dont les clandestins avaient
grandement besoin. Sussmann et sa
femme Annie furent arrêtés à Paris et
déportés à Auschwitz. Comme un grand
nombre de camarades ici mentionnés,
je les ai bien connus. Annie, au moment
de l’évacuation d’Auschwitz, entreprit,
en compagnie de la résistante allemande
Lilly Segal, une fuite audacieuse qui les
amena, à travers l’Allemagne en guerre
jusqu’à la Suisse qui leur accorda refuge
- il ne faut pas oublier qu’on était peu
avant l’écroulement du IIIe Reich.
Victimes victorieuses
Nous savons tous que le
combat contre le IIIe Reich
s’est soldé par de nom-
breuses victimes. Déjà peu
nombreux, les militants anti-
nazis autrichiens en France,
payaient un tribut relative-
ment lourd aux sbires de la
Gestapo qui, en perma-
nence, traquaient les sus-
pects, et en particulier les
« judéo-bolchévistes ».
Mais si les dangers du
combat clandestin en
France étaient présents à
chaque moment, que dire du
défi que certains antifas-
cistes autrichiens lançaient
à la Gestapo, à partir de
1943 : témérité suprême,
plusieurs douzaines de
combattants clandestins
choisirent en pleine guerre
de rentrer en Autriche, pour
y structurer les éléments
épars de militants qui
menaient là-bas la lutte anti-
nazie.
Trois à quatre douzaines
d’hommes et de femmes
choisirent ce qu’on peut
effectivement considérer
comme un chemin de croix.
Tous – à l’exception de deux – furent
pris par la Gestapo et soit torturés à
mort soit exécutés par balles. Environ
une demi-douzaine survécut dans divers
camps de concentration. Y a-t-il des
mots pour rendre justice à ces hommes
et femmes héroïques qui savaient, oui,
savaient, le destin qui les attendait ?
Cependant, en France même, beau-
coup des militants du TA tombaient dans
la lutte, dont je ne peux mentionner ici
que quelques-uns en lieu et place de
tous les autres. Particulièrement cruel
fut le destin d’Oscar Grossmann. Non
seulement il dirigeait (avec d’autres), à
partir de Lyon, le TA dans la zone sud,
mais assurait également la rédaction en
chef du journal Soldat am Mittelmeer.
Le 27 mai 1944 il passa, tard dans la
soirée, à l’endroit où la Résistance faisait
exploser un train de munitions.
Grossmann fut grièvement blessé et
hospitalisé. Le hasard voulut que juste
ce jour-là les policiers vichystes avaient
appris son adresse. Ils utilisèrent le fait
que Grossmann avait un pansement
couvrant ses yeux et ne pouvait donc
voir ses interlocuteurs, pour lui faire
croire qu’ils venaient « sur ordre du
parti » pour l’enlever de l’hôpital et
l’amener dans une cachette sûre. À par-
tir de ce moment, la trace de ce valeu-
reux résistant est restée perdue, malgré
de multiples recherches.
Sur l’Affiche Rouge…
Otto Heller, écrivain internationalement
connu par ses reportages sur la Sibérie,
sur Vladivostok, sur Birobidjan, la pro-
vince extrême-orientale mise à la dis-
position des juifs par Staline pour y
fonder un État juif (dont subsistent
encore aujourd’hui quelques restes), eut
un sort particulièrement cruel. « Intégré »
dans un groupe de la Wehrmacht à Lille,
il militait activement pour le TA, tout en
exerçant la fonction d’interprète sous le
nom de Raymond Brunet. Il fut arrêté
en 1943, torturé à Lille et Paris, dépor-
té d’abord à Auschwitz et finalement à
Mauthausen. Il fut immédiatement
incorporé dans un transport « Nuit et
Brouillard » vers le kommando Solvay
où il mourut le 26 mars 1945.
