L’Été 14 D’un monde à l’autre (1914-2014) "

publicité
Questions
internationales
Questions
L’Europe élargie d’après 1989
Le rôle croissant des réseaux sociaux
Paix et guerre de Raymond Aron
La mort de Jean Jaurès
L’Été 14
CANADA : 14.50 $ CAN
M 09894 - 68 - F: 10,00 E - RD
’:HIKTSJ=YVUUUX:?k@k@g@i@a"
N° 68 Juillet-août 2014
D’un monde à l’autre
(1914-2014)
Reviv
Re
vivez
ez le début de la guerre à travers les publications officielles
24 €
En vent
vente
e chez votr
votre
e librair
libraire,
e,
sur www.ladocumentationfr
www.ladocumentationfranc
ancaise.fr
aise.fr
et par corr
correspondanc
espondance
e:
DILA – 29, quai Volt
Voltair
aire
e – 75344 Paris
Paris cede
cedex
x 07
Questions
internationales
Conseil scientifique
Gilles Andréani
Christian de Boissieu
Yves Boyer
Frédéric Bozo
Frédéric Charillon
Jean-Claude Chouraqui
Georges Couffignal
Alain Dieckhoff
Julian Fernandez
Robert Frank
Stella Ghervas
Nicole Gnesotto
Pierre Grosser
Pierre Jacquet
Christian Lequesne
Françoise Nicolas
Marc-Antoine Pérouse de Montclos
Fabrice Picod
Jean-Luc Racine
Frédéric Ramel
Philippe Ryfman
Ezra Suleiman
Serge Sur
Équipe de rédaction
Rédacteur en chef
Serge Sur
Rédacteur en chef adjoint
Jérôme Gallois
Rédactrices-analystes
Céline Bayou
Ninon Bruguière
Secrétaire de rédaction
Anne-Marie Barbey-Beresi
Traductrice
Isabel Ollivier
Secrétaire
Marie-France Raffiani
Cartographie
Thomas Ansart
Patrice Mitrano
Antoine Rio
(Atelier de cartographie de Sciences Po)
Conception graphique
Studio des éditions de la DILA
Mise en page et impression
DILA
Contacter la rédaction :
[email protected]
Retrouver
Questions internationales sur :
Questions internationales assume la responsabilité du choix des illustrations et de leurs
légendes, de même que celle des intitulés, chapeaux et intertitres des articles, ainsi que des
cartes et graphiques publiés.
Les encadrés figurant dans les articles sont rédigés par les auteurs de ceux-ci, sauf indication
contraire.
Éditorial
’
L
Été 14, c’est évidemment aussi bien 2014 que 1914. Difficile d’échapper
à la pression du Centenaire et au demeurant pourquoi s’y dérober ? Le
premier conflit mondial, la Grande Guerre, a été de tant de conséquences
sur tous les plans, en France, en Europe et dans le monde, son souvenir et
ses effets restent tellement présents qu’ils méritent que l’on y revienne.
Cet immense conflit a été longtemps occulté par le second, plus mondial encore et
la longue période qui a suivi. Maintenant que la guerre froide est résorbée, l’impact
de la Grande Guerre revient en pleine lumière et l’on voit mieux comment ses
suites ont contribué à façonner le monde dans lequel nous vivons.
C’est ce à quoi s’emploie le présent dossier, non dans une perspective historique
ou commémorative, mais dans une optique comparative, mesurer ce que le présent
doit à cette période convulsionnaire et dans quelle mesure il l’a dépassée ou lui a
échappé. Il l’a certainement dépassée en ce que la perspective d’un grand conflit
mondial entre États, avec son cortège de massacres et de haines, d’exacerbations
nationalistes et d’hostilités irréconciliables n’est plus à l’ordre du jour ni à l’horizon
visible. Mais qui peut dire que la paix est enracinée, que le fantôme de la guerre ne
continue pas de rôder ici et là, que la mémoire des grandes tragédies du xxe siècle
ne contribue pas à l’exorciser ? Il n’est certes pas inutile de se rappeler comment
l’on peut y tomber à reculons.
Sur d’autres plans, notre temps procède de la Grande Guerre. Celle-ci est le début
du premier siècle américain, elle métamorphose pour un temps la mondialisation
sans l’arrêter, elle amorce la fin de la domination de l’Europe sur le monde, la
décolonisation, elle contribue à faire de grands mouvements de masse des facteurs
de l’histoire, elle réveille des peuples endormis, elle accélère la course au progrès
scientifique et technologique comme moteur des relations internationales, elle
remet en jeu tous les facteurs de la puissance. Le début du xxie siècle fait parfois
écho au début du xxe – même si la puissance militaire n’en est plus le grand
instrument, montée de l’Allemagne et de l’Asie ou, sur un autre plan, expansion
sans frein du capitalisme de marché et déficit corrélatif de gouvernance globale…
Sans en être directement inspirées, les autres rubriques de cette livraison de
Questions internationales peuvent s’inscrire dans le prolongement du dossier. Le
rôle des drones évoque par exemple les transformations de la guerre, le retour de
la Russie traditionnelle rappelle d’anciens clivages, la construction de l’Europe
trouve ses racines dans la volonté de surmonter des divisions mortelles et les
interrogations à son sujet sur leur retour latent. Démocratie ou ethnicité, démos ou
ethnos, sont en tension, et les réseaux sociaux peuvent favoriser l’une aussi bien
que l’autre.
Quant aux « Histoires de Questions internationales », l’assassinat de Jean Jaurès
rappelle par exemple la fragilité de l’internationalisme généreux et pacifiste. Il
présage l’effacement du socialisme démocratique. Pour le maître ouvrage de
Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, il remonte à plus d’un demi-siècle.
On pourrait le considérer comme anachronique, et il l’est à certains égards,
notamment par son manque de considération pour le droit international. Mais
la problématique de la sécurité reste centrale dans les relations internationales,
sécurité qui est demeurée fortement armée tout au long du dernier siècle et qui
demeure aujourd’hui à réinventer.
Questions internationales
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
1
N  68 Sommaire
o
dossier…
L’Été 14 :
d’un monde
à l’autre (1914-2014)
– L’Été 1914,
4Ounuverture
siècle après : ruptures,
dynamiques, invariants
Serge Sur
Guerre,
12 Luna Grande
accélérateur
de la mondialisation
Georges-Henri Soutou
siècle d’interprétations
25Un
et de polémiques
historiographiques
Entretien avec Gerd Krumeich
e système international
29 Lentre 1914
et 2014
Gilles Andréani
43 Ldeeslatransformations
guerre depuis 1914
Yves Boyer
es États-Unis au cœur
54 Ldes
métamorphoses
de la puissance
© Présidence de la République et Wikicommons
2
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
Pierre Buhler
Regards sur le monde
es conséquences
64 Léconomiques
sociaux :
102Rdeéseaux
nouveaux acteurs
de la Grande Guerre
géopolitiques
Markus Gabel
Tristan Mendès France
urope 1914-Asie 2014 :
78 Eune
comparaison en débat
Pierre Grosser
Et les contributions de
Fabien Baumann (p. 73),
Claire Delahaye (p. 61),
Christine de Gemeaux (p. 22),
Amaury Lorin (p. 37)
et Christelle Taraud (p. 51)
Chroniques d’actualité
histoires
de Questions internationales
aix et guerre
107Pentre
les nations,
un demi-siècle plus tard
Serge Sur
ean Jaurès :
116Jmort
criminelle,
assassinat inutile
Wars : le programme
88Drone
américain d’éliminations
Amaury Lorin
ciblées en débat
Grégory Boutherin
retour
92L’épineux
stratégique de la Russie
Renaud Girard
Questions européennes
L’Europe élargie »
94 «d’après 1989 :
comment se
réorienter dans la pensée ?
Stella Ghervas
Les questions internationales
sur internet
123
Liste des cartes et encadrés
Abstracts
125 et 126
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
3
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
L’Été 1914, un siècle
après : ruptures,
dynamiques,
invariants
Un siècle après le déclenchement de la Grande
Guerre, le temps est celui des commémorations, mais aussi des analyses et des interrogations. On aurait pu penser que, avec
la disparition des derniers combattants ou
témoins, l’événement se réduirait à l’histoire
froide, celle des études dépassionnées, des
synthèses sereines, apanage d’un milieu aussi
érudit que restreint de spécialistes. Il n’en est
rien, au moins en France et dans d’autres pays
profondément atteints par ce conflit. Cette
première guerre des peuples contemporaine
a laissé des traces sociétales profondes, les
mémoires familiales sont présentes, la chair
vive des nations reste sensible. Il n’est que
de constater pour le mesurer l’affluence des
nouvelles générations lors des cérémonies
du 11 Novembre aux monuments aux morts,
ou encore l’attention avec laquelle souvenirs,
correspondances, émissions, publications sont
recueillis ou suivis. En l’occurrence, les États
ont oublié plus vite que les peuples, et il est
vrai que les conséquences politiques, économiques et sociales du premier conflit mondial
ont été immenses et durables.
Présence de l’été 1914
De plus en plus, l’été 1914 est perçu comme
le point de départ d’un nouveau monde, alors
4
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
qu’il avait été éclipsé dans les perceptions
collectives par la Seconde Guerre mondiale,
1945, année zéro, rupture profonde avec
le passé. L’éloignement dans le temps a en
quelque sorte rapproché 1914 dans les esprits.
En même temps, ces perceptions restent très
différentes en fonction des pays concernés.
En France, pays sans doute le plus touché par
la durée et la violence des combats, territoire
en partie dévasté, une génération de jeunes
hommes, ces Français de Saint-André-desChamps chers à Marcel Proust, fauchés avec
des conséquences démographiques durables,
l’affaiblissement du pays dans sa substance,
il a fallu près d’un siècle pour se relever.
Une victoire difficile et vite gâchée a été
suivie d’une défaite humiliante, puis d’une
régénération aujourd’hui en question. C’est
à cette aune que l’on juge souvent 1914. La
bataille idéologique a succédé aux combats,
et il n’est pas rare d’entendre que les soldats
de 1914-1918 ont été des victimes sacrifiées,
tuées par l’incurie de leurs propres généraux,
alors qu’ils sont des héros, morts les armes à la
main en défendant leur sol.
L’occupation allemande et la déportation
devraient faire réfléchir aux conséquences
du pacifisme défaitiste qui a prospéré durant
ces années noires. Fallait-il laisser passer les
armées du Kaiser et consentir au dépeçage du
pays ? Cette génération admirable ne l’a pas
cru et nous lui en sommes redevables. Il s’agit
toutefois ici non du conflit en lui-même, mais
de la comparaison entre le monde de 1914
et celui de 2014. Elle peut s’amorcer par une
observation sur les conditions d’entrée en
guerre, régulièrement revisitées et qui donnent
lieu à de multiples analyses. Un ouvrage
récent de l’historien Christopher Clark, Les
Somnambules 1, a semblé à beaucoup renouveler le sujet en montrant l’aveuglement de
l’ensemble des grands acteurs du moment qui
seraient entrés dans le conflit sans l’avoir voulu,
par un mélange d’inconscience et d’abandon,
sans qu’au fond personne ne soit responsable,
ou plutôt avec une responsabilité partagée.
Cet ouvrage est en réalité construit sur deux
sophismes, l’un acceptable mais banal, l’autre
inadmissible.
Le premier sophisme est que, lorsque l’on
cherche les causes d’un événement, quel qu’il
soit, la causalité est tellement multiple qu’elle
tend à se dissoudre. Les sophistes, qui ne sont
pas, ou pas seulement les rhéteurs opportunistes que l’on décrie mais aussi de profonds
philosophes 2, utilisaient l’exemple de l’athlète
blessé par un javelot sur un stade lors des Jeux
olympiques : quelle est la cause ? Le lanceur,
le soleil qui l’a aveuglé, l’athlète sur la trajectoire, le vent qui l’a modifiée, le fabricant du
javelot, l’arbre dont on l’a extrait, l’organisateur des jeux qui a fixé la date et l’ordre des
compétitions, etc. ? Tout concourt et rien n’est
décisif à soi seul. Faire appel à une pluralité
de causes est dans le principe même affaiblir
la causalité, que l’on peut démultiplier sans
fin. Dès lors, la notion de cause est remplacée
par un récit qui articule un prétendu déterminisme, et l’on peut de façon indéfinie dérouler
des récits différents et également rationnels.
Voici pour le bon sophisme, qui souligne
l’illusion du déterminisme fermé dans les
sciences sociales.
1 Chr. Clark, Les Somnambules. Été 1914 : comment l’Europe a
marché vers la guerre, Flammarion, Paris, 2013.
2 Jacqueline de Romilly, Les Grands Sophistes dans l’Athènes de
Périclès, Éd. de Fallois, Paris, 1988.
Pour le mauvais sophisme, il consiste d’abord
à mélanger causalité, donnée objective, et
responsabilité, donnée juridique. Il consiste
ensuite, sur le plan juridique, à renverser la
présomption. Sans doute, concédera-t-on,
l’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie
et à la France puis envahi un pays neutre,
la Belgique, avec comme buts de guerre la
conquête et de nouvelles annexions 3 – mais
les autres auraient pu empêcher le conflit et
ne l’ont pas fait. Il ressort ainsi de ce brouillard que la responsabilité est partagée, et
Christopher Clark de le reprocher à la Russie
et à la France notamment. On peut préférer
à cet embrouillamini, qui mélange causalité
supposée et responsabilité avérée, des idées
simples qui ne sont pas pour autant des idées
fausses. La réconciliation n’est pas l’oubli.
L’Allemagne a soutenu l’Autriche-Hongrie
dans son dessein d’écraser la Serbie, et c’est
elle qui a déclaré la guerre, en prenant dès
lors la responsabilité juridique et historique.
Au-delà du rêve éveillé de Guillaume II 4, elle
y est entrée avec un enthousiasme populaire
loin d’être partagé par les belligérants malgré
eux, qui ont mené sur leur territoire une guerre
défensive contre une agression extérieure.
Les débats intellectuels et politiques sur les
origines, les dimensions et les conséquences
de la Grande Guerre sont toujours vivants et
promettent de ne pas être clos de sitôt, avec une
nouvelle génération de chercheurs et l’accès
à des archives toujours plus nombreuses. Si
l’on considère de façon cavalière les transformations du monde entre 1914 et 2014, on
doit écarter l’idée que toutes découleraient de
la guerre qui serait comme un acte fondateur
– ce serait retomber dans la causalité appauvrie et trompeuse que l’on écartait à l’instant.
Mais il est clair que l’influence de cette guerre
3 Voir la contribution de Christine de Gemeaux dans le présent
dossier, p. 22.
4 Voir la lettre du chancelier von Bülow reproduisant une lettre
de l’empereur Guillaume II anticipant dès 1905 l’invasion
immédiate de la Belgique en cas de guerre et « le pillage dans la
belle France » (« Lettre du 30 juillet 1905 au ministère allemand
des Affaires étrangères », in Correspondance secrète de Bülow
et de Guillaume II, Grasset, Paris, 1931, p. 142), reproduite dans
l’encadré, p. 11.
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
5
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
a été importante, qu’elle a été un point soit de
départ, soit d’éclosion ou de cristallisation,
soit d’activation de toutes les contradictions du
xxe siècle. Plusieurs d’entre elles se sont résorbées depuis lors, de sorte que l’on a parfois
le sentiment que le monde de 2014 emprunte
un chemin à rebours vers le xixe siècle – en
particulier, conflits balkaniques, montée en
puissance de l’Asie, mondialisation économique… Mais entre 1914 et 2014, que de
ruptures, que de dynamiques à l’œuvre ! En
profondeur aussi, des invariants qui donnent
tout son sens à la comparaison.
Ruptures
Le plus apparent, le plus évident, ce sont les
ruptures. Qu’a de commun le monde de 2014
avec celui de 1914 ? Alors l’Europe dominait
la terre entière, à l’exception certes notable du
continent américain, chasse gardée d’États-Unis
en pleine ascension mais isolationnistes. Sa
domination reposait sur la puissance militaire et
le rayonnement culturel, des empires coloniaux
subjuguant des populations ultramarines jugées
inférieures, le développement des sciences
et technologies, une population nombreuse
qui s’exportait, une prospérité économique et
financière sans égale, l’Europe atelier et financier universel. Il est vrai qu’en regard elle était
profondément divisée et forte l’hostilité entre
ses États, toujours impériaux par quelque côté.
