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Revue des Questions Scientifiques, 2011, 182 (1) : 155-168
Le prix Nobel de la paix
Une grande première
Marie Holzman
[email protected]
Selon les témoignages des participants, il est rare d’assister à une
cérémonie aussi belle et aussi
émouvante. En effet, l’émotion
était à son comble le 10 décembre
2010, lorsque le Prix Nobel de la
Paix fut décerné au Chinois Liu
Xiaobo.
Thorbjorn Jagdland, Président du comité du Nobel de la Paix et ancien
Premier Ministre de Norvège déclara au début de son discours : « Nous regrettons que le lauréat ne puisse être parmi nous aujourd’hui. Il se trouve en
prison dans le Nord-Est de la Chine, et ce simple fait prouve qu’il était nécessaire et approprié de lui décerner le prix. » À ces mots, la salle s’est levée pour
l’interrompre et s’est mise à l’applaudir. Les applaudissements ont retenti durant trois ou quatre minutes. Cette ovation a été un signal très fort, une façon
de dire au peuple norvégien que le monde démocratique approuvait cette décision difficile et controversée, et qu’il le remerciait pour son courage.
En effet, comme tous les ans à la fin de l’été, le Comité du Nobel de la
Paix s’était penché sur l’état de la planète afin d’évaluer où le prix tant convoité aurait le plus d’impact. Et, comme tous les ans, chaque microcosme qui
s’agite autour de sa cause fétiche a tenté d’attirer l’attention de ce très distingué comité sur « son cas ». Les démocrates chinois et leurs soutiens hors de
Chine ont proposé en 2010 la candidature de Liu Xiaobo. Certes, Liu Xiaobo
n’est pas le seul Chinois à s’être battu pour la démocratisation de son pays, ni
le seul à avoir été proposé pour le Prix Nobel de la Paix. Il existe de nombreux
Chinois qui se sont dressés pour dénoncer la violence du parti communiste
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revue des questions scientifiques
chinois à l’égard de son peuple, pour alerter l’opinion mondiale de ce qui se
passait dans leur pays, pour encourager les pays démocratiques à résister aux
sirènes du gain facile en Chine grâce à un prolétariat surexploité et sous-payé.
Certains ont laissé quelques vagues souvenirs dans nos mémoires et ont été
proposés comme éventuels lauréats du Prix Nobel de la paix : citons Harry
Wu, qui dénonce le laogai, frère jumeau du goulag. Il y eut aussi Hu Jia, qui
obtint le Prix Sakharov du Parlement Européen en 2008, mais qui se languit
toujours en prison malgré un état de santé délabré, ainsi que Gao Zhisheng,
un avocat qui, pour avoir défendu des pratiquants de Falungong, a été torturé
pendant des mois en 2009 et qui a par la suite tout simplement « disparu » au
printemps 2010, la police affirmant ne plus savoir où il était ! Le laogai a finalement lâché sa proie en renvoyant Gao chez lui pendant dix jours, pour le
capturer et le « volatiliser » de nouveau. Sa famille, ses amis sont à nouveau
sans nouvelles de Gao Zhisheng depuis avril 2010… Lorsque Wei Jingsheng,
auteur en 1978 du texte « La Cinquième modernisation, la démocratie » se
trouvait encore en prison en 1996, son nom avait été pressenti pour cet honneur, puis celui de Wang Dan, l’un des anciens leaders étudiants du mouvement démocratique de 1989. Et pourtant ce fameux Prix Nobel de la paix
n’avait jamais été attribué à un Chinois.
Le Nobel de 2010 est donc une grande première. En Asie, le Prix Nobel
de la paix a honoré les efforts de la Birmane Aung San Suu Kyi, des Timoriens
José Ramos Horta et Monseigneur Belo, du Vietnamien Le Duc Tho, et bien
sûr du Dalai Lama, en exil en Inde. Comment se fait-il pourtant que, depuis
que cette haute distinction existe, l’on compte neuf lauréats français du Prix
Nobel de la Paix, huit Anglais, vingt Américains, et que l’on n’a jamais pensé
à aucun Chinois ? Pourquoi, du temps de la Guerre Froide, l’Occident n’a
cessé de soutenir, de traduire, d’accueillir les dissidents russes, tchèques, polonais, et a réussi à se souvenir de leurs noms sans trop de peine, alors qu’aujourd’hui pratiquement personne n’est capable de retenir ou de citer le nom
du moindre militant pour la démocratie en Chine ? La question ne restera
désormais plus sans réponse puisque Liu Xiaobo a rejoint cette prestigieuse
cohorte.
