Dépistage dans le cancer de la prostate dossier thématique Avant-propos Le dépistage du cancer de la prostate à la loupe de l’ASCO GU 2010 Dépistage organisé ou diagnostic précoce individuel : de la rationalité à la décision P. Beuzeboc* C haque année, 192 280 nouveaux cas et 27 360 décès sont dénombrés aux États-Unis. Malgré ces chiffres et le problème de santé publique que représente le cancer de la prostate, premier cancer chez l’homme, la controverse continue avec les mêmes questions fondamentales. ✓✓ La détection précoce du cancer de la prostate ­est-elle rationnelle ou à risque ? ✓✓ Quelle appréciation du risque (raisonnablement bon ou mauvais) ? ✓✓ Le traitement est-il approprié et efficace ou au contraire arbitraire ? ✓✓ Est-il morbide, non nécessaire et/ou inefficace ? La détection précoce doit être discutée chez l’homme en bonne santé, en l’informant des bénéfices en termes de réduction de la mortalité, mais aussi des risques incluant le surdiagnostic, le risque physique et psychologique d’un traitement non nécessaire. Dépistage individuel • Avec le rationnel qu’on lui connaît, l’“Homo * Département d’­oncologie médicale, Institut Curie, Paris. 16 Americanus” aborde individuellement les questions importantes : dois-je faire l’objet d’un dépistage ; si j’ai été dépisté et si j’ai un cancer, doit-on le traiter ; si je veux être traité, comment me traiter ; si je suis traité, que dois-je en attendre (une guérison, des effets indésirables) ? • Avant de choisir, il s’informe des arguments rationnels, cohérents, pouvant guider la décision d’un dépistage individuel : la maladie est “onéreuse” quand elle est dépistée tard ; il n’y a pas de curabilité à un stade tardif ; un dépistage par le PSA détecte la maladie à un stade plus précoce ; un tel dépistage est probablement à l’origine de la réduction de la mortalité notée aux États-Unis ; le traitement peut réduire la mortalité de patients sélectionnés. • Quand on lui présente les deux études importantes (américaine et européenne), il essaie d’analyser avec objectivité leurs données et leurs résultats (1, 2) : un protocole versus plusieurs ; une étude montrant un bénéfice et pas l’autre ; un taux de pré-screening du PSA et une contamination des groupes différents ; une étude plus souvent “mise en exergue” que l’autre. • Il entend aussi certaines “sirènes venues d’ailleurs” chanter que la réduction du risque de mortalité (environ 20 % dans l’étude européenne) est éventuellement supérieure si l’on analyse seulement les cas des patients ayant terminé le dépistage (3, 4), le risque de métastases pouvant être réduit de 53 %. • Néanmoins, quand il voit (revenant aux chiffres bruts) que, pour sauver une vie, 1 068 hommes doivent être dépistés et 48 traités, il comprend que la sur­détection reste un problème… • Cependant, les choses évoluent avec des révisions notables dans la détection précoce : – l’âge pour obtenir l’état basal est abaissé à 40 ans ; – la valeur seuil (c’est-à-dire 4 ­ng/­ml) pour pratiquer des biopsies n’est plus recommandée ; – la décision de pratiquer des biopsies, fondée actuellement sur le taux de PSA et le toucher rectal, pourrait prendre en compte de multiples facteurs : PSA libre/­total, âge du patient, vélocité et densité du PSA, histoire familiale, ethnie (race), données des biopsies antérieures, comorbidités. • Mais au fond, se dit-il, quel est mon risque ? Il va chercher la réponse sur Internet en consultant http://­ deb.­uthscsa.edu/URORiskCalc/Pages/uroriskcalc.jsp Correspondances en Onco-urologie - Vol. I - n° 1 - avril-mai-juin 2010 Le dépistage du cancer de la prostate à la loupe de l’ASCO GU 2010 ➔➔Avec toutes ces informations, il prend conscience des nombreux problèmes non résolus : la fréquence du test (clairement non nécessaire tous les ans chez tous les patients) ; la fin du dépistage (valeurs de PSA normales jusqu’à un certain âge permettant de définir un groupe à bas risque) ; le début du dépistage (impact de la chimioprévention) ; l’impact du toucher rectal ; le décideur ; avec quel risque de surdétection et, pour résultante, de surtraitement ; les coûts (physiques, psycho-sociaux, financiers). • Il se trouve également confronté au rationnel d’un dépistage plus précoce. Un taux de base de PSA au-dessus de la médiane à 40 ans est