Depuis le début du xxe siècle, l’ombre de la
guerre planait sur le continent, et les conflits
locaux en son sein apparaissent rétrospectivement comme une répétition générale de la
Grande Guerre. Aujourd’hui, tout est inversé.
L’Europe, unie et pacifique mais réduite à ellemême, est sous contrôle des États-Unis, économiquement et militairement dominants, culture,
innovation scientifique et technologique sont
américaines, la Russie qui était un partenaire
majeur est rejetée sur les marges.
Autre rupture, les grandes guerres avec montée
aux extrêmes dans la logique du théoricien
militaire Carl von Clausewitz ont disparu.
6
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
L’Europe en avait été durant trois siècles le
théâtre : guerre de Trente Ans au xviie siècle,
close en 1648 par le traité de Westphalie ;
au xviiie, guerre de Succession d’Espagne
achevée par le traité d’Utrecht en 1713 ; au
xixe, guerres napoléoniennes, en quelque sorte
guerres de succession de France, terminées
en 1815 par le traité de Vienne ; enfin les deux
guerres mondiales du xxe siècle, la première
aboutissant en 1919 au traité de Versailles
et la dernière ne comportant pas de traité de
paix général mais des règlements particuliers,
longuement différés pour certains – la réunification allemande étant la véritable fin du
conflit. Ces guerres ont été d’intensité croissante, avec des partenaires et des champs de
bataille chaque fois plus nombreux, elles ont
ruiné l’Europe et mis fin à sa domination,
transformée en subjugation. Pour autant, la
conflictualité n’a pas disparu, mais elle a
changé de visage. Finies les grandes mobilisations populaires, l’enthousiasme belliqueux
des populations, des guerres asymétriques,
pas moins cruelles, guérillas, terrorisme, voire
retour des mercenaires professionnels, des
guerres ou des « frappes » que l’on masque
sous des noms attrayants, sécurité, démocratie,
droits des peuples, humanité.
Une autre rupture, d’ordre idéologique cellelà, concerne le socialisme. Il était au début
du xxe siècle la grande promesse de l’avenir,
comme une religion séculière, l’espérance des
classes laborieuses et la lumière de nombre
d’intellectuels. Certes divisé entre écoles
différentes – le marxisme devenait dominant
mais le socialisme réformiste n’en était pas
moins puissant quoique divers –, il semblait
annoncer une nouvelle société qui prolongerait la démocratie en la conduisant à sa perfection, solidarité sociale, égalité concrète, fin
de l’exploitation économique par des classes
dominantes égoïstes et avides, paix internationale par la disparition des rivalités de tous
ordres entre peuples épris de paix. Le xxe siècle
a connu, du fait de la Grande Guerre, la réalisation concrète du socialisme sous diverses
formes – révolution russe puis chinoise, socialisme démocratique en Europe, mais aussi
perversions totalitaires et belliqueuses du
fascisme et du nazisme, et in fine un socialisme
tiers-mondiste lié à la construction des États
issus de la décolonisation. Puis, les différentes
versions du socialisme réel se sont effondrées
tour à tour : les totalitarismes avec la Seconde
Guerre mondiale, le communisme par épuisement, le tiers-mondisme par la persistance du
sous-développement, le socialisme démocratique sous les coups de boutoir du marché,
de sorte que les inégalités de tous ordres
prospèrent et semblent ramener au xixe siècle.
Aller-retour, le xxe siècle a été tout à la fois le
berceau et le tombeau du socialisme concret.
Une dimension du socialisme, particulièrement au début du xxe siècle, était l’internationalisme, et un socialisme lié au pacifisme.
Certes le marxisme-léninisme prônait la
révolution universelle et escomptait qu’elle
naîtrait de guerres révolutionnaires, entre
États ou entre États et peuples. Mais la paix
restait au moins officiellement l’aspiration générale des mouvements internationalistes, au-delà de leurs diverses obédiences,
démocratiques, fédéralistes, socialistes et
autres. L’Internationale devait devenir le genre
humain. On peut craindre que tel ne soit plus
le cas aujourd’hui, et c’est peut-être le sens
profond de l’assassinat de Jean Jaurès à l’aube
de la Grande Guerre.
On parle désormais plus volontiers de transnationalisme que d’internationalisme.
L’internationalisme était abstrait et océanique,
le transnationalisme est concret et de terrain.
Le premier s’appuie sur des idées, le second
promeut des intérêts. Anti-étatiste, il se tourne
volontiers vers une conception compétitive
voire belliqueuse des relations internationales.
Il est compétitif avec la concurrence mondiale
des firmes transnationales qui visent à absorber
leurs rivales et dont le ressort est la rentabilité
privée plus que la solidarité publique, comme
avec la volonté de domination culturelle
répandue à travers des médias multiples mais
convergents. Il est belliqueux avec le retour
des extrémismes religieux qui se répandent
au sein des populations, dont le terrorisme est
l’instrument et la conversion l’objectif. Les
guerres de religion vont-elles, par un retour
non au xixe siècle mais à des temps plus
reculés, devenir l’avenir du monde ?
Dynamiques
Lorsque l’on compare 1914 et 2014, on peut
éprouver à la fois un sentiment d’étrangeté et
un sentiment de proximité. À certains égards, et
dans le prolongement de tendances anciennes,
le monde s’est dilaté, mais à d’autres il s’est
rétréci. Changements d’échelle, nouvelles
dimensions, mais aussi uniformisation et
réduction de l’espace-temps, effet miroir de
modèles dominants, conformisme et imitation. Ces dynamiques ont parfois éloigné et
parfois rapproché les deux mondes. Les effets
de leurs mouvements n’ont pas été rectilignes.
Dans l’intervalle, des détours ont pu les écarter
l’un de l’autre, et parfois en définitive les voir
revenir l’un vers l’autre, comme à reculons.
Voici quelques exemples.
l La dilatation est d’abord humaine, avec
la croissance gigantesque de la population
du globe, passée de moins de deux milliards
en 1900 à plus de six en 2000. Même si l’on
annonce une transition démographique, ses
effets ne seront pas immédiats et resteront différenciés suivant les continents. La dynamique
des transformations économiques, politiques,
culturelles, religieuses reste imprévisible, mais
l’Europe, plus vieillissante que d’autres, pourra
y ressentir comme un prolongement des pertes
des guerres mondiales. La dilatation est aussi
étatique, la décolonisation, liée à l’affaiblissement de l’Europe, conduisant à multiplier le
nombre d’États par quatre en quelques décennies. Elle a contribué au métissage des sociétés
occidentales, facilité par les guerres qui ont
amené combattants et travailleurs d’outremer dans les métropoles, puis par l’immigration. Le monde projeté en Europe a remplacé
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
7
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
l’expansion européenne dans le monde, mais
cette dialectique n’est qu’un prolongement des
mouvements lancés par les conquêtes et leurs
reflux. Le succès de l’économie de marché
et la croissance rapide des États-Unis attirent
aussi en Amérique du Nord nombre d’hommes
fuyant les pays pauvres.
La dilatation est parallèlement physique,
puisqu’en 1914 le monde utile se réduisait aux espaces terrestres et maritimes, et
que nombre d’espaces terrestres restaient
inoccupés. Désormais s’y ajoutent l’espace
aérien et l’espace extra-atmosphérique, dont
la conquête et l’exploitation ont été fortement
accélérées par les deux conflits mondiaux.
Les activités humaines se déroulent toujours
sur terre, mais elles sont de plus en plus tributaires des espaces fluides, mers et océans
pour les transports de marchandises, air pour
les transports humains, tandis que l’espace
commande les communications immatérielles.
Sur terre, en 1914 les grandes villes étaient
peu nombreuses mais déjà en expansion,
en 2014 les villes mondiales se multiplient et
leur développement semble sans limite. Il est
lié à la mondialisation qui établit entre elles
des liens horizontaux mais, avant 1914, une
première mondialisation était déjà à l’œuvre.
Sur le plan technologique, électricité, pétrole,
moteur à explosion, téléphone étaient déjà
présents et actifs, et leur croissance en un siècle
a été exponentielle. Tout se passe comme si les
lignes de force étaient ouvertes et comme si la
Grande Guerre avait accéléré leur course.
l Et cependant le monde est parallèlement
en voie de rétrécissement. Effet de sa dilatation même, qui raccourcit les distances par la
vitesse, rend chimériques les horizons aussitôt
avalés, impose la présence humaine dans des
espaces longtemps inviolés et préservés. Voici
un siècle préoccupation locale et urbaine
– les taudis, l’hygiène publique, l’assainissement des voiries –, l’environnement est
devenu une question globale – Amazonie
en proie à la déforestation, mers surexploitées et souillées, espèces animales menacées,
8
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
déserts eux-mêmes devenus zones de trafics,
bases pour terroristes ou terrains d’exploitation minière. En termes de sécurité, en 1914
la méfiance était de règle, la menace sensible
et l’on se préparait à défendre ses frontières
par les armes ou alors on méditait la conquête
de nouveaux territoires. La géopolitique était
à l’ordre du jour. Après la Seconde Guerre
mondiale en revanche, l’opposition Est-Ouest
était d’une autre nature, l’ubiquité de la
menace relativisait les territoires, tandis que la
dissuasion nucléaire homogénéisait et rapprochait les espaces et que la prospérité était en
quelque sorte dématérialisée. Puis, la chute du
mur de Berlin a correspondu à une décennie
de confiance et de rapprochement généralisé,
de sorte que la perspective d’une paix durable
paraissait renvoyer le vieux monde au musée.
Aujourd’hui revient le fantôme du monde
de 1914, qui rapproche non plus les espaces
mais les temps, redécouverte de la géopolitique, méfiance croissante entre États, bruits de
bottes, conflits ethniques, agitation de sociétés
repliées sur des espaces qui leur sont chers.
C’est aborder une autre forme de rétrécissement, de caractère politique, économique et
social. Il existe dorénavant un modèle unique,
d’origine occidentale même s’il est fondamentalement américain et s’il s’éloigne de l’Europe
classique, élitiste et hiérarchique, qui tolérait
avec bonne conscience la diversité des civilisations par leurs degrés d’infériorité relative. Ces
gens pouvaient, dans les régimes coloniaux,
conserver leurs mœurs et croyances pourvu
qu’ils acceptent leur soumission. La diversité
était objet de curiosité et d’étude, la réduire
n’était pas un projet. Désormais, la mondialisation tend vers l’homogénéisation sur tous
les plans. À la pluralité des civilisations, des
systèmes politiques et sociaux, elle substitue
des valeurs universelles, les droits de l’homme
et la démocratie représentative mâtinés par la
libération des échanges. Elle entraîne aussi la
constitution d’une catégorie dominante transnationale, privilégiée et nomade, qui vit dans
l’espace mondialisé, physique ou virtuel,
tandis que les populations vernaculaires
subissent délocalisations, pertes d’emplois et
sont tentées en réaction par un nationalisme
frustré, passéisme qui menace la construction
européenne même et un peu partout la paix
civile. Ces tendances contradictoires évoquent
également le monde d’avant 1914, avec une
double aspiration, celle des nationalismes
belliqueux et celle de l’internationalisme
pacifique. La différence, comme on l’a déjà
noté, c’est que le socialisme, même démocratique, ne semble plus en mesure de résoudre
ces contradictions en les dépassant. Point n’est
plus besoin d’assassiner Jaurès.
Invariants
Ruptures et dynamiques s’appuient sur des
éléments invariants de la société internationale, sur sa nature dialectique, polyphonique
ou cacophonique suivant les cas, fragmentation d’un côté, attraction internationale
de l’autre pour citer Frédéric Ramel 5. Le
maintien de la diversité des États et de leurs
sociétés, l’aspiration à l’unité et au minimum
à une gestion organisée des questions d’intérêt
commun, dont la gouvernance est la dénomination contemporaine, sont des constantes.
Mais aucune harmonie préétablie, bien au
contraire, de sorte que, présence du passé,
en 2014 comme en 1914, la société internationale demeure une société complexe. Société
politique en gestation et société polémique
virtuelle, elle emprunte des traits à chacun de
ces types de sociétés.
l Le pluralisme des États et des sociétés est
plus que jamais d’actualité, et leur dialectique
se démultiplie. Les États d’abord demeurent
très attachés à leur souveraineté, en dépit des
apparences, et même l’Union européenne
ne porte pas en réalité atteinte à celle de ses
membres. La souveraineté permet de placer
l’intérêt national au-dessus de toute autre
Frédéric Ramel, L’Attraction mondiale, Presses de Sciences Po,
Paris, 2013.
5 considération, de sorte que la forme d’organisation politique que constitue l’État, la seule
légitime depuis des siècles, attire irrésistiblement entités et groupes à la recherche
d’une existence internationale. Ce n’est
pas par hasard que l’on a assisté depuis un
siècle à une prolifération d’États nouveaux.
En même temps, au-delà du principe de leur
égalité juridique, ces États sont très inégaux
en termes de puissance et cette inégalité est
source d’une hiérarchie qui est régulatrice si
elle est acceptée, source de désordre si elle
est contestée. Montée et déclin de puissance
sont un grand ressort des relations internationales, aujourd’hui comme hier. Les grandes
puissances s’efforcent de contrôler de grands
espaces, de définir un ordre régional, les
petites puissances y concourent ou le refusent.
Consentement ou coercition sont des outils
que l’on utilise tour à tour ou concurremment.
Déjà avant 1914, par exemple, l’Asie s’éveillait et le Japon tentait de la dominer en résorbant la présence occidentale. En 2014, c’est
la Chine qui se prépare à développer un ordre
régional. Dans les deux cas, ils se heurtent aux
États-Unis, le Japon par la guerre, la Chine
par une montée en puissance jusqu’à maintenant pacifique.
Quant aux sociétés, la question est celle de leur
rapport avec le gouvernement qui les dirige,
mais aussi avec le cadre étatique dans lequel
elles sont insérées. Les difficultés internes des
États prennent une dimension internationale, et
les problèmes provoqués par la défaillance des
États ne sont pas nouveaux, même si la multiplication du nombre des États les a rendus plus
fréquents. La fin des empires a toujours entraîné
des troubles plus ou moins retardés, qu’il
s’agisse de l’Empire ottoman, de l’AutricheHongrie, des empires coloniaux et plus récemment de l’URSS. Les peuples des petits États
qui surgissent des partitions éprouvent souvent
des frustrations et tendent à entraîner les grandes
puissances dans leurs affrontements locaux. La
Grande Guerre en a procédé en son temps, de
même qu’aujourd’hui nombre de facteurs belliQuestions internationales no 68 – Juillet-août 2014
9
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
gènes sont liés à des frottements entre voisins
petits et moyens, que les puissances extérieures
sont appelées à calmer si elles ne veulent pas
y être entraînées. À huit décennies de distance,
la question des Balkans occidentaux, Bosnie
et Serbie en 1914, les mêmes en 1992 avec
la dislocation de la Yougoslavie, a illustré les
deux hypothèses. L’annexion de la Bosnie par
l’Autriche-Hongrie en 1908 a pesé lourd dans
le climat de méfiance qui a favorisé le recours
à la guerre en 1914. L’indépendance du Kosovo
en 2008, à la suite d’une intervention de pays
membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en 1999, n’a pas eu de
conséquences aussi tragiques, mais elle n’en est
pas moins grosse de conséquences à long terme.
 La société internationale comme société
politique et comme société polémique.
