culture science .mag ABéCédaire de la crise De A comme triple A à V comme Vocabulaire la crise s’invite dans les laboratoires Sommaire 4 CONFÉRENCE Triple A. L’évaluation sur le divan Le psychothérapeute et psychanalyste Roland Gori présentait à Nice son dernier ouvrage, La Dignité de Penser (Les liens qui libèrent). Il y revient sur «la religion des marchés». 7 ENTRETIEN Banques Afin de mieux comprendre comment fonctionnent les établissements bancaires, CultureScience.mag a rencontré les spécialistes Eric Nasica et Olivier Bruno. 11 ANALYSE La crise de la Dette souveraine par Albert Marouani 15 LIVRE Le jeu de la Chine en Euro(pe) Jean-Paul Guichard et Antoine Brunet publient La visée hégémonique de la Chine., nominé pour le prix du meilleur livre d’économie financière de l’année. 18 Idéologie en berne Sandye Gloria-Palermo, chercheuse au GREDEG, publie en 2010 un article intitulé «Le néolibéralisme à l’épreuve des subprimes» 22 Les marqueurs de la Justice sociale Collatérale à la crise, la «pauvreté» menace de faire de nouvelles victimes. Mais que signifie, en 2012, ce terme, dans un pays développé comme la France? 25 Les Laboratoires enquêtent sur les agents rationnels Confrontés aux imprévisibilités de l’agent économique parfait décrit dans les modèles mathématiques, des chercheurs se tournent vers l’expérimentation in vivo. 28 ENTRETIEN Philosophie économique Entretien avec Jean Robelin, professeur émérite de philosophie au Centre de Recherche en Histoire des Idées (CRHI). 32 REPÈRES Les mécanismes de Régulation par Dominique Torre 35 Villes en Transitions Des expérimentations discrètes bousculent le modèle socio-économique dominant. Vocabulaire Abraham Lioui décrypte une série d’expressions «techniques» passées dans le langage courant. Directrice de la publication : Frédérique Vidal Directeur scientifique : Pierre Coullet Rédacteur en chef / Rédaction: Laurie Chiara Crédit Photographique : Institut Culture Science Alhazen Illustrateur : Matthieu Chiara Maquette et mise en page papier : Guy Viens Version pour le web : Laurie Chiara Copyright : La reproduction des textes, illustrations, partiellement ou dans leur totalité est interdite, sauf accord préalable de la rédaction. Tous au rattrapage Le casse-tête à débuté sur un curieux mot, échappé des pages économiques pour se faufiler en «une» des 20 heures. Les «subprimes», comme des balles à blanc tirées d’un pistolet de starter, ont sonné le départ d’une course longue et technique. Depuis 2007, pour comprendre le monde, il semblerait falloir toucher sa bille en vocabulaire, avoir à son chevet un dictionnaire d’économie. Car après la crise des crédits à haut risque, l’épineuse question de la titrisation, les reportages et autres documentaires se sont engouffrés dans les coulisses d’un univers largement méconnu. Paisibles derrière leur poste, les traders ont eu à orienter l’écran de leurs ordinateurs face caméra. Défiance vis à vis des banques, imbroglio des places financières, opacité des transactions, tout, soudain, surprend et indigne. Or, à peine familiarisés avec les métamorphoses lexicales des créances individuelles, les spectateurs de la finance se trouvent confrontés à un épineux débat sur la dette, la croissance et la monnaie unique. La «crise» américaine et ses sous-entendus ont traversé l’Atlantique et ont pris d’assaut la tribune politique. À une poignée de semaines de l’élection présidentielle en France, les candidats au poste ne manquent ainsi pas de plaider, à renfort de chiffres et de graphiques «pédagogiques». Toutefois, occupés à convaincre les spécialistes de l’économie du bien fondé de leur programme, ils en oublieraient presque de se faire entendre de leurs éventuels électeurs. Ceci mériterait sans doute de s’interroger sur la pertinence à maintenir les sciences économiques et sociales au rang de discipline optionnelle, et ce jusqu’au crépuscule du secondaire. Elles ont sans doute, autant que les sciences de la nature et du vivant, leur place dans un socle commun de culture générale. Car elles paraissent également indispensables pour comprendre le monde contemporain. CultureScience.mag a donc choisi d’interroger les chercheurs de l’Université Nice Sophia Antipolis sur onze mots et autant d’idées, évoqués ces derniers mois aux heures de grande écoute. Ces derniers se sont prêtés à l’exercice sans chiffres et sans graphiques. En majeur partie des économistes, mais pas seulement, ils éclairent chacun à leur façon une crise définitivement multidimensionnelle. Laurie Chiara. T riple A l’évaluation sur le divan Avec son dernier ouvrage, La dignité de penser, le psychothérapeute et psychanalyste marseillais Roland Gori s’élève contre « la religion du marché ». L e néon phosphorescent d’une enseigne à trois lettres grésille, intermittent. L’armature métallique vacille, puis bascule. La France a perdu un A et ses agents économiques tâtonnent dans une soudaine obscurité. Le front tendu, les tempes humides, ils s’accordent sur la cause, avec ses allures de lapin blanc, la dette publique. Ils divergent sur le remède, croissance ou austérité. Mais ce satané «A» et ses deux homologues rescapés, quasi oubliés, ont-ils seulement du sens, une histoire, une réalité? Comment penser cette blessure? Il suffirait, semble-t-il, de corriger les erreurs, de rentrer dans les clous. En d’autres termes, de se conformer aux exigences des marchés. Ainsi, perdre un A, cela reviendrait grossièrement à présenter un Indice de Masse Corporelle hors normes. Les Pays se trouvent soumis à un diagnostique mathématique irréfutable associé à un jugement de valeur. Et s’ils veulent être heureux, acceptés, ils ont le choix des outils : diététique, sport, pharmacopée, thérapie comportementale. Or, d’après le psychothérapeute et psychanalyste Roland Gori, cette situation révèle «de nouveaux dispositifs de servitude», dans lesquels l’évaluation toute-puissante balaie l’inutile du champ des compétences humaines. Invité le 8 février dernier à présenter son dernier ouvrage, La Dignité de Penser, à la Villa Arson à Nice, cet universitaire marseillais a ainsi tenté d’éclairer le public sur le glissement de notre civilisation vers le conformisme. Selon lui, cette tendance repose sur des dispositifs de néo évaluation. C’est-à-dire qu’il ne s’agirait plus de donner de la valeur («bon, beau» ou «mauvais, laid»), mais de contraindre, grâce à la menace de la dévalorisation. «Nous voilà donc en présence d’un dispositif de gouvernance des populations et des États, qui tend à se substituer à la pensée et au débat démocratique», prévient Roland Gori. culture des résultats, civilisation des chiffres Or cette «tyrannie de la gestion», «culture des résultats», ou encore «civilisation des chiffres», se trouverait intimement liée au progrès technologique et numérique, ainsi détourné de ses nobles applications. Nullement opposé à l’existence des accessoires et outils de dernière génération, le psychothérapeute nous met en garde contre «la colonisation des esprits». Car selon lui, l’homme a lui-même transféré «le centre de pensée», du sujet vers la machine. Ainsi, l’information au sens technique, chiffré, se serait substituée au savoir narratif, autrement dit à la Roland Gori, invité de l’Éclat (Lieu d’Expériences pour le Cinéma, les Lettres, Arts et techonologies) à la villa Arson, le 8 février 2012. Son dernier ouvrage, La Dignité de Penser, est paru aux éditions Les liens qui Libèrent. http://leclat.org parole et à son substrat, la pensée. Notre civilisation, devenue «purement instrumentale, technique, économique, rationnelle» n’en a plus que pour la «production, le capital, l’exploitation de ressources». Le «rationalisme économique morbide», nous dit Roland Gori, fait religion. Il modélise des conduites, façonne l’ensemble de nos relations, y compris intimes. ‘‘La religion des marchés chausse les pantoufles qu’occupaient naguère les dispositifs éthiques et de valeur’’ Et après tout, pourquoi pas? Une machine idéalement pensée ne pourrait-elle pas, finalement, orienter, guider les «agents économiques» vers plus de bien-être et d’harmonie? Le modèle de l’équilibre des marchés ne prévoit-il pas justice et satisfaction pour tous? Le problème, c’est que le système n’évalue que ce qui est évaluable... c’est-à-dire objectivable, transformable en langage machine. Or selon le psychothérapeute marseillais, cela revient à peu près à tenter de faire passer un chameau dans un trou de serrure. «Tout ce qui de nos comportements sociaux, de nos relations intimes, de l’en- semble de nos pratiques ne passe pas dans le canal étroit de l’évaluation, n’existe pas». En conséquence, seuls les éléments techniques, les chiffres, créent de la valeur, soutiennent des politiques. «À ceci près que les chiffres dépendent étroitement des dispositifs qui les produisent et à l’autre bout, de l’interprétation qu’on peut en faire. Il n’y a pas de «vérité» des chiffres, pas de chiffre «naturel» ou «évident»», souligne Roland Gori. D’après lui, ce nouveau mécanisme de censure sociale révèle donc une crise d’autorité. «La religion des marchés chausse les pantoufles qu’occupaient naguère les dispositifs éthiques et de valeur», diagnostique le chercheur. Se faire obéir, maintenir l’ordre bourgeois, passe par la transformation de tout citoyen en consommateur, y compris de sa propre existence. Or selon Roland Gori, ce parti pris en dit long sur la nature de nos sociétés. Il en veut pour preuve l’exemple de la Grèce Antique. «Ce n’est pas par hasard que l’émergence de la pensée rationnelle à Athènes, entre le VIe et le IVe siècle, qui repose sur une conception d’intelligibilité du monde, de mesure, d’égalité, de proportionnalité, est apparue à un moment où les Grecs se préoccupent de l’isonomia, c’est-à-dire de l’égalité entre eux», assure le psychanalyste. En regard de cela, dans nos sociétés, l’engouement pour l’évaluation révèlerait un désintérêt pour l’innovation, un rejet de la singularité. B comme... Banques La crise des subprimes a suscité un sentiment de défiance vis à vis des banques. Afin de mieux comprendre comment fonctionnent ces établissements, CultureScience.mag a rencontré le directeur et le responsable des études du Master Professionnalisé Management Bancaire et Finance Internationale (MBFI). Eric Nasica et Olivier Bruno sont maîtres de conférences en sciences économiques et spécialistes d’économie bancaire. CS.mag : Les banques commerciales s’apparentent-elles désormais à des entreprises comme les autres, avec un chiffre d’affaires, des salariés et des produits à vendre? E.N : Ce sont des entreprises privées. Elles présentent le même type de fonctionnement, en particulier parce qu’elles ont à rendre des comptes à des actionnaires. Elles se trouvent donc confrontées à une exigence de rentabilité. Nous pouvons également établir un parallèle, y compris chez les banques mutualistes, dans ce qu’il convient d’appeler le «management» des ressources humaines. Des convergences se mettent en place sur les systèmes de rémunération et d’incitation à la vente de produits. Cette uniformisation se manifeste d’ailleurs dans les critères de recrutement de nos étudiants, à la sortie du Master. La population moyenne des banquiers a ainsi tendance à se standardiser avec l’arrivée des nouvelles générations sur le marché du travail. Le seul point où les banques continuent de se distinguer des entreprises non financières serait peut-être celui de la réglementation. Il y a ici une volonté d’encadrer la prise de risques. CS.mag : Comment cette surveillance se manifeste-t-elle? O.B : Pour ainsi dire, elle se négocie auprès d’experts internationaux. Ceux-ci émettent des ana- lyses auprès d’un organisme de recommandations, dénué de pouvoir réglementaire et dont le siège se situe en Suisse, à Bâle. Si un ensemble de banques centrales, en concertation avec les banques