Qui est donc ce premier citoyen chinois à avoir obtenu le Prix Nobel de
la Paix, le 8 octobre 2010, alors qu’il se trouvait dans une prison du Liaoning,
à Jinzhou, après avoir été condamné à onze ans de réclusion pour « tentative
de subversion » en décembre 2009 ?
le prix nobel de la paix… une grande première
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Né le 28 décembre 1955 à Changchun, dans la province du Jilin de l’ancienne Mandchourie, Liu Xiaobo a connu les duretés du régime maoïste : ses
parents et leurs cinq fils (Liu Xiaobo est le troisième) ont souffert de la faim
durant le Grand bond en avant (1958-1962). La famille a connu l’exil à la
campagne dans les steppes de Mongolie de 1969 à 1973, et Liu Xiaobo fut
envoyé dans une commune populaire du Jilin à l’âge de 19 ans pour se « former auprès des paysans », comme près de dix-sept millions de jeunes de sa
génération, sur ordre du Président Mao Zedong. À l’âge de 21 ans, il devint
ouvrier à Changchun, capitale provinciale du Jilin. De son enfance, Liu Xiaobo n’a que très peu parlé, même à sa femme. « De cette période, je ne me
souviens que des coups de ceinture de mon père, » a confié Liu à sa femme,
évoquant à peine le souvenir d’une mère pratiquement analphabète et d’un
père enseignant.
Malgré une scolarité bousculée par la Révolution culturelle (1966 à
1976), Liu Xiabo fut admis à l’Université dès le rétablissement des examens
d’entrée à l’enseignement supérieur. Il obtint sa maîtrise de littérature dans la
prestigieuse université de Pékin en 1984 et commença sa brève carrière d’enseignant au département de chinois de l’Ecole normale supérieure de Pékin.
L’obtention d’un doctorat de littérature en 1988 lui ouvrit les portes du monde
académique international : il partit enseigner en Norvège en août 1988, puis
aux États-Unis. Il donnait des cours à l’université Columbia en avril 1989,
lorsqu’il décida de retourner en Chine pour participer au mouvement de revendications démocratiques qui venait d’éclater sur la place Tian’anmen le 15
avril, et où se pressaient quotidiennement des dizaines de milliers de manifestants. Alors que la menace de la répression se faisait d’heure en heure plus
précise, Liu Xiaobo choisit de rester, avec quelques autres personnalités, dont
le chanteur Hou Dejian, l’enseignant Gao Xin et le chercheur Zhou Duo,
jusqu’à l’arrivée des troupes dans la nuit du 3 au 4 juin. Ils réussirent à
convaincre les militaires de laisser les étudiants évacuer la place, évitant sans
doute ainsi que le nombre de morts s’alourdisse encore, alors que plusieurs
centaines, voire plus de mille citoyens chinois furent tués par balles ou écrasés
par les chars durant les heures qui suivirent.
Cette expérience tragique força Liu Xiaobo à revoir ses priorités : le fait
d’avoir été témoin de la mort de jeunes étudiants désarmés, de passants pris
dans la tourmente, et surtout de ne pas avoir pu contribuer à éviter ce massacre, transforma le jeune professeur brillant et provocateur qu’il était en un
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revue des questions scientifiques
humaniste convaincu, se sentant éternellement responsable devant les « âmes
errantes du 4 juin ». Les vingt mois de réclusion forcée qui suivirent, et son
exclusion de l’université en septembre 1989, firent de lui un opposant sans
concession au régime du parti communiste chinois.
Les temps forts de la vie de Liu Xiaobo semblent ponctués par ses séjours
en prison. Sa participation au mouvement démocratique de 1989 lui valut
vingt mois de prison sans jugement, du 6 juin 1989 à janvier 1991.
Libéré après avoir été déclaré « coupable d’avoir disséminé des idées
contre-révolutionnaires » par le Tribunal municipal intermédiaire de Pékin,
Liu Xiaobo ne pourra plus retrouver d’activité professionnelle régulière, à
l’instar de tous les anciens prisonniers d’opinion chinois. Il s’établit toutefois
à Pékin, et se lança dans une carrière en pointillés d’écrivain indépendant. Il
publiera ainsi près de mille articles en vingt ans. Ses textes seront interdits de
publication en Chine, mais il parviendra à les faire éditer dans la diaspora
chinoise, et à agrandir ainsi progressivement son lectorat à l’intérieur de la
Chine grâce à l’usage de plus en plus répandu d’Internet. Celui qui avait
écrit dès 1989 : « Nous n’avons pas d’ennemis ! Ne laissons pas la haine et la
violence empoisonner notre sagesse et la démocratisation de la Chine ! » continuera durant vingt ans à parler un langage de vérité et de morale, en refusant
l’autocensure et en fustigeant les compromis passés par l’élite intellectuelle
chinoise avec le pouvoir en place.