Une société politique repose sur le refus de la
violence armée pour régler les différends en son
sein, sur la perception d’une identité commune,
sur la gestion collective des questions d’intérêt
général. Les sociétés internes sont en principe
politiques, la société internationale l’est de façon
virtuelle. La Charte des Nations Unies adoptée
en 1945 condamne le recours à la force armée
dans les relations internationales. Elle offre aux
États membres, pratiquement tous aujourd’hui,
un cadre pour atteindre des objectifs aussi bien
politiques, économiques et sociaux au bénéfice
de tous. Elle crée un instrument pour maintenir
la paix et la sécurité internationales, le Conseil de
sécurité. Si elle avait été appliquée de bonne foi,
elle aurait rompu avec le monde d’avant 1914,
elle aurait exclu tout conflit international en
établissant les conditions d’une solidarité des
États au service d’objectifs communs. Mais si
le droit est nécessaire il n’est pas suffisant, et
l’on sait que la Charte n’a réalisé que partiellement ces ambitions. La gouvernance à laquelle
elle aspirait n’a pas disparu pour autant, et le
Conseil de sécurité conserve un rôle important
quoique intermittent. Désormais, ce sont des
instances informelles et auto-instituées, comme
le G7, le G8 ou le G20, regroupant les princi-
l
10
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
paux États, qui reprennent le Concert international à leur compte. Par-là on revient sur un
plan universel à ce qu’était le Concert européen
au xixe siècle, avec les bénéfices et les limites
de l’exercice.
Société polémique, la société internationale
le reste à beaucoup d’égards, c’est-à-dire
une société dans laquelle la violence armée
est à la fois un problème et une solution, un
instrument à la disposition des États et qu’ils
utilisent. Sans doute existe-t-il des régions
plus avancées, et l’Union européenne en est
le modèle, qui a établi entre les États membres
une paix structurelle. Mais, même sur l’Union
européenne pèse l’ombre de l’OTAN, et
l’affaire ukrainienne montre en 2014 que
certains membres aimeraient bien la précipiter
dans de nouveaux affrontements, contrairement à ses principes fondateurs. Sans doute,
depuis plus d’un siècle, l’effort de restriction
du recours à la force armée par les États a-t-il
été continu, des premières conférences de la
paix en 1899 et 1907 à la Société des Nations
(SDN), puis à l’ONU. Mais ces efforts n’ont
empêché ni la Grande Guerre ni la Seconde
Guerre mondiale, et l’on a déjà noté que
la conflictualité demeurait diffuse dans la
société internationale. Elle ne ressemble ni à
la paix perpétuelle à la manière de Kant, ni
à la guerre perpétuelle à la manière de Carl
Schmitt 6. Composite et complexe, elle repose
toujours sur la sagesse des grandes puissances
et la stabilité des petites. Les portes de la
guerre ne sont jamais closes, la mondialisation n’est pas la paix, la transnationalisation
ne peut se substituer à la politique. Accepter le
pluralisme et respecter le droit international,
telles sont les conditions de la paix en 2014
comme en 1914. n
Serge Sur
6 Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle, 1795 ; Carl
Schmitt, Le Nomos de la Terre, 1950.
Ò POUR ALLER PLUS LOIN
Quand Guillaume II jouait à la guerre (1905)
Le Chancelier prince de Bülow
au ministère des Affaires étrangères
Norderney, 30 juillet 1905
Sa Majesté [Guillaume II] télégraphie dans le
plus grand secret cet après-midi de Dantzig :
« […] D’autres faits aussi, comme la grave
communication du comte Metternich sur l’animosité croissante en Angleterre (confirmée par une
lettre privée de Coerper 1 au baron de Senden)
ne permettent pas d’écarter entièrement l’idée
de projets malveillants à notre égard. J’ai donc
examiné à fond ces éventualités avec Jules de
Moltke, qui cet hiver remplacera le comte de
Schlieffen 2. Voici les conclusions auxquelles
nous sommes arrivés : il est tout à fait invraisemblable que l’Angleterre fasse un “coup de
tête” alors qu’une partie de sa flotte est dans la
Baltique. Celle-ci se trouverait en effet coupée
par nous qui occuperions aussitôt le Danemark
et fermerions les Belt, tandis que notre flotte
pourrait aller ravager les côtes anglaises de la
mer du Nord. Mais il ne faut pas s’attendre à
cette faute de la part d’un adversaire prudent
et de bon jugement dans les choses militaires.
Mais si l’Angleterre, d’une façon ou d’une autre,
nous déclare la guerre ou nous attaque, il faut
que Votre Altesse envoie aussitôt un télégramme
à Bruxelles et un à Paris, avec sommation de se
déclarer dans les six heures pour ou contre nous.
Nous entrerons immédiatement en Belgique,
Attaché naval allemand à Londres.
Chef du grand état-major allemand de 1891 à 1905. Il fut
remplacé en effet par Moltke.
3 La princesse Marguerite, fille du duc de Connaught, nièce
d’Édouard VII, venait d’épouser Gustave-Adolphe, petit-fils
d’Oscar II roi de Suède.
1 quelle que soit sa réponse. Pour la France, il
s’agit de savoir si elle restera neutre (ce qui est
peu vraisemblable, mais non impossible) : il n’y
aurait pas lieu alors de se préoccuper du casus
foederis avec la Russie. Si la France mobilise,
c’est une menace de guerre dirigée contre nous
au profit de l’Angleterre ; il faudra alors que les
régiments russes marchent avec nous et je crois
que la perspective de se battre et de se livrer au
pillage dans la belle France sera un appât suffisant à les attirer. À l’occasion, on pourrait voir s’il
ne serait pas possible d’offrir une compensation
à la France afin qu’elle se comporte bien à notre
égard comme par exemple un arrondissement de
territoire, au détriment de la Belgique ; cela la
dédommagerait de l’Alsace-Lorraine. La présence
de la flotte anglaise dans la Baltique s’explique
tout naturellement par l’accueil extraordinairement cordial fait à la nôtre à Copenhague, ce
qui a beaucoup surpris les Anglais. L’Amiral May
est sûrement chargé de rappeler au Danemark
que l’Angleterre le considère, de même que le
Portugal, comme un satrape obéissant et en outre
comme son avant-poste du côté de l’Allemagne ;
il ne doit donc pas se permettre de nous faire les
yeux doux. La même chose se passera probablement en Suède maintenant qu’une princesse
anglaise 3 vient de s’y fixer. On ne peut compter
pour la période qui vient sur une aide active de
la Russie, son armée est occupée par la guerre
et la révolution, et sa flotte est détruite. Mais elle
nous laisse le dos libre ! Aide passive, voilà qui
est parfait ! » *
2 * Extrait de Bernhard von Bülow et Guillaume II, Correspondance
secrète de Bülow et de Guillaume II, Grasset, Paris, 1931,
pages 141-143.
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
11
dossier
L’Été 14 : d’un monde à l’autre
La Grande Guerre,
un accélérateur
de la mondialisation
Georges-Henri Soutou *
* Georges-Henri Soutou
est membre de l’Institut.
La Grande Guerre a été une épouvantable catastrophe. Mais,
en même temps, elle a bousculé des structures, elle a transformé les
sociétés et les économies, elle a bouleversé le système international.
Le conflit a amené l’humanité à commencer à prendre conscience
d’elle-même dans sa globalité. Il a constitué une étape essentielle dans
la mondialisation.
La Grande Guerre, malgré les divisions et
les haines durables qu’elle a suscitées, a aussi
été un puissant accélérateur de la mondialisation. D’abord parce que la plupart des États de
l’époque ont fini par y prendre part, y compris
des États non européens comme les États-Unis,
le Japon et, vers la fin de la guerre, la plupart
des pays de l’Amérique latine. Le Japon a ainsi
conforté sa position de puissance régionale
asiatique, évidente depuis sa guerre contre la
Chine en 1894 puis celle contre la Russie en 1904.
Les États-Unis ont accédé d’un seul coup au rang
de puissance mondiale – que l’on songe que la
légation de France à Washington n’avait été
élevée au rang d’ambassade qu’en 1893.
Ce phénomène d’accélération est encore
plus évident concernant les empires des métropoles européennes. Pour les Britanniques, l’Inde
et les dominions « blancs » (Canada, Australie,
Nouvelle-Zélande), pour la France, l’Indochine,
l’Afrique du Nord et l’Afrique noire fournissent
matières premières, travailleurs et soldats. C’est
la « force noire » 1 imaginée par le général
1
Charles Mangin [1866-1925], La Force noire, Hachette,
Paris, 1910.
12
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
Mangin et le point de départ de l’immigration de main-d’œuvre nord-africaine en métropole. Il y aura d’énormes conséquences : c’est
à partir des sacrifices consentis, par exemple
par les « Anzac » à Gallipoli 2, qu’Australiens
et Néo-Zélandais s’affirmeront comme nations
distinctes de la Grande-Bretagne. Conséquences
également pour les sociétés africaines, et pour
l’Afrique du Nord, où renaît alors chez certains
un sentiment d’indépendance.
Nouvelle étape
ou coup d’arrêt
dans la mondialisation
économique ?
Le bouleversement des circuits commerciaux induit par la guerre et la rétraction de 50 %
La péninsule de Gallipoli était l’un des objectifs militaires des
Alliés qui cherchaient à s’emparer du détroit des Dardanelles
sous contrôle ottoman. Les « Anzac » – acronyme de Australian
and New Zealand Army Corps (corps d’armée australien et
néo-zélandais) – y débarquèrent le 25 avril 1915 pour combattre
l’armée ottomane.
2
3 Elizabeth S. Johnson (dir.), The Collected Writings of John
Maynard Keynes: Volume XVI: Activities 1914-1919: The
Treasury and Versailles, published for The Royal Economic
Society, Macmillan, Londres, 1971.
© AFP
du commerce mondial durant la crise de 1929
amènent parfois à prétendre que 1914-1918 a
marqué un temps d’arrêt de la mondialisation.
Certes, le libéralisme mondialisant qui prévalait
depuis 1860 est remis en cause et, dans les deux
camps, on envisage pour l’après-guerre soit des
zones économiques protégées – la Mitteleuropa
de Berlin – soit des mesures d’exclusion du
commerce ennemi (Conférence économique
interalliée de Paris de 1916). La révolution
d’Octobre a en outre largement fait sortir la
Russie des circuits économiques et financiers
mondiaux.
En même temps, l’arrivée d’une deuxième
place financière mondiale, Wall Street, à côté
de la City et l’augmentation des exportations de
produits finis américains et japonais marquent le
début d’une deuxième phase de mondialisation
qui n’est plus centrée sur l’Europe – avant 1914,
c’était l’économie européenne qui se mondialisait, important des matières premières de tous
les continents et exportant des produits finis
partout, irriguant la planète de ses capitaux. Cette
économie mondiale, mais eurocentrée, ne correspondait pas encore à une véritable mondialisation multilatérale.
Bien plus que tous les conflits précédents,
la Grande Guerre a été financée à crédit. La
plupart des monnaies flottent, les budgets sont
massivement en déséquilibre et, sans une gigantesque expansion du crédit, tout se serait arrêté.
Elle marque la fin du mercantilisme – puisque
accumuler un stock d’or n’a plus de sens –,
celle des physiocrates et le triomphe définitif
des méthodes empiriquement mises au point par
les Britanniques tout au long des French Wars
depuis le xviiie siècle. La guerre les rend définitivement conscients de leur originalité et du fait
que l’économie est désormais débarrassée de la
« relique barbare » de l’or, comme le remarque
dans ses écrits John Maynard Keynes dès le
début du conflit 3.
Bien sûr, les autres pays, et d’abord
les États-Unis, imiteront ces méthodes. Et la
Reproduction de la une du quotidien tchèque Narodni Listy annonçant
l’assassinat de François-Ferdinand d’Autriche et de sa femme, le 28 juin 1914
à Sarajevo.
mondialisation qui a été lancée à ce moment-là,
qui a connu des mouvements de ralentissement
ou même des blocages dans les années 1930
et 1940, mais qui a repris de façon décisive
depuis les années 1970, n’aurait pas été possible
sans une marée de crédits à peu près libérés
des critères classiques d’une « saine » gestion
monétaire et financière 4.
4 Pour un essai de méthodologie, voir Georges-Henri Soutou,
« Introduction à la problématique des mondialisations »,
paru dans le dossier « Les mondialisations, vol. 1 », Relations
internationales, no 123, automne 2005.
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
13
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
La montée en puissance
des valeurs universelles
et de l’affirmation
des droits de l’homme
La Grande Guerre a eu un immense
impact sur la perception et le développement
des valeurs universelles. Selon la thèse la plus
répandue actuellement, cet impact a été très
négatif et on parle volontiers d’une « brutalisation des sociétés européennes » 5. Que la Grande
Guerre ait beaucoup contribué à l’avènement
des totalitarismes du xx e siècle – nazisme,
communisme, fascisme – est difficilement
contestable, même si leurs racines idéologiques
sont en fait bien antérieures. Mais la notion de
« brutalisation » pose plus de problèmes qu’elle
n’en résout. La guerre est par essence brutale,
et tend par elle-même à monter au paroxysme
de la violence, comme l’a montré le théoricien
militaire prussien Carl von Clausewitz 6.
Or, c’est à partir de 1914, et non pas seulement de 1945, que l’on assiste aussi au phénomène inverse. La notion de « crime de guerre »
commis par des troupes d’occupation est pour la
première fois introduite dans le droit international
par le premier conflit mondial. Elle apparaît en
effet dans le traité de Versailles – la notion de
« massacres » commis pendant la guerre sur
le territoire ottoman, donc un crime intérieur et
non pas international, figure même dans le traité
de Sèvres avec la Turquie, à propos du massacre
des Arméniens. C’est ainsi que l’on nota scrupuleusement dans les dossiers officiels, dès
l’automne 1914, et que l’on qualifia de « crimes
de guerre » des faits que l’on ne relevait que de
façon rapide et globale encore en 1870-1871,
comme des conséquences naturelles de toute
George L. Mosse, Fallen Soldiers: Reshaping the Memory of
the World Wars, 1re éd. en allemand en 1990, et en français sous le
titre De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des
sociétés européennes, Hachette, Paris, 1999 ; Centre de recherche
de l’Historial de Péronne, 14-18. La Très Grande Guerre, Le
Monde éditions, Paris, 1994 ; Annette Becker, Oubliés de la
Grande Guerre : humanitaire et culture de guerre, 1914-1918 :
populations occupées, déportés civils, prisonniers de guerre,
Noêsis, Paris, 1998.
6 Carl von Clausewitz [1780-1831], De la guerre, Éditions de
Minuit, Paris, 1959.
5 14
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
guerre, ou dont on ne se préoccupait même pas,
comme le viol. Depuis 1870, les conceptions et
les sensibilités avaient beaucoup évolué 7.
Le conflit marqua un développement
significatif du droit dans la guerre (jus in bello),
au-delà des conférences internationales de la
paix de La Haye de 1899 et 1907. Le jurisconsulte du Quai d’Orsay, Louis Renault, consacra
sa conférence comme représentant de l’Académie des sciences morales et politiques lors
de la rentrée solennelle des cinq Académies, le
25 octobre 1914, aux développements récents du
droit de la guerre, en y incluant les observations
les plus actuelles sur le comportement des troupes
allemandes en Belgique et en France occupées 8.
La guerre a marqué le début de la judiciarisation de la vie internationale. Elle a commencé
dès le traité de Versailles, qui stipulait la
livraison aux Alliés afin qu’ils soient jugés de
plus de 800 responsables allemands, empereur
en tête. Psychologiquement et politiquement, ce
fut la plus désastreuse de toutes les clauses du
traité – d’ailleurs, elle fut la première, dès 1920,
à ne pas être exécutée –, mais c’était une anticipation du tribunal de Nuremberg. Bertrand de
Jouvenel a notamment souligné le glissement
du traité de Versailles de la sphère politique
traditionnelle à la volonté d’appliquer, dans le
domaine international, les normes juridiques
du droit interne – ainsi des « réparations » se
substituant à la traditionnelle « indemnité de
guerre » –, ce qui est bien une anticipation de la
« judiciarisation » des relations internationales
à laquelle nous assistons 9.
Le wilsonisme
et l’entrée des États-Unis
sur la scène mondiale
Le facteur essentiel dans le phénomène
de mondialisation du conflit a certainement été
le wilsonisme, et pas seulement pour de simples
raisons d’extension géographique du conflit. Le
7 Martin Motte et Frédéric Thébault (dir.), Guerre, idéologies,
populations. 1911-1946, L’Harmattan, Paris, 2005.
