L’Encéphale (2008) 34, 584—588 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep SANTÉ PUBLIQUE Troubles de santé mentale, recours aux soins et au soutien social chez une population vulnérable : l’exemple des centres maternels de Paris Mental Health disorders, medical care and social support in a vulnerable population: The example of the maternal centres in Paris T. Saïas a,∗, T. Greacen a, D. Brengard b, M. Lejoyeux c, M. Bourdais d a Laboratoire de recherche de l’établissement public de santé Maison-Blanche, 3—5, rue Lespagnol, 75020 Paris, France Secteur 3 de psychiatrie infanto—juvénile de Paris, établissement public de santé Maison-Blanche, France c Secteur 22 de psychiatrie de Paris, établissement public de santé Maison-Blanche, France d Cellule santé de la sous-direction aux affaires familiales et éducatives, Direction de l’action sociale, de l’enfance et de la santé (DASES), Paris, France b Reçu le 2 mai 2007 ; accepté le 22 janvier 2008 Disponible sur Internet le 19 mai 2008 MOTS CLÉS Psychopathologie ; Épidémiologie ; Précarité ; Accès aux soins ; Soutien social ; Centres maternels ∗ Résumé L’effet pathogène de la précarité sociale sur la santé mentale a fait l’objet de nombreuses publications internationales. Ces recherches mettent en valeur la fréquence accrue des problèmes de santé mentale chez les populations pauvres, sans emploi ou sans domicile. Ce risque est par ailleurs majoré en période périnatale, où l’incidence des troubles psychologiques est plus importante qu’à n’importe quel autre moment de la vie. Chez de jeunes mères en situation de vulnérabilité sociale, l’accès aux réseaux médico-sociaux et à leur réseau de soutien social est donc primordial. Cette étude consiste en un état des lieux sur les ressources professionnelles et informelles en santé mentale dont bénéficient les femmes accueillies au sein des centres maternels de Paris. Quatre-vingt-quinze sujets ont participé à la recherche. Soixantehuit pour cent d’entre elles validaient un trouble de santé mentale au jour de l’enquête. Parmi celles-ci, 97 % avaient cherché un recours spécifique pour ce(s) trouble(s) auprès de professionnels et/ou de leur réseau social. Les forts taux de satisfaction par rapport au soutien reçu démontrent la capacité de cette population à engager un processus fonctionnel de demande d’aide. En outre, ils mettent en valeur que l’enjeu ne réside pas tant dans la mise en place auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (T. Saïas). 0013-7006/$ — see front matter © L’Encéphale, Paris, 2008. doi:10.1016/j.encep.2008.01.003 Troubles de santé mentale et recours aux soins chez une population vulnérable accueillie en centre maternel 585 de solutions que dans la nécessité de favoriser l’élaboration de liens entre professionnels de santé mentale et travailleurs sociaux. © L’Encéphale, Paris, 2008. KEYWORDS Psychopathology; Epidemiology; Social deprivation; Access to care; Social Support; Mother-child centers Summary Introduction. — The negative effect of social deprivation and poverty on mental health has been the subject of numerous publications since the 1960s, with studies generally showing a higher prevalence of mental health disorders in homeless, unemployed or low income populations. Women in perinatal contexts are also at greater risk for psychopathology: the relative risk for being hospitalised is up to 60% higher in the perinatal period than during the two years preceding pregnancy. Access to social care and informal support is therefore particularly important for pregnant women in vulnerable social conditions. In France, socially excluded mothers access shelter and accommodation in maternal centres. Over the last few years, staff in these centers report what they perceive to be as an increase in the prevalence of mental health problems in the mothers using these services. The current study, CEMAT, set out to examine this question. Methodology. — Based on a participatory research method, a qualitative and epidemiological study was carried out in order to evaluate the reality and needs in terms of mental health care in this population, as well as to evaluate available care and support networks. The study took place in 2005. All stakeholder groups in six maternal centres agreed to participate in focus groups and, in addition, residents were invited to respond to epidemiological and qualitative questionnaires, including the