fortement prédictif d’un cancer de la prostate. Sur la base d’une cohorte non dépistée de Malmö, un seul PSA avant l’âge de 50 ans est fortement prédictif d’un cancer avancé jusqu’à 25 ans après (5). Le taux de mortalité ajusté à l’âge pour les cancers de la prostate survenant entre 50 et 65 ans n’est pas insignifiant. Les hommes les plus jeunes sont plus à même d’avoir un cancer curable. Le PSA est un test plus spécifique chez les hommes les plus jeunes. Tester plus tôt et moins fréquemment pourrait réduire la mortalité et les coûts comparativement à un test annuel commencé plus tard. Les hommes à risque, mais qui n’ont pas de cancer de la prostate, peuvent être candidats à une chimioprévention. • En effet, la possibilité d’une chimioprévention par le finastéride ou le dutastéride est une idée émergente qui doit se focaliser sur les sous-groupes de patients à haut risque (6). Les résultats de l’étude REDUCE viennent d’être publiés dans le New England Journal of Medicine (cf. revue de presse, p. 9). • Il existe également des possibilités de surveillance active pour les tumeurs sans signe d’agressivité. • L’“Homo Americanus” entrevoit aussi les nouvelles perspectives. Une meilleure prédiction des risques de cancer de la prostate va passer par une meilleure connaissance des facteurs de risque, des progrès de la génétique (variants SNIPS) [7], mais aussi des biomarqueurs et des calculs de risque (8, 9). Pour réduire les risques de surtraitement, de nouvelles technologies en développement pourraient aider à identifier précocement les patients à haut risque ­et/­ou à très bas risque. Les recommandations pourraient changer avec l’amélioration des connaissances fondamentales. Le problème est de disposer de tests qui permettraient de différencier cancer significatif de cancer indolent. Correspondances en Onco-urologie - Vol. I - n° 1 - avril-mai-juin 2010 À l’opposé du raisonnement individuel, que penser d’un dépistage organisé ? La parole aux spécialistes de la santé publique La santé publique est “la science et l’art de prévenir la maladie, en prolongeant la vie et en promouvant la santé à travers des efforts d’organisation et des choix informés de sociétés, d’organisations publiques ou privées, communautaires ou individuelles”. Peter Boyle, de l’International Prevention Research Institute (IPRI), à Lyon, a rappelé quelques vérités définissant la santé publique et ses objectifs, ainsi que les critères d’un dépistage de masse (encadré). Encadré. Critères de Wilson et Junger (1968). – La maladie constitue-t-elle un important problème de santé publique ? – Existe-t-il un traitement effectif au stade localisé de la maladie ? – Dispose-t-on de moyens adaptés pour le diagnostic et le traitement ? – La technique utilisée pour le dépistage est-elle efficace ? – Les tests sont-ils acceptables par la population ? – L’histoire naturelle de la maladie est-elle connue ? – Existe-t-il une stratégie pour déterminer quels patients devraient ou ne devraient ou non être traités ? – Le coût est-il acceptable ? – L e traitement est-il efficace et la prise en charge à un stade précoce a-t-elle un impact favorable sur le pronostic ? “Le but de la santé publique est d’améliorer la santé des populations à travers la prévention et le traitement de la maladie. Le but du dépistage est de réduire la mortalité de la maladie parmi la population dépistée par un traitement précoce des cas découverts avant que les symptômes n’apparaissent. Seule la réduction de la mortalité dans un essai randomisé peut apporter la preuve de l’efficacité du dépistage.” • Quelles sont les données disponibles des grandes études randomisées internationales ? (tableau) Tableau. Odds-ratio de la mortalité par cancer de la prostate dans les essais randomisés. Étude OR/HR IC95 Québec 1,16 Norrköping 1,04 PLCO 1,13 (0,75-1,70) ERSPC 0,80 (0,65-0,98) La nouvelle analyse des données de l’étude québecoise (10) a montré en “intention de dépistage” un risque relatif de décès égal à 1,16 (avec un excès de décès 17 Dépistage dans le cancer de la prostate thématique dans le groupe dépisté). Dans l’étude suédoise menée à Norrköping (11), en intention de dépistage, le risque relatif de décès par cancer de la prostate était de 1,4 (IC95 : 0,64-1,68). L’étude américaine PLCO (Prostate Lung