La dépression : des pratiques aux théories 10 Actualités en psycho-oncologie G. Abgrall-Barbry Hôtel Dieu de Paris, 75181 Paris Cedex 4 QU’EST-CE QUE LA PSYCHO-ONCOLOGIE ? Ce terme désigne à la fois une discipline scientifique et un ensemble de pratiques cliniques s’exerçant au cœur de la médecine oncologique. La psycho oncologie a pour objet les aspects psychologiques et sociaux de la maladie cancéreuse au niveau du patient, des proches, ainsi que des soignants. C’est donc une composante de la multidisciplinarité du soin en cancérologie. La psycho oncologie s’intéresse à l’adaptation psychologique du patient et de sa famille, aux difficultés relationnelles, aux symptômes psycho-pathologiques générés par la maladie ou par les traitements, aux comportements à risque, à la communication soignant-soigné, aux déterminants de l’observance thérapeutique ou de l’alliance thérapeutique… Les objectifs de la psycho-oncologie sont : – d’intégrer la dimension psychosociale à toutes les étapes de la prise en charge : c’est-à-dire de l’annonce diagnostique au traitement curatif ou palliatif, Conflit d’intérêt : aucun. © L’Encéphale, Paris, 2008. Tous droits réservés. – de participer aux débats sur la prise en charge du patient, – et de poursuivre la recherche clinique. Bien sûr, l’objectif n’est pas d’assurer la prise en charge psychologique de tous les malades. QU’EST-CE QU’UN PSYCHO-ONCOLOGUE ? Un professionnel en santé mentale spécialisé dans la prise en charge des patients en oncologie. Il s’agit donc d’un psychologue clinicien ou d’un psychiatre. LE DÉVELOPPEMENT DE LA PSYCHO-ONCOLOGIE EN FRANCE En France, le développement de la psycho oncologie remonte à plus d’une dizaine d’années. Les premières années, la psycho oncologie s’effectuait par les psychologues dans les services de cancérologie. Elle a ensuite bénéficié du développement de la psychiatrie de liaison au sein de l’hôpital général, des actions de la Société Française de psychooncologie, du soutien de la Ligue Nationale Contre le Cancer et des états généraux du cancer dans le cadre du Plan Cancer. Ces états généraux sont réguliers ; le dernier date de 2005. Le rapport Serin qui en a découlé montre qu’en 2005, deux tiers des services d’oncologie ont un psycho-oncologue. Toutes ces actions ont donc permis le développement de cette prise en charge des patients atteints de cancer. LA DÉPRESSION CHEZ LES PATIENTS ATTEINTS DE CANCER Épidémiologie Il existe environ 5 à 10 % d’épisodes dépressifs majeurs dans cette population, 30 % de troubles de l’adaptation (4), avec humeur anxieuse, avec humeur dépressive, ou les deux. La dépression survient d’autant plus que le patient est douloureux ou fonctionnellement handicapé, alors que la sévérité du pronostic intervient peu. L’épidémiologie de la dépression selon le type de cancer est illustrée dans le tableau 1. La dépression : des pratiques aux théories 10 G. Abgrall-Barbry L’Encéphale (2008) Hors-série 3, S41-S44 TABLEAU 1. — Pourcentages de la dépression en fonction de la localisation néoplasique (2). Oropharynx Pancréas Sein Poumon Colon Gynécologiques Lymphomes 22 % à 57 % 33 % à 50 % 1,5 % à 46 % 11 % à 44 % 13 % à 25 % 12 % à 23 % 8 % à 19 % Chez les patients ayant un syndrome dépressif majeur et atteints de cancer le risque suicidaire est multiplié par deux par rapport aux patients déprimés qui ne sont pas atteints par le cancer. L’étude de référence est celle de Hem, réalisée sur 37 ans, en utilisant le registre du cancer en Norvège, et publiée en 2004. (Hem E., Loge J., Haldorsen T., Ekeberg O., « Suicide risk in patients from 1960 to 1999 », Journal of Clinical Oncology, 2004, Vol. 22 (20), 4209-16). Elle montre : – que les suicides sont plus fréquents chez les hommes atteints de cancer (x1,5), – qu’ils surviennent