commerciales, acceptent de suivre ces avis, ils donnent lieu à des accords, dits accords de Bâle. Ces préconisations ont pour ambition de cadrer la prise de risque, le niveau des fonds propres, le ratio des liquidités. Les accords de Bâle 3, engagés fin 2010, font suite à la crise des subprimes. Au coeur de cette débâcle, les banques détenaient des actifs impossibles à échanger contre du cash. Devenues illiquides, nombre d’entre elles ont frôlé la faillite. Les recommandations de Bâle incitent donc les établissements à augmenter leur niveau de liquidités ainsi que leurs fonds propres, c’est-à-dire leur capital, pour couvrir leurs pertes éventuelles. Or, le capital coûte cher et il est beaucoup plus intéressant pour les banques de travailler avec l’argent placé en dépôt. Les banques vont ainsi entamer des négociations, avec leurs propres modèles à l’appui. Elles argumenteront notamment que pour compenser leurs «pertes» elles devront réduire le montant des crédits octroyés à l’économie. Cela aurait évidemment un impact sur la croissance. CS.mag : Les banques privées peuvent-elles, alors, servir l’intérêt public? E.N : Il existe des filiales d’organismes publics auxquelles on a, par exemple, assigné le rôle de financer des PME (Petites et Moyennes Entreprises) innovantes. De plus, si un petit nombre de banques se sont véritablement spécialisées dans la «niche» que constitue l’économie solidaire, la plupart des grands établissements proposent des fonds d’investissement socialement responsables. O.B : Le micro-crédit, en tant qu’il contribue à sortir un certain nombre de personnes de la pauvreté, peut également rentrer dans ce cadre. Il prend la forme de prêts accordés à des individus sans emploi, sans qualification, sans garanties, de manière à les aider à entreprendre des projets et à réintégrer le système. Des banques acceptent alors parfois de prêter à des associations, à des ONG (Organisations Non Gouvernementales), les sommes nécessaires aux micro-crédits. Bien sûr, cet affichage pourra leur permettre ensuite de ramener à elle de futurs clients. CS.mag : Selon vous, l’idée d’une (re)nationalisation du secteur bancaire est-elle crédible et intéressante? E.N : Si nous considérons la stabilité financière et la monnaie comme des biens publics, la (re)nationalisation a effectivement un sens. Maintenant, en pratique, cela impliquerait pour l’Etat de racheter leurs parts aux actionnaires privés et donc… d’aggraver encore davantage la dette publique. Qui plus est, les expériences passées s’avèrent peu convaincantes. Aujourd’hui, la logique internationale, concurrentielle, pousse à prendre des risques pour améliorer la rentabilité et à ce jeu là, l’État ne se montrera sans doute pas plus performant que les établissements privés. Les solutions qui semblent émerger vont plutôt dans le sens d’une incitation gouvernementale à assainir les pratiques, par exemple à pousser les banques à augmenter leurs fonds propres. L’État peut également rentrer dans le capital ponctuellement, avec des contreparties. Il ne serait pas un actionnaire «classique» et aurait un droit de regard sur les investissements. Mais actuellement, ces processus n’ont absolument pas été initiés. Il y a ensuite les projets des candidats à la présidentielle. Certains soutiennent l’idée de constituer des pôles publics bancaires, afin de favoriser des investissements jugés «peu rentables». Une autre option consisterait en une (re)nationalisation temporaire (sur 3 ou 4 ans), le temps de redonner confiance aux marchés. Puis l’État revendrait ses parts avec une plus-value. O.B : Toutefois cette piste, inspirée de la résolution des crises en Suède et en Finlande en 1991, valait en 2008, avant l’explosion du problème de la dette. Maintenant, elle n’a plus de sens car elle serait trop coûteuse. Reste, en revanche, un débat théorique autour du fameux «aléa de moralité». Celui-ci signifie que si les banques se sentent protégées par l’Etat en cas de difficulté, elles seront incitées à prendre plus de risque. On pourrait le résumer par l’adage : privatisation des profits, nationalisation des pertes. Il reflète une situation apparemment inextricable. Les banques privées jouent gros et risqué afin de maximiser les profits, mais en cas de faillite, elles se tournent vers les gouvernements, sans contrepartie. Les Etats-Unis, en ne secou- rant pas la banque Lehman Brothers, ont tenté de rompre avec ce schéma. Mais cela s’est soldé par un désastre. Ainsi, aujourd’hui, la BCE prête en permanence des montants énormes à des taux ridicules aux banques et pour l’instant, cet argent n’est pas réinvesti dans l’économie. CS.mag : Il a été question, également, de séparer les activités de service et celles de finance, comme le prévoit l’Angleterre à l’horizon 2019. Ceci présenterait-il un intérêt en France ? O.B : Entre l’après-guerre et les années 80, les banques se sont chargées presque exclusivement de réaliser l’intermédiation entre les dépôts et le financement de l’activité économique à long terme. Elles prêtaient abondamment aux entreprises, aux ménages, elles finançaient des projets échelonnés sur 25 ou 30 ans. Survient ensuite une période de déréglementation. Les banques se voient soumises à la concurrence, entre elles et avec les places boursières. En réaction, elles se tournent alors vers les activités de marchés. La conséquence de cela, c’est que actuellement, au regard de la gestion des comptes courants , des activités d’affaires et d’investissements, le prêt représente une part minoritaire dans le Produit Net Bancaire (PNB). Et en cas de pertes sur les placements spéculatifs, les banques vont combler la brèche avec leurs fonds propres et accorder moins de crédits. Séparer les activités pourrait donc théoriquement mettre fin à ces vases communicants et en quelque sorte responsabiliser davantage les activités de marchés. E.N : D’un autre côté, aux Etats-Unis, les banques qui ont fait faillite ne mélangeaient pas les genres. Elles étaient spécialisées dans l’activité de banque d’investissement. Ainsi, en contrepartie de l’aide de l’État, les rescapées doivent maintenant s’engager à augmenter leurs fonds propres et à s’ouvrir aux activités de dépôts. Car, indépendamment des conjonctures, cela garantit des bénéfices et permet donc aux établissements de se constituer un coussin de sécurité. Plutôt que de cloisonner les activités, la tendance serait donc de limiter la partie «marchés» dans l’exercice des banques «universelles». CS.mag : Notre argent finance des activités dont nous n’avons généralement pas idée et qui vont peut-être même à l’encontre de nos convictions. Qui fait «travailler» les placements et selon quelles règles? O.B : Tout dépend du placement, mais prenons le cas de l’assurance vie. Le conseiller clientèle vend le produit, puis l’investissement apparaît sur un compte bancaire. Évidemment, l’argent remonte en réalité jusqu’à la cellule placements de l’établissement, puis vers une assurance, adossée à la banque (d’ailleurs il s’agit parfois d’une filiale). Dès lors, vous pouvez détenir 100% de fonds en euros, autrement dit de la dette publique européenne. Ou bien, la banque, en accord avec l’assureur, gère également des fonds communs de placements, c’est-à-dire un portefeuille de titres, construit avec des objectifs précis. Par exemple, celui d’investir dans les grandes entreprises françaises. Vous pouvez alors choisir de répartir votre argent entre des fonds en euros et ces dernières activités, plus diversifiées. Dans ce cas de figure, vous aurez éventuellement la possibilité d’intervenir directement sur la répartition des unités de compte. E.N : Nous le voyons bien, ces placements soulèvent la question de la transparence des opérations, vis à vis du client. À ce sujet, une directive européenne contraint aujourd’hui les banques à livrer des informations sur le niveau de risque, mais pas sur les secteurs d’investissements et donc pas sur leur aspect moral ou éthique. La tendance serait donc de garder sous couvert du secret bancaire les informations susceptibles de nuire à l’image de la banque et à communiquer sur des possibilités de placements sûrs, bien que faiblement rémunérés. propos recueillis par laurie Chiara L’analyse Albert Marouani, Professeur d’économie La crise de la dette souveraine L a dette publique de certains pays européens défraie, depuis plusieurs mois, la chronique. Le risque avéré, pour ces pays, de défaut de remboursement (plutôt de paiement du service de la dette), a conduit les agences de notation à dégrader leur note de crédibilité. Cette sanction a contribué à renchérir la pression sur les versements, donc à aggraver encore le risque de défaut et à faire peser par la même occasion une menace de contagion systémique de la crise à toute l’Europe. Le débat dans les média et dans la sphère politique s’est focalisé sur le déficit budgétaire (c’est-à- dire à un niveau de recettes inférieur aux dépenses) à l’origine de la dette publique. Les dépenses publiques « inconsidérées » des « Etats laxistes, enclins à tomber dans la démagogie et la facilité », se trouvent stigmatisées. Pour aller encore plus loin dans cette vision manichéenne, l’idée a été avancée de lier les mains des Etats dépensiers en les obligeant à adopter un principe d’équilibre budgétaire plus ou moins strict, érigé en « règle d’or ». Cette règle serait encore plus contraignante que celle de Maastricht, alors même que très peu de pays, dont l’Allemagne, pays supposé le plus vertueux, ne l’avaient respectée. Au lieu d’encourager la bonne gestion des finances publiques, cette fausse « bonne idée » pourrait entraîner une régression des politiques macroéconomiques du « fine tuning » (peaufinage conjoncturel) et du « policy mix » (1) . Rien ne justifie en effet que le Trésor Public, composante essentielle de tout système financier moderne, se prive par principe du recours à l’emprunt pour financer ses investissements. Par ailleurs, la dette publique par émission de titres n’est pas seulement un moyen de financer des dépenses, elle est aussi un instrument de politique monétaire. Elle permet en effet aux autorités monétaires (La Banque Centrale, notamment) de réguler la masse monétaire en circulation dans l’économie nationale. En agissant ainsi sur la liquidité, la politique mise en œuvre peut influer sur l’épargne, le crédit, l’investissement, l’emploi et in fine la croissance. Bref, au-delà des idées simplistes sur le caractère supposé nocif par essence de la dette publique, il convient plutôt d’orienter le débat sur sa soutenabilité. Celleci doit être appréhendée non pas seulement en termes de niveau, mais aussi et surtout en termes de structure (2). C’est cette dimension qualitative et structurelle de la dette publique qui permet de comprendre qu’un pays comme le Japon, avec un taux d’endettement très important, de l’ordre de 120% de son PIB, n’a pas de difficulté majeure à gérer sa dette, essentiellement libellée en Yen et détenue par des citoyens japonais. Ces derniers possèdent encore par ailleurs des marges d’épargne importantes. De même, la contrainte de remboursement et le risque de défaut ne sont pas de même nature selon que l’on s’endette dans sa propre monnaie ou dans une autre monnaie, en général une devise clé jouant le rôle de monnaie internationale (Dollar US, Euro, Yen…). Les Etats-Unis, endettés dans leur propre monnaie, créent de la monnaie pour compenser leur dette publique depuis de nombreuses années, sans que cela ne pose de pro- blèmes majeurs en termes d’inflation ou de compétitivité, ni ne suscite d’inquiétude des marchés financiers et des agences de notation. Dès lors qu’un Etat souverain présente des difficultés à rembourser le service de sa dette, il importe de bien faire la part entre ce qui peut relever d’un problème conjoncturel et qui peut se résoudre par rééchelonnement et