Mémoire Parmi les étrangers qui participèrent à la Résistance, les hommes et les femmes du TA, le Travail allemand, ou plutôt anti-allemand, issu de la MOI (Main d’œuvre immigrée), remplissaient une mission particulièrement dangereuse : infiltrer le dispositif allemand en France - les casernes, Kommandanturs, organismes divers, usines et entreprises travaillant pour l’Allemagne, etc. Cette activité de renseignement et de propagande antinazie fut menée par des antifascistes allemands, autrichiens, des germanophones d’Europe centrale. L’un d’eux, Félix Kreissler, évoque ici leur histoire méconnue en s’attachant plus spécifiquement à celle des combattants autrichiens. C déclaré leur volonté de combattre les nazis aux côtés des démocraties. L’invasion de mai 1940, l’exode à travers la France, le chaos produit par l’abandon de la République et l’avènement de l’État de Vichy, tout cela déclencha une fuite massive des réfugiés, d’abord vers la zone dite libre puis vers l’Angleterre, les États-Unis ou certains États sud-américains, créant une situation nouvelle. L’État pétainiste, collaborant avec l’occupant nazi, interna de nombreuses familles juives destinées à la déportation. D’autre part, ceux qui étaient internés, surtout les anciens combattants, espagnols et internationaux, profitèrent du désarroi régnant pour s’évader et se réfugier en lieu sûr. Eux, les réfugiés antifascistes, et de nombreux militants français de la gauche républicaine constituaient les cadres de la Résistance en devenir. Création d’une direction centrale Revenons au TA, une structure clandestine issue de la MOI (Main d’œuvre immigrée), elle-même une sous-organisation du Parti communiste français où, dès avant la guerre, s’étaient rassemblés des antifascistes de tous les pays. L’occupation de la France qui, en novembre 1942 devint totale, fit naître une forme particulière de travail clandestin, un projet particulièrement audacieux : s’attaquer à la Wehrmacht, de l’intérieur, c’est-à-dire entreprendre un travail de sape, atteignant le moral des soldats allemands, en leur démontrant à la fois le caractère criminel de la guerre hitlérienne, mais aussi la défaite inévitable qui les attendait. Pour un tel « travail », la connaissance de l’allemand était bien entendu indispensable ; à part les Allemands et les Autrichiens, il y eut des germanophones parmi les antifascistes tchèques, hongrois, yougoslaves, polonais et autres. Il s’agissait donc de les rassembler en vue d’une action à entreprendre. Au début, le Travail anti-allemand fut organisé à l’échelle départementale, en liaison avec le Front national de la Libération. Dans la région parisienne, Pierre Hentgès dirigeait les premiers pas du TA, d’autres camarades français en eurent la responsabilité dans un nombre croissant de départements. Mais au fur et à mesure que les groupes du TA se multipliaient, il s’avérait nécessaire de créer une organisation spéciale. Ainsi, au tournant 1941-1942, une direction centrale fut constituée, composée de Florian (Otto) Niebergall (pour les Allemands), Arthur London (pour les germanophones de l’Europe centrale), qui sera plus tard vice-ministre des Affaires étrangères de la Tchécoslovaquie ressuscitée, et dont le destin tragique est bien connu, et Franz Marek (pour les Autrichiens). Ce « triangle de direction » avait des relais à Lyon et à Bruxelles qui, de leur côté, envoyaient des « instructeurs » à Bordeaux, Anvers, Alès, Arras, Liège, Marseille, Nancy, Nîmes, Rouen, Toulouse, etc. La tâche essentielle du TA était le déploiement d’une très active propagande antinazie dans les rangs des soldats allemands, combinée avec des contacts personnels en vue d’influencer ces soldats, et la diffusion massive de journaux et tracts en langue allemande, pour provoquer finalement la désertion et si possible l’intégration de ceux qu’on avait pu convaincre dans les maquis et les troupes de partisans. Combien d’antinazis allemands, autrichiens et autres ont