Pour avoir écrit des articles réclamant une réévaluation officielle des événements qui menèrent au massacre du 4 juin 1989 puis, pour avoir participé
à des actions de défense des droits civiques, Liu Xiaobo fut placé en résidence
surveillée du 18 mai 1995 à janvier 1996. Quelques mois plus tard, du 8 octobre 1996 au 7 octobre 1999, sur ordre du Comité de gestion des camps de
rééducation par le travail, Liu Xiaobo a dû effectuer trois années de travaux
forcés au prétexte qu’il avait « troublé l’ordre public » en signant une lettre
ouverte avec le militant Wang Xizhe1, appelant à une nouvelle alliance entre
le parti communiste et le parti nationaliste du Guomindang. Il est vrai qu’à
cette époque le parti nationaliste, qui avait quitté le continent chinois en 1949
pour se réfugier à Taiwan avec les troupes de Chiang Kaichek, restait la bête
1.
Wang Xizhe fut l’un des tout premiers opposants à la dictature du parti communiste
durant la révolution culturelle (1966-1976). Un texte mettant en cause le pouvoir en
1974 lui valut de longues années en prison. Il a émigré aux États Unis en 1996, évitant
de justesse une seconde condamnation.
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noire du pouvoir à Pékin, et que cette proposition audacieuse avait de quoi
surprendre.
C’est en tant que prisonnier que Liu Xiaobo épousa sa compagne de longue date, Liu Xia, en 1998. Dix ans plus tard, le 8 décembre 2008 à minuit
des agents du Bureau de la sécurité publique de Pékin vinrent le cueillir chez
lui, deux jours avant la parution de la Charte 08, texte qui devait lui valoir
une notoriété mondiale. Et c’est toujours en prison qu’il apprit le 9 octobre
2010, de la bouche de ses gardiens, que le comité norvégien du Prix Nobel de
la paix lui avait conféré sa plus haute distinction, en hommage à son « long
combat non-violent en faveur du respect des droits fondamentaux en Chine ».
En effet, Liu Xiaobo a toujours opté pour une voie pacifique et son patient travail d’éclaireur vis-à-vis de ses concitoyens a sans aucun doute contribué à l’émergence d’un vaste mouvement citoyen qui, aujourd’hui comme
hier, continue à s’élaborer autour de deux axes principaux : le respect des lois
et le refus de la violence.
En termes mesurés, en adjurant ses concitoyens à renoncer à toute velléité révolutionnaire, à opter pour une voie réformiste, en réfléchissant aux
méthodes que le pouvoir pourrait emprunter pour sortir de l’ornière dans laquelle il s’était, selon lui, fourvoyé depuis 1989, en acceptant trois peines de
prison successives sans jamais perdre l’espoir, sans gémir sur son propre sort,
Liu Xiaobo est devenu une source d’inspiration pour ses concitoyens. Avocat
infatigable de la résolution pacifique des conflits au Tibet et au Xinjiang ainsi
qu’avec les pays voisins de la Chine, qui enveniment le climat de la région,
attisent le nationalisme et la discrimination, Liu Xiaobo écrivait encore en
décembre 2009 : « Je suis persuadé que la Chine continuera à progresser sur
la voie des réformes politiques, et je suis plein d’espoir concernant la liberté
qui arrivera dans ce pays à l’avenir (…). La Chine finira par devenir un État
de droit, où le respect des droits de l’Homme triomphera, et je m’attends à
voir l’impact de ces progrès au moment où ma sentence sera prononcée. Je
suis certain que le verdict de la Cour sera juste, et qu’il résistera à l’épreuve de
l’histoire. »
Ce même homme finira tout de même, le jour de Noël 2009, par être
condamné à onze ans de prison, parce que, s’inspirant de la Charte 77, lancée
à l’époque par Vaclav Havel pour s’opposer à la dictature soviétique, Liu Xiao-
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revue des questions scientifiques
bo devint l’un des auteurs et le porte-parole de la Charte 082. Dans cette
Charte, Liu Xiaobo demandait notamment l’élargissement des réformes économiques aux réformes politiques, la fin du monopole du Parti communiste
chinois et l’ouverture au pluralisme, la liberté d’expression, la liberté de pratiquer la religion de son choix. Vues de Pékin, ces revendications justifient une
sentence d’une sévérité devenue fort embarrassante : en libérant maintenant
Liu Xiaobo, le pouvoir craint de perdre la face. En le gardant en prison pour
les neuf années qu’il lui reste à attendre avant de purger sa peine, le gouvernement chinois se condamne lui-même à traîner un boulet d’opprobre jusqu’à
2019.
L’attribution du Prix Nobel de la Paix de 2010 à un Chinois et la spectaculaire cérémonie d’attribution du prix à une chaise vide auront au moins eu
une retombée positive : pour la première fois depuis 1989, et le tragique massacre de la place Tian’anmen, le problème des violations des droits de l’homme
en Chine a été évoqué sans ambages, et sans la langue de bois des diplomates.