refinancement, de ce qui est plus gravement un problème structurel de solvabilité. Dans ce dernier cas, on est véritablement en situation de crise et se pose la question de la gestion politique et financière. On peut utilement faire un parallèle entre la crise actuelle de la dette publique des pays développés de celle des pays en développement des années 80. Deux types d’actions ont alors été entreprises. Des actions internes, en termes d’ajustement, ont visé la demande (réduction de la dépense publique et de la demande privée par accroissement des recettes fiscales et pression sur les salaires) ou/et l’offre (privatisations, désengagement de l’Etat, politique de libéralisations commerciale et financière, etc.). De ce point de vue, la situation ac- (1) désigne l’« art » de combiner de manière optimale, en fonction de la position dans le cycle économique, la politique budgétaire et la politique monétaire (2) maturité, durée, taux d’intérêt, nationalité des détenteurs des créances, répartition de l’épargne nationale, monnaie de référence de libellé de la dette, etc. tuelle de la Grèce ressemble par certains côtés à la situation des Pays En voie de Développement dans les années 80, contraints par la Banque Mondiale et par le FMI à pratiquer des programmes d’ajustement structurel (les « PAS »). Des actions externes, consistant à rééchelonner et à restructurer la dette en termes de durée, d’échéances, de taux d’intérêt, de refinancements. Sur ce plan, on peut être frappé par l’absence actuelle de solutions financières innovantes, alors que dans les années 80 on avait assisté à une grande créativité financière, tant dans le domaine de la mise en oeuvre de nouveaux produits et instruments financiers (« Debt buy back », « debt equity swap », « Exit bonds », etc.) que dans celui de nouvelles techniques financières (la technique des « swaps » par exemple) et de nouveaux marchés (marchés gris de la dette publique). Ces innovations avaient permis aux banques créancières des pays en développement endettés, de surmonter cette crise de solvabilité de la dette publique. Elles ont pu alors d’une part, réaliser des profits sur la gestion de la dette sur le marché gris et d’autre part, concéder un moratoire (un délai) sur une grande partie des titres de la dette, parfois négociés avec des décotes de 50% à 90% de leur valeur faciale (3). Les banques créancières des Etats endettés étaient d’autant plus enclines à pratiquer un moratoire qu’elles comptaient déjà en large partie dans leur bilan des créances douteuses. Ces deux types de mesure (interne et externe) doivent être compatibles entre elles et il convient à cet égard de se souvenir que faute d’avoir su penser cette articulation, les PAS ont conduit à ce qui a été qualifié par la suite de « décennie 80 perdue pour le développement ». (3) valeur indiquée sur le produit mis en vente Il est clair qu’un ajustement « par le bas », qui réduit le demande interne sans discernement et de manière brutale, peut non seulement empêcher une reprise économique conjoncturelle, mais peut aussi casser les ressorts d’une croissance à long terme. Quelle réponse la théorie économique peut-elle apporter à la gestion à court terme de la crise de la dette souveraine ? Celle-ci suppose, comme expliqué précédemment, de traiter simultanément ou successi- vement de deux types de problèmes : Un problème de liquidité, pour assurer à la fois la continuité du paiement du service de la dette et la poursuite d’une politique d’investissement dans des biens publics porteurs de croissance. Un problème d’incitation, à la fois vis-à-vis des pays endettés, pour les conduire à honorer leurs échéances, mais aussi visà-vis des banques et de tous les investisseurs et gestionnaires de patrimoine sur les marchés financiers, pour les inciter à prêter et à placer à nouveau. Mais comment expliquer que les deux parties aient un intérêt mutuel à s’entendre sur une réduction de la dette? Quels sont donc les éléments du calcul économique du débiteur qui lui permettent d’arbitrer entre la répudiation ou le remboursement total ou partiel ? En 1986, Eaton, Gerwovitz et Stiglitz ont expliqué la crise de la dette publique internationale des années 80 par l’intérêt qu’avaient de nombreux pays en développement à opter pour la voie de la répudiation. En 1988, les analyses se sont orientées vers des explications en termes d’aléa moral et de surendettement (P. Krugman). Dans ces modèles, on examine dans quelle mesure les charges du service de la dette exercent un effet d’incitation inverse sur l’économie, tout comme un impôt trop élevé peut conduire à se détourner de l’investissement productif (Sachs 1989). On en est ainsi venu à démontrer qu’une réduction de la dette peut être bénéfique pour le créancier, car elle augmente la probabilité du remboursement par le débiteur. Aujourd’hui, la BCE a en partie répondu au problème de liquidité de la Grèce sans s’attaquer véritablement au problème de solvabilité. Il est paradoxal de constater que l’assurance qui est donnée par l’UE aux banques, aux fonds souverains et autres créanciers, qu’ils seront payés intégralement, n’incitent pas ces derniers à pratiquer un moratoire. Car il apparaît de plus en plus clairement qu’il faudra au plus tôt procéder à une annulation partielle de la dette publique accumulée, pour pouvoir à nouveau relancer par le crédit la machine économique de l’UE, et au-delà des USA et de l’économie mondiale. Une autre partie de la dette publique pourra être annulée par création monétaire, d’autant plus facilement que cette dette est libellée en Euros. Cette création monétaire, dans le contexte déflationniste actuel qui sévit en Europe, a peu de chances de se traduire par une forte inflation. Une forme douce « d’euthanasie du rentier », pour reprendre une expression bien connue de Keynes, permet- trait d’agir sur le partage de la valeur ajoutée salaires-profits, qui pourrait alors s’inverser en faveur des salaires. Ceci permettra de relancer la consommation et de favoriser par ce biais, les investissements et l’emploi. Au-delà d’une bonne gestion financière à court terme de la crise de la dette publique de l’UE, il faudra s’attaquer très sérieusement aux questions structurelles, des inégalités de niveau de développement, au sein des pays de la zone Euro, et sans doute aussi au-delà aux pays du voisinage. Cette action stratégique doit inclure les hypothèses, sinon d’une unification, du moins d’une coordination forte, des politiques budgétaires et fiscales. Ces politiques de régulation conjoncturelle doivent s’intégrer dans le cadre de modèles de croissance incluant la sphère financière et la dimension protection de l’environnement et développement durable. Il n’y aura pas d’avenir de l’UE et au-delà des pays du voisinage, incluant les pays de l’Est et tout le pourtour méditerranéen, sans investissements massifs dans l’économie de la connaissance et dans l’innovation Δ. Le jeu de la Chine en Euro(pe) Si la croissance des pays européens mort la poussière et les contraint à s’endetter, si la compétitivité manque, «il faut regarder du côté du yuan», nous dit Jean-Paul Guichard, auteur avec Antoine Brunet de La visée hégémonique de la Chine. → Le livre (1) La visée hégémonique de la Chine. L’impérialisme économique. Ed. L’Harmattan. 207p. coll Questions contemporaines. Mention d’honneur du 25e prix Turgot du meilleur livre d’économie financière de l’année. U ne catastrophe, à un moment, a tendance à se résumer en un zapping d’images émotionnellement chargées. Cinq ans après les premiers jours «noirs» de la bourse américaine, défilent ainsi, sur les écrans, des jardins privatifs encombrés de meubles, des Indignés, des abris de fortune, des traders reconvertis en tour operators de wall street, des usines abandonnées. La «crise», multiculturelle, transatlantique, passe des mains des américains à celles des européens. La dette se substitue aux emprunts toxiques. Or, sans absoudre ces mécanismes, deux auteurs, Jean-Paul Guichard et Antoine Brunet, traitent, dans un livre publié en février 2011 (1), ces sombres coupables en leur qualité d’effets secondaires, de contre-coups. Dans La visée hégémonique de la Chine, l’un, économiste rattaché au GREDEG (2) et l’autre, Président de la société AB Marchés, proposent en effet une lecture de la crise à plus grand angle. Pour eux, dans un système de libre-échange généralisé, le malaise est d’abord éminemment monétaire. Car derrière les innovations financières douteuses, il y a une panne de la consommation intérieure. Et au verso de cela, les économistes pointent encore des exportations en berne. Or, si la croissance des pays dits «développés» mort la poussière et les contraint à s’endetter, si la compétitivité manque sur le sol européen, «il faut regarder du côté du yuan», nous dit Jean-Paul Guichard. Comme l’Angleterre à la fin du 18e siècle, puis les Etats-Unis et après eux le Japon, les Chinois aspirent désormais à régner en maîtres sur les échanges marchands. l’industrie occidentale, la Chine exige en effet désormais d’obtenir aussi le transfert des technologies. Ainsi, pour l’économiste du GREDEG, le terme de délocalisation masque en fait ni plus ni moins un phénomène de désinvestissement profond. Les firmes industrielles privées apparaissent donc peu enclines à présenter un sursaut de patriotisme, susceptible de sauver les exportations d’un occident économiquement sur le déclin. Malheureusement, «un déficit du commerce extérieur va de pair avec un déficit budgétaire record...», prévient Jean-Paul Guichard. «Si celui-ci ne se rétablit pas, il est mathématiquement impossible d’assainir les comptes», prévient-il encore. Crise de l’Euro(pe) ‘‘Les États ont laissé investir dans la production matérielle en Asie, convaincus que eux garderaient les «cerveaux»!’’ Ils soutiennent pour cela une stratégie mercantiliste, c’est-à-dire fondée sur le déséquilibre des échanges. Or, pour mener à bien cette entreprise, il faudrait idéalement combiner une monnaie très dévaluée à un fort protectionnisme. Cela amène en effet les entreprises occidentales à pouvoir payer des ouvriers avec une monnaie achetée à un prix imbattable. Mais d’un autre côté, leur «hôte» favorise sur son terrain le «produit chinois». Et si les pays dits «développés» ont soutenu cette réorganisation internationale du travail, c’est, selon Jean-Paul Guichard, «portés par une vision naïve, soit dit en passant fondée sur le racisme». «Les États ont laissé investir dans la production matérielle en Asie, convaincus que eux garderaient les «cerveaux»!», souligne l’économiste. Or aujourd’hui, l’Empire du Soleil Levant érige, dans tous les domaines, des entreprises à vocation de leadership. Pour accorder un marché aux géants de Alors, faudrait-il dévaluer l’euro pour «affaiblir» le yuan? La Banque Centrale Européenne a déjà opéré des manipulations budgétaires. Elle a vendu des euros contre d’autres devises afin de ramener à la baisse le cours de la monnaie. «Nous sommes encore au-dessus, mais nous estimons qu’un taux de change à l’équilibre avoisinerait 1,15$ pour 1€. Cela ne résoudrait pas tout, néanmoins ça allégerait le déficit commercial de beaucoup de monde», assure le chercheur. De nouveaux marchés pourraient par exemple se créer, au moins à l’échelle du réseau européen... « Cependant, le cas de la Chine révèle des tensions dans la zone. La stratégie de l’Allemagne, par exemple, avec un excédent commercial record, une politique de bas salaires, repose à l’échelle de l’Europe sur de forts déséquilibres. À un point qui me paraît difficilement viable», annonce Jean-Paul Guichard. Moins qu’une Europe à deux vitesses, y aurait-il ainsi une tentation de percée hégémonique au sein de l’Union? Faut-il, sinon, considérer l’Euro(pe) comme un défi insurmontable? Avec l’entrée dans la zone euro, l’homogénéisation des échanges «à un contre un», des soupapes ont certes disparu pour les pays les plus fragiles, toutefois l’économiste ne promeut pas le grand retour en arrière. «La crise est grave; pour certains pays, une sorite de la zone euro pourrait s’imposer. Cependant, la réversibilité aurait un coût et sans doute des effets destructeurs sur l’Union», explique-t-il. Un nouvel Ordre Mondial du Commerce A contrario, procéder à du fédéralisme budgétaire, c’est-à-dire demander aux uns de pallier les déficits des autres, exacerberait les tensions. «Ce que l’Italie du Nord réalise pour l’Italie du Sud repose sur une aspiration à la réunification, sur le partage d’une langue. Cela ne peut pas se transposer à la Finlande et à la Grèce», estime l’économiste. Pour le chercheur, il faut incontestablement s’attaquer à la «dette folle», autrement qualifiée de «noeud coulant pour l’Europe», mais via la reprise, et pour cela il ne voit qu’une alternative. Les deux auteurs préconisent une sortie, suivie d’une refonte, de l’OMC. Car avec l’entrée formelle de la Chine dans l’Organisation Mondiale du Commerce, les pays occidentaux ont perdu toute possibilité d’instaurer des droits de douane pour les produits «made in China» des entreprises multinationales. «Il faudra quitter l’OMC qui est devenue, dans les faits, une organisation au service de la Chine et créer une nouvelle organisation internationale ayant comme objectif le développement d’un commerce mondial équilibré, conformément à ce qu’était la préoccupation de J.M.Keynes à Bretton-Woods», indiquent Antoine Brunet et Jean-Paul Guichard (p195). Sans quoi, «On va tous nous transformer en gardiens de musées et en garçons de cafés», ironise le chercheur du GREDEG. (2) Groupe de Recherche en Droit, Economie et Gestion de l’Université Nice Sophia Antipolis. Idéologie en berne Sandye Gloria-Palermo, chercheuse au GREDEG, publie en 2010 un article intitulé «Le néolibéralisme à l’épreuve des subprimes» (1). L’auteur y décrit les valeurs idéologiques dominantes depuis la fin des années 70 jusqu’à la crise de 2007 et évoque alors plusieurs «après» possibles. Car les crises, ces «cataclysmes», écrit-elle, se révèlent «propres à remettre en discussion des normes sociales passées». CS.mag : D’abord, comment caractériseriez-vous les valeurs néolibérales en vigueur au moment de la crise? S.G.P : Pour les résumer de façon très synthétique, elles s’articulent autour d’un crédo; le libre marché fonctionne et si nous ne nous interposons pas, les valeurs économiques tendent vers un équilibre propre à satisfaire tous les individus. Au contraire, l’intervention est dommageable. La différence avec la pensée keynésienne d’après-guerre, c’est qu’on ne revendique plus de savoir piloter l’économie de façon très précise. Il n’est plus question d’incursions politiques visant, même, à corriger des imperfections très ponctuelles. C’est l’idée qui sous-tend les modèles des principales institutions que sont le Fonds Monétaire International ou les Banques Centrales. Afin de se rapprocher le plus possible d’une situation de marchés «parfaits», ces modèles (1) American Sociological Association, Volume XVI, Number 2, Pages 266-282 poussent à la dérégulation. leur cap... CS.mag : Selon votre analyse, la crise est financière à plusieurs titres. Elle touche par exemple ce que vous qualifiez de «gotha» de la finance mondiale et elle est portée par des produits financiers aujourd’hui désignés comme «toxiques». Toutefois, si ces produits émergent à un moment, n’est-ce pas aussi pour pallier un défaut de commerce extérieur, comme un symptôme que le système est grippé? CS.mag : Vous dites que la crise surgit comme un cataclysme propre à remettre en discussion des normes passées. S’agit-il de l’affaire des populations exposées ou de celle des intellectuels? S.G.P : Tout à fait. L’aspect financier fait davantage figure d’étincelle. La cause profonde se trouve dans une recherche constante de rentabilité de la part des banques, en même temps qu’elles se heurtent à une faiblesse croissante de la consommation, dans un système tiré par la demande intérieure. Depuis le début des années 2000, on observe aux Etats-Unis une véritable compression des salaires réels. Ceci conduit à déprimer la demande. Or la façon dont l’économie tente de contourner ce mécanisme repose sur le crédit. Une politique de prêts à taux très faibles permet en effet de recréer du dynamisme. Donc en effet, dans ce modèle, les banques prennent le relai en cas de défaillance du système. Et cela fonctionne tant qu’elles maintiennent S.G.P : Même chez les populations touchées, il y a peut-être là l’occasion de mouvements antisystémiques importants. En Grèce, aux Etats-Unis, c’est ce qu’il semble s’organiser. Ensuite, à un niveau plus académique, on se heurte à une crise intellectuelle. Il s’agirait là plutôt d’une révolution scientifique au sens de Kuhn (2). CS.mag : Vous constatez, en 2010, «le triomphe international du réformisme». Vous citez la remise en cause de l’efficience du marché, la réhabilitation de l’interventionnisme, la régulation-moralisation financière. N’était-ce pas un peu optimiste? S.G.P : Totalement. Mais je dis dans l’article que l’intensité de ces réformes, de ce renouveau keynésien, de ce consensus vers, dépend de l’intensité de la crise. Or on est très vite revenu à des anciennes recettes. Sauf aux EtatsUnis, qui continuent de prôner la relance. Paul Krugman, Joseph Stiglitz, Larry Summers ont beau être issus du «main stream», ils défendent becs et ongles que la rigueur n’est pas la solution. Pour eux, cela vaut ni plus ni moins la saignée dans la pratique de la médecine médiévale. Toutefois, à l’échelle occidentale, leurs positions sont redevenues minoritaires. La tendance est de se remettre à la disposition de la discipline des marchés. En France, le manifeste des économistes atterrés irait certes à contre-sens, mais au niveau européen le modèle allemand domine, avec sa rigueur et ses exigences sur l’assainissement des dépenses publiques. Un des problèmes majeurs souligné par les économistes atterrés, c’est que des prêts sont bien émis, mais à destination des banques. Dans un second temps, celles-ci sont certes sensées prêter aux États, mais leur objectif étant d’abord de faire des profits, cela donne lieu à des taux quatre à six fois supérieurs à leur valeur initiale. CS.mag : Vous tracez dans votre article les contours du «post-capitalisme financier». Il a certes été question, au début de la crise, de New Deal économique et écologique, mais sans suite. Comment expliquer la retombée de ces ambitions fortes? S.G.P : Là encore, des questions de rentabilité de court terme semblent prendre le pas sur les précédentes annonces et sur l’inté- (2) Thomas S. Kuhn La structure des révolutions scientifiques, 1962. Il y développe la thèse d’une science progressant de manière fondamentalement discontinue, c’est-à-dire non par accumulation mais par rupture. rêt des générations futures. Modifier les processus productifs se présente à court terme comme trop coûteux, en tous cas dans environnement où la priorité semble être l’assainissement des dépenses publiques. D’un autre côté, des engagements de politique industrielle doivent être pris car dans ce domaine, si on laisse faire le marché, la relance ne viendra pas. en ce sens? CS.mag : À défaut de changement majeur, il semble que les modèles mathématiques employés en économie suscitent désormais un large scepticisme. Le monde économique et financier saura-t-il se passer de ces outils et la voie est-elle ouverte S.G.P : Il s’agit en effet d’une conséquence de la crise. Il existe bel et bien une critique de l’usage hyper intensif fait de l’outil mathématique. Être un bon économiste aujourd’hui, c’est avant tout devenu être un bon mathématicien. Le terme même a changé. Avant Au Portugal, les artistes lisboètes s’emparent des façades d’immeubles désertés pour livrer leur interprétation de la crise internationale transforment pour devenir des «hypothèses objectives». Grâce à ce malentendu, les modèles peuvent tourner, alors même que les conditions mathématiques nécessaires au fonctionnement du marché sont totalement irréalistes. Il s’est installé un décalage de plus en plus dur à éliminer, entre la signification réelle des hypothèses mathématiques et la complexité des modèles. On ne sait plus ce qu’ils veulent dire mais on considère qu’ils démontrent une vérité : les marchés fonctionnent. CS.mag : Les conditions seraient donc propices à réhabiliter les sciences humaines en économie? La philosophie, la sociologie, la psychologie par exemple pourraient-elles apporter des éléments de réinterprétation intéressants? on parlait d’économie politique pour désigner notre discipline, mais depuis la fin des années 70 on préfère parler d’economics en anglais, de science économique en français. Ceci a d’ailleurs participé à la diffusion des idées néolibérales. Car l’introduction des mathématiques semble apporter de la neutralité. Cela n’élimine pas les jugements de valeur, mais ça les masque, puisqu’on utilise quand même les mathématiques pour formaliser une théorie, donc quelque chose d’enlacé dans des jugements de valeurs. Toutefois, grâce à ce processus, ceux-ci se S.G.P : Il y a des traditions qui vont dans ce sens, portées par exemple par l’économie de courant institutionnaliste ou cette autre, évolutionniste. Ces approches, déjà, préconisent l’usage d’outils mathématiques de nature différente. Elles invitent, afin de rendre la réalité, à privilégier les simulations numériques et l’apport d’autres disciplines des sciences humaines. Avec la simulation, la notion d’explication diffère de celle contenue dans les modèles classiques. Dans un modèle standard, expliquer un phénomène d’équilibre général, c’est démontrer qu’il existe. Tandis qu’avec les simulations, expliquer un phénomène c’est le construire. On pose des équations, on rentre des données, et on regarde si le phénomène émerge. Là, nous aurons enfin explicité les processus à l’origine des situations de marchés. CS.mag : Deux ou trois ans après cet article, quel regard portez-vous sur l’évolution de la situation? S.G.P : ce qui me frappe vraiment beaucoup, c’est comment les Etats-Unis, où est née la crise, sont sur le point de se reprendre et comment le coeur de la crise s’est déplacé sur l’Europe, pour se focaliser sur les pays soit-disant coupables de «mauvaises pratiques». Cela rappelle fortement l’époque des politiques d’ajustements structurels, où le FMI accordait une aide sous condition de réformes très strictes. On dirait que la crise aujourd’hui, c’est ça, le problème de pays qui n’auraient pas su maîtriser leurs dépenses. Or non, elle ne vient pas de là. Les pays se trouvent engagés à l’extrême dans la logique du libre-échange, et aujourd’hui ils sont soumis au jugement des marchés touts-puissants. Pour se financer, les pays ne peuvent pas recourir à la création monétaire, ni à l’emprunt auprès de la banque centrale. Le marché décide. Or c’est de là , à mon avis, que viennent toutes les tensions. Le rôle de la Banque Centrale mériterait sans doute d’être repensé, ne serait-ce que vis à vis du pouvoir des banques privées. Les marqueurs de la Justice sociale Collatérale à la crise, la «pauvreté» menace de faire de nouvelles victimes. Mais que signifie, en 2012, ce terme, dans un pays développé comme la France? ‘‘ Travailleurs pauvres, grande précarité, situation d’exclusion’’. Les mots claquent sur fond de trottoirs sales et de ciel gris. Repas de rue, intérieurs insalubres, nouveaux chômeurs défilent devant l’oeilleton médiatique. La crise économique et financière abandonne les quartiers d’affaires pour un bref détour du côté des «classes populaires». La «pauvreté» menace de frapper, à la manière d’un virus saisonnier. Mais que signifie, en 2012, ce mot, dans un pays développé à l’image