participé à ce combat difficile et dangereux qui, souvent, les menait vers la détention, la déportation et la mort ? Sans doute pas davantage que plusieurs centaines, certainement pas plus d’un petit millier. Ce fut en vérité un combat de David contre Goliath, et il fallait avoir tête et cœur bien David contre Goliath… De l’intérieur, les résistants du TA vont s’attaquer à la toute-puissante Wehrmacht. accrochés à une profonde conviction patriotique et antifasciste pour envisager la capture par la Gestapo, la torture inévitable, suivie par la mort. Il faut tenir compte aussi que les conditions de vie clandestines faisaient que les militants engagés devaient souvent changer le lieu de leur activité et donc passer d’une organisation à l’autre ; du TA on pouvait passer au maquis, du maquis à un groupe de combat urbain, etc. Dans une étude impressionnante (On les nommait des étrangers, Paris, 1965), Gaston Laroche décrit cet aspect de la Résistance. Solides relations avec la Résistance En ce qui me concerne, j’entrai au TA fin 1942. En 1941 déjà j’avais été arrêté à Toulouse et, accusé « d’activités subversives », traduit devant un tribunal militaire. Comme je n’avouai aucune activité, je fus acquitté (par la justice militaire vichyste !), mais, bien entendu, pas relâché. Ma destination était le campdisciplinaire de Récébedou, mais grâce à l’aide de résistants français, je réussis à m’évader le jour même où la Wehrmacht envahit la zone jusque-là non occupée. Sitôt que je reçus mes faux papiers me donnant une identité française, je partis pour Lyon où je fus pris en charge par un groupe constitué du TA. Je devais me familiariser avec la situation qui, pendant l’année de ma détention, avait profondément changé. Ce fut un véritable cours de rattrapage. J’appris ainsi que le TA autrichien, faisant toujours partie de la MOI, avait maintenant une autonomie d’action, redevable au niveau d’organisation qu’il avait atteint grâce à l’intégration de nombreux anciens « interbrigadistes » de la guerre d’Espagne et l’adhésion de résistants isolés. Mais il ne faut pas croire que le nombre de résistants-TA était devenu pléthorique. Il s’agissait toujours d’un groupe de quelques centaines d’individus, mais bien structurés et animés d’une forte volonté, possédant partout où ils ● ● ● 7 - 768 - LE PATRIOTE RÉSISTANT - OCTOBRE 2003 es temps derniers, les historiens commencent à revaloriser la part prise par des émigrés antifascistes, venus de l’Europe centrale et de l’Allemagne, à la Résistance française, une sorte de Résistance dans la Résistance. Personnellement, j’ai été partie prenante dans le TA [Travail antiallemand], et je me permettrai donc d’en esquisser un aperçu, certes incomplet, mais néanmoins informatif. Le nombre de réfugiés en provenance de l’Allemagne hitlérienne, de l’Autriche et de nombreux pays de l’Europe centrale et orientale n’a jamais été établi de façon précise. Ils étaient des centaines de milliers. Mais, au moment de la guerre, les gouvernements successifs de la IIIe République déclinante, sans faire une distinction entre réfugiés politiques et ressortissants étrangers « réguliers », c’est-à-dire pouvant être politiquement incorrects, autrement dit avoir des sympathies pro-fascistes, internèrent pêlemêle tous les hommes en provenance des pays en guerre contre les alliés occidentaux. Ce fut une injustice flagrante à l’égard de ceux qui avaient publiquement L’audacieux défi du « Travail anti-allemand » 8 - 768 - LE PATRIOTE RÉSISTANT - OCTOBRE 2003 ●●● agissaient de solides relations avec la Résistance locale qui leur donnait l’aide logistique nécessaire (ronéos, tickets d’alimentation, logements, etc.). La mise à jour de mon information était riche : le TA-section autrichienne produisait trois publications régulières dont deux étaient à la disposition du TA international ; deux journaux s’adressaient à tous les soldats allemands : Soldat im Westen (Soldat à l’ouest), destiné à ceux qui devaient « protéger » les côtes atlantiques de toute invasion, fut rédigé par Franz Marek, plus tard éminent théoricien marxiste qui, en Autriche, fut au premier rang de ceux qui allaient s’élever contre l’invasion de la Tchécoslovaquie de Dubcek. Soldat am Mittelmeer (Soldat à la Méditerranée) fut également rédigé par un antifasciste autrichien, Oskar Grossmann, qui, outre son travail rédactionnel, assura la direction du TA (avec d’autres) à Lyon pour toute la zone sud de la France. Le journal Das Freie Österreich (La libre Autriche) dont les articles furent repris par les radios de Londres et de Moscou était essentiellement destiné aux soldats autrichiens dans la Wehrmacht. Dans son ouvrage sur les étrangers dans la Résistance, Gaston Laroche a souligné la grande part des publications clandestines rédigées par des Autrichiens : « Au cours de la Deuxième Guerre mondiale, des millions de tracts en langue allemande furent diffusés en France, dont le texte avait été rédigé surtout par des antifascistes autrichiens et allemands… » Un travail particulièrement audacieux - et dangereux, fut exécuté par des groupes de jeunes femmes, réunies dans une organisation spéciale appelée Mädelgruppen (groupes de jeunes filles). Elles avaient la tâche d’établir des contacts directs avec des soldats de la Wehrmacht, entreprise particulièrement dangereuse, car il était toujours possible que le « contacté » au prochain rendezvous amenât la Gestapo, ce qui arriva effectivement dans quelques cas et coûta la vie à la résistante concernée. De surcroît, ces jeunes femmes, conscientes de l’ambiguïté de leur comportement, devaient prendre garde que leurs contacts ne franchissent jamais certaines limites. Leurs connaissances devaient comprendre qu’au-delà de la conversation, il n’y aurait jamais dépassement sentimental. Mais ces jeunes femmes avaient rapidement acquis le bon flair pour empêcher une dérive. Elles orientaient les conversations sur la guerre et le fascisme, obtenaient souvent des informations très utiles pour la Résistance, réussissaient souvent à remettre des tracts, et contribuaient même à organiser de petits groupes de soldats antihitlériens dans certaines casernes. La Gestapo elle-même a implicitement reconnu l’efficacité des militants et militantes du TA, en dépêchant à Paris une équipe spécialisée dans la chasse aux antifascistes, et notamment aux communistes ; elle détenait des dossiers, des photos, des empreintes digitales d’antifascistes ayant déjà eu en maille à partir avec la police des autorités austrofascistes et nazies, après 1938. Mais pendant une période assez longue, leurs recherches restaient vaines et c’est seulement peu avant la libération de Paris que des coïncidences malheureuses provoquèrent l’arrestation d’un assez grand nombre de militants qui payèrent leur dévouement de leur vie. Après avoir été mis dans le bain pendant quelques semaines, je plongeai moi-même dans la profonde et dangereuse clandestinité, à laquelle je pris part pendant presque deux ans, avant d’être attrapé par les sbires du nazisme et de partager alors le sort de tant de camarades, soldats de la nuit : caves de la Gestapo (Barbie), Montluc, Compiègne, Buchenwald. Dans les combats de la Libération Mais ces quelques éléments ne donnent qu’une vue partielle de la participation des Autrichiens et des Allemands à la Résistance globale et je me sens obligé de compléter cette brève esquisse. Doivent être mentionnés dans ce contexte les Autrichiens qui, à partir de la MOI, se joignaient aux groupes de résistants armés et furent des combattants hautement estimés dans les rangs des FTPF (Francs-Tireurs et Partisans Français) et prirent part à la libération de certaines villes dans le midi de la France. Ce fut le cas de Kurt Frisch qui, comme membre du commandement de son groupe, eut une part signalée à la libération d’Alès. La « Première section armée l’Armagnac, région Toulouse » incorpora dans son rang un « groupement Autriche Libre », au