Ne s’agissait-il pas de rendre hommage au long combat d’un intellectuel qui
n’avait jamais employé d’autres armes que l’écriture pour tenter de convaincre
son gouvernement d’engager des réformes politiques, et qui, pour ce « crime »,
avait été condamné à onze ans de prison ? De plus, dans la longue histoire
(109 ans) du prix Nobel de la Paix, n’était-ce pas la seconde fois seulement que
personne n’avait pu venir recueillir le prix, ni le récipiendaire, ni aucun
membre de sa famille ? La première fois que prix n’avait pu être décerné remonte à 1935 lorsque, sous le régime nazi, le pacifiste allemand, Carl von
Ossietsky, n’avait pu se rendre à Oslo. Même l’observateur le plus neutre ne
peut s’empêcher de se sentir troublé par ce rapprochement historique…
Pourtant, le gouvernement chinois avait utilisé tous les moyens possibles
pour tenter de discréditer l’attribution du Nobel de la Paix à Liu Xiaobo. Une
émissaire du Ministère des Affaires étrangères s’est rendue en Norvège, le 28
septembre, quelques jours avant l’annonce du prix pour mettre en garde la
Norvège contre de possibles retombées négatives dans leurs relations diplomatiques et commerciales. Cette dernière a en effet déclaré que « cette personne
a été condamnée pour avoir violé la loi chinoise. L’honorer serait envoyer un
2.
Il existe plusieurs traductions de cette Charte, dont une à paraître en 2011 dans un recueil de textes de Liu Xiaobo chez Gallimard, collection Bleu de Chine. Une autre est
parue en 2009 dans « Chine, on ne bâillonne pas la lumière », de Marie Holzman et
Noël Mamère aux éditions Jean-Claude Gawsevitch.
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mauvais message au monde ». À l’annonce du prix, le qualificatif employé par
le porte-parole chinois pour le décrire fut « xiedu », que l’on peut traduire par
« obscène ». Par la suite, des pressions ont été exercées sur les pays ayant des
ambassades en Norvège pour qu’ils ne participent pas à la cérémonie d’attribution du Prix. Les pressions se sont accompagnées de menaces non dissimulées concernant d’éventuelles « représailles » en cas de désobéissance. Dix-neuf
pays, dont certains pays démocratiques tels que la Colombie, le Venezuela, la
Serbie, le Pakistan, les Philippines, se sont rangés du côté chinois et n’ont pas
participé aux réceptions solennelles du 10 décembre. Les ambassadeurs des
quarante-cinq autres pays représentés à Oslo étaient là, en revanche, bravant
courageusement l’ire de la Chine, qu’il est généralement convenu de présenter
(avec admiration) comme la seconde puissance économique du monde.
Les mouvements d’humeur se sont succédés pendant toute la période
allant du 8 octobre, date de l’annonce du prix, au 10 décembre. Le pouvoir
chinois a non seulement refusé de laisser Liu Xiaobo quitter la prison de Jinzhou où il se trouve enfermé, à quelques centaines de kilomètres au nord de
Pékin ; il a également placé en résidence surveillée son épouse, Liu Xia, et
empêché les frères de Liu Xiaobo de se rendre à l’étranger. Détail comique :
dans une longue lettre adressée aux amis de Liu Xiaobo, Liu Xia avait émis le
souhait de les voir se rendre à leur place à la cérémonie. Cette lettre avait été
envoyée par mail à quelque cent cinquante personnes, dont une partie se trouvait en Chine, l’autre dans la diaspora chinoise. Tous ceux qui se trouvaient
en Chine ont été immédiatement placés sur une liste rouge et ont été empêchés de partir à l’étranger… même lorsqu’ils souhaitaient s’y rendre pour des
raisons qui n’avaient rien à voir avec la cérémonie du Nobel. Ce fut notamment le cas du célèbre juriste He Weifang qui devait se rendre à un colloque
international en novembre, et qui a été retenu avant de monter dans l’avion.
En revanche, d’autres personnalités, tout aussi « sensibles », mais qui ne figuraient pas sur la liste de Liu Xia, ont pu voyager sans encombre à la même
époque.
Durant les jours qui ont précédé et suivi le 10 décembre, de nombreuses
personnalités connues pour leur engagement ont été tout simplement empêchés de communiquer avec le monde extérieur. Mme Ding Zilin et son mari
Jiang Peikun, par exemple, ont été placés en résidence surveillée et malmenés
par la police. En effet, ils ont perdu un fils le 4 juin 1989 et mènent depuis
vingt ans un combat pour la justice et contre l’oubli de ce massacre. Le pou-
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revue des questions scientifiques
voir craignait sans doute qu’ils répondent à des interviews téléphoniques. De
même l’intellectuel Zhang Zuhua, qui fut, avec Liu Xiaobo, à l’origine de la
rédaction de la Charte 08, fut enlevé par une voiture de police le 9 décembre,
et ramené chez lui le 12. Aucune explication ne lui fut donnée.
