort sous l’ère Clinton, ne se sont jamais porté aussi mal
depuis 1932. La part américaine du P.I.B. mondial a été divisée en deux depuis
1945, les N.T.I.C. qui sauvent la santé globale américaine et apportent l’émulation
au marché financier deviennent une véritable poudrière où 60% des entreprises ne
vivent pas plus de cinq ans, et où la concurrence avec l’Inde, les quatre dragons et
les bébés tigres se fait de plus en plus redoutable. La hausse des salaires ne peut
plus compenser les hausses d’impôts et du chômage. La tertiarisation de
l’économie pourtant profitable et providentielle semble malheureusement signer le
début d’un manque de productivité du secteur secondaire, et marque un retour de
la « loi d’airain » ricardienne.
La santé boursière de déesse-mère n’est plus qu’une simple affaire de confiance
portée par les investissements étrangers et par la chance, jusqu’au jour où les
ménages qui deviennent les principaux consommateurs de valeurs boursières,
remettront leur épargne dans l’immobilier. Leur consommation a baissé de 50% en
un an, et l’épargne en question qui a été trop basse va finir par être trop haute. Les
banques sont en pleine restructuration. A l’heure où la spirale de leurs faillites
recommence depuis 1996, la crise asiatique de 1997 nous laisse sur un constat
amer quant à la santé des Etats-Unis pourtant peu éprouvée par cette crise.
A ce titre, les similitudes avec la crise de 1929 sont légion. Effectivement, les deux
étaient des crises de liquidités qui ont commencé dans un système bancaire
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financé par un investissement à long terme mais soldé par des capitaux à court
terme. L’endettement a suivi, la spéculation massive sur la monnaie et les actions
n’y étant pas étrangère, démontrant une nouvelle fois l’instabilité du système
monétaire et financier face à la très efficace capacité bancaire de faillite en chaîne.
Le système manque de transparence. Les systèmes bancaires y sont défaillants.
La libéralisation des mouvements de capitaux y est désordonnée. Les
gouvernements endettés en devises ne peuvent plus se porter garant de la
solvabilité des acteurs économiques privés. Il est très difficile de savoir si déessemère est en recul, ou bien simplement en stabilisation. La puissance américaine
est-elle toujours gynécocratique et portée par l’économie et la finance ? Très
certainement. Auquel cas, si les acteurs périphériques comme l’Europe se
développaient d’une manière inversement proportionnelle, les Etats-Unis
deviendraient vite contraints et forcés de rentrer dans une ère d’équité et de
partage de la puissance.
Déesse-mère était une déesse majeure et incontestée au sein de la famille sacrée
de Memphis, mais malmenée par l’étendue rapide de l’Empire de son époux. Elle
sait dorénavant que la montée en puissance des barbares gronde à ses portes, à
l’Orient comme à l’Occident. Elle continue de démontrer un courage légendaire
malgré la fatigue tacite qui ronge son cœur et ses efforts. Elle étouffe sa crainte
que les rêves prophétiques des oracles deviennent réalité, que le manque de foi et
de labeur de son peuple ne la rabaisse au niveau de ces barbares avec qui elle
devrait partager son Empire dans des vieilles paroles et des vieux sentiments. Le
peuple n’use plus de pénibles journées à ramasser des fleurs pour les étaler
devant sa couche, comme quelques offrandes, baissant les yeux afin qu’elle puisse
s’agenouiller devant eux pour les ramasser. La nuit est passée, et ses ombres avec
elle…
II) Le bras du couple de la puissance américaine : dieu-père.
Apprendre à connaître la figure du dieu-père.
L’image de cacique de dieu-père, en tant que figure de chef traditionnel de la
puissance de Memphis, semble avoir été polie par les principes démoniaques de la
temporalité. Les changements de fond et de forme du contexte de bataille ne lui ont
laissé que l’apparence et les rugissements mécontents d’une fin de vie refusée par
honneur plus que par résignation. Ses soubresauts démontrent sa volonté de
survie à n’importe quel prix, tant que sa croisade ne sera pas terminée et la
sécurité de sa famille certaine. Aidé de son épouse, il combattra encore et encore
avec honneur, même blessé et très affecté par la maladie de sa compagne,
certainement pris d’accès de folie passagers.