sein duquel un ami personnel, Kurt Blaukopf (caporal François Fabre), prit part à la libération de Montélimar ; un autre groupe d’Autrichiens combattit au sein du Bataillon Carmagnole. Mais il y eut aussi les cas de certains Autrichiens qui, sans avoir appartenu à une organisation, se mirent spontanément à la disposition du combat armé. Ce fut le cas de Karl Hartl, militant social-démocrate, ancien membre du Schutzbund républicain qui, dans le cadre des FFI, exerça la fonction d’un instructeur militaire apprenant à ses camarades français l’usage des armes parachutées dans la région de Figeac. Un autre socialiste de haut rang, Ernst Lemberger (Jean Lambert) qui, pendant un certain temps, exerça la profession de mineur à Carmaux, l’ancienne circonscription de Jaurès, devint fournisseur de vivres pour les maquis de la région. Les deux antifascistes cités cidessus entrèrent après la guerre dans le service diplomatique de la IIe République d’Autriche en exerçant les fonctions d’ambassadeur. Lemberger n’avait pas hésité à exécuter une mission dangereuse en se rendant en février 1945 (donc avant la libération !) en uniforme allemand à Vienne, pour participer à une réunion clandestine du « Comité national provisoire autrichien » en vue de préparer un gouvernement d’union au moment de la Libération. À une autre catégorie appartenaient certains soldats de la Wehrmacht qui n’hésitaient pas à se mettre en relation avec la Résistance à laquelle ils rendaient des services signalés. Tel fut le cas de Roger Kerber, après la guerre proviseur du célèbre lycée Theresianum, de Fritz Meznik, plus tard chef du service de presse fédéral à Vienne, ou d’Erich Uhl qui, affecté au central téléphonique de la rue Colbert à Marseille, empêcha au moment de la libération de la ville, en commun avec les ouvriers français, la destruction du central, en sabotant les ordres de ses officiers supérieurs. Je devrais rendre compte de nombreux Par l’intermédiaire de ses publications clandestines (ici le journal Soldat im Westen de septembre 1942), le TA influe sur l’état d’esprit des troupes. autres « soldats inconnus » du combat pour la Libération, mais la place me manque. Pour la même raison, il m’est impossible de rendre honneur à d’autres membres du TA, tels les peintres Heinrich Sussmann et Max Sternbach qui fabri●●● quaient de faux papiers Avec mes camarades allemands Je suis certain que de nombreux camarades allemands qui, de leur côté, ont participé au TA, comprendront que cet article avait pour objet la participation autrichienne à notre combat commun. Déjà avant la guerre, mais surtout pendant le temps de la Résistance, j’ai connu des antifascistes allemands qui, de toutes leurs forces, ont lutté contre l’hitlérisme. Dans la cave de la Gestapo à Lyon, j’ai croisé (rencontre organisée intentionnellement par les gestapistes) « Jean le Marin » que j’avais connu à Récébedou. Ni lui, ni moi n’avons fait un signe de reconnaissance. Jean s’est laissé assassiner sans ouvrir la bouche. J’ai connu assez de camarades allemands, pour ne pas être obligé de me référer à des documents officiels ou officieux. Néanmoins, il y a des documents qui permettent d’en connaître davantage. Gaston Laroche dans l’ouvrage mentionné en parle beaucoup. Gilbert Badia ne se contente pas de consacrer un passage au TA dans son livre Ces Allemands qui ont défié Hitler, mais donne une orientation bibliographique, où l’on trouve, de Dora Schaul : Résistance, Erinnerungen, et, à côté des trois ouvrages parus sous sa direction, sur les exilés allemands en France, aussi celui d’Éveline et Yvan Brès Un maquis d’antifascistes allemands en France 1940-1944 ; de Françoise Knopper et Alain Ruiz, Les Résistants au IIIème Reich en Allemagne et dans l’exil (Toulouse, 1998), ainsi que de nombreux autres ouvrages traitant ce thème. En 1996, un colloque franco-allemand eut lieu à Paris sous le titre Des Allemands contre le nazisme dont les actes rendent abondamment compte du