Prise en charge des cancers digestifs chez les patients obèses DOSSIER THÉMATIQUE

DOSSIER THÉMATIQUE
Journée FFCD-PRODIGE
224 | La Lettre du Cancérologue Vol. XXII - n° 6 - juin 2013
Prise en charge
des cancers digestifs
chez les patients obèses
Care of digestive cancer in obese patients
Thomas Aparicio*
© La Lettre de l’Hépato-gastroen-
térologue 2013;2(mars-avril):62-4.
*Service de gastroentérologie et
cancérologie digestive, hôpital
Avicenne, HUPSSD, AP-HP, Bobigny.
Épidémiologie
L’obésité est définie selon l’Organisation mondiale
de la santé (OMS) par un indice de masse corpo-
relle (IMC = poids en kg/[taille]2) supérieur à 30.
La valeur de l’IMC définit la gravité de l’obésité :
modérée entre 30 et 35, sévère entre 35 et 40,
morbide si supérieure à 40. On observe, en France,
une augmentation régulière de la prévalence de
l’obésité (IMC > 30) depuis 20 ans avec un gradient
nord-sud. Lobésité touche actuellement plus de
20 % de la population dans le nord de la France et
de 12 à 14 % dans les régions du sud. Le surpoids
augmente régulièrement avec l’âge, avec un pic
entre 55 et 65 ans. Aux États-Unis, une cohorte de
900 000 adultes suivie pendant 16 ans a permis de
mettre en évidence une augmentation du risque de
décès par cancer de 52 % chez l’homme et de 62 %
chez la femme en cas d’obésité morbide (1). L’IMC
était significativement associé à une augmen-
tation du risque de décès par cancers de l’œso-
phage, colorectal, hépatique, de la vésicule biliaire
et du pancréas. En Europe, le risque de cancer
attribuable à l’excès de poids est passé de 2,5 %
chez l’homme et 4,5 % chez la femme en 2002 à
3,2 % chez l’homme et 8,6 % chez la femme en
2008 (2). Au niveau mondial, une méta-analyse
de 141 études incluant 282 137 cas incidents a
retrouvé une association entre l’augmentation de
5 kg/m2 de l’IMC et une augmentation du risque
de l’adénocarcinome de l’œsophage et du côlon
chez l’homme (52 % et 24 % respectivement) et
la femme (51 % et 19 % respectivement). Une
augmentation du risque de cancer du foie de 24 %
chez l’homme et du cancer de la vésicule biliaire
de 59 % et du pancréas de 12 % chez la femme
était également observée (3).
Cette augmentation du risque de cancer associée
au surpoids a probablement pour origine un effet
carcinogène de cytokines et d’hormones présentes
en excès chez les individus obèses (4). Lobésité est
associée à une modification des fonctions physio-
logiques du tissu adipeux provoquant une insuli-
norésistance, une inflammation chronique et une
augmentation de la sécrétion de leptine, d’Insuline
Growth Factor-1, de Plasminogen Activator Inhi-
bitor-1, de cytokine pro-inflammatoire et une dimi-
nution de sécrétion d’adipo nectine (5). De multiples
voies de signalisation peuvent être activées par ces
différentes cytokines. Le rôle de chaque cytokine et
de leurs interactions reste cependant à déterminer
en raison d’effets paradoxaux sur la carcinogenèse
dans certaines études (6, 7).
Prévention des cancers
chez les patients obèses
La prévention des cancers chez les individus
obèses est un enjeu important de santé publique.
Plusieurs études de cohortes de grande taille ont
montré que la chirurgie bariatrique réduisait la
mortalité par cancer (8, 9). Dans ces 2 études,
la diminution du risque de mortalité était plus
importante pour les cancers que pour les mala-
dies cardiovasculaires. Dans l’étude suédoise,
La Lettre du Cancérologue Vol. XXII - n° 6 - juin 2013 | 225
Résumé
La prévalence de l’obésité augmente en France comme dans le reste du monde. Un nombre croissant de
cancers sont attribuables à cette épidémie. La prise en charge des cancers chez les patients obèses pose
certains problèmes spécifiques. Concernant la chimiothérapie, des recommandations récentes de l’ASCO®
suggèrent de calculer la dose de chimiothérapie avec le poids réel et de ne pas limiter la surface corporelle
à 2m
2
. Des études complémentaires, notamment en cas d’obésité extrême, restent cependant nécessaires.