Peut-être pourrait-on l’imaginer à l’image d’un vieux Prince à l’immortalité
requestionnée par Râ depuis son bain dans le sang du soleil. Dieu-père est
toujours invaincu et redouté de tous les combattants, craint par son sceptre
enchanté, capable d’inspirer le respect des autres dieux majeurs. Tel est le dieu12
père, un guerrier au sommet de l’art du combat, mû par l’honneur et le courage qui
font des légendes égyptiennes des tragédies impossibles.
La hausse historique des budgets : Sécurité intérieure.
Justifié d’une manière quelque peu discutable par la lutte contre le terrorisme et les
menaces régionales, le budget 2004 de l’Etat fédéral américain se caractérisera
par un bond des fonds affectés à la Sécurité intérieure et aux dépenses militaires.
Les dépenses en matière de Sécurité vont très logiquement augmenter de 10% afin
de totaliser plus de 41 milliards de dollars, comme l’a indiqué jeudi 30 Janvier 2003
le nouveau ministre de la Sécurité intérieure Tom Ridge. Symboliquement, mais
cela ne change guère la donne, le Congrès a tout de même rabattu de 1,6 milliards
de dollars le montant des ambitions financières des armées des Etats-Unis. Tout
au plus une mesure de circonstance.
Ainsi, les dépenses de Sécurité intérieure prévoient notamment le recrutement de
30000 agents fédéraux pour assurer le contrôle des bagages et des passagers
dans les aéroports en remplacement des sociétés privées qui en étaient chargées
auparavant, et ce avec un éventuel coût sur l’emploi. Ces dépenses envisagent
également la formation de 300 agents supplémentaires pour le F.B.I., l’achat
d’équipements spéciaux pour contrôler le courrier, le renforcement des
programmes contre le bioterrorisme, et la modernisation des laboratoires de santé
publique alors que le budget de la Santé est en totale récession. Mais ce genre de
considérations ne rentre pas en ligne de compte dans les affaires de dieu-père.
La hausse historique des budgets : Défense.
Le budget de la Défense, quant à lui, devrait croître d’entre 4 et 5% pour frôler la
barre des 400 milliards de dollars en 2004, contre « seulement » 355 milliards en
2003 selon le directeur du Budget à la Maison Blanche Mitchell Daniels. Ajoutons
que le Pentagone a déjà vu son budget progresser cette année de 15%, ce qui
caractérise sa plus forte hausse depuis le début de la présidence de Ronald
Reagan il y a vingt ans, alors que certains autres secteurs vitaux manquent
cruellement de capitaux publics comme la Santé ou l’Education. Justement, les
autres secteurs seront malheureusement beaucoup moins bien lotis durant
l’exercice fiscal de 2004 (Octobre 2003 / Septembre 2004) : les dépenses du
gouvernement hors Sécurité intérieure et Défense augmenteront seulement de 3
ou 4%, soit à peine plus que la croissance (estimée à 2,9% en 2003 et 3,6% en
2004). A l’exception d’une rallonge de 7% théoriques dans l’Education pour 2004,
les dépenses de l’ensemble des programmes sociaux seront bien évidemment
gelées… « Les dépenses fédérales ne doivent pas augmenter plus vite que les
salaires des familles américaines », avait expliqué le président Bush mardi 28
Janvier 2003. « Nous devons travailler ensemble pour financer uniquement nos
priorités les plus importantes », avait-t-il déclaré devant le Congrès en appelant les
parlementaires à faire preuve de « discipline en matière de dépenses ». On peut
légitimement se demander où se trouvent les priorités les plus importantes à
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l’heure où 8 millions d’Américains de plus de douze ans ont avoué avoir déjà
consommé de l’ecstasy selon le U.S. Department of Health and Human Services.