Autrement dit, le gouvernement chinois a réagi à l’attribution du Prix
Nobel avec une virulence qui prouve son extrême nervosité, mais aussi sa
difficulté à cohabiter avec la plupart des pays modernes, dont les dirigeants
sont habitués à gérer le pluralisme, les critiques, les attaques et les oppositions
en tout genre. L’intolérance à la critique est une constante des régimes dictatoriaux. Dans le cas du pouvoir chinois, la subtilité grandissante de la propagande officielle finit par créer une image idéalisée de la Chine, qui entre en
collusion avec l’image renvoyée par les défenseurs des Droits de l’homme qui,
eux, se focalisent sur le traitement réservé à tous ceux qui se rebellent contre
la pensée unique imposée par le système. À force d’emprisonner les avocats
qui défendent les opposants, ou de leur interdire le droit d’exercer leur profession, de fermer les journaux qui dénoncent les abus des fonctionnaires corrompus, de censurer les organisations qui osent s’attaquer aux patrons sans
scrupule pour leur exploitation éhontée de la classe ouvrière, l’état-parti parvient à maintenir le couvercle sur la marmite bouillonnante qu’est devenue la
Chine. Mais cela ne suffit pas à lui assurer une légitimité incontestable !
Depuis 1949, et l’arrivée du parti communiste au pouvoir, les drames se
sont succédés : le grand bond en avant, la révolution culturelle, les campagnes
politiques, et, plus récemment, la répression du premier mouvement démocratique de Pékin, en 1979, puis la répression du mouvement démocratique de
la place Tian’anmen en 1989, puis, depuis 1999, la chasse sans merci aux
membres du Falungong. Ce mouvement spirituel, qui a été créé en 1992,
comptait déjà plusieurs dizaines de millions de membres en 1999. C’est ce qui
a effrayé les dirigeants suprêmes, conscients que, tout au long de l’histoire
chinoise, ce sont des mouvements millénaristes de ce genre qui ont fait chuter
les dynasties successives. Bien que le gouvernement ait implicitement reconnu
que certaines des initiatives du parti s’étaient soldées en drame, il n’a jamais
proposé de réforme en profondeur du système, ni envisagé de laisser la population donner son avis sur les questions qui la concerne directement.
Du coup, la légitimité du système provient, en partie de la croissance
économique, qui ne peut en aucun cas ralentir, et en partie de la reconnais-
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sance internationale. Ceci explique l’importance extrême accordée à la tenue
des Jeux Olympiques à Pékin en 2008. Lorsque, en mars et avril 2008, des
manifestations de protestation se sont tenues notamment à Athènes, à
Londres, à Paris, en Californie, au Japon lors du passage de la flamme olympique les autorités chinoises ont vu rouge. Elles n’avaient pas prévu cette situation ! La presse occidentale s’était abondamment extasiée devant la splendeur
des infrastructures construites en temps et en heure à Pékin et dans d’autres
villes de Chine. Tout le monde s’accordait pour dire que ces Jeux seraient les
plus somptueux que l’on ait jamais vus, et voilà que l’opinion publique manifestait son mécontentement ! C’était tout à fait inattendu, et n’allait évidemment pas dans le sens espéré par les propagandistes officiels.
Le prix Nobel a produit le même effet que ces manifestations de 2008.
En effet, quelques semaines avant le 8 octobre, le Premier Ministre Wen Jiabao avait donné une conférence devant les caméras de CNN en affirmant
qu’il était convaincu de la nécessité d’instaurer la liberté d’expression en
Chine. La presse occidentale s’est étonnée de voir le Premier Ministre « censuré » dans la presse en chinois, comme s’il avait été vraiment dans les intentions de Wen Jiabao de libérer la parole de ses concitoyens. La manœuvre était
directement destinée au Comité du Nobel, pour lui « prouver » que la démocratie se ferait progressivement en Chine, et qu’il fallait voir dans les déclarations du Premier ministre une forme de pluralisme au sein des dirigeants, qui
montrait la voie vers l’avenir radieux de la Chine. En fait ce coup de publicité
a si bien marché qu’il s’est trouvé des commentateurs occidentaux pour déplorer l’attribution du prix Nobel à Liu Xiaobo au prétexte que cela allait durcir
la position des plus conservateurs au détriment des réformistes.