dans les 6 mois qui suivent l’annonce du diagnostic : c’est donc une période pendant laquelle il faut être particulièrement vigilant. – et que le facteur déclenchant du passage à l’acte suicidaire le plus significatif est l’absence de proches. En 1998, Holland liste les facteurs de risque de suicide en cancérologie. Il retrouve que avoir un stade avancé de cancer, une localisation particulière de ce cancer (ORL, poumon), avoir un cancer de mauvais pronostic, avoir un épisode dépressif majeur ou des antécédents de trouble psychiatrique, avoir déjà fait une tentative de suicide et être en situation de dépendance augmentent le risque suicidaire. L’étude de O’Mahony S et al. publiée en 2005 (O’Mahony S et al., J Pain S 42 Symptom Manage. 2005 May ; 29 (5) : 446-57), réalisée sur 131 patients admis en Unité de Soins Palliatifs, dont 64 sont réévalués à 4 semaines, a retrouvé des corrélations entre le désir de hâter le moment de sa propre mort et un indice de Karnofsky bas, une humeur dépressive importante, un impact fonctionnel élevé et un soutien social perçu comme faible. Dans cette étude, l’amélioration de l’humeur dépressive sur 4 semaines se traduit par une diminution du désir de hâter sa mort. Ceci souligne l’importance de dépister et de traiter l’épisode dépressif majeur chez ces patients en demande d’euthanasie. Une récente étude de corrélation entre cancer, troubles psychiatriques et idéations suicidaires, (Daniel T. Rasic et al., J psycho-Oncology. Nov 2007) sur 36 984 patients atteints de cancer, classés en 3 groupes en fonction de l’âge (15-54 ans, 55-74 ans, et + de 75 ans), montre que chez les sujets de 15 à 54 ans, il existe une association entre cancer et augmentation des troubles dépressifs ou des troubles paniques. Néanmoins, il n’existe pas de corrélation avec les idées suicidaires quel que soit le groupe d’âge. Dépression facteur de risque, facteur pronostique du cancer ? Les premières études concernant la dépression en tant que facteur de risque remontent aux années 1980. Il existe une multitude d’études dans ce domaine mais la majorité d’entre elles ne sont pas significatives. La première effectuée par Shekelle et al., en 1981, réalisée sur de 2 018 hommes travaillant dans une usine d’électricité, suivis pendant 17 ans a utilisé l’échelle « D » du MMPI : elle rapporte une mortalité par cancer 2,3 fois plus élevée chez les patients déprimés. Cependant, les rôles éventuels cancérigènes des vapeurs toxiques, des champs électriques et même du tabac n’avaient pas été pris en compte par les auteurs. Une étude sur le cancer du sein réalisée en 1988 par Hahn et al. sur 8 932 femmes, suivies pendant 17 ans, ne retrouve pas d’association entre cancer du sein et dépression. Les études de Zonderman et al. (1989) (6 410 sujets, suivis pendant 8 à 9 ans) et de Bleiker et al. (1996) (9 705 femmes, suivies pendant 5 ans pour cancer du sein) ne montrent pas d’association entre incidence et mortalité des cancers et existence d’une dépression. Les études concernant la dépression en tant que facteur pronostique sont contradictoires. Elles ont porté sur de petits effectifs (20 à 300 sujets environ). Il existe quelques études positives montrant une mortalité accrue, une plus grande fréquence des récidives ou des métastases chez les patients déprimés. Il existe une étude de 1979 étonnante par ses résultats paradoxaux. Il s’agit de l’étude de Derogatis, réalisée sur 35 femmes atteintes de cancer du sein métastasé, qui montre une survie plus longue chez les patientes déprimées. De même l’étude de Hermann et al. effectuée en 1998 sur une population de malades atteints d’affections onco-hématologiques montre que la survie est meilleure en cas de dépression associée (RR ajusté = 1,5 **). (tableau 2) Avec l’étude de B. Penninx et