Tous ses camarades de camp portent
témoignage de son courage, de sa soli-
darité pleine d’humanisme qui ne le
quittèrent pas, jusqu’aux derniers ins-
tants de sa vie.
C’est seulement après la guerre que
j’ai appris le destin de Gustave Kurz.
Nous étions amis de jeunesse, je devrais
dire d’enfance, des voisins et cama-
rades d’école, mais nous ignorions
notre proximité de combat. Gustave
« s’intégra » comme interprète au
champ de tir et de manœuvre à
Valenciennes. À son grand regret, il par-
lait très mal le français, si mal qu’un
soldat de la Wehrmacht avec lequel il
discutait sur les problèmes de la guerre,
lui répondit du tac au tac : « Ne me
raconte pas de salades, tu es tout sim-
plement Viennois ! » Mais Gustave ne se
décourageait pas, et continua pendant
plus d’un an ses travaux d’approche,
diffusant des tracts ou citant aussi des
vers de Goethe, oubliant le danger qu’il
se créait ainsi lui même. Cependant, un
jour, la Felgendarmerie l’interrogea sur
la présence d’un tract sur le campus.
Gustave, de son air innocent et sympa-
thique, assura tranquillement n’en rien
savoir, de sorte que les Feldgendarmes
s’en allèrent sans lui. Il quitta immédia-
tement Valenciennes pour entrer dans
un groupe de partisans. Lors d’un
affrontement avec une unité SS, il cou-
vrit la retraite de ses camarades. Resté
seul, cerné par les SS, il tira jusqu’à
épuisement de ses munitions. Avec la
dernière cartouche, il se tua. C’est par
une citation à l’ordre du jour dans le
bulletin des FTPF que ses propres
camarades autrichiens, et d’autres,
apprirent cette fin héroïque.
Une dernière esquisse biographique :
né en Pologne, mais devenu militant
antifasciste à Vienne, dans la lutte contre
le régime austrofasciste, Willy Schapiro
fut d’abord co-organisateur du mouve-
ment syndical de la région parisienne,
mais passa en juillet 1942 aux FTPF.
Il devint membre du groupe de combat
Manouchian. Il fut arrêté lors d’une
action contre un transport de munitions,
fin octobre 1943. Il fut affreusement tor-
turé et, avec les autres camarades du
groupe, fusillé au Mont Valérien. Son
portrait figure sur la célèbre Affiche
Rouge devenue le symbole du combat
antihitlérien, mis en poésie par Aragon,
chanté par Ferré. Grâce à un gardien du
cimetière d’Ivry, la tombe de Willy a pu
être identifiée. Il apparaît avec d’autres
Autrichiens, sur le monument en l’hon-
neur des fusillés du Mont Valérien,
récemment créé. Tous les quatre, je les
ai bien connus, comme tant d’autres
dont ils sont ici les représentants.
À quoi bon ?
À l’époque de ces temps inoubliables,
des esprits sceptiques ont souvent posé
la question de l’utilité et de l’efficacité
de ce combat de David contre Goliath.
Comment un petit groupe de quelques
centaines d’hommes et de femmes pou-
vait-il avoir l’outrecuidance de défier
l’énorme machinerie de répression du
régime nazi ? Comment pouvait-il oser
vouloir convaincre les soldats de la
Wehrmacht aux « mille » victoires, que
leur guerre, non seulement était crimi-
nelle, mais aussi irrémédiablement per-
due ? Certes, les résultats de l’entre-
prise, à première vue sans chance,
n’étaient pas décisifs pour l’issue de la
guerre. Disons que le petit groupe repré-
sente un des nombreux ruisseaux dont
la confluence forme de grands fleuves.
Sans faire les fanfarons, on peut dire
que certains résultats de ce combat ont
leur place dans la mémoire de ceux qui
vivent à notre époque. La brève conclu-
sion qui suit est loin d’être complète,
mais les fragments en disent assez pour
se faire une idée de la totalité. Je me
sers, pour donner ces renseignements,
du livre de Tilly Spiegel, elle aussi résis-
tante émérite du TA, dont le titre est :
Österreicher in der belgischen und fran-
zösischen Résistance (Des Autrichiens
dans la Résistance belge et française).