Ce genre d’arguments est régulièrement proposé par la classe politique,
les hommes d’affaires et un bon nombre de spécialistes en tout genre, pour
mettre en avant la thèse bien connue selon laquelle le développement économique débouche, tôt ou tard, sur l’instauration d’un système démocratique.
Pourquoi cette timidité à l’égard du géant chinois ? Parce qu’il est considéré
aujourd’hui comme le moteur de la croissance mondiale et qu’il ne faut pas le
froisser ? Certes, mais alors que ce géant est en passe de devenir tout-puissant,
ne serait-il pas temps de lui rappeler poliment, mais très fermement, que le
pouvoir associé à la violence n’engendre que le malheur ? répond-on à Oslo en
attribuant le prix à Liu Xiaobo. Ne serait-il pas temps de montrer à tous les
voisins de la Chine, rendus de plus en plus nerveux par les menées ouverte-
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revue des questions scientifiques
ment prédatrices des dirigeants au pouvoir à Pékin, que l’Occident est
conscient des risques engendrés par une éventuelle déflagration militaire en
Extrême-Orient ? Le récent incident qui faillit provoquer en septembre 2010
un conflit entre Tokyo et Pékin suite à l’incursion d’un bateau chinois dans
des eaux territoriales contestées au large des îles Senkaku (Diaoyutai en
chinois) n’en est qu’un exemple. Le recul progressif de fait du tracé de la frontière entre le Laos et la Chine, au profit de cette dernière, les escarmouches
avec l’Inde concernant certaines parties de l’Arunachal Pradesh et de l’Aksaï
Chin, l’influence grandissante de la Chine sur le Népal, le soutien des Chinois
aux deux gouvernements les plus brutaux de la planète, la Birmanie et la Corée du Nord, sont autant de sujets qui méritaient une réflexion rapide et qui
furent suivis d’effet à Oslo.
Si, en revanche, on suit le raisonnement selon lequel il ne faut pas heurter
les sentiments des Chinois, ni leur faire la morale, l’attribution du Prix Nobel
de la Paix à Liu Xiaobo tombe vraiment très mal. Le problème c’est que cet
argument a fait long feu et qu’il n’est plus recevable. En effet, les dirigeants
chinois s’étaient eux-mêmes engagés à limiter les violations des droits de
l’homme lorsqu’ils ont obtenu le statut de ville olympique pour Pékin en
2001. Ils ont essayé de donner le change jusque vers 2007, puis, au fur et à
mesure que la date fatidique du 8 août 2008 (ouverture des J.O.) approchait,
les masques bienveillants sont tombés. Il y a eu la répression brutale des manifestations à Lhassa en mars 2008, qui se sont soldées par des milliers d’arrestations et ont provoqué un net durcissement de la politique nationale à
l’égard des minorités ethniques. Puis le scandale du lait contaminé a éclaté
durant l’été 2008, alors qu’il avait été étouffé pendant des années, que six
nourrissons en sont morts et que d’innombrables bébés en subiront des conséquences toute leur vie. A la fin de l’année 2010, Zhao Lianhai, le père de l’un
de ces enfants, qui se bat pour que les parents dans la même situation que lui
puissent obtenir une aide de l’Etat (en effet les soins médicaux ne sont pas
gratuits en Chine), a été condamné à un an et demi de prison, et l’on continue
de découvrir des stocks de lait empoisonné à la mélamine qui s’écoulent dans
les grandes villes de Chine. N’oublions pas le tremblement de terre du Sichuan en avril 2008… Durant l’été 2010, Tan Zuoren a été condamné à
quatre ans de prison pour avoir photographié les décombres des écoles et tenté de prouver que la mauvaise qualité de leur construction était liée à des
phénomènes de corruption au niveau local.
le prix nobel de la paix… une grande première
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Comment expliquer cette persistance de comportements brutaux et, à
nos yeux du moins, contre-productifs ? Il était facile de comprendre que le
gouvernement chinois ait été nerveux à l’idée de devenir l’objet de l’attention
du monde entier en 2008. Il était envisageable qu’il le soit encore en 2009, à
cause d’une série d’anniversaires considérés comme sensibles (les soixante ans
du régime communiste, les vingt ans du massacre de Tian’anmen, entre
autres). Mais la condamnation de Liu Xiaobo à onze ans de réclusion le jour
de Noël 2009, puis l’exécution capitale d’un ressortissant britannique3
quelques jours après, deviennent difficilement compréhensibles alors que la
Chine est le seul pays à se sortir aisément de la crise économique qui secoue le
monde, et que rien ne semble menacer son intégrité. Ou alors il faut interpréter ces deux événements, et tous ceux qui ont suivi, comme un pied de nez au
monde démocratique. Tant que la dictature et la répression permettront leur
maintien au pouvoir, et tant que la croissance économique se maintiendra,
grâce à l’aide des pays développés qui continueront à lui apporter soutien,
technologie et financements, les dirigeants chinois auront d’autant moins envie de se lancer dans le chantier des réformes politiques que l’histoire leur a
montré comment ils risquaient de perdre ce pouvoir qui leur importe tant.