Mini International Neuropsychiatric Interview (MINI 5.0.0) and its qualitative questions aimed at evaluating use of medical and social network resources. Overall, 95 women took part in this study, representing 61% of all residents. Subjects were young (64% under 26) and 57% had been living in their centre for over 12 months. Results. — A percentage of 68% (N = 65) of the participants were identified as having a mental health disorder, according to the MINI. Of these 65 women, 55 (85%) had consulted a physician (mainly general practitioners and gynecologists) during the preceding two months. Ninety seven per cent of women validating one or more MINI diagnoses had specifically looked for help for these disorders, 17% seeking only professional help (GP, psychiatrist, psychologist, social worker, expert in non conventional medicine or traditional care), 23%looking for an informal source of support (partner, family, friends) and 57% using both professional care and informal support. High rates of satisfaction (69% for professional services, 81% for informal support) showed the capacity of this population to request relevant social and medico-social support. Discussion. — Results tend to confirm the links between psychosocial vulnerability and mental health disorders. On the other hand, the women’s ability to ask for and to access specific psychological care, whether it be from professionals or informally from friends and family is to be underlined. The high satisfaction rates tend to prove that, though psychologically vulnerable, this population has coping capacities that should be recognized and valorized. Options open to such structures do not necessarily involve the sole development of internal mental health resources, but need to acknowledge and strengthen existing support networks. © L’Encéphale, Paris, 2008. Introduction La relation entre la psychiatrie et la précarité sociale fait, depuis les années 1960, l’objet d’études soutenues dans le champ de la santé mentale [2,10]. Les enquêtes menées en population générale montrent que, d’une manière générale, les problèmes de santé mentale et en particulier la dépression, sont plus fréquents dans les populations pauvres, sans emploi ou sans domicile [3,5,7,8,10]. Cette vulnérabilité est d’autant plus importante dans un contexte périnatal : le risque relatif pour une femme d’être hospitalisée en milieu psychiatrique dans les deux ans qui suivent une naissance est de 1,6 [6]. Les moyens mis en œuvre pour faciliter une prise en charge adaptée sont en constant développement et les populations les plus précarisées ont vu leurs ressources en santé mentale augmenter. Toutefois, le repérage de la souffrance psychologique des populations dont la vulnérabilité psy- chosociale est moindre, faute de visibilité, serait moins systématique. Les jeunes mères en situation de vulnérabilité psychosociale se voient offrir sur l’ensemble du territoire français un accueil en centre maternel. Selon les textes, la mission des ces centres est mixte, visant non seulement l’accueil et l’hébergement de ces femmes mais également la réinsertion sociale et le soutien au développement de la parentalité. Le Département de Paris accueille ainsi 300 femmes en centre maternel, au titre du dispositif de protection de l’enfance. Selon Donati et al. [4], seule source d’information récente sur le profil psychosocial des résidentes des centres maternels, la vulnérabilité des femmes accueillies est caractérisée d’une part par leurs conditions de vie (76 % d’entre elles vivaient dans un logement précaire avant d’accéder au centre: hébergement par des tiers, hébergement social, d’urgence ou de fortune) et d’autre part par l’absence d’insertion professionnelle, 77 % étant par exemple sans tra- 586 Tableau 1 T. Saïas et al. Résultats de l’étude épidémiologique. Trouble validé au MINI Centres maternels (%) Femmes 18—35 ans, population générale (%) Odd ratios Intervalle de confiance 95 % Khi-2 (p) Épisode dépressif actuel (dernières deux semaines) (F32) Épisode dépressif récurrent (F33) Risque suicidaire léger Anxiété généralisée (F411) 48 14 5,89 3,91—8,85 p = 0,000 28 32 34 7 11 15 5,03 3,75 2,82 3,19—7,94 2,41—5,82 1,83—4,33 p = 0,000 p = 0,000 p = 0,000 vail. Par ailleurs, on remarque une diversité croissante des origine ethniques des femmes accueillies [4]. Depuis quelques années, ces structures font état de ce que le personnel perçoit comme un accroissement des troubles psychiques, voire psychiatriques, parmi les résidentes. La direction de l’action sociale, de l’enfance et de la santé (DASES) de Paris, tutelle de ces centres, a ainsi demandé en 2005 la réalisation d’une étude visant à examiner cette situation. Les résultats épidémiologiques et qualitatifs de cette enquête permettent d’apporter un éclairage sur la question de la psychologisation de l’intervention sociale [12] et sur le recoupement des missions de chaque professionnel dans ces institutions. Méthodologie L’étude CEMAT a été réalisée d’août à octobre 2005, auprès du personnel et des femmes accueillies. 