8 Bulletin de l’Institut, 1914.
9 B. de Jouvenel, Après la défaite, Plon, Paris, 1941.
© AFP
De gauche à droite, le Premier ministre britannique Lloyd George, le
président du Conseil italien Vittorio Orlando et son homologue français,
Georges Clemenceau, et le Président des États-Unis Woodrow Wilson, à
Paris le 18 janvier 1919 lors de l’ouverture de la conférence de la Paix.
président américain Woodrow Wilson estimait
que les responsabilités dans le déclenchement
du conflit étaient partagées entre les Alliés et
l’Allemagne. Néanmoins, dès le début de la
guerre, il pencha plutôt du côté de la France et
de la Grande-Bretagne, et les aida en particulier par divers arrangements financiers discrets,
malgré bien des crises dues au blocus organisé
par les Alliés, qui ne respectait guère les droits
des pays neutres. En effet, si Woodrow Wilson ne
recherchait pas l’écrasement de l’Allemagne, il
estimait qu’une victoire des Alliés, qu’il souhaitait au départ aussi limitée que possible, était à
tout prendre préférable, car ils étaient malgré tout
plus libéraux, plus démocratiques que le Reich.
En 1915, la politique wilsonienne resta
limitée à l’hémisphère occidental. Le président
était persuadé qu’après la guerre les Alliés et les
puissances centrales constitueraient des blocs
économiques fermés sur eux-mêmes. Les ÉtatsUnis ne pourraient empêcher cette évolution et
devraient, par une doctrine de Monroe modernisée, regrouper autour d’eux l’Amérique du
Sud pour y remplacer l’influence et les intérêts
européens. La majorité de l’opinion et des
milieux économiques américains partageait cette
forme d’isolationnisme offensif.
À partir de 1916, Wilson, au fur et à
mesure qu’il se rendit compte que les ÉtatsUnis ne pourraient pas rester définitivement en
dehors du conflit, abandonna progressivement ce
programme fondamentalement isolationniste. Il
adopta une vision internationaliste beaucoup plus
active du rôle de l’Amérique dans le monde, que
l’on qualifie de « doctrine de l’Open Door ». Il
défendit une nouvelle approche des relations internationales, rompant avec la diplomatie secrète du
Concert européen traditionnel.
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
15
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
Une diplomatie ouverte, le droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes, la liberté
des mers, le désarmement, voilà les orientations qu’allait désormais défendre Wilson de
plus en plus fermement, au nom d’une expansion mondiale des valeurs du libéralisme américain, politique et économique. Par là, Wilson
se ralliait à la politique non plus isolationniste
mais pourrait-on dire « atlantique » que lui
recommandaient, contre une majorité de l’opinion publique et les industriels de l’Amérique
profonde, les grands intérêts économiques de
la côte Est – et en particulier Wall Street, très
proche de la City de Londres – qui souhaitaient
pour l’après-guerre une collaboration étroite
avec les Alliés.
était plus prudente qu’on ne le croit parfois.
Elle tenait certes compte du droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes, mais aussi de l’histoire
et des équilibres stratégiques et économiques.
La Belgique serait restaurée, la Pologne rétablie,
l’Alsace-Lorraine rendue à la France. Mais ni
l’Autriche-Hongrie ni la Turquie ne seraient
dissoutes, elles seraient seulement réformées,
sur la base de droits égaux pour leurs différentes
populations. Pour les frontières italiennes et
des États des Balkans, on tiendrait compte des
nécessités stratégiques et économiques. La
rupture avec les principes du Concert européen
d’avant 1914 n’était donc pas totale.
En ce qui concerne l’Allemagne, il n’était
pas question de lui imposer un changement de
régime. Le président américain était encore
L’entrée en guerre aux côtés des Alliés, en
persuadé que le Reich resterait la première
avril 1917, ne devait pas modifier les grandes
puissance d’Europe continentale et influenorientations du président Wilson. Il rejeta
cerait fortement l’Europe
immédiatement l’ensemble
centrale et orientale. C’était à
des accords secrets conclus
ses yeux inévitable et admisentre les Alliés depuis le
La Grande Guerre
sible, à condition que Berlin
début de la guerre, réaffirma
n’invente pas la
accepte les règles internal’Open Door contre leurs
tionales du wilsonisme, et
objectifs territoriaux et mondialisation,
il n’était pas question pour
économiques exclusifs et mais elle la structure
lui d’exclure après la guerre
traditionnels, refusa de se
le Reich de l’ordre internaqualifier d’« allié », mais
tional, politique et économique.
seulement d’« associé » de Londres et Paris.
Cette position lui permit, et c’était nouveau,
On comprend que les Alliés britanniques
d’exposer des buts de guerre reposant sur des
et surtout français, qui poursuivaient contre le
principes clairement compréhensibles pour les
Reich des objectifs territoriaux et économiques
opinions publiques et qui eurent le plus grand
beaucoup plus radicaux et n’avaient pas l’intenécho jusque chez les puissances centrales.
tion de l’admettre après la guerre dans le nouvel
Cela lui permit aussi de conserver une pleine
ordre international, aient été fort peu satisfaits
indépendance par rapport aux Alliés et de
des quatorze points, finalement tournés presque
promouvoir, dans un langage universaliste, une
autant contre leurs projets que contre ceux des
ouverture mondiale aux valeurs économiques et
puissances centrales. Mais le durcissement
politiques du libéralisme tout à fait conforme
des positions de Wilson, consécutif aux événeaux intérêts d’une Amérique qui représenments du printemps 1918, permit finalement une
tait déjà plus du tiers de l’activité industrielle
convergence des buts de guerre des Alliés et de
mondiale.
l’Amérique, convergence pas totale mais suffisante pour gagner la guerre et imposer les traités
Wilson proclama ses objectifs par son
de 1919.
discours fameux des « quatorze points », le
“
„
8 janvier 1918. Il commençait par y réaffirmer
les grands principes de la diplomatie ouverte,
de la liberté des mers, de la non-discrimination économique. Mais la suite de son discours
16
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
Le printemps 1918 vit les Allemands
conclure avec les bolcheviks à Brest-Litovsk
(3 mars), puis avec les Roumains à Bucarest
(7 mai), des traités aux termes très durs. Ces
traités persuadèrent les Alliés, et en particulier
Wilson, du caractère totalement et définitivement impérialiste de la politique allemande, ce
qui provoqua un nouveau raidissement de leur
attitude. Dès lors, les Alliés et Wilson tombèrent
d’accord pour estimer qu’il faudrait imposer à
l’Allemagne un changement profond de régime
et de dirigeants, une démocratisation immédiate,
comme condition de la paix. On ne pourrait
plus se contenter, comme Wilson y était disposé
jusqu’alors, d’une simple adhésion du Reich
wilhelmien aux principes internationaux du
wilsonisme. Lors de la demande d’armistice par
les Allemands, en octobre 1918, Wilson exigea
comme préalable la « démocratisation » du
Reich. Ce « regime change » avant la lettre allait
avoir les plus grandes conséquences. Du coup,
les traités de paix et la période de l’après-guerre
allaient être l’équivalent d’une profonde révolution du système international 10.
La Grande Guerre n’inventa pas la mondialisation mais elle l’accéléra, et au développement spontané de celle-ci, par le jeu de
l’économie et des empires coloniaux des métropoles européennes, elle essaya de substituer un
début d’organisation internationale et de définitions normatives. Depuis 1815 et les traités de
Vienne, le monde tournait autour de l’Europe,
et celle-ci s’organisait dans le cadre du Concert
européen des grandes puissances. Ce système,
par lequel les grands pays pratiquaient entre eux
une concertation permanente, mais sans guère
consulter les petits États, était déjà de plus en
Voir la biographie de Wilson par Arthur S. Link, Wilson,
4 volumes, Princeton University Press, Princeton, 1956-1965,
et Lawrence E. Gelfand, The Inquiry: American Preparations
for Peace: 1917-1919, Greenwood Press, Westport, 1976
[1re éd., 1963] ; Hans-Jürgen Schröder (dir.), Confrontation and
Cooperation. Germany and the United States in the Era of World
War I: 1900-1924, Berg, Providence, 1993 ; Lloyd E. Ambrosius,
Woodrow Wilson and the American Diplomatic Tradition,
Cambridge University Press, Cambridge, New York, 1987 ;
Klaus Schwabe, Woodrow Wilson: Revolutionnary Germany and
Peacemaking: 1918-1919, University of North Carolina Press,
Chapel Hill, 1985.
10 © AFP / David Azia
Le début d’une nouvelle
organisation mondiale
des relations internationales
Un vétéran indien de la Seconde Guerre mondiale lors des cérémonies du
Memorial Day à Londres, le 11 novembre 2005, qui commémore chaque
année la fin des deux guerres mondiales. Durant la Grande Guerre, plus
de 130 000 Indiens servirent en France et en Belgique dans les troupes
britanniques.
plus critiqué à la fin du xixe siècle. En effet, il
n’avait pas empêché plusieurs conflits – guerre
de Crimée en 1854, guerre franco-prussienne
de 1870 – et il devenait de moins en moins stable
avec la division du continent en deux systèmes
d’alliances opposés (Triplice et Triple-Entente).
D’où l’apparition, dès avant la guerre, d’un
concept nouveau, celui de « sécurité collective »,
qui devait triompher après 1919.
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
17
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
La sécurité collective était aussi une
réaction contre les alliances permanentes du
temps de paix, qui conduisirent à l’engrenage de l’entrée en guerre en 1914, par un
mécanisme apparemment inexorable qui avait
beaucoup marqué les contemporains. En particulier, l’alliance franco-russe de 1891-1893
– alliance secrète, automatique – avait laissé un
très mauvais souvenir chez les dirigeants, même
s’ils ne pouvaient pas trop l’avouer publiquement, à cause des polémiques des années 1920
et 1930 sur les responsabilités françaises et
russes dans la guerre.
Certes, la SDN se révéla rapidement inefficace, puisqu’elle s’avéra une tribune internationale plus qu’une véritable organisation de
maintien de la paix. Mais il s’agissait d’un point
de départ, que reprit l’ONU en 1945 en essayant
d’éliminer certains des défauts de conception et
d’organisation de la SDN. Celle-ci reste dans
l’histoire comme la première organisation internationale mondiale.
On estima donc qu’il fallait désormais
établir la sécurité avec l’adversaire potentiel, et
non contre lui. Il convenait alors de bannir les
alliances bilatérales qui désignaient en quelque
sorte l’adversaire potentiel, au lieu de l’inclure,
et de passer à des traités multilatéraux. Cette
philosophie très nouvelle inspira le président
Wilson et la création, en 1919, de cette Société
des Nations (SDN) qu’il avait réclamée dès le
début de la guerre 11. Dans son esprit, tous les
pays étaient appelés à en faire partie, y compris, à
terme, l’Allemagne.
Wilson joua là encore un rôle déterminant. Lorsque les États-Unis entrèrent en
guerre en 1917, il n’avait pas encore réfléchi
à la question des colonies. Il avait néanmoins
déclaré publiquement à plusieurs reprises que les
puissances coloniales devraient en être simplement « mandataires » jusqu’à ce que les populations soient prêtes pour l’autonomie et même
l’indépendance. Il estimait que les rivalités
coloniales avaient été l’une des causes essentielles de la guerre.
En septembre 1917, le Foreign Secretary
britannique Lord Balfour, qui savait bien que la
Grande-Bretagne devait désormais tenir le plus
grand compte des vues américaines, proposa que
les colonies allemandes soient internationalisées
après la guerre. C’est l’origine de la formule des
mandats de la SDN.
Les conversations anglo-américaines
conduisirent finalement à un rapprochement sur
la question coloniale, que l’on retrouve dans le
discours prononcé par le Premier ministre britannique Lloyd George devant les Trade-unions
le 5 janvier 1918 et dans les quatorze points
du président Wilson le 8 janvier. Pour Lloyd
George : « La conférence de la Paix disposera du
sort des colonies allemandes. Sa décision devra
avoir pour premier critère les souhaits et les
intérêts des autochtones habitant ces colonies. »
Le président Wilson, qui voulait internationaliser les colonies, va plus loin dans
son cinquième point : « Arrangement librement débattu, dans un esprit large et absolument impartial, de toutes les revendications
coloniales, basé sur la stricte observation du
Une différence fondamentale existait
entre le Concert européen d’avant 1914 et la
conception de Wilson, et des États-Unis en
général : celle-ci était résolument et par définition universelle, mondiale (« to make the world
safe for democracy »). Notons que le thème d’un
impérialisme mondialisant américain d’un type
nouveau, non plus territorial mais informel, et en
fait directement enté sur de nombreux vecteurs
de la mondialisation, en particulier financiers,
apparaît très tôt 12. Ainsi, dès avant 1914, certains
observateurs constatent une propension américaine à intervenir dans les affaires intérieures
d’autres États, et à dire le droit – en particulier
à propos des violations des droits de l’homme,
comme les pogroms en Russie impériale ou
les massacres récurrents d’Arméniens dans
l’Empire ottoman.
Dès 1913, Wilson avait lancé une initiative tendant à faire
admettre l’obligation d’un arbitrage avant tout recours aux armes.
12 Henri Hauser, L’Impérialisme américain, Pages libres,
Paris, 1905 ; Octave Homberg, L’Impérialisme américain, Plon,
Paris, 1929.
11 18
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
Le point de départ
de la décolonisation
L’Europe politique (1914-2014)
1914
Océan glacial
arctique
Islande
SUÈDE
Finlande
NORVÈGE
M e r Christiana
du
Nord
Irlande
DANEMARK
GrandeBretagne
Océan
Atlantique
Copenhague
PAYSLondres BAS
LUX.
FRANCE
PORTUGAL
Vienne AUTRICHEHONGRIE
SUISSE
ROUMANIE
Bucarest M e r N o i r e
SERBIE
BULGARIE
MONT.
Sofia
Constantinople
ALB.
ITALIE
Madrid
Lisbonne
Berlin
ALLEMAGNE
BELG.
Paris
Rome
ESPAGNE
GRÈCE
Gibraltar
(Gr.-Br.)
EMPIRE
OTTOMAN
Athènes
Algérie
(France)
Maroc
(France)
Tunisie
(France)
Maroc
espagnol
Dodécanèse Chypre
Malte
(It.)
(Gr.-Br.) M e r M é d i t e r r a n é e
(Gr.-Br.)
Cyrénaïque
Tripolitaine
Égypte
Source : F. W. Putzger, Historischer Weltatlas, Cornelsen, Berlin, 1995.
* ARYM : Ancienne
République yougoslave
de Macédoine
Océan glacial
arctique
Reykjavik ISLANDE
2014
RUSSIE
St-Pétersbourg
Stockholm
SUÈDE
FINLANDE
NORVÈGE
ROYAUMEIRLANDE
UNI
Dublin
Océan
Atlantique
PORTUGAL
Madrid
Lisbonne
ESPAGNE
Gibraltar
(R.-U.)
Oslo
Helsinki
RUSSIE
Stockholm
ESTONIE
DANEMARK
LETTONIE
Moscou
Copenhague
LITUANIE
Minsk
Kaliningrad
PAYSLondres BAS
(Russie) BIÉLORUSSIE
Berlin
Varsovie
BELG. ALLEMAGNE
POLOGNE
Kiev
R. TCHÈQUE
Paris LUX.
UKRAINE
SLOVAQUIE
FRANCE SUISSE
MOLDAVIE
AUT. Vienne Budapest
SLOV. HONGRIE ROUMANIE
CROATIE
Bucarest M e r N o i r e
SERBIE
ITALIE
BOSNIE-H.
BULG.
MONT. K.
Sofia
Rome
Istanbul
ARYM*
ALB.
TURQUIE
GRÈCE
Athènes
MAROC
TUNISIE
ALGÉRIE
KAZAKHSTAN
GÉORGIE
AZER.