al. (1998), on sort du cadre de la dépression, pour rejoindre celui de la dépressivité en s’interrogeant sur son rôle, qu’elle soit chronique ou passagère. Une population faisant partie de la National Health and Nutrition Examination Survey (NHANES 1), regroupant 1 708 hommes et 3 117 femmes a été étudiée. L’âge moyen des sujets était de 71 ans, la durée moyenne de Actualités en psycho-oncologie TABLEAU 2. % de 1, 1 0, 0, 0, Non HAD-D < 8 0, 0, 0 10 20 30 suivi était de 3,8 ans. Cette étude montre que la dépressivité chronique et non la dépressivité passagère constitue – chez les personnes âgées – un facteur de risque de maladie cancéreuse. Il existe de nombreux problèmes méthodologiques dans ces études : diversité des instruments utilisés, non reconnaissance des émotions chez certaines personnalités dites alexithymiques. Dans les études prospectives, il n’existe pas d’échelles suffisamment spécifiques : elles mesurent le score de dépressivité et non la présence d’un épisode dépressif majeur au sens du DSM. On mesure donc des symptômes et pas une maladie, symptômes dont l’origine peut être psychogène ou induite par une sécrétion de cytokines… Une étude récente de Watson (2005) montre qu’il existe une hyper sécrétion de l’axe corticotrope au cours de la dépression. De plus, il est difficile de distinguer les troubles somatiques liés au cancer et au traitement, des troubles somatiques de la dépression. Il serait nécessaire d’ajuster sur les facteurs de risque classiques (âge, tabac, alcool, etc.), ce qui n’est pas fait dans toutes ces études. L’évolution infra-clinique du cancer étant très longue, n’existe-il pas avant le diagnostic des modifications immunitaires ? 40 50 Déprimés HAD-D ≥ 8 60 Jours Enfin il est difficile de tenir compte du rôle des comportements de santé (surveillance régulière, dépistage, observance thérapeutique) dans l’incidence comme dans le pronostic du cancer. Les modalités de coping et la personnalité mises en exergue ne sont pas retrouvées dans les études plus récentes. Cette multitude d’études souvent contradictoires ne permet donc pas de retrouver une association forte entre dépression et cancer, comme avec les maladies cardio-vasculaires. Nous avons réalisé avec le Pr. Consoli (service de psychologie clinique et psychiatrie de liaison de l’Hôpital Européen Georges Pompidou) et les services d’hépato gastroentérologie de l’hôpital et de l’Hôtel-Dieu, une étude sur les facteurs émotionnels impliqués dans le résultat d’une coloscopie. L’objectif était de comparer, chez des patients candidats à une coloscopie, les caractéristiques émotionnelles de ceux qui s’avéreront porteurs d’une tumeur cancéreuse par rapport au reste de la population, avec une évaluation avant et après la coloscopie, de décrire les caractéristiques émotionnelles des patients s’attendant à un résultat positif, et de réaliser une étude multivariée du résultat. La population étudiée concerne 98 pa- tients, âgés de 55,2 plus ou moins 11,9. L’anatomo-pathologie retrouve 30 cancers et 68 tumeurs bénignes. Seuls 7 patients anticipent un résultat positif. En analyse univariée, aucune variable psychologique ne différencie le sous-groupe de patients porteurs d’un cancer des autres patients. Il n’y a pas non plus de relation entre l’anticipation du patient et le résultat anatomopathologique. Le résultat le plus intéressant de cette étude est la valeur prédictive de l’humeur dépressive chez les femmes sur la présence d’une néoplasie, après ajustement sur les variables confondantes (ATCD familiaux de cancer du colon, autres facteurs classiques de risque : sang dans les selles, etc.) Mais est-ce un véritable facteur de risque ? Ou bien cette association peut-elle être expliquée par des effets cognitifs des modifications immunitaires