de la France? Question d’approche. Traditionnellement, les études statistiques s’intéressent à des données faciles d’accès et à fort potentiel de communication. «Elles analysent le pouvoir de consommation des individus, leurs revenus, afin de déterminer un indice de pauvreté monétaire», explique Valérie Bérenger, chercheuse au GREDEG. En résumé, la pauvreté aurait tendance à se concevoir comme une situation de privation, au regard (1) la moitié des salariés d’une population donnée gagnera plus que le salaire médian et l’autres moitié gagnera moins. Il ne s’agit donc pas de la moyenne de l’ensemble des salaires. Il s’élève à 1653€ nets en France. d’une «norme». Cette «ligne» symbolique réfère par exemple au salaire médian d’une société (1) ou à un «panier limite» de biens journaliers marchands nécessaires aux personnes. «Le terme d’exclusion, en revanche, renvoie davantage aux processus susceptibles de conduire à la pauvreté», précise l’économiste. Le concept, avancé en 1974 dans les travaux du Français René Lenoir, fait d’ailleurs référence aux «individus écartés des systèmes de protection sociale». «L’exclusion se présente sous une forme diffuse, car elle touche les relations inter individuelles. Elle amène ainsi à une réflexion sur le fonctionnement même des Institutions», note Valérie Bérenger. l’Indice de Développement Humain éclipse l’indicateur monétaire Déjà, ces subtilités témoignent de la possibilité d’approcher la notion de pauvreté de façons plus ou moins complexes et multidimensionnelles. Mais une décennie et demie plus tard, l’Indien Amartya Sen et le Pakistanais Mahbub Ul Haq, marquent une véritable révolution en ce sens, avec l’invention de l’Indice de Développement Humain (2). Ils incluent aux analyses classiques, en 1990, l’espérance de vie et le niveau d’études. Ils tentent ainsi d’identifier les différentes situations susceptibles d’entraver l’épanouissement individuel et collectif. Sous l’influence d’Amartya Sen, la pauvreté s’enrichit de critères non comptables, pour considérer les problèmes de justice sociale, d’inégalités, de possibilités de réalisation. Reste, pour les chercheurs, à trouver les «bons» marqueurs, les mieux à même de révéler tous les visages de la pauvreté. Malheureusement, «l’arbitraire du choix, la limite des données disponibles, la synthèse et la pondération des données, suscitent bien des polémiques», convient Valérie Bérenger. L’indicateur monétaire reste donc encore le plus aisé à relayer dans le discours. Néanmoins, y compris au niveau européen, l’idée d’un repère plus précis semble acquise. «Le rapport 2011 du Programme des nations unies pour le développement présente un nouvel indice (3), où les pays sont classés selon le nombre de dimensions pour lesquelles leurs habitants sont considérés comme pauvres», révèle l’économiste. Le Pnud publie en outre depuis 2010, un indice d’inégalité de genre (4) et un IDH ajusté aux inégalités (5). De l’impact de la croissance sur les revenus des plus pauvres En attirant l’attention sur ces dimensions, y compris dans des pays très bien classés en terme de revenu par tête, les économistes soulèvent ainsi par la même occasion des insuffisances politiques. Certains ont ainsi étudié, à la fin des années 90, les vertus possibles de la croissance sur les pauvres. «De leur point de vue, la corrélation entre le PIB et les autres indicateurs va dépendre de l’impact de la croissance sur le revenu bas, mais aussi sur les dé- (2) IDH, aujourd’hui repris par le Pnud. (3) IPM, pour Indice de Pauvreté Multidimensionnelle. http://hdr.undp.org/fr/statistiques/ipm/ (4) http://hdr.undp.org/fr/statistiques/iig/ (5) http://hdr.undp.org/fr/statistiques/idhi/ penses publiques, sur les priorités qu’accordent les pouvoirs publics au développement des services sociaux», explique la chercheuse du GREDEG. À titre de comparaison, dans l’approche «classique», la croissance est sensée «ruisseler» spontanément sur toutes les couches d’une société. Une vision également contestée par Amartya Sen. L’économiste indien développe ainsi une «approche des capabilités». Il insiste sur l’importance de permettre la conversion des moyens en accomplissements, en fonction d’un ensemble de facteurs, personnels, sociaux, environnementaux. «L’IDH pose le socle des opportunités de base dont doivent disposer les individus, mais ensuite se pose la question de ce qu’ils en font. La question est de savoir, par exemple, s’ils peuvent utiliser ce support pour exercer leur droit politique, pour faire valoir leurs droits humains», insiste Valérie Bérenger. Un sujet très actuel, au lendemain des «printemps arabes», notamment chez les femmes. «Les inégalités dans la répartition des pouvoirs et des ressources, des rôles et de la prise en compte du cycle de vie persistent, comme en témoigne le concept de féminisation de la pauvreté», conclut l’économiste. Les Laboratoires enquêtent sur les agents rationnels Confrontés aux imprévisibilités de l’agent économique parfait décrit dans les modèles mathématiques, des chercheurs se tournent vers l’expérimentation in vivo. N ul ne lui connaît de corps. Il est sans attributs, bec ou ongles, ailes ou harpon. Il n’existe pas d’allégorie pour le désigner. Il s’agit pourtant bien d’une légende, nourrie d’une utopie. Homme-machine, il est une figure indétrônée de l’économie de marchés. Mathématiciens et économistes ont bâti sa réputation sur sa faculté à raisonner sans s’émouvoir, à toujours produire des réponses optimales grâce à un calcul approprié. Tel est le portrait, grossier, de «l’agent rationnel». Maintenant, invitons-le à la table d’un jeu stratégique type Échecs et disons qu’il s’agit en fait des marchés. D’après les théoriciens, les décisions de ce protagoniste idéal sont prévisibles. Par exemple, dans le jeu de l’ultimatum, une personne reçoit une somme comme tombée du ciel. Mais elle est tenue d’en proposer une partie, au moins égale à 1€, à un autre agent. Ce dernier peut accepter ou refuser une seule fois, auquel cas tous deux repartent les poches vides. Un calcul rapide et optimal, donc rationnel devrait conduire l’offrant à minimiser sa «perte» et l’autre agent à accepter le deal, quel qu’il soit... Pourtant, les observations réalisées dans la vraie vie entachent de façon inattendue ce scénario «idyllique». «Le fait est que les gens ne s’avèrent pas toujours intéressés par leur seul bien être. Ils ne se montrent pas indifférents aux autres», affirme Pierre Garrouste, professeur à l’Univer- sité Nice Sophia Antipolis et chercheur au GREDEG. La rationalité mise à l’épreuve in vivo En effet, en dessous d’une certaine somme et avec des variantes culturelles, la négociation a plutôt tendance à échouer. «Même lorsque les sommes mises en jeu atteignent des montants proches, dans certains cas, de salaires mensuels, si le partage semble trop «injuste», en général moins de 25% du total, les candidats préfèrent refuser», argumente le chercheur. En outre, le «maître du jeu» semble spontanément anticiper cela dans son offre, puisqu’il a tendance à proposer davantage que le minimum requis... Ces résultats in vivo, en contradiction avec les prévisions des jeux économiques (1), incitent ainsi un courant de chercheurs à reconsidérer la toute-puissance et les contours de la rationalité des agents dans les modèles. Ils ont donc, afin de poursuivre leurs investigations, entrepris de monter des laboratoires d’économie expérimentale. Ces endroits, abrégés LEE, ne ressemblent ni à une salle de Bourse, ni à un laboratoire de neurosciences. Celui que Pierre Garrouste espère monter à l’Université Nice Sophia Antipolis pourrait en réalité s’ouvrir au public derrière les larges baies vitrées d’une ancienne bibliothèque (2), dans le quartier Saint-Jean d’Angély. Il balaie du doigt une centaine de mètres carrés, actuellement en réhabilitation et amenés dans les prochaines semaines à s’entourer d’activités, parfois totalement étrangères à l’économie expérimentale. «Ici, nous mettrions une soixantaine d’ordinateurs, à l’intérieur de boxes», racontet-il. C’est donc dans une ambiance d’open space quadrillé de demi-cloisons, que des volontaires en chaire et en os seront invités à «jouer» sur des programmes maison. «Dans nos jeux, il n’y a pas d’intérêt à manipuler le sujet» Pour «faire vrai», il faudra alors simplement s’assurer de la motivation de ces «agents» éphémères. «Les laboratoires d’économie expérimen- (1) Le jeu de l’ultimatum et sa variante dite du dictateur sont issus de la théorie des jeux : Approche inspirée du jeu d’échecs (d’où son nom), consistant à étudier les interactions stratégiques entre deux ou plusieurs acteurs, chacun s’efforçant d’anticiper la réaction de l’autre et d’agir en conséquence. L’une des illustrations les plus connues est le dilemme du prisonnier, qui montre qu’une coopération entre acteurs aboutit dans certains cas à de meilleurs résultats qu’une concurrence. D’après «l’économie de A à Z, le dictionnaire d’Alternatives Économiques en ligne». http://www.alternatives-economiques.fr/Dictionnaire_fr_52_.html (2) Il s’agit de l’ancienne bibliothèque universitaire de Saint-Jean d’Angély, à Nice. tale prennent donc le parti de rémunérer les participants, pour les inciter d’abord à se présenter puis pour les mettre en situation d’exécuter une performance», revendique Pierre Garrouste. La somme mise en jeu, plus que raisonnable, dépend de la durée de jeu de chacun... et de ses décisions. Enfin, pour les «figurants», reste le «show up», un forfait de quelques euros, garanti. Mais à l’issue de ces tests, que faire des résultats? Faut-il annuler les modèles économiques, les modifier? «Réintégrer ces éléments nouveaux dans les anciens modèles pour les ajuster demeure assez compliqué. Il faut trouver quels paramètres introduire et/ou supprimer...», explique Pierre Garrouste. «Une autre approche consiste à essayer de comprendre quelles conditions sont à l’origine des phénomènes observés. Là encore, nous en sommes aux balbutiements», reconnaît l’économiste. Une autre question concerne l’originalité des Laboratoires d’économie expérimentale. Car si l’intitulé est nouveau, la démarche n’est pas sans rappeler quelques grandes expériences de psychologie sociale (3). «Ce n’est toutefois pas la même chose. Nous testons bien des prises de décision, mais nous donnons aux participants toutes les informations, sans distorsion ni rétention. Dans nos jeux, il n’y a pas d’intérêt à manipuler le sujet», nuance Pierre Garrouste. Perspectives Néanmoins, les économistes s’ouvrent bel et bien à des phénomènes habituellement réservés à la psychologie, à la sociologie, ou aux neurosciences. «À Bordeaux, des collègues travaillent sur les émotions. Avant de lancer une partie d’ultima- tum, ils soumettent les gens à un extrait soit de film comique soit de film noir», raconte le chercheur du GREDEG. Ils ont ainsi pu mettre en évidence le rôle de «l’état d’esprit» dans la façon de procéder à des choix. «Par exemple, le seuil de refus de l’offre diminue après avoir visionné un extrait drôle», illustre-t-il. «Nous pouvons aussi tester des attitudes face au risque... Mais pour ce qui nous intéresse dans un futur proche, ici à Nice, nous souhaitons travailler sur l’économie de l’attention», révèle Pierre Garrouste. «À l’heure où le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication explose, l’attention portée à l’information devient paradoxalement une ressource rare», précise-t-il. Le chercheur espère, dans cette perspective, faire fructifier les liens avec les psychologues et les sociologues de l’Institut des Sciences Humaines et Sociales de Nice (ISHSN), avec les spécialistes de la simulation et de l’informatique sophipolitains (Inria et i3S), mais également avec le département des neurosciences de Marseille. Des applications pédagogiques semblent enfin possibles, pour renforcer la