Autre facteur important concernant la hausse des budgets, George W. Bush a
demandé au Congrès d’approuver rapidement son coûteux plan de relance
économique (674 milliards de dollars sur dix ans) constitué essentiellement de
baisses d’impôts avec notamment, comme mesure phare, la suppression de l’impôt
sur les dividendes. Aux Etats-Unis, les excédents budgétaires font désormais partie
des souvenirs… Le projet de loi de finances transmis par George W. Bush au
Congrès s’élève à 2230 milliards de dollars, et bien entendu, moins de recettes et
plus de dépenses signifieront une nouvelle détérioration sur le front des finances
publiques. Dieu-père a accusé en 2002 son premier déficit budgétaire (159
milliards de dollars) depuis 1997, déficit qui ne surpasse heureusement pas celui
de 1992 qui reste le record en la matière (290 milliards de dollars). Mais au pays du
possible, le prodige est naturellement roi. Le déficit devrait atteindre près de 304
milliards de dollars en 2003 et 307 milliards en 2004, a reconnu récemment Mitchell
Daniels, enterrant par le fait même le record précédemment évoqué.
La Maison Blanche prévoyait en 2002 un déficit limité à 80 milliards de dollars pour
2003 et à 14 milliards en 2004. Il sera vingt-deux fois plus important que prévu en
2004, ce qui démontre toute la compétence professionnelle des analystes
concernés. Ces dérapages des finances publiques et cette incapacité à prévoir le
futur, de façon officielle à tout le moins, sont la suite logique de la volonté de
l’exécutif américain de privilégier les baisses d’impôts et les dépenses de sécurité
au détriment du déficit des finances publiques. « Une récession et une guerre ne
laissent pas d’autres choix qu’un retour aux déficits », a justifié le chef de l’Etat
américain d’une manière aussi évidente que logique. Il n’est pourtant nul besoin de
posséder des compétences d’analyste ou de politiste pour saisir que l’incapacité à
gérer un déficit toujours plus astronomique avec un budget de plus en plus
important ne peut relever que de mauvais choix stratégiques au niveau du projet
politique.
L’emploi du budget : reconstituer les stocks militaires et financer la R&D.
Mais quels sont donc ces fameux choix ? Car afin de les discuter, il faut déjà les
identifier et les isoler. Ainsi, la chefferie américaine consacrera 71,6 milliards de
dollars (soit quatre fois l’effort français en la matière) à l’acquisition de systèmes
d’armes majeurs : des missiles de croisière Tomahawk, des drones Predator, des
C-17, des C-130J Hercule, des KC-130J, des Boeing 767, des avions de combat F18 et F-22 Raptor, ainsi que des F-16 modernisés. Le développement du Joint
Strike Fighter pour les armées américaines et les clients européens qui ont rallié le
programme, est confirmé à hauteur de 3,5 milliards de dollars, ce qui n’est
étonnamment pas aussi excessif que prévu. La défense antimissile n’est
évidemment pas oubliée par dieu-père, avec un montant de dépenses de
7,4 milliards de dollars, en particulier dirigés vers la commande de frégates Aegis,
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porteuses d’un dispositif antimissile tactique, ou l’achat de missiles sol-air Patriot-3
et Arrow coproduits avec Israël.
L’autre secteur sur lequel un effort financier prononcé a été décidé par Washington
est celui qui a trait à la recherche, à l’étude et au développement profitant aux
armements de nouvelle technologie. Quelques 58,6 milliards de dollars, soit quatre
fois le montant global du seul budget français d’équipement militaire, lui sont
attribués. Cette dépense est, bien évidemment, sans commune mesure avec l’effort
que peuvent consentir en ce domaine les partenaires européens des Etats-Unis au
sein de l’Alliance Atlantique. Précisons que les Etats-Unis sont à plus de 3% de la
part du P.N.B. consacré à la Défense, et que seuls le Royaume-Uni et la Turquie
atteignent un niveau comparable et difficile à suivre en Europe.