ARMÉNIE
IRAN
SYRIE
Nicosie
La Valette
LIBAN
MALTE
CHYPRE
Mer Méditerranée
ISRAËL
PALESTINE
JORDANIE
LIBYE
ÉGYPTE
Questions internationales n 68 – Juillet-août 2014
o
IRAK
ARABIE
SAOUDITE
19
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014
Mer
du
Nord
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
principe que, dans le règlement de ces questions
de souveraineté, les intérêts des populations
en jeu pèseront du même poids que les revendications équitables du gouvernement dont le
titre sera à définir. »
En 1919, le retentissement du principe
wilsonien du « droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes » vaut surtout en Europe et un peu
au Moyen-Orient, guère en Afrique. Quelques
signaux d’alarme se font toutefois entendre. En
mai 1919, cinq Algériens adressèrent une lettre à
Wilson, fort critique de la présence française en
Algérie, et demandèrent l’application à l’Algérie
du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes,
ainsi que de pouvoir envoyer une délégation à
la future SDN. Des Tunisiens lui firent également parvenir des messages dans le même
sens. La situation fut beaucoup plus tendue en
Égypte, où la Grande-Bretagne avait renforcé
sa présence dès 1914. Le nationalisme égyptien
y était très développé et disposait d’un puissant
parti organisé. Il y eut de violentes émeutes en
octobre 1918, avec là aussi un appel à Wilson.
La conférence de la Paix se pencha sur
ces questions, et le traité de Versailles est assez
développé dans ce domaine. Pour concilier les
objectifs des Alliés et ceux de Wilson – les ÉtatsUnis étaient en effet « associés » et non « alliés »,
selon une distinction très soigneusement imposée
par eux afin de préserver leur totale liberté
d’action et de ne pas risquer de devoir se solidariser avec la politique de leurs Alliés, dont ils se
méfiaient, et ils n’avaient pris aucun engagement
envers les buts de guerre des Alliés européens
ou japonais –, le système des « mandats de la
SDN » fut mis au point. Il s’agissait au départ
d’une idée du Sud-Africain Jan Smuts destinée
à établir un compromis entre Wilson, qui souhaitait un système international de supervision des
colonies, et les Alliés, surtout les dominions et le
Japon, qui voulaient annexer purement et simplement les anciennes colonies allemandes.
Trois catégories de mandats furent établis :
– des mandats A. Pour les pays de vieille civilisation (en clair, l’Empire ottoman), la puissance
mandataire n’a que des pouvoirs limités et une
indépendance relativement rapide est prévue ;
20
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
– des mandats B. Avec des pouvoirs plus importants, ils concernent essentiellement les colonies
allemandes en Afrique que se répartissent la
France, la Belgique et le Royaume-Uni. Là,
l’indépendance reste une perspective beaucoup
plus lointaine. En fait, le régime n’est guère
différent de celui des anciennes colonies – qui ne
sont pas concernées par ce système ;
– des mandats C. En pratique, ils reviennent à
une annexion – la puissance mandataire les gère
« comme une partie intégrante de son territoire ».
Il s’agit essentiellement du Sud-Ouest africain
allemand, remis à l’Afrique du Sud.
Des garanties pour les populations sont
néanmoins prévues dans le texte – garantie
du bien-être et du développement, liberté de
conscience, de commerce, pas de recrutement de
soldats, protection contre les trafics d’esclaves,
d’armes, d’alcool. Une commission des mandats
de la SDN est en outre établie, et on spécifie
la nécessité, même pour les mandats C, d’un
rapport annuel de la puissance mandataire 13.
Malgré les évidentes limites du système,
le principe d’un contrôle international est donc
posé. Après 1945, l’ONU va s’emparer des
mandats, devenus « tutelles », et en faire un
instrument de décolonisation, une évolution que
les vainqueurs de 1919 n’avaient pas imaginée.
On notera également l’évolution des
positions du Vatican voulant réagir contre
certaines confusions entre le rôle religieux des
missionnaires et leur rôle au service de leur
pays. En préconisant le détachement du catholicisme de la puissance coloniale, pour ne pas
gêner l’apostolat, l’encyclique de Benoît XV,
Maximum Illud, de novembre 1919, condamne
cette confusion. L’encyclique prévoit même
explicitement les mouvements d’indépendance
et préconise le développement d’« un réseau
de prêtres indigènes » pour que le catholicisme
survive au départ de la puissance coloniale. Là
encore, c’est l’Église catholique du xxie siècle
qui commençait à se préparer.
lll
13 Ruth Henig, The League of Nations, Haus Publishing,
Londres, 2010.
© AFP / Éric Feferberg
Des légionnaires entourent le cercueil de Lazare Ponticelli,
décédé le 12 mars 2008 à l’âge de 110 ans, lors d’une
cérémonie d’hommage dans la cour des Invalides à Paris.
D’origine italienne, le dernier poilu avait accepté des obsèques
nationales à condition que l’hommage englobe « tous ceux qui
sont morts, hommes et femmes » pendant la Grande Guerre.
Saint Augustin nous a appris que le bon
et le mauvais toujours s’entremêlent, mixta
permixta. Certes, la Grande Guerre a été une
épouvantable catastrophe. Mais, en même
temps, elle a bousculé des structures, elle a remis
en mouvement des plaques tectoniques, elle a
transformé les sociétés, elle a bouleversé les
modèles culturels, elle a forcé les responsables
à se remettre en cause. Elle a amené l’humanité
à commencer à prendre conscience d’elle-même
dans sa globalité. Certains des grands courants
à l’œuvre en notre temps en sont issus. Tous ne
sont pas négatifs. n
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
21
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
Ò POUR ALLER PLUS LOIN
Géopolitique et positions allemandes
face à la guerre
S’agissant du rôle de l’Allemagne durant la Première
Guerre mondiale (1914-1918), la géopolitique 1
livre une clé permettant de comprendre les circonstances de l’entrée en guerre du pays et les évolutions
survenues depuis lors. Frank-Walter Steinmeier,
l’actuel ministre fédéral des Affaires étrangères, a
récemment souligné que l’Allemagne, de par sa
situation géopolitique, a assumé une responsabilité
particulière en 1914. Placée au centre de l’Europe,
elle aurait additionné les conflits au lieu de les
affronter 2. Cette situation – le fragile équilibre des
puissances dans l’espace continental – expliquerait
août 1914. Dans quelle mesure cela est-il exact ?
Peut-on parler de la responsabilité, de l’impérialisme
et du militarisme du Reich ? Enfin, quelles continuités peut-on dégager de ces positions ?
Géopolitique
et responsabilités allemandes
En 1914, le Reich compte 67 millions d’habitants
contre 39,6 millions pour la France. Son territoire
s’étend sur plus de 540 000 km² – celui de la RFA
en 2014 est de 357 000 km² – de l’Alsace-Moselle
à Königsberg (Prusse orientale), en passant par les
provinces polonaises 3, sans compter les 2,5 millions
de kilomètres carrés répartis entre l’Afrique,
l’Océanie et la Chine – concession de Tsingtao –, soit
13 millions d’indigènes. Son développement économique et démographique rapide fait de l’Allemagne
la deuxième puissance économique occidentale
en 1900. Cette dynamique, conjuguée à la position
géopolitique du pays, à ses frontières traditionnellement mouvantes, suscite de très fortes tensions.
Promue par le géographe allemand Friedrich Ratzel
(1844-1904), la notion de géopolitique concerne à
Yves Lacoste, Géopolitique. La longue histoire
d’aujourd’hui, Larousse, Paris, 2006.
2 Débat du 28 janvier 2014 au ministère fédéral des Affaires
étrangères.
3 Poznanie et Silésie.
1 22
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
la fois une « géographie politique » – analyse d’une
situation géographique particulière – et une « activité
politique » dans un espace considéré comme
« naturel » 4. Elle légitime l’expansion allemande.
Liée au concept de Lebensraum (« espace vital ») 5,
elle est présentée comme la poussée naturelle vers
des territoires nécessaires à la survie nationale,
rappelant le Drang nach Osten vers l’Est slave 6. La
politique d’alliances continentales 7 menée par Otto
von Bismarck (1815-1898), chancelier impérial
de 1871 à 1890, avait assuré au nouveau Reich
l’équilibre continental, face au gigantesque espace
russe d’une part, à l’espace austro-hongrois et
occidental d’autre part, en isolant la France « revancharde ». La transformation de cette politique en
une politique de puissance mondiale par l’empereur
Guillaume II (Weltpolitik, 1890-1918) expliquerait
la position belliciste allemande, voire la responsabilité majeure du pays dans le déclenchement de
la guerre.
C’est le point de vue exprimé, dès 1961, par l’historien allemand Fritz Fischer 8, qui fit scandale
dans le contexte d’apaisement de l’après-1945.
Le Reich, avec Theobald von Bethmann Hollweg
(1856-1921), chancelier de 1909 à 1917, aurait
souhaité la guerre sans en prendre l’initiative. Durant
la crise de juillet 1914, le gouvernement allemand
Frédéric Encel, Comprendre la géopolitique, Le Seuil,
Paris, 2009, 2e éd., 2011.
5 Friedrich Ratzel, Der Lebensraum. Eine biogeographische
Studie [1901], Wissenschaftliche Buchgesellschaft,
Darmstadt, 1966.
6 À l’époque du Saint Empire (Heiliges Römisches Reich
Deutscher Nation), voir Jean-Luc Fray, « De l’idée impériale
en Allemagne à l’idée d’Allemagne impériale », in Ch. de
Gemeaux (dir.), Empires et colonies. L’Allemagne du SaintEmpire au deuil postcolonial, Presses universitaires BlaisePascal, Clermont-Ferrand, 2010.
7 La Triplice ou Triple-Alliance (18 juin 1881, renouvelée le
27 mars 1884).
8 Fritz Fischer, Les Buts de guerre de l’Allemagne impériale,
1914-1918, Éd. de Trévise, Paris, 1970 [1re éd. en allemand
en 1961].
4 1871-1914 : l’Empire allemand
Berlin
Prague
Vienne
Récemment reprise en Allemagne 10, cette thèse reste
controversée, notamment par l’historien australien
Christopher Clark 11, et par l’historiographie traditionnelle allemande pour laquelle, selon le mot de David
Llyod George (1863-1945) 12, l’Allemagne aurait
simplement « dérapé » dans un climat général belliciste. En France, l’historien Jacques Droz a souligné le
mérite de Fritz Fischer d’avoir « secoué aux yeux des
Allemands l’image flatteuse et confortable qu’ils se
faisaient de leur passé » 13.
Impérialisme et militarisme allemands
Après le départ forcé de Bismarck en 1890, l’Allemagne ne se présente plus en « puissance saturée »,
aspirant à la stabilité géopolitique en Europe et dans
le monde. Absente de la première vague de colonisation, mais présente outre-mer dès le xvie siècle
d’un point de vue commercial et scientifique 14,
elle dispose de protectorats (Schutzgebiete)
depuis 1884. En 1890, l’Allemagne devient ouvertement impérialiste. Elle développe sa flotte de guerre
et cherche à étendre son empire. Le chancelier von
Bülow déclare en 1897 que le pays a droit à sa
« place au soleil ». C’est l’expression d’une revendi-
Plan établi le 9 septembre 1914, cinq semaines après le
début de la guerre.
Voir dans ce dossier l’entretien avec Gerd Krumeich.
11 Christopher Clark, Les Somnambules. Été 1914 : comment
l’Europe a marché vers la guerre, Flammarion, Paris, 2013.
Clark fait peser la responsabilité majeure sur les Serbes et les
Russes.
12 Chancelier de l’échiquier. Voir War Memoirs of David
Lloyd George, Ivor Nicholson and Watson, Londres, 1933.
13 Jacques Droz, « Préface », in F. Fischer, op. cit., p. 11-12.
14 Ch. de Gemeaux, Empires et colonies. […], op. cit.
9 10 Königsberg
Kiel
AUTRICHEHONGRIE
Budapest
1 000 km
L’Empire allemand
Alsace-Lorraine
(1871)
Empire allemand
(1871-1914)
L’Allemagne
aujourd’hui
Sources : Georges Duby, Atlas historique mondial, Larousse,
Paris, 2003, et Colin McEvedy, Atlas de l’histoire des XIXe
et XXe siècles. L’Europe depuis 1815, R. Laffont, Paris, 1985.
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014
refuse les médiations diplomatiques, l’appel au
tribunal d’arbitrage de La Haye. Confirmant la
thèse d’une politique agressive, le « programme de
septembre » (Septemberprogramm) de Bethmann
Hollweg 9 révèle ses objectifs de guerre – annexions
territoriales dans l’est et dans le nord de la France,
en Belgique, annexion intégrale du Luxembourg ;
projets concernant la Russie, création d’une union
économique centre-européenne, sous contrôle
allemand, et d’un empire colonial d’un seul tenant
au centre de l’Afrique.
cation géopolitique, qui accompagne le militarisme
ambiant 15.
L’unification allemande de 1870-1871 par « le fer
et le sang » et la tradition prussienne de l’armée
ont marqué les esprits. Les théoriciens des guerres
antinapoléoniennes, Carl von Clausewitz (17801831) et Otto August Rühle von Lilienstern (17801847) sont lus, notamment par Helmuth von Moltke
(1848-1916), Generaloberst de l’état-major général
depuis le 27 janvier 1914. Partisan d’une guerre
préventive contre la Russie, il cautionne auprès de
Guillaume II l’ultimatum autrichien à la Serbie le
23 juillet 1914. Forte de 800 000 hommes, l’armée
impériale est un modèle d’organisation. Elle est un
État dans l’État qui représente l’autorité absolue.
Alliée à la puissance industrielle allemande, l’armée
paraît invincible. Durant les hostilités, l’empereur suit
toutes les décisions de l’état-major général. De ce
Wolfram Wette, Militarismus in Deutschland. Geschichte
einer kriegerischen Kultur, Fischer Taschenbuch, Francfort,
2011.
15 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
23
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
fait, le président américain Woodrow Wilson refuse
de négocier avec le militarisme et de donner suite
à la note allemande du 3 octobre 1918 proposant
une négociation sur la base des « quatorze points ».
L’empereur doit abdiquer de facto le 9 novembre
1918. L’Allemagne est déjà « libérée » du poids
colonial suite à la perte des colonies, dès le déclenchement des hostilités en 1914 16.
Sous la république de Weimar, la responsabilité
des militaires est niée tant par les généraux 17 que
par les dirigeants politiques 18. Ils demandent la
révision du « diktat » de Versailles. Après un long
épisode révolutionnaire (octobre 1918-avril 1920)
revient le militarisme que Hitler sait utiliser. En 1945,
« année zéro » de l'Allemagne, le pays est divisé en
zones d’occupation jusqu’en 1949. Il ne dispose à
nouveau de forces armées qu’en 1955 – création
de la Bundeswehr (« force de défense fédérale »)
en RFA – et en 1956 – création de la Nationale
Volksarmee (« Armée populaire nationale ») en RDA.
Sur les plans économique et stratégique, les « blocs »
s’opposent à la frontière germano-allemande. Le
chancelier Konrad Adenauer défend l’idée de l’intégration à l’Europe de l’Ouest et rejette la neutralisation du territoire allemand proposée par l’URSS. Dès
les années 1970, les forts mouvements pacifistes
refusent de voir le pays devenir un champ de bataille
nucléaire. Ils participent de la marche vers la réunification (1990).
La situation actuelle
De nos jours, l'objectif géopolitique de l'Allemagne
est de retrouver une nouvelle place dans une
Mitteleuropa transformée par l'intégration à l'Union
européenne de nombreux pays d'Europe centrale
et orientale. Sa puissance économique est son
principal atout. L’Allemagne n’est plus militariste et
fait preuve, à l’image des chanceliers successifs, de
pragmatisme. Les aventures guerrières sont rejetées
– en témoignent le refus de la guerre en Irak en 2003
L’article 119 du traité de Versailles (28 juin 1919) retire à
l’Allemagne ses colonies.
En particulier, von Ludendorff (1865-1937) qui propage la
légende d’une défaite due à « l’arrière ».
18 Notamment, les ministres Gustav Noske (1868-1946) et
Gustav Stresemann (1878-1929).
16 17 24
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
et de l’intervention en Libye en 2011 –, la majorité
des citoyens est hostile aux engagements militaires
et le pays prône les solutions politiques.
Depuis l’arrivée au pouvoir d’une génération née
après 1945, et tout spécialement depuis le gouvernement de Gerhard Schröder (chancelier de 1998
à 2005), l’Allemagne est néanmoins plus active sur
la scène internationale. Elle participe à des actions
menées par l’Organisation des Nations Unies (ONU),
l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN)
ou l’Union européenne afin d’occuper une place à la
mesure de son poids économique et de son influence
politique. Elle a renoué avec sa tradition d’offensive
commerciale, fondée sur l’alliance entre l’industrie et
la recherche.