pratique des étudiants tout au long leur parcours universitaire. «Nous avons envie d’aller dans ces sens, toutefois cela suppose déjà que le laboratoire soit effectivement mis en place. Or à ce jour il nous manque 30 000€...», sourit Pierre Garrouste. Car le chercheur reste optimiste. Il considère notamment la possibilité de s’appuyer, au moins au démarrage, sur le «Learning Centre» (4) prévu sur les plans de l’ancienne bibliothèque de SaintJean d’Angély. (3) En référence à l’expérience de Stanley Milgram, réalisée au début des années 60. Elle visait à évaluer le degré d’obéissance d’un individu devant une autorité qu’il juge légitime et à analyser le processus de soumission à l’autorité (4) Conçus pour ouvrir plus l’université sur la société, pour renforcer le rôle pédagogique des bibliothèques et pour recréer du lien avec la recherche, ces aménagements modernes, en voie de développement en France, s’articulent pour beaucoup autour des usages des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication. ‘‘la Philosophie ne peut pas ne pas s’interroger sur le sens et sur la rationalité des phénomènes économiques’’ Entretien avec Jean Robelin, professeur émérite de philosophie au Centre de Recherche en Histoire des Idées (CRHI) de l’Université Nice Sophia Antipolis. CS.mag: Le terme «économie» a tendance à susciter, chez les non spécialistes, des représentations «froides», mathématiques, déshumanisées. Quels rapports entretient la philosophie avec l’économie, actuellement et dans une perspective historique ? J.R: Actuellement, la philosophie ne peut pas ne pas s’interroger sur le sens et sur la rationalité, des phénomènes économiques proprement dits, mais également de la science économique. Les crises contredisent la prétendue rationalité de l’économie. Elles ne peuvent plus apparaître comme des mécanismes d’ajustement. Quant au sens, traditionnellement, il serait de dire que l’économie a pour but d’optimiser les ressources rares. Évidemment, historiquement, cette représentation fait débat. Chez Marx, par exemple, l’économie doit plutôt permettre d’anticiper les besoins sociaux. Ensuite, la philosophie va examiner l’histoire des théories, la façon dont elles essaient de saisir leur objet, dont elles n’y arrivent souvent pas. Car il s’avère beaucoup plus difficile, en économie, par exemple, qu’en physique, de déterminer ce qui fait une théorie bien constituée. A la crise réelle répond la crise théorique du paradigme dominant, dit «marginaliste» (1). Ne fonctionne-t-il plus? Reste-t-il quelque chose à sauver? CS.mag: Le libéralisme est un concept philosophique qui ne se retrouve pas «tel quel» dans le système économique. Pourquoi et comment caractériser, avec des termes empruntés à la philosophie, le modèle économique en vigueur? J.R: D’abord, il faut séparer le libéralisme politique, doctrine de la sûreté du citoyen contre l’arbitraire du pouvoir, du libéralisme économique, qui prêche pour une activité économique autonome et non entravée par l’Etat. Il y a eu des États, par exemple le Chili de Pinochet, économiquement ultra- libéraux et dictatoriaux. Friedrich Hayek (2), que nous (1) Le courant néoclassique, auquel est assimilée la théorie marginaliste, s’attache à démontrer tout à la fois la capacité du marché à obtenir des résultats optimum, et le caractère non exploiteur, équitable, de cette économie. (2) Hayek a par exemple soutenu la politique de Margaret Thatcher, au pouvoir en Angleterre entre 1979 et 1990. pouvons considérer comme le fondateur du néolibéralisme du 20e siècle, n’est pas un libéral politique, ni d’ailleurs un démocrate, si tant est que le libéralisme politique s’identifie à la démocratie. Aujourd’hui, on identifie le libéralisme économique à la dérégulation de l’économie, mise en place depuis une trentaine d’années, dans le sillage des néolibéraux de l’école de Chicago (3). C’est faux. L’économie de marché capitaliste n’est pas dérégulée. Car il existe bel et bien un contrôle, qui se manifeste dans les mécanismes du capital financier. Imposer un retour sur investissement à deux chiffres, c’est une forme de régulation massive de l’économie, qui implique une pression énorme sur la force de travail, ce à quoi veille le «management». L’économie ne se réduit pas à la macro économie, c’est aussi la réalité des entreprises CS.mag: les courants théoriques fixent chacun à leur manière ce qui recouvre de la «valeur» sur les marchés. Où en sommes-nous de cette notion? J.R: La valeur se trouve intimement liée à l’utilité. Chez Marx, des caractères objectifs confèrent à un objet la capacité de répondre à un besoin, que celui-ci soit sérieux ou totalement fantaisiste. En face, se dresse une théorie subjective de l’utilité. Celle-ci est définie, cette fois, comme le fait, simplement, de répondre à un besoin. Le marché se conçoit alors comme ce qui équilibre ce que «l’autre» attend pour vous donner satisfaction et ce que vous êtes prêt à sacrifier pour l’obtenir. C’est vous qui fixez vos préférences, mais tout ce que vous ne pouvez pas vous offrir, tout ce qui n’est pas exprimé sur les marchés n’existe pas économiquement. Aujourd’hui, l’économiste André Orléan (4), par exemple, propose d’ajouter à l’approche subjectiviste une dimension comparatiste. Il nous dit que la valeur est aussi liée aux comparaisons que nous faisons entre les diverses utilités. Il assouplit ainsi au passage un autre dogme, celui de la théorie mathématique de la décision. Selon ce principe, largement attaqué, nos préférences seraient «ordonnées et transitives». En d’autres termes, nous classerions nos besoins et en cas de non satisfaction du premier choix, nous nous reporterions automatiquement sur le second, ainsi de suite. Or dans une situation de totale incertitude vis à vis des phénomènes économiques, avoir des préférences ordonnées serait contre intuitif. Nous sommes spontanément opportunistes, nous nous saisissons de ce qui se présente. CS.mag: La crise est aussi une crise de la rationalité. Quels en sont les fondements? Les théoriciens auraient-ils du doter les agents de désirs, de jalousies, en somme de subjectivités? J.R: Les économistes ont souvent tendance à considérer la genèse des besoins comme relevant de la sociologie ou de la métaphysique, au nom de l’agent économique rationnel, qui est une abstraction. Mais l’économie de marché consiste à fabriquer les besoins. Et le mythe de l’agent économique rationnel s’effondre avec celui de l’efficacité informationnelle des marchés. Il faut enfin questionner la rationalité de la notion d’optimisation, qui suppose quelque chose qui n’est pas tant impensé que dénié. C’est que la production va de paire avec la destruction. De ce point de vue, généraliser l’accumulation industrielle de l’Europe n’est pas tenable. Marx aborde ce problème à travers l’idée de temps. D’après lui, le temps néces- (3) Le fondateur de l’école monétariste de Chicago est le libéral Milton Friedman. Selon lui, le réduction du rôle de l’Etat dans une économie de marchés s’avère le seul moyen d’atteindre la liberté politique et économique. (4) L’Empire de la Valeur. Refonder l’économie, Le Seuil, 2011. 347p., 21 euros. saire à se procurer une entité est aussi celui qu’il faut pour compenser les destructions. Peut-être qu’aujourd’hui, nous en sommes au point où nous n’avons plus le temps. CS.mag: Les agences de notation ont beaucoup fait parler d’elles ces derniers mois. Comment comprendre cet engouement pour l’évaluation? Quel message les notes véhiculent-elles? J.R: Il faut distinguer l’évaluation managériale de celle des agences. Le management vise à imposer les finalités économiques de l’entreprise comme sens du travail et des comportements individuels Il impose ainsi un conformisme intellectuel et moral. Les agences évaluent des critères relativement objectifs (déficits, dettes). Mais leurs notes révèlent un rapport de pouvoir, un changement de hiérarchie établie entre les acteurs collectifs de l’économie. Car avant les années 80, un dirigeant d’une grande entreprise, par exemple, n’aurait pas hésité à écarter un actionnaire mécontent. Aujourd’hui, le capital financier a pris la main sur le capital industriel, sur les services et sur les États, en concurrence face aux investissements. Les agences témoignent ainsi d’une régulation forte et avérée. CS.mag: Pour en revenir au management que vous décrivez, y a-t-il véritablement un intérêt à encourager le conformisme, au détriment de la créativité, de l’innovation? J.R: Les tenants de ces théories se présentent comme des agents de rationalisation. En réalité, l’empilement de strates d’organisations qui se surveillent mutuellement, la perte de temps à justifier ce qu’on fait au lieu de le faire, sont contre productifs et humainement désastreux. L’évaluation est faite pour obliger le travailleur à se définir comme un «moi entrepreneurial», qui doit se vendre et se rendre employable. Ensuite, comme l’évaluation pousse à la concurrence, peut-elle encourager la créativité? Cela paraît difficile, car dans beaucoup de domaines, la rentabilité n’est pas individuelle mais collective. Evaluer le mérite individuel est alors largement arbitraire. Or, le management casse les collectifs, avec des effets psychologiquement déstructurants dont les suicides au travail sont l’indice. C’est pourquoi des groupes ont spontanément tendance à se reformer, par exemple en adoptant un vocabulaire propre, identitaire, interne. CS.mag: La crise s’est accompagnée d’un appel à la moralisation financière. Cela sous-entend de pouvoir parler, au sujet des pratiques de la finance, de bien et de mal. J.R: On nous dit, une fois de plus, qu’il y a des excès, incarnés par exemple par l’affaire Madoff, et des comportements «normaux», qui eux seraient légitimes. Des économistes, y compris de renom, analysent la crise en dénonçant moralement la psychologie humaine : ce serait le triomphe de la cupidité. Or les éditoriaux, les spécialistes annonçaient depuis longtemps les événements de 2007. Mais personne n’a pris la responsabilité d’arrêter. Ceci montre seulement que dans un contexte de concurrence et ou les positions dominantes sur les marchés ont tendance à s’auto renforcer, aucun des acteurs ne peut se permettre d’abandonner le terrain à l’adversaire. La rationalité des comportements apparemment aberrants, c’est la conquête de cette position dominante. CS.mag: Cet appel ne traduit-il pas, néanmoins, une réclamation en faveur d’un retour des humanités, de la philosophie, de la politique? J.R: La crise eppelle un retour massif de certaines formes de politique (car la politique a toujours été présente). N’est-il pas opportun, par exemple d’imposer des biens publics mondiaux ou plus simplement étatiques ? Pourrons-nous laisser encore longtemps l’eau, les denrées de première nécessité, être des objets de spéculation sur les marchés? Le marché ne peut définir de bien commun car les préférences (ou les biens) individuelles ne s’agrègent jamais à un niveau collectif. Ce passage suppose toujours un schéma politique étranger à la distribution des marchés. CS.mag: Il serait tentant d’associer la notion de crise à l’idée de rupture. Qu’en est-il? J.R: Selon la définition traditionnelle de la crise, elle consisterait en un déséquilibre, de l’offre et de la demande, de la consommation et de la production etc. Il en découlerait, pas une rupture mais au contraire un réajustement du marché. Or, depuis une vingtaine d’années, nous ne vivons plus des crises sectorielles mais une seule et même crise, mouvante, en Argentine, en Asie, en Europe. Cette crise est celle de la régulation de l’ensemble de l’économie par le capital financier. S’ajoute à cela une croyance un peu romantique selon laquelle une crise amène en effet la rupture. Marx l’évoque dans le livre I du Capital et il sait, néanmoins, que cette idée n’est pas tenable. La crise