L’objectif de la stratégie militaire a été réaffirmé d’une manière intéressante par
l’ancien secrétaire à la Défense, William Cohen, qui entendait en 2000 conserver
dans tous les domaines une supériorité sans égale et ainsi renforcer le gap qui
sépare les Etats-Unis du reste des puissances occidentales. C’est la fameuse
théorie du « No peer ». Par l’énormité des moyens tout d’abord, et ensuite par
l’avance technologique et la créativité opérationnelle. La « Révolution dans les
Affaires Militaires » exprime cet effort d’innovation destiné à disposer de la
supériorité absolue grâce au mariage des capacités de recueil et de traitement de
l’information, de communication et de suivi des opérations, et enfin de désignation
et de guidage des armes à longue portée. Ajoutons que cette Révolution dans les
Affaires Militaires empruntée à l’ex-Union soviétique par dieu-père suppose
également la maîtrise absolue de l’espace.
Mais une telle supériorité pourrait alors conduire un adversaire à contourner les
forces américaines en recourant à une sorte de guérilla au moyen d’opérations
ponctuelles appuyées par des armes dites de destruction massive, chimiques ou
biologiques, voire nucléaires. Contre un terrorisme de ce type, les armées
américaines déclarent déployer de nouveaux moyens et imaginer de nouvelles
postures tactiques. La vérité est comme souvent beaucoup plus nuancée, et les
Etats-Unis sont encore trop orientés vers le stratégique et plus assez vers le
tactique. Les forces américaines sont aujourd’hui dépassées par les conflits de
basse intensité et les menaces asymétriques. Elles sont préparées à traiter de la
menace rationnelle et non pas de la menace subjective.
Présidence Clinton : tentative avortée d’éloignement du Pentagone.
Si tous les chefs d’Etat américains après 1945 ont été selon l’expression de
l’historien Ronald Steel, « des présidents de guerre », Bill Clinton, lui, avait la
possibilité de faire autrement après son élection. Sous sa présidence, le centre de
gravité du pouvoir s’est effectivement quelque peu déplacé de l’appareil de
Sécurité nationale vers le ministère des Finances et le nouveau Conseil de Sécurité
économique à la Maison Blanche. Le président avait d’ailleurs annoncé en 1992,
avant même son investiture, que la libéralisation économique et les échanges
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commerciaux seraient désormais les instruments privilégiés de la diplomatie
américaine. Les accords de libre-échange avec le Mexique et le Canada en 1993,
la ratification de l’O.M.C. en 1994, la libéralisation financière en Asie orientale et la
politique d’ « engagement » avec la Chine et la Russie ont concrétisé ce choix qui
semble malheureusement appartenir au souvenir.
Faire prédominer l’économique sur le stratégique était alors logique : si
l’affrontement bipolaire avait justifié quarante ans de mobilisation militaire, sa
disparition ouvrait la voie à un renversement des priorités qui semble avoir été
oublié bien trop vite. Les formes d’intervention de l’Etat westhpalien devaient
évoluer et être réformées pour accompagner et profiter de l’ouverture de la Chine,
mais aussi plus généralement du développement fulgurant des économies
émergentes d’Asie orientale et de la transition en Europe centrale et orientale. Mais
devant la résistance farouche du complexe militaro-industriel, qui lui était a priori
très hostile notamment à cause de son engagement contre la guerre du Vietnam
lorsqu’il était étudiant à Londres, Bill Clinton allait plier quelques mois plus tard.
Faiblesses politiques et personnelles se sont conjuguées pour lui faire perdre les
deux premiers bras de fer l’opposant à dieu-père : sa proposition d’ouvrir les forces
armées aux homosexuels a été enterrée d’une manière assez attendue, et seule la
doctrine de la « base force » a été conservée. Précisons qu’ironiquement, les
républicains qui l’ont inventée la remettent en cause aujourd’hui comme si elle
n’était plus leur création.
« C’est à partir de ce moment-là, explique Lawrence Korb, du Council on Foreign
Relations, que Bill Clinton a décidé de caresser le Pentagone dans le sens du
poil ». De concession en concession, Bill Clinton a donné au Pentagone à peu près
tout ce qu’il voulait. Exemple parmi tant d’autres, l’actuelle conseillère à la Sécurité
nationale du président Bush, Condoleezza Rice, a pu dire de Bill Clinton dans une
de ses nombreuses lallations qu’il avait transformé les forces armées américaines
en « travailleurs sociaux », et les avait ainsi réduites à un état d’impotence
comparable à celui de 1940. Mais venons-en justement à la présidence Bush-fils.