TA et de ses dirigeants, de l’efficacité des militants dans la diffusion des tracts et journaux, ainsi que des dangereux contacts directs avec les soldats allemands. Mais le TA animé par les résistants allemands prit fin à l’automne 1943, lorsque fut créé le Comité de l’Allemagne libre pour l’Ouest (CALPO), ce qui explique qu’à partir de ce moment, le TA « autrichien » assuma l’essentiel de ce secteur du combat d’infiltration des services civils des occupants et de la Wehrmacht. Désormais pour le CALPO, en collaboration avec Comité national pour l’Allemagne libre, fondé à Moscou, le but commun était « l’unification de toutes les forces antifascistes pour créer une Allemagne unie et démocratique ». Le TA « autrichien », de son côté, oeuvrait pour la reconnaissance d’une Autriche libre et indépendante, c’est-à-dire l’abolition de l’annexion de 1938. « L’association des Allemands ayant fait partie de la Résistance » organisa en 1997 une grande exposition qui, dans son catalogue, publia de nombreuses photos d’anciens résistants, parmi lesquels j’ai reconnu plusieurs « vieux amis » que j’ai eu la chance de fréquenter avant, pendant et après l’époque de notre commun combat. Jamais je n’oublierai Ernst Melis, Dora Schaul, Sally Grünvogel, Lilly Segal, Etty et Peter Gingold et ceux dont je ne me rappelle plus les noms, ces soldats inconnus de la guerre contre l’hitlérisme, témoins de l’esprit internationaliste qui nous animait tous, de quelque nation que nous fussions. F.K. dont les clandestins avaient grandement besoin. Sussmann et sa femme Annie furent arrêtés à Paris et déportés à Auschwitz. Comme un grand nombre de camarades ici mentionnés, je les ai bien connus. Annie, au moment de l’évacuation d’Auschwitz, entreprit, en compagnie de la résistante allemande Lilly Segal, une fuite audacieuse qui les amena, à travers l’Allemagne en guerre jusqu’à la Suisse qui leur accorda refuge - il ne faut pas oublier qu’on était peu avant l’écroulement du IIIe Reich. ●●● Victimes victorieuses Otto Heller, écrivain internationalement connu par ses reportages sur la Sibérie, sur Vladivostok, sur Birobidjan, la province extrême-orientale mise à la disposition des juifs par Staline pour y fonder un État juif (dont subsistent encore aujourd’hui quelques restes), eut un sort particulièrement cruel. « Intégré » dans un groupe de la Wehrmacht à Lille, il militait activement pour le TA, tout en exerçant la fonction d’interprète sous le nom de Raymond Brunet. Il fut arrêté en 1943, torturé à Lille et Paris, déporté d’abord à Auschwitz et finalement à « Pour que l’Allemagne vive, Hitler doit tomber » Papillon du Comité national pour l’Allemagne libre, incitant les soldats de la Wehrmacht à la désertion. Il a été réalisé par l’artiste Hans Kralik, réfugié en France, qui travailla pour le TA puis pour le Comité de l’Allemagne libre pour l’Ouest (CALPO). Mauthausen. Il fut immédiatement incorporé dans un transport « Nuit et Brouillard » vers le kommando Solvay où il mourut le 26 mars 1945. Tous ses camarades de camp portent témoignage de son courage, de sa solidarité pleine d’humanisme qui ne le quittèrent pas, jusqu’aux derniers instants de sa vie. C’est seulement après la guerre que j’ai appris le destin de Gustave Kurz. Nous étions amis de jeunesse, je devrais dire d’enfance, des voisins et camarades d’école, mais nous ignorions notre proximité de combat. Gustave « s’intégra » comme interprète au champ de tir et de manœuvre à Valenciennes. À son grand regret, il parlait très mal le français, si mal qu’un soldat de la Wehrmacht avec lequel il discutait sur les problèmes de la guerre, lui répondit du tac au tac : « Ne me raconte pas de salades, tu es tout simplement Viennois ! » Mais Gustave ne se décourageait pas, et continua pendant plus d’un an ses travaux d’approche, diffusant des tracts ou citant aussi des vers de Goethe, oubliant le danger qu’il se créait ainsi lui même. Cependant, un jour, la Felgendarmerie l’interrogea