S’ils permettent aux ouvriers de se syndiquer librement, ce sera le scénario
polonais de Solidarnosc, et une première brèche dans le navire. S’ils s’ouvrent
à plus de transparence, et permettent à la population de participer à l’élaboration de la politique nationale, ce sera le scénario soviétique de Gorbatchev, et
l’effondrement du système.
Il n’est tout de même pas dit que la Chine soit vouée à être dirigée par des
empereurs tout-puissants jusqu’à la nuit des temps. Il n’est pas dit non plus
que toutes les tentatives de mettre en place un système politique adapté aux
besoins d’un pays moderne seront toujours vouées à l’échec. La société est déjà
en mouvement et ne se contentera plus très longtemps d’assister impuissante
à l’enrichissement éhonté d’une frange de la population tandis que la grande
majorité continuera à endurer une vie de travail ingrat sans pouvoir s’exprimer
sur son propre avenir. Certains signes ne trompent pas : les opposants n’hésitent plus à affronter la prison, si cela peut faire avancer la cause de la démocratie, et quelques étudiants courageux de l’Université Zhongnan à Changsha,
3.
Akmal Shaikh, accusé de trafic de drogues, a été exécuté malgré le fait qu’il ait manifestement été malade mental et malgré les demandes de grâce répétées du Premier Ministre
Gordon Brown.
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revue des questions scientifiques
capitale du Hunan, ont déployé une bannière le 10 décembre 2010, où l’on
pouvait lire : « Nous célébrons le Prix Nobel de la paix accordé à Liu Xiaobo.
Nous vous remercions de ne pas avoir oublié le peuple chinois. »
Voilà pourtant plus de trente ans que les démocrates chinois s’évertuent
à nous dire qu’ils croient aux valeurs universelles, qu’ils aspirent à la liberté,
au pluralisme et que seule la démocratie peut rendre la Chine véritablement
moderne et acceptable pour les autres pays de la planète. Sans parler des innombrables victimes de la période maoïste, qui n’eurent même pas l’occasion
de revendiquer la liberté d’expression, qui peut citer le nombre de victimes de
la dictature chinoise depuis le début des réformes économiques, en 1979, et de
l’irrésistible ascension de ce nouveau géant qu’est la Chine ? Les premiers opposants ouvertement favorables à la démocratie qui s’exprimèrent en 1978,
Wei Jingsheng, Xu Wenli, Ren Wanding, et bien d’autres, connurent tous
entre douze et dix-huit ans de prison pour avoir simplement demandé le respect des droits de l’homme, et la liberté. Par la suite, le massacre de Tian’anmen en juin 1989 provoqua la mort de plusieurs centaines de manifestants, ou
de simples badauds désarmés, après un immense mouvement populaire qui,
pendant près de deux mois avait envahi les rues et les places des plus grandes
villes de Chine. Ils réclamaient le dialogue avec leur gouvernement, la fin de
la corruption et du népotisme. Leurs exigences n’avaient rien de révolutionnaire…
Aujourd’hui ce sont les pratiquants de Falungong, un mouvement spirituel qui a fait quelques dizaines de millions d’adeptes depuis le début des
années 1990, qui sont violemment pourchassés, persécutés, arrêtés et torturés.
Au Tibet et au Xinjiang, le rouleau compresseur du pouvoir en place semble
avoir perdu tout contrôle de lui-même depuis la fin de l’année 2008 : les arrestations de moines, d’imams, d’intellectuels, d’hommes et de femmes d’affaires, les exécutions capitales et les menaces de mort sont monnaie courante.
Sous prétexte de lutter contre le séparatisme et le terrorisme, la police armée
intervient partout et instaure un régime de terreur en imposant une forme
d’assimilation à marche forcée des ethnies non « han ».
Quoiqu’il en soit, la situation est restée verrouillée durant toute l’année
2010. Les dirigeants chinois étaient encore bercés par l’effet positif produit
par les discours lénifiants du Premier ministre Wen Jiabao, et par la satisfaction d’accepter les courbettes répétées de nos présidents démocratiquement
le prix nobel de la paix… une grande première
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élus, désireux de signer des contrats en Chine, ou d’obtenir le rachat d’une
partie de leur dette intérieure. Ils étaient donc à peu près convaincus que les
Norvégiens n’oseraient pas infliger à la Chine l’affront de décerner le premier
prix Nobel de son histoire à un opposant en prison. Il ne faut pas oublier que
les Chinois rêvent d’un prix Nobel depuis des décennies, et qu’une abondante
littérature accompagne tous les ans l’attribution de ces prix, assortie de lamentations sur l’absence d’un Chinois dans leurs rangs, et même si de nombreux
primés scientifiques portent des noms chinois, ils ont pris la nationalité de
leur pays d’accueil. La France abrite d’ailleurs un prix Nobel de littérature au
nom chinois : Gao Xingjian, qui fut, en 2000, presque autant vilipendé que
Liu Xiaobo l’est aujourd’hui.