Sa diplomatie, ses experts et ses hommes
d’affaires sont présents en Europe centre-orientale, en Pologne où la coopération bilatérale
germano-polonaise est très active, en Ukraine, en
Russie, surtout en matière d’énergie. Elle est très
dynamique en Asie – en Chine et en Inde notamment –, en Amérique du Sud (Brésil) et en Afrique,
où elle soutient ses anciennes colonies, en particulier le Togo et le Cameroun. En 2014, l’Allemagne
est la grande puissance géopolitique du centre
de l’Europe, mais, consciente de ses faiblesses
– déclin démographique et risque économique dû
à la crise de l’Union européenne –, elle accentue
encore sa présence dans le monde.
Christine de Gemeaux *
* Professeur, Civilisation et histoire des idées allemandes,
responsable du master franco-allemand « Médiations
culturelles », université François-Rabelais, Tours. Quelques
publications : « Bismarck et les enjeux allemands de la
Conférence de Berlin », in Christine de Gemeaux et Amaury
Lorin, L’Europe coloniale et le grand tournant de la Conférence
de Berlin. 1884-1885, Éd. Le Manuscrit, Paris, 2013 ; « Le
Staatskunst et l’empire colonial allemand d’Afrique à l’épreuve
de la défaite de 1918 », in African Yearbook of Rhetoric,
vol. 4-1, 2013 ; « Le “Reich” et l’Allemagne à l’âge des empires
coloniaux et de l’impérialisme européen 1871-1919 », in Amaury
Lorin et Christelle Taraud, Nouvelle Histoire des colonisations
européennes. xixe-xxe siècles, PUF, Paris, 2013.
Un siècle d’interprétations
et de polémiques
historiographiques
 Entretien avec…
Gerd Krumeich*
Questions internationales – Un siècle
après le déclenchement de la Grande Guerre,
existe-t-il dorénavant un consensus chez les
historiens à propos des origines du conflit ? Dit
autrement, le débat historiographique est-il clos
ou l’apparition de nouvelles interprétations et
l’exhumation de « nouvelles sources » sont-elles
toujours possibles ?
Gerd Krumeich – Le débat, que l’on
avait pensé à peu près clos après les polémiques
des années 1960 et 1970 autour de l’ouvrage de
l’historien allemand Fritz Fischer, Les Buts de
guerre de l’Allemagne impériale. 1914-1918 1,
s’est récemment rouvert en raison notamment
du travail de l’historien australien, professeur à
Cambridge, Christopher Clark. Son ouvrage Les
Somnambules. Été 1914 : Comment l’Europe a
marché vers la guerre, paru en 2013 2, disculpe en
grande partie l’Allemagne pour mieux souligner
la part de responsabilité de la Serbie, de la Russie
et de la France dans les origines et le déclenchement de la guerre. Les travaux de l’historien
allemand Stefan Schmidt sur la responsabilité de
la France dans la crise de juillet 1914, s’attachant
au rôle du président Raymond Poincaré, et ceux
de Jean McMeeking sur les origines russes de
la Première Guerre mondiale sont aussi revenus
sur de nombreux éléments explicatifs que l’on
QI – Quelles ont été les principales différences
d’interprétation entre les historiens français et
leurs homologues allemands et anglo-saxons au
cours du xxe siècle ?
G. K. – Les historiens britanniques, américains et français ont en général eu tendance
Éditions Trévise, Paris, 1970 [1re éd. en allemand : Der Griff
nach der Weltmacht, Droste Verlag, Düsseldorf, 1961 et 2013].
2
Chez Flammarion, Paris [1re éd. en anglais : The Sleepwalkers:
How Europe Went to War in 1914. HarperCollins, New York,
2012].
3
J’ai tenté de résumer mes arguments dans un ouvrage qui
vient de paraître en Allemagne (Juli 1914. Eine Bilanz, Verlag
Ferdinand Schöningh, Paderborn, 2013) et dont l’édition
française doit prochainement sortir chez Belin.
c r oy a i t a c q u i s d e
* Gerd Krumeich
longue date.
est historien, professeur émérite à
En fait, le sujet
l’université Heinrich-Heine de Düsseldorf
des origines de la guerre
et professeur associé à l’Institut d’histoire
fait l’objet d’un débat
du temps présent. Il est vice-président
entre experts depuis les
du Centre international de recherche de
années 1920. Dès la fin
l’Historial de la Grande Guerre de Péronne
du conflit, les historiens
(Somme) et membre du conseil scientifique
de la Mission du Centenaire.
ont présenté et revisité
les sources à l’aune de
leurs convictions. Et,
en vérité, les ouvrages récents que je viens de
citer, pour sensationnels qu’ils puissent paraître,
n’apportent rien, ou presque, de neuf.
Je reste pour ma part profondément
convaincu que les décisions qui ont conduit à la
guerre sont principalement dues aux dirigeants
allemands et austro-hongrois qui ont voulu
profiter de l’assassinat de l’archiduc FrançoisFerdinand à Sarajevo pour mater la Serbie et
« tester » la volonté russe d’entrer en guerre 3.
1
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
25
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
à insister sur la responsabilité indéniable de
l’Allemagne, sur le choc des impérialismes des
années 1910 et sur la course aux armements des
années 1912 et 1913. Au contraire, les historiens
allemands ont longtemps affirmé que la Russie
avait tramé, en accord avec la France, un complot
contre la sûreté du Reich, complot que la GrandeBretagne aurait rejoint après la crise d’Agadir
en 1911. Pour eux, le processus d’encerclement
de l’Allemagne par les autres grandes puissances
se serait achevé en 1914 à la suite des pourparlers
autour d’une entente navale russo-britannique,
dont les Allemands eurent vent, en mai 1914, grâce
à un espion placé dans l’ambassade de Russie à
Londres. Aux yeux des historiens allemands, la
mobilisation générale de la Russie, le 31 juillet
1914, aurait alors rendu la guerre inévitable.
QI – Cette position des historiens allemands
a-t-elle ensuite évolué ?
G. K. – Les historiens allemands sont pour
la plupart restés convaincus de la véracité de
cette approche jusque dans les années 1960. Puis
est intervenue la polémique déjà mentionnée
autour des travaux de Fritz Fischer. L’historien
hambourgeois s’est attiré l’ire de nombre de
ses confrères en prétendant que l’Allemagne
impérialiste avait eu le projet d’accéder au statut
de puissance mondiale par le biais de la guerre.
Et qu’elle aurait sciemment préparé et déclenché
cette guerre en 1914 afin de mener à bien ses
projets et desseins impérialistes.
De l’ouvrage de Fritz Fischer ont résulté un
important débat international et une remise à plat
des documents d’origine. Un fossé s’est creusé
entre les fischériens et leurs adversaires, souvent
des historiens âgés qui avaient participé à la
Grande Guerre, à l’instar de Gerhard Ritter, qui
fut l’adversaire le plus acharné de Fritz Fischer.
Dans les années 1990, le débat s’est apaisé
lorsque furent mises en évidence certaines
exagérations de Fritz Fischer, relatives notamment au compte à rebours de l’agression durant
l’été 1914. La plupart des historiens ont alors
convenu que c’était bien le gouvernement
allemand qui avait déclenché le conflit, non
pour des raisons liées à une quelconque agressivité ou par volonté de maîtriser les événements,
mais en raison de sa crainte d’être la victime
26
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
d’un encerclement (plutôt imaginaire) de la part
des autres puissances européennes (GrandeBretagne, Russie, France). Cette interprétation
doit beaucoup aux travaux de chercheurs non
allemands, parmi lesquels on peut citer ceux de
l’Américain Samuel Williamson ou du Français
Georges-Henri Soutou, dont l’ouvrage Le Sang
et l’Or. Les buts de guerre économiques de la
Première Guerre mondiale 4 est fondamental.
Il convient en outre de souligner que les
travaux récents confirment tous, pour l’essentiel,
la pertinence des analyses de l’historien français
Pierre Renouvin dans les années 1920 et 1930,
en particulier dans son ouvrage Les Origines
immédiates de la guerre, paru en 1924 5.
QI – Les polémiques nées au moment de la
Kriegsschuldfrage – le débat public qui s’est
déroulé en Allemagne après la Grande Guerre
afin d’établir la part de responsabilité allemande
dans les origines du conflit – sont-elles définitivement éteintes ?
G. K. – Le débat autour du Sonderweg,
c’est-à-dire un prétendu particularisme allemand,
est un débat qui a surtout été très virulent dans
les années 1970 et 1980. Dans leurs travaux,
Hans-Ulrich Wehler et Wolfgang Mommsen ont
alors en effet affirmé que la phobie de l’encerclement était pour l’Allemagne une façon de
se séparer du reste des nations démocratiques
de l’Ouest. Cette thèse du Sonderweg allemand
a été largement reprise en France, mais énergiquement contredite par des historiens anglosaxons, comme Geoff Eley, Richard Evans et
Niall Ferguson. De nos jours, la démocratisation de l’Allemagne étant complètement acquise,
l’intérêt historico-politique de cette thèse va
s’affaiblissant, même en France.
QI – Le nazisme n’est-il pas autant le produit de
l’impérialisme du Kaiser que celui du traité de
Versailles ?
G. K. – Le nazisme est le produit d’un
grand nombre de facteurs parmi lesquels les
Fayard, Paris, 1989.
J’en ai récemment proposé la synthèse dans l’ouvrage précité
sur juillet 1914 (Juli 1914. Eine Bilanz) et dans le livre coécrit
avec Jean-Jacques Becker, La Grande Guerre. Une histoire
franco-allemande (Tallandier, Paris, 2012).
4 5 QI – Les marxistes, notamment Lénine, furent
les premiers à proposer une réflexion historique
sur les origines profondes de la Première Guerre
mondiale. Les Russes ont-ils substantiellement
revu leur perception des causes de la guerre
après la chute de l’Union soviétique ?
G. K. – Il me semble surtout qu’après
Lénine le communisme a étouffé tout débat
d’idées et a abouti à un long silence. Aujourd’hui,
il n’existe pas, à ma connaissance, de position
historiographique « russe » sur les origines de la
guerre. C’est bien dommage.
QI – Depuis une vingtaine d’années, l’Histoire
dite globale se développe aux États-Unis et en
Europe. Ce courant d’étude historique, qui met
l’accent sur les processus de divergences et de
convergences entre les diverses régions du globe,
a-t-il renouvelé les travaux sur la Première
Guerre mondiale ? Des historiens asiatiques ou
africains travaillent-ils sur cette période ?
G. K. – Il est vrai que l’Histoire se veut
désormais « transnationale ». Les historiens
s’attachent à analyser des procès à caractère
mondial, ils essaient de s’affranchir des bornes
d’une vision de l’histoire par trop « nationale ». Toutefois, si les phénomènes transnationaux ont bien eu une réalité, ils ne peuvent
être appréhendés ni compris d’une façon transnationale, puisque tout historien est formé dans
© AFP / Eric Cabanis
mentalités militaristes et autoritaires héritées du
xixe siècle ont leur part. Il est aussi le produit de
la défaite non comprise de 1918 et du soupçon
de la trahison. Alors qu’ils n’étaient encore
qu’un groupuscule, les nazis ont insisté sur cette
thèse de la trahison, du « coup de poignard dans
le dos de l’armée invaincue ». Elle a permis aux
Allemands en général, et aux soldats frustrés
en particulier, de punir les traîtres et de prendre
une revanche sur le traité de Versailles. Lorsque
la crise économique a éclaté en 1929 et que le
parti nazi a renforcé son emprise sur les couches
moyennes de la société allemande, ce substrat
idéologique lui a permis d’accroître son audience
d’une manière, à mon avis, décisive. C’est ainsi
que les nazis sont devenus simultanément le parti
de la « révolution nationale » et celui de l’ordre
établi, ou à rétablir.
La statue d’un poilu traité à la manière du David de Michel-Ange par
le sculpteur français Auguste Guenot (1882-1966), dans le village
de Mas-Grenier (Tarn-et-Garonne). Plus de 1 000 projets ayant reçu le label
« centenaire », c’est-à-dire inscrits au calendrier officiel des commémorations
de la Grande Guerre, sont prévus partout en France pour la seule année 2014.
sa façon de penser par les traditions nationales. Une historiographie internationale n’est
jamais transnationale mais internationalement
comparative. Le décalage qui existe entre les
phénomènes transnationaux reste extrêmement
difficile à franchir.
Nous manquons – à tout jamais ? – de
moyens pour parler d’une façon « transnationale » des phénomènes dépassant le cadre d’une
nation. Nos manières de sentir, de penser et de
parler sont toujours façonnées par la tradition
nationale du discours de l’histoire et de l’historien. Pourra-t-on dépasser cela dans des délais
imaginables ?
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
27
Dossier QI – Voyez-vous des analogies entre ce qui se
passe actuellement en Crimée et les événements
qui ont eu lieu dans les Balkans au début du
xxe siècle et qui sont en partie à l’origine de la
Grande Guerre ? Certains ressorts – nationalisme, bellicisme et impérialisme – ne sont-ils
pas identiques ?
G. K. – Je me méfie fortement de ces
raccourcis historiques. L’analogie que l’on
pourrait discerner, c’est le manque d’empathie et de compréhension pour les intérêts et
les intentions de l’autre. En 1914, les dirigeants
des nations européennes ont tous pensé et agi
dans le seul cadre de leurs propres intérêts, sans
prendre en considération ce que l’autre, l’adversaire éventuel, pourrait et voulait faire. Depuis
cette époque, le monde a néanmoins beaucoup
changé, notamment grâce à la mise en place
d’un système de sécurité collective avec l’ONU.
Normalement, dorénavant, dans les situations
de crise, le téléphone fonctionne entre les chefs
d’État ou de gouvernement.
Avec la crise en Crimée, on assiste à une
sorte de retour en arrière vers une période que
l’on croyait révolue. Les Occidentaux n’ont
pas suffisamment analysé le seuil de tolérance
de la Russie. Avec beaucoup de légèreté, ils ont
estimé qu’une extension de l’Europe communautaire, et de l’OTAN, jusqu’aux marches de
la Russie ne serait nuisible à personne. Ils n’ont
pas imaginé à quel point leur présence accrue
dans une zone qui fut longtemps le pré carré de
Moscou pourrait être anxiogène pour les Russes.
Les Occidentaux ont malencontreusement oublié
que la Crimée était depuis toujours au centre
des intérêts russes, que cette région était consi-
28
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
dérée par les Russes comme partie intégrante
de leur territoire. Comment ne pas imaginer que
Moscou ne réagirait pas à l’abolition du russe
comme langue officielle en Ukraine, au lendemain de la révolution du Maidan ? Alors même
que certaines parties de l’Ukraine sont habitées à
90 % par des russophones ?
QI – Les mécanismes de sécurité collective mis
en place après 1945 ne seraient plus suffisants
pour prévenir le déclenchement d’un nouveau
conflit d’ampleur mondiale ?
G. K. – Il y a six mois, je pensais qu’ils
étaient suffisants. Aujourd’hui, je ne suis plus
certain que cela soit vrai, compte tenu de ce
que je viens de dire au sujet de la Crimée et de
l’Ukraine.
QI – Vous êtes membre du conseil scientifique
de la Mission du Centenaire. En cette année de
commémorations, la perception de l’Armistice
du 11 Novembre vous semble-t-elle identique de
part et d’autre du Rhin, en particulier pour les
jeunes générations ?
G. K. – Les perceptions sont complètement différentes. Pour les Français et les Belges,
la Grande Guerre demeure un élément constitutif de leur propre nation et de la citoyenneté
de tout un chacun. Pour les jeunes Allemands,
au contraire, la Première Guerre mondiale est un
événement certes tout à fait important, à l’instar
de la guerre de Trente Ans ou de la Révolution
française, mais qui n’a rien à voir, ou presque,
avec l’histoire de leur belle République. Pour
beaucoup d’Allemands, spontanément, l’histoire
commence en… 1945. n
Le système international
entre 1914 et 2014
Gilles Andréani *
* Gilles Andréani
est professeur associé à
l’université Panthéon-Assas (Paris II).