La présidence Bush : retour de l’Etat de sécurité nationale et de Guerre Froide.
Si Bill Clinton n’a pas réussi à mettre le Pentagone au pas, on assiste avec
l’élection de George W. Bush à un retour en force de l’Etat de Sécurité nationale.
Contrairement à l’administration Clinton, ce sont maintenant des guerriers et des
stratèges civils et militaires qui occupent les postes décisifs. Dick Cheney, Colin
Powell, Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz, Richard Armitage, James Kelly, Lewis
Libby, et John Negroponte, parmi d’autres, ont tous eu des fonctions sécuritaires
de premier plan dans la Défense ou le renseignement pendant la Guerre Froide
ainsi qu’au moment de la transition soviétique et de la première guerre contre l’Irak.
Halte à la raison et place à la misologie.
John Negroponte, par exemple, a été un des hommes-clés dans la guerre
« secrète » menée contre les Sandinistes au Nicaragua. James Kelly était dans la
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Navy. Richard Armitage au secrétariat à la Défense. Paul Wolfowitz et Lewis Libby
ont théorisé l’unipolarité sous Bush-père. Donald Rumsfeld, lui, a présidé à la
« deuxième Guerre Froide » (1975-1989), fait disparaître le mot « détente » du
vocabulaire officiel et passé les années 1980 et 1990 à promouvoir la « guerre des
étoiles » et à dénoncer la politique des démocrates après avoir vendu lui-même les
Armes de Destruction Massives « soupçonnées » d’exister en Irak en 1983 sur
ordre de Reagan pour lutter contre l’Iran, en se déplaçant à Bagdad. Bref, c’est un
gouvernement de Guerre Froide sans Guerre Froide. Ses actes et sa composition
reflètent une vision et un choix qui définissent dieu-père aujourd’hui : la vision d’un
système mondial structuré par le seul jeu des rapports de forces, et le choix de
poursuivre des objectifs de richesse et de puissance déterminés par une définition
très étroite de l’intérêt national.
Le 1er Mai 2001, le président annonçait sa décision de procéder de façon
accélérée à la construction d’un système de défense antibalistique. Puis, le 8 Mai,
le secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, annonçait sans le chiffrer, un
accroissement considérable de l’effort de Défense américain dans le domaine
spatial. L’espace, affirmait-il, occuperait désormais une place prioritaire dans la
planification stratégique de dieu-père. Cette initiative prend tout son sens lorsque
l’on relit les conclusions de la commission présidée par Donald Rumsfeld avant
qu’il ne devienne ministre. Rendu public le 11 Janvier 2001, le rapport Rumsfeld
évoque la « vulnérabilité croissante des Etats-Unis » à un « Pearl Harbor » spatial,
et propose d’y remédier en « donnant au président l’option de déployer des armes
dans l’espace pour dissuader d’éventuelles menaces, et si nécessaire défendre les
intérêts américains contre des attaques ».
Détruire la confiance internationale par l’unilatéralisme.
Maintenir le statu quo favorable est devenu depuis 1991 l’objectif premier de la
politique extérieure américaine. Mais cette finalité se décline différemment selon le
caractère plus ou moins coopératif ou coercitif des moyens mis en œuvre. Alors
que l’administration Clinton avait privilégié la diplomatie économique et, dans une
certaine mesure, la coopération multilatérale, la nouvelle administration est tentée,
par la force et l’action unilatérale, de repousser encore plus loin les frontières de
l’hégémonie de dieu-père.
George W. Bush et son équipe ont considérablement durci les rapports bilatéraux
avec la Chine, remis en cause le traité antibalistique de 1972 par leur décision de
développer un système « National Missile Defense », et annoncé leur intention de
militariser l’espace. Ils ont rejeté le protocole de Kyoto sur l’environnement,
sabordé le travail de l’Organisation pour la Coopération et le Développement
Economique sur le contrôle des paradis fiscaux, et clairement laissé entendre que
dans le différend qui les oppose à l’Union Européenne sur la fiscalité « offshore »
des entreprises américaines, ils défieraient l’organe de règlement des différends de l’O.M.C.
s’ils venaient à être sanctionnés. Enfin, l’administration Bush a tout tenté pour faire échec à la
Cour Pénale Internationale à laquelle avait finalement adhéré le président Clinton.