sur la présence d’un tract sur le campus. Gustave, de son air innocent et sympathique, assura tranquillement n’en rien savoir, de sorte que les Feldgendarmes s’en allèrent sans lui. Il quitta immédiatement Valenciennes pour entrer dans un groupe de partisans. Lors d’un affrontement avec une unité SS, il couvrit la retraite de ses camarades. Resté seul, cerné par les SS, il tira jusqu’à épuisement de ses munitions. Avec la dernière cartouche, il se tua. C’est par une citation à l’ordre du jour dans le bulletin des FTPF que ses propres camarades autrichiens, et d’autres, apprirent cette fin héroïque. Une dernière esquisse biographique : né en Pologne, mais devenu militant antifasciste à Vienne, dans la lutte contre le régime austrofasciste, Willy Schapiro fut d’abord co-organisateur du mouvement syndical de la région parisienne, mais passa en juillet 1942 aux FTPF. Il devint membre du groupe de combat Manouchian. Il fut arrêté lors d’une action contre un transport de munitions, fin octobre 1943. Il fut affreusement torturé et, avec les autres camarades du groupe, fusillé au Mont Valérien. Son portrait figure sur la célèbre Affiche Rouge devenue le symbole du combat antihitlérien, mis en poésie par Aragon, chanté par Ferré. Grâce à un gardien du cimetière d’Ivry, la tombe de Willy a pu être identifiée. Il apparaît avec d’autres Autrichiens, sur le monument en l’honneur des fusillés du Mont Valérien, récemment créé. Tous les quatre, je les ai bien connus, comme tant d’autres dont ils sont ici les représentants. À quoi bon ? À l’époque de ces temps inoubliables, des esprits sceptiques ont souvent posé la question de l’utilité et de l’efficacité de ce combat de David contre Goliath. Comment un petit groupe de quelques centaines d’hommes et de femmes pouvait-il avoir l’outrecuidance de défier l’énorme machinerie de répression du régime nazi ? Comment pouvait-il oser vouloir convaincre les soldats de la Wehrmacht aux « mille » victoires, que leur guerre, non seulement était criminelle, mais aussi irrémédiablement perdue ? Certes, les résultats de l’entreprise, à première vue sans chance, n’étaient pas décisifs pour l’issue de la guerre. Disons que le petit groupe représente un des nombreux ruisseaux dont la confluence forme de grands fleuves. Sans faire les fanfarons, on peut dire que certains résultats de ce combat ont leur place dans la mémoire de ceux qui vivent à notre époque. La brève conclusion qui suit est loin d’être complète, mais les fragments en disent assez pour se faire une idée de la totalité. Je me sers, pour donner ces renseignements, du livre de Tilly Spiegel, elle aussi résistante émérite du TA, dont le titre est : Österreicher in der belgischen und fran- zösischen Résistance (Des Autrichiens dans la Résistance belge et française). On y rappelle que les organisations clandestines françaises, mais aussi des états-majors alliés, ont reçu un nombre appréciable d’informations de la part de militants-TA, et aussi de la part de soldats autrichiens dans la Wehrmacht, par l’intermédiaire du TA qui parfois a même fourni des armes à certaines unités des FTPF. Pendant les journées de l’insurrection libératrice de Paris, tout un groupe de soldats autrichiens, en se référant explicitement à leurs contacts avec le « groupe de filles » des TA, est passé du côté des insurgés, avec lesquels ils ont pris part à l’assaut contre le ministère de la Guerre. Un lieutenant viennois s’est présenté, avec son unité, chez les militaires alliés, et se « légitima » avec des tracts du TA, faisant état des liens noués avec la Résistance. À la frontière pyrénéenne, un inspecteur des douanes autrichien aidait systématiquement un passeur qui sauvait des fuyards en leur faisant traverser la frontière ; ce douanier prit finalement directement contact avec la Résistance pour intensifier ses actions de soutien. Le TA initia des émeutes (modestes) contre le « drill » prussien et les chicanes des officiers nazis. En Normandie, il