demeure le moment où le capital se renforce au détriment de la classe ouvrière et aujourd’hui des mouvements sociaux propos recueillis par laurie Chiara REPÈRES Dominique Torre, économiste (GREDEG) Régulations La crise a suggéré des défauts de régulation dans au moins trois secteurs : bancaire, financier et monétaire. Pourtant, des «gendarmes» assignés à la surveillance de ces trois «mondes» existent bel et bien. Voici un résumé non exhaustif des principales instituions régulatrices mises en jeu, de leurs rôles et de leurs limites. L de s’envoler et d’engendrer le défaut de paiement e rôle du système financier consiste en des emprunteurs. Appâtés par les marges prises sur premier lieu à mobiliser l’épargne pour faces crédits immobiliers, les prêteurs se défaisaient du voriser l’investissement. Selon les études risque par l’achat d’actifs (2) jouant le rôle d’assuéconométriques (1), cet appareil, déveloprance et leur permettant théoriquement de prêter sans pé et performant dans les économies développées, fin. favoriserait aussi la croissance des pays émergents Les émetteurs de ces produits, d’autres banques, spéou en développement. Néanmoins, au-delà de la ficialisées dans les activités de marché, prenaient avec nance « utile », se développe une finance au statut leurs clients de gros risques contre de gros rendeplus discutable, dont l’objet est de garantir certains ments. Quand les taux d’intérêt ont remonté, certains risques, mais aussi de prendre des paris sur tout et émetteurs parmi les plus puissants ont fait faillite, n’importe quoi. entrainant en 2007-2008 clients ou partenaires dans Ainsi, l’activité financière des banques se trouve leur chute… aujourd’hui décuplée, avec l’émergence d’instruments innovants sophistiqués, chargés a priori de maîtriser le risque si on les emploie en « couverture La régulation des ». Mais elles incitent aussi, utilisées « à découvert », à multiplier les « paris », avec de gros gains atétablissements financiers tendus pour de faibles mises de fonds (c’est ce que l’on appelle des effets de levier). La crise Tous les pays organisent cette régulation à dite des subprimes est largement due leur manière, le plus souvent en déléà leur développement incontrôlé. guant le contrôle de l’activité des inDes prêts immobiliers, accordés termédiaires financiers (banques, à des individus peu solvables, assurances, fonds…) à une ou (1) L’économétrie désigne l’enont été conclus avec des taux plusieurs commissions, plus semble des techniques destinées à de départ historiquement ou moins indépendantes de mesurer des grandeurs économiques. (2) Les actifs peuvent prendre la forme bas, mais variables. Ceuxla Banque Centrale. des avoirs en banque, de créances sur des ci étaient donc susceptibles En France, l’Autorité de tiers, de titres, de terrains, de droits de propriété, etc. Les actifs financiers désignent la partie de l’actif composée de titres pouvant être vendus sur un marché financier (actions, obligations, titres divers). Contrôle Prudentiel (ACP) réunit depuis janvier 2010 les autorités d’agrément et de contrôle de la Banque et de l’Assurance. Cette autorité administrative indépendante est présidée par le gouverneur de la Banque de France et vice-présidée par une personne disposant d’une expérience en matière d’assurance. Son rôle consiste notamment à veiller à «la préservation de la stabilité du système financier et à la protection des clients, assurés, adhérents et bénéficiaires des personnes soumises à son contrôle». Ces instances se réfèrent le plus souvent aux normes élaborées au niveau mondial par le comité de Bâle, émanation de la Banque des Règlements Internationaux, (Bank of International Settlements). Ces normes ont évolué dans le temps et prennent pour principe que le bilan des banques doit fournir les moyens de résister à la concrétisation de certains risques. Or, les innovations financières, autrement appelées « produits dérivés » apparaissent hors bilan. Car, contrairement aux créances, elles n’apportent pas de liquidité. Les normes de Bâle 1 et 2 ne leur appliquent donc aucune règle contraignante. Néanmoins, les normes prudentielles de Bâle 3 (établies en 2010) ont été pensées pour remédier à ce défaut. Elles prévoient par exemple un ratio d’effet de levier visant à contrôler les risques pris par les banques. Toutefois, comme précédemment, chaque régulateur national reste libre de s’en emparer ou pas et d’appliquer des sanctions sévères ou symboliques aux banques qui ne les respectent pas. La régulation des marchés Les marchés financiers assurent l’essentiel du financement des moyennes et grosses entreprises et la totalité du financement de la dette publique. Compte tenu des masses énormes qu’ils concernent et du nombre d’intermédiaires impliqués, ils doivent donc être régulés. En France, c’est le rôle de l’Autorité des Marchés financiers (AMF). Elle réalise des enquêtes et peut engager des actions en justice contre un émetteur ou un intermédiaire. En parallèle, les marchés connaissent depuis quelques années des mutations importantes. Ainsi, la directive européenne sur les Marchés d’Instruments Financiers (MIF), en 2007, met fin au monopole de Euronext comme plate-forme pour les échanges, la cotation (attribution de la valeur des actions), la création de liquidités etc. Les investisseurs gagnent ainsi le choix de se tourner vers d’autres intermédiaires européens. Cette directive est sensée mettre en concurrence les tarifs de courtage : elle incite les plateformes à se différencier. Les ordres de transaction peuvent aller à la recherche des meilleures possibilités d’exécution. Compte tenu de la diminution des marges d’intermédiation qu’elle engendre, cette directive encourage à l’usage accru de produits à levier, susceptibles d’améliorer la rentabilité d’une activité d’intermédiation, au prix évidemment d’un risque accru de perte. La directive de 2007 autorise aussi ce que l’on nomme les Dark Pool ou bourses noires : Ces espaces d’échanges se présentent comme un système alternatif aux grandes bourses réglementées et aux plateformes privées transparentes. Ils traitent de très grosses transactions financières sans obligation pour les clients de diffuser toutes les informations (possibilité d’anonymat, pas de publication des ordres d’achat et de vente). L’autorisation d’exercer, pour une Dark Pool, est en revanche indispensable et elle est attribuée par le régulateur du pays d’implantation (AMF). Leur développement et les incidences sur la liquidité du marché et son efficacité implique la surveillance de l’AMF. La régulation monétaire Chaque autorité monétaire, en général une Banque Centrale ou son équivalent (la Réserve Fédérale aux Etats-Unis), détient le pouvoir de gérer sa monnaie comme elle l’entend. En Europe, la BCE a donc la charge de l’Euro tant qu’aucun des pays partenaires de la zone ne rompt l’accord qui le lie aux autres. Le consortium des Etats membres nomme un gou- verneur de la banque centrale (actuellement l’Italien Mario Draghi), pour une durée de huit ans. Ce mandat, amené à durer plus longtemps que celui des présidents, lui assure théoriquement une certaine indépendance. En pratique, cela permet des politiques assez différentes d’un continent à l’autre. La Banque de Chine contrôle par exemple le cours du Yuan à loisir, alors que les grands pays développés laissent leur devise fluctuer au gré des transactions internationales. En maintenant une monnaie « faible », la Chine favorise ainsi ses exportations et décourage ses importations. Dans des cas exceptionnels, les autorités monétaires des grandes banques centrales peuvent aussi choisir de se concerter pour intervenir sur le change, généralement toutes dans le même sens, dans l’intérêt collectif. Mais traditionnellement, elles suivent des objectifs « internes ». La BCE est une des plus attachée à la mission visant à maintenir l’inflation à un niveau réduit. D’autres, comme la FED américaine, créée en 1913, sont plus pragmatiques. La FED vise à fournir au pays « une monnaie suffisamment élastique pour favoriser le développement des échanges ». Sa politique s’adapte donc à la conjoncture. Dans un esprit voisin, la Banque du Japon maintient depuis des années des taux d’intérêts à des niveaux quasi-nuls, avec pour objectif de soutenir l’investissement, dans un contexte de crise prolongée. L’Euro, monnaie de réserve. Les pays cherchent à détenir dans leurs caisses des monnaies fortes, comme l’euro ou le dollar. On parle alors de monnaie de réserve. Ce statut permet d’emprunter presque sans limites car il met les créditeurs en confiance. Ne craignant pas une dévaluation brutale de la monnaie, ils recourent moins à des couvertures de change. La crise grecque pourrait entacher cette croyance, toutefois pour l’instant cela ne semble pas avoir d’incidence très nette sur le cours de l’Euro. En revanche, cette politique défavorise les exportations européennes sur les marchés internationaux. Le FMI n’est pas actuellement un régulateur en tant que tel, mais une organisation internationale sensée aider les États à sortir de situations de crise financière. En cas de difficultés liées le plus souvent à un défaut potentiel ou avéré, le FMI envoie une mission sur place, rééchelonne la dette voire l’efface en partie, mais propose en contrepartie un plan structurel de nature à assainir la gestion des finances publiques. Généralement, ces contreparties sont très lourdes et entrainent dans un premier temps sacrifices et récession, avant que la croissance ne revienne, si le pays a pu socialement supporter la « purge ». Dans le cas de la Grèce, la présence du FMI, même discrète, a jeté un doute sur la capacité de l’Europe à régler ellemême ses propres problèmes internes. villes en Transitions Des expérimentations discrètes bousculent le modèle socio-économique dominant. Signes d’une transition en préparation ou artefacts sans incidence ? C aprice de bourgeois-bohèmes, délire de colocataires post-adolescents, le potager urbain passe volontiers pour une douce excentricité. Préférer son balcon étroit avec vue sur le bitume aux grandes surfaces surachalandées, loger des lombrics entre le coin cuisine et la table basse serait l’apanage de marginaux «écolos». Car dans la vie courante, les provisions se font en un sations sociales alternatives (2). «Comment assurer des formes de subsistance et de sécurité existentielle sans se cantonner à la logique du travail salarié», interroge-t-il. En guise de réponse, il «teste» sur la papier les hypothèses d’une économie «soutenable». Autrement dit, le politiste étudie les «signes» d’une évolution vers des sociétés post-capitalistes et il met à l’épreuve leur crédibilité. «À mon sens, les nouvelles technologies ont contribué à nous projeter dans une période transitoire. La question va être celle de leurs effets : libérateurs ou aliénants ?», illustre-t-il. En dépit de craintes affichées, Yannick Rumpala n’exclut donc pas de voir les populations se saisir du potentiel de création et d’émancipation nouvellement disponible. Son attention se concentre ainsi sur «des formes d’expérimentations à bas bruit». Les systèmes de « troc temps », les sites de récupération d’objets en ligne, comme la libre-diffusion des savoirs et les réseaux d’échange en « pairà-pair », témoignent « de tentatives de recréation de communautés de partage, de l’émergence de modèles de consommation collaborative», note le politiste. clic ou sur quatre roues. Surtout, les citadins ont abandonné depuis belle lurette l’idée saugrenue de produire à domicile de quoi subvenir à leurs besoins. Textile, électrique, garde-manger, pour tout cela, il y a de gros prestataires. «Le système dominant transforme ces dépendances en évidences. Il crée une logique, des normes de consommation», explique Yannick Rumpala (1), Maître de conférences en sciences politiques à