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Jour après jour, la liste de ces « actes pyromanes » s’allonge, pour reprendre
l’expression parlante de Stanley Hoffman, de l’université de Harvard. Les Faucons
expriment apparemment une volonté cohérente de privilégier l’action unilatérale, et
le refus de voir la souveraineté des Etats-Unis circonscrite, ne serait-ce que
faiblement, par les traités multilatéraux et le droit international. Cette stratégie dite
de « primauté » a été articulée au sein du Pentagone en 1992 dans un rapport
confidentiel intitulé Defense Policy Guidance 1992-1994. Assistant de Colin Powell
aux affaires étrangères, John Bolton aurait même affirmé en Juillet 2001 que « le
droit international n’existe pas ».
La Quadrennial Defense Review et le terrorisme.
La nouvelle équipe placée par George W. Bush au Pentagone et dirigée par
Donald Rumsfeld a répondu à l’obligation faite à chaque administration, au début
de son mandat, de présenter au Congrès un rapport quadriennal sur les
orientations de la Défense. Cette nouvelle règle de dieu-père a été appliquée pour
la première fois sous l’administration Clinton, en 1993, puis au début de son
second mandat, en 1997. La Quadrennial Defense Review relève à la fois de la
doctrine stratégique et de la programmation militaire. Remontons un peu en
arrière… Le duel entre le gouvernement des Etats-Unis et le réseau dirigé par
Oussama Ben Laden avait déjà commencé avec les attentats de 1998 contre les
ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie, les missiles de croisière
largués en représailles sur l’Afghanistan et le Soudan, et l’attentat contre l’U.S.S.
Cole, un destroyer américain mouillant dans le port d’Aden au Yémen, en Octobre
2000. A la vue des indications accumulées sur le rapport entre la première tentative
visant le World Trade Center en 1993 et le réseau Ben Laden, la vulnérabilité des
Etats-Unis à des attaques terroristes sur leur propre territoire n’a pas été
découverte par dieu-père au matin du 11 Septembre, date de l’abréaction
américaine.
Le rapport 2001 innove un peu plus, en remplaçant la stratégie fondée sur les
menaces, prévalant dans les doctrines antérieures et bien connues, par une
stratégie fondée sur les capacités. La préparation militaire américaine est
dorénavant censée se fonder non plus sur l’identification des moyens dont
disposent concrètement les ennemis potentiels reconnus, mais sur la définition de
tous les moyens susceptibles d’être utilisés par un adversaire, quel qu’il soit. Ce
surcroît de préparation qui accorde une importance plus grande aux menaces
asymétriques, est compensé par une révision en baisse du niveau de préparation
pour les guerres majeures, dictée par les contraintes budgétaires et les années
Clinton qui ont été envisagées auparavant.
Le rapport déclare qu’une « occasion de coopération » existe avec la Russie. « Elle
ne pose pas de menace militaire conventionnelle de grande envergure à l’O.T.A.N.
Elle partage avec les Etats-Unis quelques soucis de sécurité importants, y compris
le problème de la vulnérabilité à l’attaque par des agresseurs régionaux au moyen
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de missiles balistiques, le danger du lancement accidentel ou non-autorisé d’armes
stratégiques, et la menace du terrorisme international. Toutefois, en même temps,
la Russie poursuit un certain nombre d’objectifs politiques contraires aux intérêts
des Etats-Unis ». Par ailleurs, « le maintien d’un équilibre stable en Asie sera une
tâche complexe », estime le rapport. « La possibilité existe qu’un rival militaire doté
d’une formidable base de ressources émerge dans la région ». La doctrine, on le
voit bien, vise très clairement la Chine et la Corée du Nord, et ne ménage pas la
Russie comme le veut l’obsolète tradition de Guerre Froide.
Une famille en déclin : domination contre contrôle.