Colorectal Ovarian cancer screening trial) a inclus 73 000 patients âgés de 5 à 74 ans et randomisés entre un dosage annuel de PSA et un suivi de routine. Avec un recul moyen d’environ 10 ans, le taux de décès spécifique n’est pas statistiquement significatif : HR = 1,13 (IC95 : 0,75-1,7) [12]. Le taux de contamination dans le groupe témoin est très élevé (52 %). Cet essai revient à une comparaison entre 2 groupes dépistés de façon plus ou moins importante. Ces 3 études randomisées ont montré un excès de décès dans le groupe dépisté de 16 % dans l’étude québecoise, de 4 % dans l’étude suédoise et de 13 % dans l’étude américaine. L’étude européenne ERSPC (European Randomised Study of screening for Prostate Cancer) a inclus 162 000 hommes âgés de 55 à 69 ans. Cette étude, une “collection” de données de 7 pays avec cependant des différences substantielles dans les protocoles, soulève des problèmes méthodologiques. Avec un suivi médian de 9 ans, il a été rapporté une baisse statistiquement significative du taux de décès de 20 % en faveur du bras dépisté (p = 0,04). Le taux de compliance pour le dépistage est de 82 %, avec un taux de contamination dans le groupe témoin significativement moindre que dans l’essai PLCO. Sur 73 000 hommes dépistés, 17 500 biop­ sies ont été pratiquées pour trouver 5 900 cancers. Dans le groupe dépisté, il y avait 2,77 fois plus de prostatectomies. • Limites des études. Il est nécessaire de dépister 1 410 hommes pour diagnostiquer en plus 48 cancers et pour prévenir un décès lié au cancer. Il faut mettre en balance l’altération de la qualité de vie et la réduction modérée de la mortalité. La surveillance active n’est pas sans effets indésirables : elle peut être source de risque de perte d’assurance santé, d’angoisse et de dépression, voire de suicide. • Une des leçons sera de mieux poser dans l’avenir les indications du PSA. En 2000, il était estimé qu’environ 12 514 000 tests avaient été réalisés pour une population de 135 millions d’hommes. Depuis la fin de l’année 1996, 35 % des hommes blancs et 25 % des hommes noirs ont fait un test au moins tous les 2 ans ou plus fréquemment. En 1996, 83 % des diagnostics chez les Blancs étaient précédés d’un dosage du PSA. En 2003, 56 % des seniors avaient un dosage du PSA. La proportion allait de 64 % pour les hommes âgés de 70 à 74 ans à 36 % pour les hommes âgés de 85 ans et plus !! En 2005, un Américain avait un risque de diagnostic de cancer de la prostate au cours de sa vie de 17 % et de décès d’un cancer de la prostate de 3 % (13). Il existe deux principes de base en santé publique : Primum non nocere et “la médecine de santé publique doit être fondée sur la preuve et non sur la foi”… ■ Références 1. N Engl J Med 2009;360:1310-9. 2. N Engl J Med 2009;360:1320-8. 3. Roobol MJ, Kerkhof M, Schröder FH et al. Prostate can- cer mortality reduction by prostate-specific antigen-based screening adjusted for nonattendance and contamination in the European Randomised Study of Screening for Prostate Cancer (ERSPC). Eur Urol 2009;56(4):584-91. 4. Eur J Cancer 2010;46(2):377-83. 5. Ulmert D, Cronin AM, Björk T et al. Prostate-specific anti- gen at or before age 50 as a predictor of advanced prostate 18 cancer diagnosed up to 25 years later: a case-control study. BMC Med 2008;6:6. 6. Vickers AJ, Savage CJ, Lilja H. Finasteride to prevent prostate cancer: should all men or only a high-risk subgroup be treated? J Clin Oncol 2010;28(7):1112-6. 7. Zheng SL, Sun J, Wiklund F et al. Cumulative association of five genetic variants with prostate cancer. N Engl J Med 2008;358(9):910-9. 10. Labrie F, Candas B, Dupont A et al. Screening decreases prostate cancer death: first analysis of the 1988 Quebec prospective randomized controlled trial. Prostate 1999;38(2):83-91. 11. Sandblom G, Varenhorst E, Löfman O et al. Clinical consequences of screening for prostate cancer: 15 years follow-up of a randomised controlled trial in Sweden. Eur Urol 2004;46(6) :717-23. 12. Andriole GL, Crawford ED, Grubb RL et al. Mortality results 8. Tang et al. J Urol 2010;183;846. from a randomized prostate-cancer screening trial. N Engl J Med 2009;360(13):1310-9. 9. Nature Cancer Reviews 2008;8:266. 13. Jemal 2007. Correspondances en Onco-urologie - Vol. I - n° 1 - avril-mai-juin 2010 RÉSUMÉ dossier