infracliniques ? ACTUALITÉS PHARMACOPSYCHO-THÉRAPEUTIQUES CHEZ LES PATIENTS ATTEINTS DE CANCERS ET LES PATIENTS EN SOINS PALLIATIFS Depuis quelques années, les psychostimulants ont été testés en phase palliative de cancer. Les patients en phase terminale de cancer souffrent généralement d’une humeur dépressive, de douleurs, de somnolence, d’altérations cognitives et d’anorexie, les psychostimulants paraissent donc être des molécules appropriées étant donné leur effet sur chacun de ses symptômes. Les avantages par rapport aux antidépresseurs sont leur délai d’action plus court (2 jours) et le peu d’effets secondaires. En France, seule le methylphénidate (méthylphéniade chlorhydrate) a été testée. L’AMM S 43 La dépression : des pratiques aux théories 10 L’Encéphale (2008) Hors-série 3, S41-S44 La dépression : des pratiques aux théories 10 G. Abgrall-Barbry est stricte : enfant de plus de 6 ans ayant un Trouble Déficitaire de l’Attention avec Hyperactivité ou narcolepsie avec ou sans catalepsie, en cas d’inefficacité du Modafinil chez l’adulte et chez l’enfant de plus de 6 ans. La Ritaline* est délivrée uniquement sur prescription hospitalière annuelle réservée aux spécialistes et/ou aux services spécialisés en psychiatrie, neurologie, pédiatrie, et aux centres du sommeil. Son mécanisme d’action serait celui d’une augmentation de la concentration des monoamines (dopamine et noradrénaline) dans la fente synaptique, dont l’effet serait l’activation de la formation réticulée du tronc cérébral et du cortex. Elle améliore la vigilance, l’humeur, les performances physiques et cognitives et l’appétit. La littérature recense 49 études avec seulement 3 essais cliniques randomisés, la majorité des études étant des études d’observation clinique non randomisées, ce qui leur confère un faible niveau de preuve. Ces études vont toutes dans le même S 44 L’Encéphale (2008) Hors-série 3, S41-S44 sens et montrent une diminution de l’humeur dépressive et de la somnolence, une potentialisation des effets analgésiant des opiacés, une augmentation de l’activité physique, une amélioration des fonctions cognitives. Il faut poursuivre l’évaluation de ces molécules dans cette indication avant d’éventuellement passer aux phases ultérieures. Les critiques que l’on peut faire à ces études sont leur faible niveau de preuve, la minimisation des effets secondaires (agitation, confusion, idées délirantes paranoïdes…), la nécessité de mener des études randomisées sur l’amélioration de la qualité de vie. CONCLUSION La psycho-oncologie est une discipline en pleine expansion. Elle permet l’amélioration de la prise en charge globale du patient atteint de cancer par son caractère multidisciplinaire. Par ailleurs, les psycho-oncologues développent activement les domaines de la recherche clinique et de l’enseignement. Ce développement particulièrement dynamique a permis de sensibiliser les soignants aux comorbidités psychiatriques présentent chez les patients atteints de cancer. En particulier sur les questions du suicide et des troubles dépressifs chez ces patients. Références 1. Hem E, Loge J, Haldorsent T, Ekeberg O. Suicide risk in patients from 1960 to 1999 J Clinical Oncol, 2004 ; 22 (20) : 4209-16. 2. Massie MJ. Prevalence of depression in patients with cancer. J Natl Cancer Inst Monogr. 2004 ; (32) : 57-71. 3. O’Mahony S, Goulet S, Kornblith A, Abbatiello G, Clarke B, Kless-Siegel S et al. Desire for hastened death, cancer pain and depression : report of a longitudinal observational study. J Pain Symptom Manage. 2005 May ; 29 (5) : 446-57. 4. Relise B, Pukrep R. Effects of psychosocial interventions ou quality of life in adult cancer patients: meta analysis of 37 published controlled out come studies patient education counseling. 2003 Juin ; 50 (2) 170-186.