95 résidentes de six centres maternels parisiens ont ainsi été rencontrées. Il leur était proposé de répondre à un questionnaire épidémiologique, le Mini International Neuropsychiatric Interview (MINI 5.0.0), ainsi qu’à sa fiche complémentaire et certaines questions qualitatives investiguant le recours aux soins, pour les personnes validant au moins un trouble de santé mentale. Sujets Les 95 sujets acceptant de participer à la recherche représentaient 61 % de la capacité d’accueil des six centres participants. Les sujets rencontrés étaient des femmes majoritairement jeunes (64 % avaient moins de 26 ans). 57 % des participantes étaient hébergées dans le centre depuis plus d’un an. Afin de vérifier la représentativité de l’échantillon, deux variables (âge et durée de séjour) ont été comparées aux données disponibles pour la totalité de la population présente en centres maternels. Les résultats aux tests de Khi-2 ne faisaient pas état de différences significatives. Mesures Le MINI est un instrument validé en France [9] et capable de fournir une évaluation diagnostique des symptômes cliniques sur la base de la classification internationale des maladies de l’Organisation mondiale de la santé (CIM-10). Dans l’étude actuelle, l’administration du MINI a été suivie par celle de sa fiche complémentaire, permettant d’obtenir une représentation de l’utilisation du système de soins par le sujet confronté à un trouble de santé mentale. Traitement des données Les données ont été traitées avec le logiciel statistique SPSS 14.0© . Les statistiques descriptives et les tests Khi-2 ont été utilisés pour l’analyse des variables catégorielles. Résultats Résultats épidémiologiques La recherche épidémiologique a permis de mettre en valeur une prévalence élevée de troubles de santé mentale. Ainsi 68 % des résidentes interrogées présentaient un diagnostic psychiatrique actuel, tel qu’investigué par le MINI, la prévalence sur la vie entière étant de 78 % pour l’ensemble des troubles. Ces données ont été comparées avec les données des femmes de 18 à 35 ans de l’enquête Santé mentale en population générale, réalisée en 2004 (N = 6827) [1,11]. Cette comparaison révèle que la prévalence des troubles chez les femmes accueillies en centre maternel est significativement plus élevée sur les troubles suivants : épisode dépressif actuel, épisode dépressif récurrent, risque suicidaire léger, anxiété généralisée (Tableau 1). Parmi les facteurs socio-démographiques, seul l’âge semble influencer ces résultats, notamment en ce qui concerne la prévalence de troubles anxieux( Tableau 2). Accès aux soins médicaux Plus de huit participantes sur dix (82 %, N = 78) avaient consulté un médecin durant les deux derniers mois (omnipraticien et gynécologue principalement). Parmi les 68 % (N = 65) des participantes validant un trouble de santé mentale au moment de l’enquête, ce taux d’accès aux soins Tableau 2 18—21 22—25 26—29 >29 Troubles anxieux par catégorie d’âge. Oui (%) Non (%) Odd ratios Intervalle de confiance 95 % 31 69 50 50 69 31 50 50 4,89 2,20 2,20 1,65—14,47 0,64—7,55 0,67—7,22 29 3 34 11 2 17 3 1 3 1 2 28 — 32 55 — 0 0 1 0 0 8 0 10 6 0 12 19 2 20 4 0 0 0 0 0 0 0 NB : plusieurs réponses possibles pour chaque trouble investigué. 