Le système international actuel a peu à voir avec
celui en vigueur il y a un siècle. Cependant, certains
enjeux, comme la mondialisation des échanges ou l’incorporation
de puissances montantes, se répètent aujourd’hui. Au-delà des
comparaisons, cette similitude des défis justifie de rechercher comment
le système de 1914 y a répondu pour voir si, en positif ou en négatif,
il y a pour notre temps des leçons à en tirer. Il apparaît pourtant moins
important de procéder à une comparaison entre les mondes de 1914
et de 2014 que d’illustrer la distance qui les sépare.
Le système international, cela a toujours
été la même chose : des États, inégaux par la
puissance, concurrents et parfois ennemis, et dont
aucune autorité supérieure ne règle la rivalité,
ni n’arbitre les conflits. En conséquence, « la
crainte, l’honneur et l’intérêt » leur commandent
de maintenir leur rang face aux autres, car « il a
toujours été chose établie que le plus faible soit
tenu en respect par le plus puissant », selon la
formule célèbre de Thucydide 1. À ce niveau de
généralité, rien n’a changé : la puissance continue
de dominer les affaires internationales, il n’y
règne d’autre droit que celui auquel les États
eux-mêmes ont consenti, et ce sont d’eux que
dépendent en fin de compte la guerre et la paix.
Pourtant, de nos jours, le système international de 1914 paraît singulièrement éloigné :
centré sur l’Europe, dominé par quelques
grandes puissances qui sont soit des empires,
soit des puissances coloniales à vocation
1
Thucydide [v. 460 av. J.-C.-v. 400 av. J.-C.], Histoire de la
guerre du Péloponnèse, Robert Laffont, Paris, 1990, p. 209 [Livre
Premier, § 76].
mondiale, il est profondément hiérarchique. Il
est animé par une sociabilité étroite, et presque
intime, celle du Concert européen et d’une
diplomatie de cabinet aux pratiques d’Ancien
Régime. Indissociable du Concert, l’équilibre
domine le système de 1914. Pour le maintenir,
des systèmes d’alliances stables se sont substitués depuis les années 1890 aux coalitions
changeantes qui avaient cours depuis 1815.
Ils ont pour effet de faire planer sur le système
international la menace d’une guerre générale,
en favorisant l’extension des crises locales.
Ce risque, la nature des appareils militaires,
fondés sur des mobilisations générales impossibles à arrêter une fois lancées, mais surtout
l’état des esprits l’accentuent. L’aspiration à la
paix, dominante, coexiste avec une conviction
confuse, sans doute minoritaire mais qui produit
une impression croissante dans les esprits, que
la guerre est inévitable. En 1914, la guerre reste
ainsi au centre du système, comme un instrument légitime de la politique internationale, et
la guerre générale comme une issue possible,
et même de plus en plus probable, des rivalités
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
29
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
ses possessions coloniales, sa technologie, ses
investissements, et le trop-plein démographique
qu’elle a exporté vers les États-Unis et les pays
neufs depuis le début du xixe siècle – environ
50 millions d’hommes et de femmes.
Évolution du nombre d’États
(1816-2012)
NB : ne sont pas pris
180
en compte ici les colonies,
protectorats et autres
160
formes de dépendances
de même que les territoires
dont l’autonomie
140
est fortement limitée
par le pouvoir
120
d’une autre
entité étatique.
100
80
Membres :
60
de l’ONU
de la SDN
40
1820 1850
19
0
14
20
1900
1950
2000
Source : Kristian S. Gleditsch & Michael D. Ward,
«Interstate System Membership: A Revised List of the
Independent States since 1816.»
International Interactions, n°25, 1999, p.393-413,
http://privatewww.essex.ac.uk/~ksg/statelist.html ;
www.un.org/fr/members/growth.shtml ;
www.indiana.edu/~league/nationalmember.htm
Réalisaation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014
200
entre les blocs rivaux qui se sont constitués parmi
les principales puissances.
Terme à terme, ces différentes caractéristiques du système international de 1914 ont
désormais disparu : le monde est global et n’est
plus centré sur l’Europe, il n’y a plus d’empires
ni de diplomatie de cabinet, les organisations
internationales ont remplacé le Concert, l’équilibre entre blocs rivaux a disparu, et il n’y a pas
de guerre générale imaginable à l’horizon du
système international de 2014.
Un système européen
En 1914, le système international se
confond, à peu de chose près, avec le système
européen. Les cinq grandes puissances de 1815,
l’Angleterre, la France, l’Autriche, la Russie et la
Prusse (élargie à l’Allemagne depuis 1871), ont
conservé, un siècle après, leur statut. Elles sont les
arbitres de l’équilibre européen, dans un monde
que l’Europe domine par sa force militaire,
30
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
Ce cercle des grandes puissances
européennes s’est élargi à deux puissances de
moindre importance : l’Empire ottoman, admis
en 1856 « au bénéfice du Concert européen » et
l’Italie. Mais le statut ainsi octroyé à l’Empire
ottoman va de pair avec une relation inégale,
qui aboutit à sa mise sous tutelle de fait par les
grandes puissances européennes qui gèrent
en commun la « question d’Orient ». Quant à
l’Italie, elle pèse suffisamment pour que les
autres recherchent son soutien – elle est incluse
en 1882 par Bismarck dans un système d’alliance
à trois avec l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne, la
Triple-Alliance ou Triplice –, mais elle n’est pas
tout à fait le sixième Grand du Concert européen.
Hors d’Europe, il n’y a que les ÉtatsUnis et le Japon qui puissent rivaliser avec les
puissances européennes. Cependant, les ÉtatsUnis restent à l’écart des affaires européennes
et des contentieux coloniaux qui leur sont liés.
Depuis les indépendances, le continent américain n’est plus un champ pour le colonialisme
européen, situation qu’a confortée la doctrine
Monroe. En Amérique latine, l’influence économique et politique européenne reste globalement
prépondérante.
Le Japon est la première civilisation non
européenne à s’affirmer sur la scène mondiale
en employant les méthodes des puissances
européennes. Même si sa montée a été encouragée par l’Angleterre, dont il est l’allié
depuis 1902, sa victoire sur la Russie en 1905
retentit en Europe comme annonçant des temps
futurs où les Européens n’auront plus sur les
autres races, comme l’on dit à l’époque, la
supériorité dont ils jouissent depuis le début de
l’ère industrielle. C’est aux États-Unis qu’est
négociée la paix entre le Japon et la Russie sous
les auspices du président Theodore Roosevelt.
Cependant, le Japon, capable de contrecarrer
les desseins de la Russie dans sa sphère d’intérêts immédiate, l’Extrême-Orient, n’est encore
qu’une puissance régionale.
Au total, l’Europe est au centre du système
international, qui se confond avec le système
européen, élargi de façon pragmatique à de
nouveaux venus dans les limites du champ de
leurs intérêts. Leur montée ne remet pas en
cause à horizon prévisible la position centrale
de l’Europe. D’autres puissances montantes, les
dominions britanniques, les pays neufs, comme
l’Argentine, font davantage figure de filiales
que de rivales potentielles de l’Europe. En 1914,
celle-ci a moins à craindre de ses rivaux que de
ses propres divisions.
Un système hiérarchique
Le monde de 1914 est un monde d’empires.
Des neuf puissances qui le dominent et que nous
venons d’évoquer, cinq sont constitutionnellement des empires : l’Allemagne, l’AutricheHongrie, la Russie, le Japon et l’Empire ottoman.
Les quatre autres sont des puissances coloniales :
la Grande-Bretagne, la France, l’Italie et les
États-Unis, même si la carrière coloniale
des deux dernières est récente et limitée.
L’Allemagne, le Japon et la Russie combinent les
deux dimensions, impériale et coloniale. Seuls
l’Empire ottoman et l’Autriche-Hongrie, deux
empires multinationaux sur la défensive depuis
un siècle face à la montée des nationalités, n’ont
pas d’ambition coloniale.
Ces puissances considèrent dans l’ordre
des choses l’expansion territoriale, continentale ou outre-mer, et la domination de peuples
allogènes, que celle-ci résulte de droits historiques ou dynastiques, ou de la hiérarchie des
civilisations. Les ligues coloniales et maritimes,
la géopolitique naissante, l’idée de mission civilisatrice ou encore le simple appétit de puissance
y concourent, même si toutes ces idées sont
L’Europe et le monde
1913
2008
Part de la population
(en%)
7,8
19,1
80,9
92,2
Part du PIB
(en%)
19,1
37,9
62,1
Europe
80,9
Reste du monde
Source : Angus Maddison, The World Economy: Volume 1:
A Millennial Perspective and Volume 2: Historical Statistics, 2008.
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014
Le système européen s’est montré suffisamment souple pour incorporer ces puissances
nouvelles, et d’autres quand c’est nécessaire. Il
s’élargit notamment au Japon et aux États-Unis
pour la gestion des affaires chinoises. Les ÉtatsUnis sont associés à la conférence de Berlin
de 1885 sur le partage de l’Afrique. Ils jouent un
rôle actif dans la conférence d’Algésiras (1906)
en raison de leurs intérêts au Maroc.
portées par des groupes de pression minoritaires
plutôt que par de larges mouvements d’opinion.
Plus fondamentalement, l’idée de
hiérarchie entre peuples, races ou religions est le
prolongement naturel, dans l’ordre international,
des hiérarchies sociales et des valeurs qui structurent les sociétés. Largement agraires et patriarcales, surtout à l’est et au sud de l’Europe, elles
restent des sociétés d’ordres, où les hiérarchies
traditionnelles, l’aristocratie, les notables, les
Églises, coexistent avec l’encadrement bureaucratique et les forces montantes, syndicats et
partis, caractéristiques des sociétés industrielles.
Rien d’étonnant à ce que, pour de telles
sociétés, l’idée d’un système international
formellement hiérarchique, entre les grandes
et les petites puissances, entre les métropoles
impériales et leurs dépendances, entre les
colonisateurs et les colonisés, ait pu paraître
naturelle. L’autre composante de l’esprit
impérial, la rivalité avec les autres puissances,
la crainte d’avoir soit à grandir, soit à dépérir,
bref l’aventurisme impérial, est inégalement partagée. Les opinions y sont généralement réticentes, comme en Grande-Bretagne
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
31
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
échaudée par les revers initiaux et le coût de
la guerre des Boers en Afrique du Sud. Mais
le souci de tenir son rang, de ne pas se laisser
diminuer ou humilier par les autres puissances,
est général.
Partout, en tout cas, les milieux d’affaires,
intégrés à l’échelle européenne et mondiale,
jouent plutôt un rôle modérateur dans les affaires
internationales, dans la mesure de leur influence
dans ce domaine, qui est limitée. La thèse du
capitalisme fauteur de guerre, « de l’impérialisme
stade suprême du capitalisme », selon Jaurès et
Lénine, ne résiste pas à l’examen des faits.
Joseph Schumpeter a expliqué 2 la force
persistante de l’impérialisme et le militarisme,
dans l’Europe en paix de 1914, par l’influence
disproportionnée et anachronique de forces
sociales pré-modernes, qui persistaient au sein
de sociétés bourgeoises aux aspirations fondamentalement pacifiques. De fait, c’est là où la
décision politico-militaire était la plus soumise à
ces forces, et la plus soustraite au contrôle des
pouvoirs civils et de l’opinion, que les décisions
les plus aventureuses ont été prises dans la crise
de l’été 1914, c’est-à-dire en Autriche-Hongrie,
en Allemagne et en Russie.
Le Concert et l’équilibre
Dans son fonctionnement, le système
international de 1914 repose sur une pratique,
progressivement perfectionnée au cours du
xixe siècle, le Concert, et sur un principe ancien
du système européen – il remonte au traité
d’Utrecht de 1713 –, l’équilibre. Le premier
commande aux principales puissances de se
concerter collectivement sur toutes les grandes
affaires susceptibles d’entraîner entre elles des
tensions ou de modifier le statu quo territorial,
dans le cadre de conférences ou de congrès. Le
second veut qu’entre les principales puissances
aucune ne soit en position d’imposer sa volonté
aux autres, et que règne entre elles un équilibre
approximatif.
Dans Impérialisme et classes sociales, Flammarion, Paris,
1984, p. 151-153. (Ce volume rassemble trois essais parus en
allemand, écrits entre 1919 et 1927.)
Le Concert n’interdit pas des ententes
particulières entre ses membres, mais elles se
produisent au cas par cas, et ne sont pas déterminées a priori. Cette relative liberté des opinions et
des coalitions garantit le bon fonctionnement du
Concert et facilite le rappel à la norme commune
d’un État dont le comportement menacerait
l’équilibre, puisqu’il n’est jamais sûr par avance
de la réaction des autres puissances. Le Concert
et l’équilibre vont ainsi de pair.
L’instrument du Concert, c’est la diplomatie
professionnelle qui connaît son apogée dans les
années précédant la Première Guerre mondiale,
diplomatie secrète, formelle, prudente et temporisatrice, qui fait écrire à l’un de ses plus célèbres
représentants, Paul Cambon, ambassadeur de
France à Londres à propos des négociations qui
s’y déroulent sur la crise balkanique en 1913 :
« Tant que nous sommes réunis autour d’une
table, on peut parler d’accord européen et aucune
Puissance ne peut se livrer à un acte irréparable.
C’est l’essentiel 3. » De fait, les innombrables
frictions entre puissances européennes auxquelles
les contentieux coloniaux et la question d’Orient
ont donné lieu n’ont pas débouché sur une guerre
entre les principales puissances.
Cependant, le système international s’est
modifié, depuis que les grandes puissances
européennes s’en sont remises à des alliances
permanentes pour assurer l’équilibre. Du système
d’alliances conçu par Bismarck pour isoler la
France, il reste la Triplice, alliance germanoaustro-italienne déjà mentionnée, à laquelle font
pièce, depuis 1893, l’alliance franco-russe et,
depuis 1904, l’entente cordiale franco-britannique. Ensemble, la France, la Grande-Bretagne
et la Russie ne forment qu’une entente lâche,
sous l’effet de la réticence des Britanniques à
rentrer dans une alliance formelle, même avec la
France, et à nouer des liens confiants avec une
Russie autocratique et longtemps rivale.
Le système des alliances, s’il permet
de faire contrepoids à l’Allemagne, première
puissance du continent, affaiblit le Concert, en
dessinant une ligne de faille structurelle entre la
2 32
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
3 Paul Cambon, Correspondance 1870-1924, tome III, Grasset,
Paris, 1946, p. 45.
Triple-Entente et la Triple-Alliance, qui nuit à la
flexibilité et à l’esprit de concorde du Concert.
La course aux armements, les accords militaires
entre la France et la Russie, entre l’Allemagne
et l’Autriche-Hongrie et entre la France et la
Grande-Bretagne accentuent cette rigidité en
rendant chacun plus dépendant de ses alliances
pour sa sécurité, et font plus que jamais de la paix
mondiale une paix armée.
Pourtant, le Concert survit à la constitution de ces deux groupements. Il résout la
succession rapide des crises qui se produisent
entre 1905 et 1912 : la Bosnie-Herzégovine, les
deux crises marocaines, les guerres balkaniques.
Il préside aux premières conférences de la paix
qui, en 1899 et en 1907, produisent les premiers
accords de désarmement et d’arbitrage obligatoire. L’idée de Société des Nations (SDN),
popularisée par Léon Bourgeois dès 1909, sort
de ces efforts. Enfin, avant même les conférences de la Paix, s’est mis en place le système
des unions qui, moyennant une institutionnalisation minimale, permet de régler les problèmes de
normes complexes que doit surmonter l’internationalisation des échanges économiques.
Un monde post-européen
et post-impérial
De ce monde d’hier, que reste-t-il en 2014 ?
Point par point, pas grand-chose, à commencer
par le plus évident, le rôle central de l’Europe,
qui n’est plus qu’un souvenir. L’Europe est le
principal centre de puissance du monde jusqu’à
la Première Guerre mondiale. Elle reste un
enjeu stratégique central de la guerre froide,
qui commence et finit en Europe. Mais ses
deux principaux protagonistes, les États-Unis et
l’Union soviétique, sont des puissances extraeuropéennes. Depuis la fin de la guerre froide,
l’Europe n’est plus qu’une province du monde
comme les autres.
En même temps que ce décentrage
de l’Europe, le monde impérial a disparu.