Une grande puissance serait alors un Etat qui, mieux que les autres, combinerait
les facteurs de puissance traditionnels statiques, ainsi que de lourdes
performances économico-financières et un certain rayonnement culturel, le tout
orchestré de façon optimale grâce à une cohésion nationale, dans le but d’assurer
sa sécurité et de satisfaire ses objectifs stratégiques et diplomatiques. La
puissance est devenue, depuis la fin de la Guerre Froide, une aptitude à
transformer des ressources en capacités d’orienter des décisions collectives ; une
faculté d’influence qui reste dominante tant qu’elle est asymétrique. Cette définition
de la puissance paraît complète et assez globale, et permet bien de baliser le cadre
de la conclusion.
Ecartant volontairement les critères annexes et trop vétustes pris séparément de la
population, du territoire, et de ses ressources, nous avons passé à l’examen le
modèle de la déesse-mère représentant l’économie et la finance, et celui du dieupère illustrant l’aspect stratégique et militaire. L’analyse de ce schéma personnel
d’organisation familiale qui semble dominer la Nation américaine comme une partie
du monde, a révélé un modèle essoufflé et moins vif au combat. L’économie et la
finance de déesse-mère restent au sommet de leurs possibilités, tout en étant
pourtant inquiétées par des chiffres de mauvaise augure, des indicateurs en baisse
constante, et des lignes de fracture qu’il sera impossible de repousser encore bien
longtemps.
L’arsenal militaire de dieu-père est toujours aussi impressionnant en termes de
qualité comme de quantité, mais souffre lui aussi de fondations friables et
clastomaniques élevées sur le sol de l’économie et du commerce en déclin
sensible. Les Etats-Unis sont-ils pour autant réellement partis vers une séquence
destructrice de leur système militaire et financier ? Assez étrangement, les
Américains accusent de plus en plus de retard dans certains secteurs des N.T.I.C.
comme la téléphonie mobile ou les modes de transaction, et même dans certains
secteurs industriels d’une importance capitale pour leur puissance commerciale,
comme l’aviation ou l’automobile. Le secteur tertiaire fortement stimulé reste le plus
dynamique malgré des baisses notables du tourisme, et le secteur primaire révèle
malheureusement des signes de faiblesse et de dépendance croissants. La dette
publique atteint comme nous l’avons abordé les 32000 milliards de dollars, et le
déficit de la balance des paiements a largement dépassé les 460 milliards. Cela
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nous met en présence d’une superpuissance quinze fois plus endettée que la
France qui conserve un solde positif de 35 milliards en 2001. Le Japon produit
aujourd’hui en termes de masse la même quantité de biens que les Etats-Unis avec
50% d’habitants en moins, et la capacité industrielle européenne à cet égard est
nettement supérieure, certains la jugeant capable du double du potentiel américain
actuel.
L’économie américaine doit également faire face à un problème de consommation
et d’épargne des ménages, qui influent autant le marché immobilier que le marché
boursier. Rappelons juste que la consommation privée a chuté de 50% en un an en
2001, année sur laquelle la même consommation a augmenté de 50% au Japon.
Les Etats-Unis représentaient 50% du P.I.B. en 1945 et n’en représentent plus que
20% en 2003, important plus de trois fois la consommation européenne totale de
pétrole, et allant jusqu’à atteindre leurs plus forts taux de chômage jamais
enregistrés aux alentours des 6%, dont plus du double pour les minorités
ethniques.
Bien entendu, le système des forces américaines reste le plus performant du
monde, grâce à la doctrine qui fait de la promotion de l’ordre libéral et de la
garantie de la Sécurité et de la Défense, la fin recherchée par la possession de la
puissance militaire et de son emploi. Cela se traduit par des budgets fédéraux en
augmentation annuelle de 15%, pour aller atteindre les 400 milliards de dollars en
2004. C’est certainement là que se situe la différence croissante avec l’Europe. Les
Européens semblent relativement conscients de l’état de la puissance américaine
puisqu’ils ont cherché à l’égaler, ou à tout le moins à la concurrencer, depuis qu’ils
ont perdu leur suprématie au début du XXè siècle. Autrefois, les Etats-Unis n’étaient
pas une grande puissance. Ils recherchaient eux aussi l’accommodement plutôt
que l’application par la force d’un modèle d’ordre par l’Empire. Le culte du chef et
des armes que l’on prête volontiers aux Etats-Unis a aussi été le fait européen
jusqu’à la première Guerre Mondiale. A cette époque, les rôles étaient inversés, et
l’Europe sombrait dans les mêmes travers militaristes ou déclaratoires que les
Etats-Unis aujourd’hui. Ces derniers étaient à la place du faible, comme l’Europe
l’est aujourd’hui.
