Les Cahiers d’Éducation & Devenir - Numéro 20 – Décembre 2013 5
Emancipation, sécularisation, laïcité
Joël ROMAN, Philosophe
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otre conception de la laïcité prend appui sur un arrière fond de considérations philosophi-
ques et de transformations sociales, politiques et historiques qui ont vu progressivement
le religieux cesser d’être le cadre de référence principal de la vie humaine. On peut qualifier de
sécularisation l’ensemble de ces transformations (1) . La notion de sécularisation évoque un ho-
rizon d’immanence des concepts politiques et moraux. Pour l’essentiel, le mot comporte deux
significations principales : a) un effacement progressif du religieux et b) une origine religieuse
(chrétienne) de concepts et d’une vision du monde qui a progressivement rompu les amarres
avec cette conception. C’est en ce sens qu’on a pu parler de « désenchantement du monde ». La
laïcité serait la traduction de cette conception dans l’ordre politico-social.
Il y a donc un rapport étroit entre la laïcité, concept juridico-philosophique et la sécularisa-
tion, au sens historico-sociologique du terme. Les deux choses offrent un cadre de pensée simi-
laire, qui faut prendre au sérieux. Toutes deux présupposent un idéal qui est celui du rationalis-
me moderne, lequel dessine le portrait d’un individu libre comme étant un individu gouverné
par sa seule raison, qui s’oriente sur des idées ayant une portée universelle. De ce fait, la voie
privilégiée de l’émancipation passe par l’instruction, condition d’une émancipation intellectuelle
et culturelle, mais aussi d’une émancipation matérielle (qui suppose une certaine égalité), et
d’une émancipation des rôles traditionnels (par exemple des rôles traditionnels de sexe, d’où la
place que tient dans cette argumentation l’émancipation des femmes). La culture politique fran-
çaise a particulièrement développé des différents points, quoique de manière inégale (2).
Or cette conception se heurte à plusieurs difficultés, qui, sans remettre en cause la philo-
sophie d’ensemble, conduisent à la nuancer fortement, sur trois points principaux au moins.
1. Elle suppose un individu générique abstrait (le citoyen de la conception française), uni-
versel et interchangeable. C’est le problème théorique de cette position, où le sujet est indiscer-
nable des autres sujets, ce qui rend impossible de penser le pluralisme. Idéalement la société
n’est pas composée de plusieurs individus, qui différent par le sexe, l’âge, la couleur de peau, la
condition sociale ou les convictions religieuses, mais d’un même individu générique dupliqué