l’Université Nice Sophia Antipolis. «Redonner de l’autonomie à ceux qui s’en trouvent actuellement dépossédés» Or, si à ces initiatives venait se mêler la libre transmission des savoir-faire, «les nouvelles technologies seraient susceptibles de redonner de l’autonomie à ceux qui s’en trouvent actuellement dépossédés», suggère le chercheur. Un projet français développé en open source propose ainsi de concevoir une serre urbaine montée sur un container recyclé (3). Conçu répondre à des contraintes environnementales, Expérimentations à bas bruit : pour sanitaires et alimentaires, ce jardin partagé hors-sol vers un post-capitalisme? combine innovations technologiques et design. Dans la même veine, le projet new-yorkais Public Farm Dans le cadre de recherches en cours au sein de 1 réconcilie architecture et agriculture avec comme l’ERMES (Equipe de Recherche sur les Mutations de slogan (détourné) : Sur les pavés, la ferme (4). Dans l’Europe et de ses Sociétés), il s’intéresse toutefois à une vaste cour du quartier du Queens, à neuf mètres des formes possibles de glissement vers des organi- au-dessus du bitume, des tubes en carton, agencés comme les abords d’un cours d’eau, offrent aux mains baladeuses fraises et épinards. Depuis cinq ans, une cinquantaine de variétés de fruits et légumes poussent ainsi en symbiose avec le MoMA (Museum of Modern Art), grâce à une infrastructure à énergie autonome. Moins élégants mais aussi efficaces et surtout très ambitieux, des tutoriels apparaissent également sur le web. Avec, par exemple, le « Global Village Construction Set », L’idée est de proposer en open source le matériel de base pour pouvoir installer et faire fonctionner une ferme. Du tracteur à la pompe à eau automatisée, les porteurs du projet commencent ainsi à offrir des notices tout en images pour les « fermiers des villes ». Et pour les « moins ambitieux », il demeure possible de transformer une vieille baignoire en installation aquaponique, c’est-à-dire de faire pousser des plantes terrestres directement dans l’eau, en association avec l’élevage de poissons. Les FabLabs : une alternative aux circuits commerciaux traditionnels? Or, ces perspectives de réappropriation des techniques de production dépassent désormais l’agriculture, au moins en théorie. «L’invention des imprimantes 3D (5), notamment si elles se développent sous une forme portative, ouvrent des possibilités d’indépendance vis à vis des circuits commerciaux traditionnels», estime Yannick Rumpala. «Nous pourrions alors imaginer des ateliers de quartiers, où des «personnes ressources» délivreraient soit une aide au bricolage soit des connaissances minimales», poursuit-il. Un rôle que pourraient justement endosser des projets inspirés des Fab Labs (6), un concept d’ateliers exporté depuis le MIT (Massachusetts Institute of Technology) au même titre que les imprimantes 3D... Ces laboratoires locaux ont en effet été conçus «pour rendre possible l’invention, en ouvrant aux individus l’accès à des outils de fabrication numérique». Reste à savoir si ces expérimentations à bas bruit en resteront là. Ces actions resteront-elles limitées à de petites communautés ou s’agit-il des prémices d’une mutation profonde de nos sociétés? Yannick Rumpala ne prétend pas détenir la réponse, néanmoins il a à l’esprit l’exemple des «villes en transition» (7). «Construites sur le principe de la résilience, elles cherchent à ménager le passage à un autre monde de la manière la moins brutale possible», explique-t-il. Les populations locales y sont invitées «à créer un avenir plus soutenable» devant la menace des crises écologiques, énergétiques et économiques. (1) http://yannickrumpala.wordpress.com/ (2) Précédents ouvrages : Développement durable ou le gouvernement du changement total, Éditions Le Bord de l’eau, 2010 Régulation publique et environnement. Questions écologiques, réponses économiques, Éditions L’Harmattan, 2003. (3) http://20footurbanfarm.blogspot.com/p/la-ferme-aquaponique.html (4) http://www.cityfarmer.info/2010/03/24/above-the-pavement-the-farm-forthcoming-june-2010/ http://www.domusweb.it/en/news/the-visionary-reloaded-new-scales-of-operation-in-the-age-of-information/ http://www.jessesuchoffdesign.com/thesis-journal/2011/1/30/workac-s-public-farm-1-above-the-pavement-the-farm. html (5) Apparues vers 2006/2007, ces imprimantes permettent de fabriquer des objets en trois dimensions. Leur principe consiste à déposer de la matière couche par couche jusqu’à retrouver la forme du modèle préalablement numérisé (au lieu d’utiliser une fraiseuse pour creuser ou tailler la matière). (6) http://fablab.fr/projects/project/charte-des-fab-labs/ (7) http://villesentransition.net/ La «confiance», la «sensibilité» des marchés à une décision, ces éléments se retrouvent-t-il dans les modèles économiques? C’est très difficile à rendre. C’est pour cela que nous, chercheurs, n’avons pas la panacée. Qui plus est, la psychologie des agents ne cesse de se modifier. À chaque renouvellement de génération, les perspectives se transforment. Ces changements de psychologie et de philosophie empêchent largement d’avoir un modèle universel et intemporel valable. Nous ne sommes pas dans la configuration d’une loi physique, naturelle, immuable. Les mathématiques sont très utiles, ils structurent, mais ils n’en demeurent pas moins un leurre. L’économie et la finance ne sont pas une science exacte. D’ailleurs, jusqu’à présent, il n’a pas été prouvé que les transactions à haute fréquence (*) généraient des multi millions... (*) l’exécution à grande vitesse de transactions financières faites par des algorithmes informatiques (donc par des machines). Que traduisent les fluctuations du CAC40? Le CAC40 est un anachronisme de la structure du marché financier. En effet, CAC est employé pour Compagnies des Agents de Change, et elles n’existent plus. Auparavant, elles avaient le monopole des échanges de titres financiers et nous avons conservé le terme. L’idée est que quand une action est échangée sur une bourse, il y a grossièrement deux phénomènes qui vont influencer son prix. Les premiers sont locaux à l’action, par exemple un PDG évincé, une grève, le gain d’un marché. Il y a aussi des phénomènes macro. Par exemple, pour savoir comment le marché a réagi à la nomination de Mario Draghi à la BCE, à l’élection de Barack Obama aux Etats-Unis, on a besoin d’un indice capable de capter une tendance de fond générale. C’est l’objectif des indices comme le CAC40. Deux critères, essentiellement, permettent de les construire. D’abord la représentativité. On ne peut regarder une seule action sur laquelle se pratiquent très peu d’échanges. On favorise donc plutôt de grosses entreprises qui favorisent un gros volume d’échanges. Le deu- Pourquoi parfois parle-t-on de xième critère est la liquidité. S’il y a une grosse fréquence «points» et d’autres fois de d’échanges sur l’entreprise, vous pouvez être sûr qu’un pourcentages? changement dans le prix traduit une nouvelle qui vient de tomber, et pas forcément un problème de liquidités, par Ce n’est que du vocabulaire. Un indice est par exemple une personne qui a besoin d’argent et qui pour définition exprimé sous forme de points. Un ça veut vendre à n’importe quel prix. Dans le CAC40, point de base étant égal à 0,01% , dire qu’un on retient 40 actions répondant à ces critères. Enfin, pour indice a évolué de 1% ou de 100 points revient s’assurer qu’une seule action ne puisse pas être à l’origine au même. de tout un changement sur l’indice, on limite la proportion Qu’est-ce qu’un «marché volatil»? de l’action dans l’indice (10%). C’est un marché sans direction bien définie, dans lequel les prix vont dans tous les sens. Il y a une différence d’opinion entre les gens et on par Abraham Lioui n’arrive pas à un consensus. Par conséquent, il EDHEC Buisness School vaut mieux faire attention sur ces marchés là. Vocabulaire EDHEC-Risk Institute Que signifient les lettres attribuées par les agences de notation? Les entreprises, par exemple, sont obligées tous les trimestres de publier l’état de leurs comptes. C’est-à-dire l’état de leurs actifs au sens propre, les machines, les voitures, mais également l’état de leur activité. Qu’ont-elles vendu, produit, qu’est-ce que cela leur a coûté? Ces informations sont rétrospectives, elles nous disent ce qui s’est déroulé dans le passé. Or ce qui importe aux prêteurs, c’est le futur, la capacité de l’entreprise à rembourser dans l’avenir. Comme tout le monde n’est pas capable de lire les documents et que ceux-ci ont augmenté avec le temps, à un moment, les pouvoirs publics en particulier ont trouvé utile de favoriser la création d’Agences de Notation. Les notes évaluent ainsi la capacité pour une entreprise de respecter ses engagements vis à vis de ses créanciers. L’Agence projette l’activité de l’entreprise dans le futur en faisant abstraction de l’environnement économique, excepté des tendances profondes (par exemple une phase de récession généralisée). En plus, elle prend en compte des éléments qualitatifs : la qualité du management, de la détention des actifs de l’entreprise, etc. En fonction de cette combinaison, elle accorde une note. Le triple A, la meilleure note, dit par exemple qu’une entreprise ne présente aucun problème, à moyen et à long terme elle sera capable de faire face à ses engagements. C’est exactement la même chose pour les produits financiers quand ils sont adossés à des dettes. Pour les dettes de l’Etat, sont évaluées les capacités à générer de l’impôt, à entretenir la croissance, à détenir de bonne institutions, à assurer une bonne flexibilité du marché du travail. L’Etat n’a pas imposé les Agences, en revanche il a fixé comme règle à un certain nombre d’institutions financières, comme les compagnies d’assurance ou les fonds de pension, de présenter un minimum de dettes notées AAA dans leurs bilans. Par ricochet, si Renault ou EDF veulent que des institutionnels viennent souscrire à leurs dettes (et c’est toujours mieux que vous et moi), ils feront tout pour obtenir la meilleure notation. Cela peut évidemment inciter à certains camouflage. Par exemple, pour les prêts subprimes, la personne qui voulait émettre un tel produit allait voir l’agence de notation, qui lui disait quoi faire pour avoir le triple A. Ils s’exécutaient et deux jours après, ils défaillaient. Quand on mélange du conseil à l’expertise comptable, cela peut ainsi générer des conflits d’intérêts. Mais, une des réformes récentes proposée par la Commission Européenne, consiste à obliger les émetteurs de tels produits à changer régulièrement d’agence, tous les trois ans. À quoi les marchés sont-ils «sensibles»? Le CAC40 présente un «seuil» à 3415 points. Qu’est-ce que cela signifie? À des informations. En anglais, les marchés se traduisent forward looking. Ce qui importe c’est l’avenir. Le passé ne compte pas. C’est pourquoi dès qu’une information apparaît, on essaie de savoir tout de suite quel peut être son impact, quelle quantité d’argent elle peut générer (son cash flow) pour une entreprise. Et tout de suite on essaie de l’incorporer dans le prix des actions. Par exemple, le principal moteur de recherches sur le web ou la marque à la pomme ne possèdent pas réellement des actifs qui vaudraient des centaines de milliards de dollars. Cette valorisation, parfois énorme, prend en compte les opportunités de croissance pour des entreprises à l’avenir. Or, ça, seuls les marchés peuvent le faire. Dans l’approche chartiste, on considère qu’il y a des récurrences dans l’évolution des prix. Une action ne peut ni monter ni descendre indéfiniment. Il y a des configurations qui annoncent ainsi une rupture, un passage au-delà d’une limite. Ce sera par exemple le seuil des 3415 points pour le CAC40. www.ics-unice.fr L’Institut de Culture Scientifique de l’Université Nice Sophia Antipolis