Mots-clés
Obésité
Épidémiologie
Cancers digestifs
Chirurgie
Chimiothérapie
Graisse viscérale
Abstract
Prevalence of obesity increase
in France as in the rest of the
world. An increasing number
of cancers are related to
obesity. The care of cancer in
obese patients involved some-
times specific strategy. For
chemotherapy, recent ASCO
recommendations suggest to
calculate the dose with the
real weight and not to limit
the body surface area to 2 m2.
Complementary studies are
mandatory especially in case
of extreme obesity.
Keywords
Obesity
Epidemiology
Digestive cancer
Chemotherapy
Visceral fat
la diminution du risque de cancer n’était observée
que chez les femmes (10). Un traitement efficace
de l’obésité est une mesure préventive utile dans
cette population.
Dépistage des cancers digestifs
chez les patients obèses
La réalisation d’un programme de dépistage des
cancers chez les individus obèses peut se heurter
à plusieurs difficultés. D’abord, l’adhésion aux
programmes de dépistage peut être moins bonne
que chez d’autres catégories d’individus en raison
d’une négligence plus importante vis-à-vis de la
santé. D’autre part, certaines procédures invasives
diagnostiques peuvent être compliquées chez des
patients super-obèses (IMC > 45). Cependant,
concernant le dépistage par rectosigmoïdoscopie
du cancer colorectal aux États-Unis, l’obésité
n’apparaît pas comme un facteur limitant (11).
Concernant le dépistage du cancer de l’estomac
en Asie, une plus mauvaise compliance au dépistage
endoscopique est observée chez les femmes obèses
dans une étude coréenne (12).
Il n’existe pas de données concernant la compliance
au dépistage par Hemoccult® chez les individus
obèses en France. Compte tenu du risque important
de cancer du côlon et d’adénocarcinome de l’œso-
phage chez les individus obèses le dépistage de ces
cancers devrait être particulièrement soigneux dans
cette population.
Traitement chirurgical
des cancers digestifs
chez les patients obèses
La chirurgie des cancers digestifs peut être rendue
plus complexe en cas d’obésité. Pour les cancers de
l’œsophage, une augmentation du risque de lâchage
de suture est observée dans certaines études mais
pas de modification du pronostic en fonction de
l’IMC (13, 14). Les mêmes constatations sont faites
pour les cancers de l’estomac où il est noté plus de
lâchages anastomotiques et d’abcès chez les patients
avec un IMC élevé mais sans conséquence sur la survie
à long terme (15, 16). En revanche, pour les adéno-
carcinomes du pancréas un IMC supérieur à 30 ou à
35 est associé à une plus mauvaise survie (17, 18). Le
cancer du pancréas survient à un âge plus jeune chez
les patients avec un IMC élevé (18). Une augmentation
du risque de fistule pancréatique chez les patients
obèses est également notée (19).
Enfin, pour les cancers du côlon, la chirurgie cœlio-
scopique a été évaluée dans une méta-analyse
regroupant 33 études. Il a été mis en évidence, chez
les patients obèses, un temps opératoire plus long,
un taux de conversion plus élevé, une morbidité
cardiopulmonaire, systémique et un iléus prolongé
parfois plus fréquent. En revanche, il n’y avait pas
d’augmentation significative de la fréquence des
abcès et pas de différence du nombre de ganglions
réséqués (20). Une étude récente a rapporté moins
de tumeurs, avec une altération du système de répa-
ration de l’ADN (dMMR [deficient mismatch repair])
chez les patients obèses comparés aux patients non
obèses. Cependant, la valeur pronostique favorable
du phénotype dMMR était conservée chez les
patients obèses (21).