La faiblesse politique et militaire européenne quant à la gestion de la guerre au
Kosovo a frappé le monde entier, tout comme son incapacité temporaire à mener
une guerre moderne, au contraire des Américains qui stabilisèrent la situation de
manière décisive. Mais peut-être est-ce que le talent européen se cache dans un
autre domaine. L’Europe est plus diplomate et persuasive qu’elle n’est coercitive et
belliqueuse. Elle pense plus en termes de résultats non-absolus contrairement aux
Etats-Unis, qui préfèrent la voie totale du résultat définitif. A ce titre, notons que le
fait de ne pas reconnaître le droit international lorsque cela peut se montrer
avantageux est une parfaite illustration de l’unilatéralisme qui est tacite dans toute
volonté de régler un problème à sa propre manière.
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Mais ne cachons pas non plus l’Europe sous le manteau de l’habileté et de la
compétence alors qu’elle n’est souvent pas capable d’empêcher le génocide à ses
portes, ni d’assurer la démocratie à ses frontières. Cependant, on peut penser que
les Européens supportent mieux l’échec et réagissent plus indirectement, car au
bout du compte, tout se résume à une affaire de tradition et de culture stratégique.
L’Europe utilise plus le droit international et ses accords, et juge plus facilement en
fonction de l’opinion internationale et d’une soit-disant morale héritée des Lumières.
Ce sont deux façons distinctes de se servir de sa puissance et deux cultures
stratégiques différentes quant à la gestion des litiges qui réussissent à former
l’originalité de cette dyade.
L’analyse de la notion de puissance a montré que la richesse et la puissance sont
des notions plus diffuses, et qu’elles s’interprètent désormais plus en termes de flux
qu’en termes de réserves. Nous assistons à la fin de la théorie classique de
« relève globale », et à l’avènement de la différence entre un espace dominé et un
espace contrôlé. Ainsi, la toute-puissance réside moins dans la domination sur tous
les registres, que dans le choix combiné et sélectif de certains d’entre eux par la
subtilité. Insistons ici sur ce concept de subtilité aujourd’hui de plus en plus
étranger aux méthodes américaines, elles-mêmes de plus en plus alexiques. Les
Etats-Unis sont aujourd’hui par choix et doctrine stratégique devenus incapables de
comprendre ce que l’on tente de leur expliquer, de le reconnaître et de lui donner
un sens. Ils ne sont d’ailleurs plus capables de produire du sens par eux-mêmes.
Les barbares sont aux portes de la cité, et déesse-mère sait que l’enceinte ne tient
toujours que par la force de sa volonté et de son dur labeur ; cette croisade
éternelle vouée à l’échec. Son corps est rempli de sommeil, et elle sait qu’un matin
viendra très bientôt, où ses paupières devront se fermer rien qu’une année ou
deux ; un matin où les enceintes de la cité ne seront plus soutenues par ses mains
mordues par le travail.
« Qu’importe, se dit-elle, j’ai seulement besoin de me reposer un peu… » On peut
la voir couchée sur le flanc. Déesse-mère sait qu’elle ne pourra plus soutenir son
époux très longtemps dans ses efforts de conquête et de gloire. Elle éteint sa
solitude contre les froids secrets de son cœur, et le sent battre de moins en moins
vite. Elle ne veut plus qu’une chose : flotter dans une mer de feu, et se consumer
d’une mort de rêve. Elle se dit qu’immatérielle, la mort dans les flammes évoque
des ailes d’Ibis incandescentes. Elle se demande alors : « Mais qu’en est-il de ceux
qui succombent par leur propre flamme ? »
Swann Outin
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