On peut expliquer que l’adhésion aux règles du collectif peut être « très rationnelle ». Mais il
n’y a pas non plus toujours un calcul avant de participer à une action collective. Dans l’action
collective, on trouve une grande diversité de registre, de l’intérêt personnel à la loyauté
inconditionnelle. L’approche identitaire permet de mieux expliquer pourquoi, dans de
nombreuses situations, les individus participent à une action collective (par exemple grève),
respectent les règles du groupe, renoncent à leur intérêt individuel au profit de l’intérêt
collectif. C’est le problème bien connu du paradoxe d’Olson, qui reprend à son compte
l’idée de passager clandestin. En théorie, personne n’a d’intérêt à participer à une grève : le
non-gréviste ne risque pas de perte de salaire et pourra bénéficier des augmentations
distribuées à tous si la grève réussit. Bien sûr il y a parfois des pressions exercées par les
leaders du mouvement, des menaces et des piquets de grève, mais ce type d’explication ne
suffit pas. Il faut donc un fort sentiment d’appartenance au groupe, d’unité, de solidarité, et
une forte légitimité de la grève (à ses propres yeux) pour que l’individu renonce à son intérêt
individuel. Quand un groupe a un sentiment fort de communauté d’intérêt et de destin, quand
ses membres partagent le même statut, les mêmes compétences, les mêmes contraintes de
travail, la même idéologie, les mêmes valeurs, il a une forte capacité d’action collective, de
négociation de sa position. C’est le cas des verriers, des cheminots, des ouvriers du livre… On
parle alors d’identité collective.
3. La profession : une ressource essentielle de la construction identitaire
Nous avons montré qu’il y a un lien entre l’identité personnelle, le collectif de travail, les
règles définies par ce collectif, mais aussi comment ce collectif négocie sa place dans
l’organisation.
Les « professions » instituées se construisent avec les mêmes mécanismes, jusqu’à se donner
une forme institutionnalisée, en général par l’existence d’une association qui en regroupe les
membres, un titre qui les différencie…
Décortiquer les fondements d’une profession institutionnalisée, formellement reconnue,
comme les professions médicales ou paramédicale, permettra de mieux comprendre les
mécanismes de différenciation sociale. On verra, à travers un exemple, comment une
profession se différencie et s’institutionnalise. La profession instituée nous servira de
« modèle » pour rendre compte de la construction d’identité professionnelle collective, mais
non institutionnalisée.
Une profession est institutionnalisée par l’existence d’un ordre ou d’une association
professionnelle. Cette institutionnalisation peut prendre une forme juridique et s’exprimer à
travers la possession d’un titre, qui qualifie le professionnel au-delà du simple diplôme : la
possession du titre, l’appartenance à l’ordre ou l’association professionnelle est une condition
pour exercer une activité. L’ordre garantit que les membres ont la compétence nécessaire pour
exercer une activité donnée. Mais en même, il contrôle l’accès des membres : il peut exiger
l’obtention d’un diplôme, et une expérience validée. Par exemple, pour appartenir à l’ordre
des médecins, il faut avoir le diplôme, avoir pratiqué comme médecin interne… Un ordre gère
aussi le nombre de ses membres, c’est ce que l’on appelle le numerus clausus. Elle se donne
aussi la possibilité d’exclure les membres qui n’ont pas respecté certaines règles.
En contrepartie d’un certain « monopole » sur une activité, les membres d’une profession ont
aussi, en général, des obligations à respecter et même une responsabilité juridique
personnelle.
Dans de nombreux cas, ce modèle de la profession « instituée » prend une forme juridique.
Cette forme juridique peut être plus ou moins marquée. Par exemple, il existe un ordre des
architectes, mais des entreprises générales peuvent assurer une grande partie des tâches de
conception d’un architecte. On constate aussi qu’une même profession n’est pas instituée de
la même façon dans différents pays : aux Etat Unis, l’exercice du métier d’ingénieur suppose
l’appartenance à une association professionnelle, qui valide certes le diplôme mais aussi les
premières expériences comme assistant, alors qu’en France, s’il existe un diplôme celui-ci
n’est pas imposé systématiquement. Autre exemple : le titre de psychologue est nécessaire
pour un certain nombre d’activité (faire passer des tests) mais ce droit peut être délégué à un
autre membre de la structure.