Prévention des récidives
chez les patients obèses
Existe-t-il des mesures correctives pour prévenir la
récidive des cancers ? Parmi les cancers digestifs, il
n’existe des données que pour les cancers du côlon.
La modification de poids après la résection d’un
cancer du côlon de stade III semble ne pas avoir de
valeur pronostique pour la récidive ou la survie (22).
En revanche, une consommation élevée de glucose
est associée à une plus mauvaise survie sans récidive
chez les patients avec un IMC supérieur à 25 (23). Par
ailleurs, plusieurs études ont mis en évidence l’effet
bénéfique d’une activité physique sur la survie après
résection d’un cancer du côlon (24-26).
Traitement par chimiothérapie
des patients obèses
Des recommandations récentes de l’ASCO®
ont été publiées concernant le traitement de
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Prise en charge des cancers digestifs chez les patients obèses
chimiothérapie chez les patients obèses (27).
On note dans les prescriptions de chimiothérapie
lorsque les surfaces corporelles excèdent 2 m2
une variabilité de prescription de la dose de
chimiothérapie. Beaucoup d’équipes limitent la
dose pour une surface de 2 m2. Il existe peu de
données spécifiques aux cancers digestifs, cepen-
dant une analyse a posteriori de plusieurs essais
randomisés testant le 5-fluorouracile (5-FU) en
adjuvant après résection d’un cancer du côlon de
stade II ou III. Létude a porté sur 3 438 patients
dont 34 % avaient un IMC entre 25 et 30, et 17 %
un IMC supérieur à 30. Le taux de toxicité sévère
n’était pas plus élevé chez les patients avec un
IMC élevé même si l’analyse était restreinte aux
patients ayant reçu 95 % de la dose calculée (28).
Ces données, ainsi que d’autres données obtenues
à partir d’études en gynécologie, suggèrent qu’il
n’y a pas de justification à diminuer la dose de
chimiothérapie par crainte de surtoxicité chez
les patients obèses. Néanmoins, les données sont
insuffisantes en cas d’IMC très élevés. D’autre
part, la diminution de dose expose à un risque
de diminution d’efficacité, la recommandation est
donc d’administrer la pleine dose calculée sur le
poids réel (27). Néanmoins, l’analyse de 2 essais
de chimiothérapie adjuvante dans les cancers du
côlon du NSABP (National Surgical Adjuvant Breast
and Bowel Disease) n’a pas retrouvé d’associa-
tion entre récidive et diminution de dose chez
les patients obèses (29). Des études supplémen-
taires sont nécessaires, notamment en situation
métastatique dans les cancers digestifs pour
évaluer le risque réel de perte d’efficacité d’une
dose diminuée chez les patients obèses. En cas
de toxicité, les règles d’adaptation de dose de la
chimiothérapie doivent être identiques chez les
patients obèses ou non.
Concernant la pharmacocinétique des médica-
ments en cas d’obésité, il existe une relation non
linéaire entre le poids total et la clairance des
médicaments. En revanche, il existe une corréla-
tion entre la masse maigre et la clairance des médi-
caments. D’autres paramètres peuvent intervenir,
comme par exemple une stéatofibrose hépatique
évoluée. Des études de pharmacocinétique spéci-
fiques chez des patients avec IMC élevé seraient
nécessaires.
Le ratio graisse viscérale/graisse sous-cutanée est
un élément important à prendre en compte. Ce
ratio peut être évalué à partir de coupes scanogra-
phiques abdominales. Un ratio élevé est un facteur
associé à la récidive après résection d’un cancer du
côlon (30) et du rectum (31). Enfin, une surface
de graisse viscérale abondante est un facteur
prédictif de mauvaise réponse au bévacizumab
dans les cancers colo rectaux métastatiques (32).
L’analyse de ce facteur est prévue dans les études
PRODIGE 9 et PRODIGE 20.
En conclusion, la prévalence des patients obèses
atteints de cancers digestifs va augmenter. Des
particularités existent concernant la prévention,
le dépistage, la prise en charge chirurgicale et la
chimiothérapie. Des études focalisées, notamment
sur les patients présentant une obésité morbide,
sont nécessaires.
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