Il faut en effet noter que, malgré le désir intense qu’expriment les Chinois
pour l’obtention d’un Prix Nobel, leur désir n’a toujours pas été réellement
satisfait à ce jour : ils souhaitaient évidemment un Nobel incontestable, en
chimie, ou en physique par exemple. Ou, à la rigueur un écrivain chinois qui
aurait vécu en Chine et qui serait diffusé en Chine. Il se trouve que Gao Xingjian ne vit plus en Chine depuis 1988, et que ses œuvres ne sont pas lues dans
son pays natal. Son prix Nobel de littérature avait à l’époque été perçu comme
un camouflet à la fois par les autorités au pouvoir, et par une bonne partie de
la diaspora chinoise. En effet, certains Chinois à l’étranger développent une
fibre patriotique exacerbée, et deviennent « plus communistes que le PCC »
en défendant l’honneur du pays avec véhémence. Mais les réfugiés politiques
chinois en exil ont également fustigé Gao Xingjian pour son refus de prendre
ouvertement position en faveur de l’opposition démocratique en Chine et à
l’étranger. Il est d’ailleurs troublant de constater que, à notre connaissance,
Gao Xingjian n’a pas salué l’attribution du prix à Liu Xiaobo.
À Liu Xiaobo, ces mêmes opposants font des reproches tout aussi acerbes,
et une violente campagne hostile à sa nomination a été déclenchée avant et
après l’attribution du prix. Elle émane d’une partie de l’opposition en exil,
dont on ne sait si elle est manipulée par des membres du parti communiste
chinois et leurs amis, ou si elle s’appuie sur des convictions sincères. Parce que
Liu Xiaobo a, à plusieurs reprises, utilisé la phrase « Je n’ai pas d’ennemis », il
lui est reproché d’avoir pactisé avec le diable, de se montrer trop complaisant
à l’égard du régime, de chercher à obtenir ses faveurs. Le traitement que Liu
Xiaobo reçoit en prison, considéré comme décent par ses détracteurs parce
qu’il n’est apparemment pas torturé par ses gardiens, est comparé à celui de
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revue des questions scientifiques
l’avocat Gao Zhisheng qui a été violemment battu et qui, à ce titre, est considéré comme le véritable héros de la résistance. L’opposant de la première
heure, Wei Jingsheng, qui vit actuellement en exil, affirme que le Comité du
Nobel à donné le prix à un prisonnier, et donc à quelqu’un d’impuissant,
parce qu’il n’a pas osé le décerner à un homme en liberté qui aurait pu avoir
une action réelle sur le mouvement démocratique en et hors de Chine. D’autres
lui reprochent d’avoir soutenu George W. Bush lorsqu’il a déclenché la guerre
contre l’Irak. Bref, chacun lui trouve des défauts impardonnables, oubliant
sans doute que Liu est un être humain faillible, comme tous les autres !
En Chine, en revanche, même si le nom de Liu Xiaobo était pratiquement inconnu du grand public, certains internautes ont exprimé leur joie à la
nouvelle du prix et, durant quelques heures, des centaines de milliers de
« clics » ont été enregistrés sur des sites habituellement plus paisibles mais où
l’annonce du prix a pu rester avant d’être censurée. Le 10 décembre, une nouvelle expression est née : « kong yizi » (la chaise vide) et de nombreux blogueurs ont pris le dessin d’une chaise vide comme pseudonyme. Un magazine
de la province du Guangdong, Nanfang Dushi bao (Southern Metropolis magazine) a même osé une couverture particulièrement audacieuse en représentant un policier à l’allure désœuvrée en train de garder un groupe de cinq
hérons. À l’arrière-plan, on devine une grande chaise vide, semblable à celle
sur laquelle Thorbjorn Jagdland a posé le prix à Oslo… Le jeu de mots est
évident pour les lecteurs chinois car le caractère « he » (héron) est homophone
d’un autre caractère qui signifie « féliciter ». Le message est donc : « Nous félicitons le nouveau Prix Nobel de la paix ». Quant à l’image du policier, c’est
une allusion aux restrictions imposées à tous ceux qui auraient effectivement
voulu féliciter Liu Xiaobo. Morale de l’histoire : plus la censure est brutale,
plus le génie inventif d’un peuple se révèle !
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