y eut des cas de désertion inspirés par le TA. Un jeune soldat, ouvrier en provenance de Linz, soutint avec trois de ses camarades du 375e régiment blindé une action des FTPF dans le département de la Somme. À Villacoublay, près de Paris, des soldats autrichiens du personnel non navigant de la Luftwaffe, formaient avec des résistants autrichiens un comité de sabotage, endommageant des moteurs et subtilisant des armes avec leurs munitions, au profit de la Résistance. Avec leur aumônier en tête, une compagnie de cyclistes passa à la Résistance, diffusa des tracts et, une fois envoyée sur le front de l’Est, se rendit à l’Armée rouge, en utilisant comme légitimation des tracts du TA. La Gestapo elle-même rendait hommage au travail du TA, lorsque, rugissante, elle lançait à ses membres faits prisonniers : « C’est grâce à toi, imbécile, que nos s o l d a t s p a s s e n t à l ’ e n n e m i ! » . Finalement, les multiples décrets d’avancement délivrés par le commandement FFI aux combattants autrichiens, les remerciements officiels de la part des autorités alliées documentent à l’envi la contribution de ces hommes et de ces femmes à la lutte libératrice en France. Les archives qui en rendent compte attendent encore l’exploration exhaustive de ces actes héroïques. La modestie des exemples donnés cidessus montre cependant que ceux qui ont pris part aux actions du TA ont fait preuve de courage et d’un dévouement sans bornes pour contribuer de toutes leurs forces au combat contre la barbarie. Chacun parmi eux était conscient de faire partie de la grande armée humaine, qui, à cette époque cruelle, s’opposa au régime hitlérien, était prête à sacrifier liberté et vie pour conquérir, reconquérir un ordre de liberté et de fraternité humaine. Félix KREISSLER 9 - 768 - LE PATRIOTE RÉSISTANT - OCTOBRE 2003 Nous savons tous que le combat contre le IIIe Reich s’est soldé par de nombreuses victimes. Déjà peu nombreux, les militants antinazis autrichiens en France, payaient un tribut relativement lourd aux sbires de la Gestapo qui, en permanence, traquaient les suspects, et en particulier les « judéo-bolchévistes ». Mais si les dangers du combat clandestin en France étaient présents à chaque moment, que dire du défi que certains antifascistes autrichiens lançaient à la Gestapo, à partir de 1943 : témérité suprême, plusieurs douzaines de combattants clandestins choisirent en pleine guerre de rentrer en Autriche, pour y structurer les éléments épars de militants qui menaient là-bas la lutte antinazie. Trois à quatre douzaines d’hommes et de femmes choisirent ce qu’on peut effectivement considérer comme un chemin de croix. Tous – à l’exception de deux – furent pris par la Gestapo et soit torturés à mort soit exécutés par balles. Environ une demi-douzaine survécut dans divers camps de concentration. Y a-t-il des mots pour rendre justice à ces hommes et femmes héroïques qui savaient, oui, savaient, le destin qui les attendait ? Cependant, en France même, beaucoup des militants du TA tombaient dans la lutte, dont je ne peux mentionner ici que quelques-uns en lieu et place de tous les autres. Particulièrement cruel fut le destin d’Oscar Grossmann. Non seulement il dirigeait (avec d’autres), à partir de Lyon, le TA dans la zone sud, mais assurait également la rédaction en chef du journal Soldat am Mittelmeer. Le 27 mai 1944 il passa, tard dans la soirée, à l’endroit où la Résistance faisait exploser un train de munitions. Grossmann fut grièvement blessé et hospitalisé. Le hasard voulut que juste ce jour-là les policiers vichystes avaient appris son adresse. Ils utilisèrent le fait que Grossmann avait un pansement couvrant ses yeux et ne pouvait donc voir ses interlocuteurs, pour lui faire croire qu’ils venaient « sur ordre du parti » pour l’enlever de l’hôpital et l’amener dans une cachette sûre. À partir de ce moment, la trace de ce valeureux résistant est restée perdue, malgré de multiples recherches. Sur l’Affiche Rouge…