0 29 0 5 0 1 9 60 0 4 Un travailleur social Réseau personnel (amis, famille, conjoint) Une hospitalisation (hôpital général ou psychiatrique) Un médecin/Des médicaments Un traitement traditionnel Un psychiatre/Un psychologue Des médecines douces Un religieux 66 66 59 36 — Sous-ensemble « positif » (%) Amélioré Satisfaction à l’égard du soutien reçu. Les résultats de cette recherche confirment les liens étroits entre précarité et troubles de santé mentale. Si la prévalence des troubles anxio-dépressifs est importante dans notre échantillon, le nombre de recours sollicités spontanément par les femmes accueillies est également à remarquer. La satisfaction qui en découle témoigne des capacités de cette population à engager un processus fonctionnel de demande d’aide. Si de nombreux professionnels ont fait état dans cette recherche de leur inquiétude par rapport à la gestion des troubles de santé mentale au sein même des centres maternels, les résultats montrent que la prise en charge de ces troubles existe, d’une manière plus ou moins formelle, à l’extérieur de ces structures sociales. L’enjeu ne réside donc plus tant dans la mise en place de solutions que dans l’intégration de celles-ci dans la pratique éducative et dans le travail en réseau avec les professionnels extérieurs Tableau 4 Discussion Pas de changement Pour chaque participante validant au moins un trouble au MINI, il lui était demandé si elle avait recherché de l’aide pour faire face à ce(s) trouble(s). Parmi les participantes validant un trouble actuel de santé mentale, 97 % avaient recherché un recours spécifique pour leur problème, 75 % ayant recherché l’aide d’au moins deux personnes. Parmi celles ayant recherché une aide, 17 % avaient sollicité le seul recours d’un professionnel (médecin, psychiatre, psychologue, travailleur social, expert en médecines douces ou traitements traditionnels), 23 % avaient sollicité le seul recours de leur réseau de soutien social (famille, conjoint, amis) et 57 % avaient sollicité à la fois leur réseau de soutien social et des professionnels (Tableau 3). Le degré de satisfaction par rapport à l’aide reçue était également étudié. Les résultats, s’ils témoignent d’une satisfaction générale par rapport à l’aide reçue, sont néanmoins différents selon la source de l’aide. Si 69 % des participantes ayant consulté un professionnel se disaient ainsi satisfaites, ce chiffre montait à 81 % pour le soutien informel (Tableau 4). 71 Aggravé Recours aux services de santé mentale 0 18 médicaux dans les huit dernières semaines reste inchangé (85 %, N = 55, ns.). 0 0 Sous-ensemble « neutre ou négatif » (%) 15,4 13,8 4,6 3,1 0 14 38,5 38,5 23,1 100 81 Non-réponse 80,0 Arrêté Réseau personnel (amis, famille, conjoint) Un psychiatre/Un psychologue Un médecin/Des médicaments Une hospitalisation (hôpital général ou psychiatrique) Des médecines douces Un travailleur social Un traitement traditionnel Un religieux 587 % de participantes Type de soutien/Avec ce soutien, votre problème s’est. . . Type de recours utilisé Total Tableau 3 Type de recours utilisés par les participantes présentant un trouble de santé mentale. 9 79 Troubles de santé mentale et recours aux soins chez une population vulnérable accueillie en centre maternel 588 mais aussi avec la famille, les amis et le conjoint de ces femmes. La reconnaissance et le développement de ce travail de terrain, hors les murs de l’institution, ainsi que le développement de groupes de pairs, favoriseraient la redéfinition des enjeux, dans le cadre d’une politique générale de promotion de la santé mentale. L’intégration de différents acteurs et de différents modes de soutien psychologique et social, ainsi que la prise en compte et la reconnaissance des compétences et des ressources (notion d’empowerment) des sujets accueillis dans ces institutions dont la mission n’est pas sanitaire, doivent être favorisées. Il s’agit de mettre en place de nouvelles manières de collaborer, entre travail social, prise en charge médicale et soutien social non professionnel. T. Saïas et al. [2] [3] [4] [5] [6] [7] Remerciements [8] Cette recherche a été intégralement financée par la DASES de Paris (SERD 2004/07/T). Les auteurs tiennent à remercier le Dr P. Leloher et L. Hounkpatin pour leur participation en tant que membres du comité scientifique, Mmes C. Goldner et P. Tessier, psychologues, qui ont réalisé le recueil des données, ainsi que l’ensemble des équipes et des résidentes des centres maternels de Paris ayant accepté de participer à l’étude. [9] [10] [11] Références [12] [1] Bellamy V., Roeland, J., Caria, A., Troubles mentaux et représentations de la santé mentale : premiers résultats de l’enquête Santé mentale en population générale [Mental disorders and mental health representations: firsts results of the French general population study on mental health]. DRESS: Études et résultats, 2004: 347. 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