On y rappelle que les organisations
clandestines françaises, mais aussi des
états-majors alliés, ont reçu un nombre
appréciable d’informations de la part de
militants-TA, et aussi de la part de sol-
dats autrichiens dans la Wehrmacht, par
l’intermédiaire du TA qui parfois a même
fourni des armes à certaines unités des
FTPF.
Pendant les journées de l’insurrection
libératrice de Paris, tout un groupe de
soldats autrichiens, en se référant expli-
citement à leurs contacts avec le
« groupe de filles » des TA, est passé
du côté des insurgés, avec lesquels ils
ont pris part à l’assaut contre le minis-
tère de la Guerre.
Un lieutenant viennois s’est présenté,
avec son unité, chez les militaires alliés,
et se « légitima » avec des tracts du TA,
faisant état des liens noués avec la
Résistance. À la frontière pyrénéenne,
un inspecteur des douanes autrichien
aidait systématiquement un passeur qui
sauvait des fuyards en leur faisant tra-
verser la frontière ; ce douanier prit fina-
lement directement contact avec la
Résistance pour intensifier ses actions
de soutien.
Le TA initia des émeutes (modestes)
contre le « drill » prussien et les chicanes
des officiers nazis. En Normandie, il y
eut des cas de désertion inspirés par le
TA. Un jeune soldat, ouvrier en prove-
nance de Linz, soutint avec trois de ses
camarades du 375e régiment blindé une
action des FTPF dans le département
de la Somme. À Villacoublay, près de
Paris, des soldats autrichiens du per-
sonnel non navigant de la Luftwaffe,
formaient avec des résistants autri-
chiens un comité de sabotage, endom-
mageant des moteurs et subtilisant des
armes avec leurs munitions, au profit de
la Résistance.
Avec leur aumônier en tête, une com-
pagnie de cyclistes passa à la
Résistance, diffusa des tracts et, une
fois envoyée sur le front de l’Est, se ren-
dit à l’Armée rouge, en utilisant comme
légitimation des tracts du TA. La
Gestapo elle-même rendait hommage
au travail du TA, lorsque, rugissante, elle
lançait à ses membres faits prisonniers :
« C’est grâce à toi, imbécile, que nos
soldats passent à l’ennemi ! ».
Finalement, les multiples décrets
d’avancement délivrés par le comman-
dement FFI aux combattants autri-
chiens, les remerciements officiels de la
part des autorités alliées documentent
à l’envi la contribution de ces hommes
et de ces femmes à la lutte libératrice
en France.
Les archives qui en rendent compte
attendent encore l’exploration exhaus-
tive de ces actes héroïques.
La modestie des exemples donnés ci-
dessus montre cependant que ceux qui
ont pris part aux actions du TA ont fait
preuve de courage et d’un dévouement
sans bornes pour contribuer de toutes
leurs forces au combat contre la barba-
rie. Chacun parmi eux était conscient
de faire partie de la grande armée
humaine, qui, à cette époque cruelle,
s’opposa au régime hitlérien, était prête
à sacrifier liberté et vie pour conquérir,
reconquérir un ordre de liberté et de
fraternité humaine.
Félix KREISSLER
LE PATRIOTE RÉSISTANT
n°768- OCTOBRE 2003
«Pour que l’Allemagne vive,
Hitler doit tomber» Papillon du
Comité national pour l’Alle-
magne libre, incitant les soldats
de la Wehrmacht à la désertion.
Il a été réalisé par l’artiste Hans
Kralik, réfugié en France, qui
travailla pour le TA puis pour le
Comité de l’Allemagne libre pour
l’Ouest (CALPO).
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