En 1989-1991 s’achève un cycle qui, depuis la
Première Guerre mondiale, a vu s’effondrer les
empires les uns après les autres : d’abord les
empires multinationaux européens, l’Autriche-
Hongrie et l’Empire ottoman, puis les empires
coloniaux outre-mer et, enfin, l’URSS, la
dernière puissance impériale d’Europe dont
l’effondrement clôt le cycle commencé en 1914 4.
À l’échelle historique, cette fin des empires
éclipsera sans doute en importance les totalitarismes du xxe siècle et la guerre froide.
La forme politique qui domine le système
international est désormais celle des Étatsnations même si ceux-ci sont imparfaits, récents,
ou précaires pour beaucoup : 193 membres des
Nations Unies en 2014, entre lesquels les distinctions formelles qui avaient cours en 1914 ont
disparu. La société internationale, démocratique
en apparence, affirme leur égalité souveraine,
c’est-à-dire leur égalité en droits et en dignité, et
leur indépendance.
Les phénomènes de domination n’ont pas
disparu, mais sont informels. Et lorsque l’intervention internationale prend une apparence
néo-impériale, entraîne une mise sous tutelle
de fait comme au Kosovo, en Bosnie, ou en
Irak, il y a en 2014 une différence fondamentale par rapport à 1914, c’est la durée. En 1914,
l’on pouvait penser que l’Empire ottoman
ou l’Empire britannique dureraient toujours.
Aujourd’hui, l’on sait que les États-Unis, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN)
ou l’Organisation des Nations Unies (ONU) ne
peuvent ni ne veulent demeurer indéfiniment, et
les acteurs locaux anticipent partout leur départ.
La Russie, dira-t-on, n’a pas tout à fait
renoncé à l’empire. Comment s’en étonner ? Il n’y
a jamais eu d’État-nation russe. La Fédération de
Russie, elle-même une construction multinationale, regarde son étranger proche, souvent russe
depuis des siècles, comme une zone d’intérêt
légitime pour elle. Elle cherche à construire des
groupements qui rendent compte de cette réalité,
et l’état d’esprit impérial revient à Moscou
d’autant plus que ces tentatives échouent. Cet état
d’esprit de frustration et de ressentiment ne fait
pas de la Russie un nouvel empire mais accompagne son cheminement difficile et dont l’affaire
ukrainienne montre aujourd’hui les risques, mais
4 Voir le dossier « Les empires », Questions internationales,
no 26, juillet-août 2007.
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
33
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
qu’on peut juger inéluctable historiquement, vers
une identité post-impériale.
Au-delà de l’équilibre
et des alliances
L’équilibre ne règle plus le système
international. Certes, de nouveaux centres de
puissance émergent à la faveur de la mondialisation et l’on s’achemine vers un monde multipolaire. Mais le déséquilibre du système est devenu
structurel. Les États-Unis dominent le monde de
l’après-guerre froide par leur puissance militaire,
l’étendue de leurs intérêts géopolitiques, leur
vitalité économique et scientifique.
Ce constat ne veut pas dire que les autres
puissances s’en accommodent, comme s’en
flattent les Américains lorsqu’ils se proclament
« première superpuissance non impérialiste de
l’histoire 5 ». L’idée d’un monde unipolaire, où
l’Amérique ferait figure de puissance hégémonique bienveillante (benign hegemon), a sombré
en 2003 dans l’aventure irakienne. Mais les
autres centres de pouvoir, en particulier les
puissances émergentes, sont trop réalistes et
divisés pour chercher à combiner leurs forces
dans une entente qui ferait pièce à la superpuissance américaine.
Au demeurant, le principal basculement
qui s’opère dans le système international en ce
début de xxie siècle est économique et démographique. Grâce à la mondialisation, aux réformes
lancées en 1990 par Deng Xiaoping, l’Asie est
en passe de retrouver la place de premier centre
de richesse du monde qui était la sienne avant
la révolution industrielle. La Chine, principale
bénéficiaire de ce basculement tectonique, sait
que le temps joue pour elle. Elle n’a donc aucun
intérêt à se poser prématurément en rivale des
États-Unis.
Le monde de 2014 ne s’est pas structuré
en systèmes d’alliances rivaux. Les alliances
américaines de la guerre froide ont survécu, tout
en changeant de fonction. En Extrême-Orient,
l’alliance nippo-américaine a été discrètement
L’expression est de l’économiste et homme politique américain
Larry Summers.
5 34
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
réorientée vers la Chine. Face à une Russie
isolée, l’OTAN élargie est dans un rapport trop
inégal pour ne pas se l’aliéner. Elle n’est ni assez
unie ni assez résolue pour la contrer efficacement, comme on l’a vu en Géorgie ou en
Crimée. Sauf improbable nouvelle guerre froide
avec la Russie, elle va principalement rester un
instrument d’influence politico-militaire des
États-Unis en Europe, et un tremplin pour leurs
interventions ailleurs, dans ce que Washington
appelle le « Grand Moyen-Orient ».
Ces alliances, asymétriques et au contenu
stratégique incertain, ne sont pas vitales pour la
survie de leurs membres, à la différence de celles
de 1914. Elles coexistent avec des alignements
qui changent en fonction des sujets, comme ceux
qui se sont produits pour et contre l’invasion de
l’Irak au sein de l’Alliance atlantique. Il reste
qu’on peut s’interroger sur le maintien, vingt-cinq
ans après la fin de l’URSS, du système d’alliance
américain monté contre elle pendant la guerre
froide. Il projette une impression d’anachronisme, et de domination occidentale maintenue
sur la sécurité internationale au-delà de ce que
justifieraient les menaces qui pèsent sur elle.
L’élargissement du système international,
aujourd’hui véritablement mondial, va de pair
avec une régionalisation des problèmes de
sécurité. Faute de s’inscrire dans un système de
rivalité planétaire comme l’étaient les rivalités
européennes d’avant 1914, ou comme l’a été la
guerre froide, beaucoup de ces problèmes sont
redevenus locaux. D’autres ont un impact global
comme le terrorisme jihadiste, ou la prolifération nucléaire. Ni dans l’un ni dans l’autre cas
les alliances n’apparaissent comme le niveau de
réponse pertinent.
L’ONU
et les nouveaux Concerts
À la fin de la guerre froide, le Conseil de
sécurité des Nations Unies a pu commencer à
fonctionner conformément à la Charte. Ce fut le
moment du nouvel ordre mondial. Le système
international actuel repose sur les institutions
internationales créées après la Seconde Guerre
mondiale, revitalisées ou adaptées, et qui se sont
avérées d’une conception assez solide pour rester
pertinentes soixante-dix ans après. Moins dominé
par l’Occident que dans les années qui ont suivi la
guerre froide, le Conseil de sécurité est redevenu
un lieu de débats et de divisions, sans être sujet
aux blocages systématiques qui l’avaient paralysé
pendant la guerre froide. Ce retour du Conseil
de sécurité n’est pas partout effectif : les ÉtatsUnis continuent à veiller à ce qu’il ne mette pas
en cause Israël, et la Russie a empêché qu’il joue
un rôle en Syrie ou en Ukraine.
Le Conseil de sécurité n’est pas tout à
fait la combinaison du Concert des Grands et
de l’organe représentatif de la communauté des
nations que les concepteurs de la Charte avaient
envisagée. Les Grands ne sont pas assez d’accord
sur leur conception du système international, ni
assez représentatifs pour cela. À côté du Conseil
de sécurité, le G20, qui associe les principales
puissances développées et émergentes, témoigne
de ce que le système international est à la
recherche d’une nouvelle forme de Concert, qui
pallie les imperfections et les anachronismes des
institutions internationales existantes.
Au niveau régional, le besoin de cadres de
concertation nouveaux se fait ainsi sentir : APEC
(Asia Pacific Economic Cooperation, Forum de
coopération économique de l’Asie-Pacifique),
« ASEAN + 3 » (l’Association of Southeast
Asian Nations plus le Japon, la Chine et la Corée
du Sud) en Asie, ce dernier forum témoignant à
la fois de l’autonomisation de l’Extrême-Orient
par rapport aux États-Unis et de l’influence
croissante de la Chine sur ses voisins.
Partout où elle se manifeste, la montée des
nouvelles puissances s’accompagne de l’invention de nouveaux cadres de concertation où elles
puissent trouver leur place. Avec la prudence
qu’impose ce type de comparaisons, il semble
que les transformations du système international conduisent à redécouvrir la nécessité et les
vertus, trop longtemps oubliées, du Concert.
lll
Dans Paix et guerre entre les nations,
Raymond Aron définit le système international comme « l’ensemble constitué par des
unités politiques qui entretiennent les unes avec
les autres des relations régulières et qui sont
toutes susceptibles d’être impliquées dans une
guerre générale » 6. La définition s’applique
sans problème au monde de 1914 ou à celui de
la guerre froide. En 2014, deux circonstances
apparaissent qui conduisent à s’interroger sur la
définition de Raymond Aron.
D’une part, le système est de nos jours,
et pour la première fois de l’histoire, universel.
Tous entretiennent avec tous des « relations
régulières ». Le besoin d’institutionnalisation
du système s’en trouve accru, en même temps
que sa segmentation paraît inévitable. 193 États
ne peuvent s’en remettre à leurs relations bilatérales pour le bon fonctionnement du système,
d’autant plus qu’ils ne reconnaissent entre eux
aucune hiérarchie formelle. Le renforcement
à la fois des institutions internationales et des
cadres régionaux de coopération en est rendu
indispensable.
D’autre part, et c’est sans doute la différence essentielle avec le monde d’avant 1914,
comme avec celui de la guerre froide, on ne voit
pas dans le système de 2014 dans quelle « guerre
générale » ces 193 États seraient susceptibles,
de se retrouver impliqués. Les multiples lignes
de faille qui traversent désormais le système
international ne se recouvrent pas suffisamment
pour dessiner deux ensembles de puissances
majeures entre lesquels pourrait éclater un
conflit mondial. C’est ce qui rend 2014 préférable à 1914 dans l’ordre international, sans
qu’on sache si le caractère plus pacifique, globalement considéré, du système international
tient à la structure du système, à l’évolution de
sociétés en moyenne plus démocratiques, ou à
celle des esprits et des mœurs.
Qu’il faille préférer, face au risque de
guerre et aux menaces internationales, être
jeune en 2014 que l’avoir été en 1914 relève
du bon sens mais n’épuise pas l’analyse. Il faut
se demander si le système de 1914, malgré les
terribles réserves de violence qu’il recelait,
n’avait pas dans son fonctionnement des caractéristiques dont le monde actuel pourrait s’inspirer.
Nous en citerons quelques-unes pour conclure.
6 Calmann-Lévy, Paris, 1962, p. 103.
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
35
dossier
L’Été 14 : d’un monde à l’autre
➜ INSOLITE
Musique dans les tranchées :
Dans la malle du Poilu
Avec le label du « Centenaire », de la Mission officielle du
centenaire de la Première Guerre mondiale, vient de paraître
un CD d’œuvres pour violon et piano, interprétées par deux
jeunes musiciennes, Amanda Favier (violon) et Célimène
Daudet (piano) 1.
Ce programme, qui va de Clara Schumann à Lucien Durosoir
en passant notamment par Lili Boulanger, Gabriel Fauré
ou Florent Schmitt, n’a pas été défini au hasard. Il reprend
les partitions retrouvées dans une malle par le descendant
d’un musicien mobilisé, Lucien Durosoir, qui a interprété
ces œuvres de chambre sur le front, avec comme public les
poilus, ses compagnons d’armes.
Rien dans cette musique n’évoque la guerre, aucun esprit
belliqueux ou chauvin. Plutôt de la musique élégiaque,
rêveuse et méditative, où passent nostalgie de la paix et de
la douceur de vivre. Témoignage révélateur d’une mentalité de
soldats conduits dans une guerre défensive, qu’ils n’avaient
pas voulue et qui ne leur faisait pas abdiquer leur humanité,
mais qu’ils ont su gagner.
Questions internationales
1
Dans la malle du Poilu, Arion, 2013.
Le système d’avant 1914 avait su
s’élargir, laisser pragmatiquement une place
à de nouvelles puissances. Il avait su régler les
problèmes techniques liés à l’internationalisation des échanges. Il ne laissait pas sa place à
la procrastination : s’il se trouvait un problème
36
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
qu’il était de l’intérêt des Grands de régler, on
trouvait une solution, et on l’imposait au besoin.
À l’été 1914, le système a failli notamment
parce que plusieurs Grands, l’Autriche-Hongrie
et l’Allemagne, refusèrent de régler à l’échelle
européenne une crise dont ils soutenaient qu’elle
n’était pas d’intérêt général, mais devait rester
« localisée ». L’Histoire a démontré le contraire.
Il faut méditer cette règle classique du
système européen, hélas ignorée en juilletaoût 1914 : tout sujet mettant en cause la guerre
et la paix est justiciable d’un traitement collectif
des puissances. Cette règle, l’on continue
aujourd’hui de l’ignorer dans le cas du conflit
israélo-arabe ou du Cachemire, deux conflits
dont la diplomatie classique d’avant 1914 serait
peut-être plus efficacement venue à bout que le
système international actuel.
Enfin, le Concert d’avant 1914, bien que
créé pour la conservation de l’ordre de 1815, a
su accepter que les choses dussent changer. Il
a perdu l’obsession du statu quo, en particulier
territorial, qui est souvent le masque du maintien
des situations acquises et, tout en restant fort
prudent, n’a pas hésité à procéder aux changements nécessaires, principalement de frontières :
indépendances grecque et belge, différends
coloniaux, effondrement de l’Empire ottoman
en Europe en 1912, tous changements gérés de
façon finalement assez pragmatique et efficace.
Plus pacifique, plus juste, moins hiérarchique,
le système international de 2014 est aussi, de ce
point de vue, moins souple que celui de 1914. n
Ò POUR ALLER PLUS LOIN
Les colonies dans la Grande Guerre :
les prémices de la décolonisation ?
© Imperial War Museum, Londres
Troupes indiennes lors de la Première Guerre mondiale.
Les ambitions coloniales supposées des belligérants,
notamment de l’Allemagne, ne sont pas davantage
à l’origine directe de la Première Guerre mondiale
qu’elles ne figurent au premier rang de ses enjeux.
Pourtant, la participation décisive aux côtés des
métropolitains, dès les premiers combats de 1914,
de soldats de toutes origines ethniques issus des
grands empires coloniaux du début du xxe siècle a
contribué aux nombreux changements qui ont affecté
la société internationale après 1914. Les sociétés
impériales européennes contractent alors une dette
morale, de sang, vis-à-vis des populations ultramarines qu’elles ont annexées lors de la « course aux
empires » engagée un siècle et demi plus tôt.
Rendu nécessaire par le prolongement de la « guerre
totale », le recours des principaux belligérants
européens aux contingents de leurs colonies ainsi
que les espoirs d’émancipation qu’il va susciter
chez ces derniers annoncent-ils, pour autant, une
inéluctable décolonisation ? En d’autres termes, le
précieux appoint militaire des colonies aux « mères
patries » a-t-il renforcé ou, au contraire, fragilisé la
cohésion impériale ?
L’appel aux empires
En fournissant aux Alliés tout à la fois des matières
premières, de la main-d’œuvre et des soldats, les
colonies des deux principaux empires coloniaux
européens – britannique et français, vastes respectivement de 34 et de 10 millions de kilomètres
carrés, peuplés de 400 et de 50 millions d’habitants en 1914 – vont profondément modifier la
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
37
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
nature du lien qui les unissait jusqu’alors à Londres
et à Paris. Appréciées dès les premiers combats de
septembre 1914 pour leur endurance et les qualités
guerrières qu’on leur prête, les troupes africaines
aident à remporter bon nombre de succès militaires
capitaux de la Grande Guerre. Elles participent
même aux combats les plus durs sur le front de
France 1. À la Belle Époque, les stéréotypes raciaux
dominants s’appliquent aux soldats coloniaux selon
leurs mérites martiaux : la brutalité et la sauvagerie des guerriers africains – dont les Européens
pensent que l’assaut sans pitié est dans la nature
même –, la docilité des Malgaches, la ruse des
Maghrébins, etc.
Le recours à l’Empire est massif dans le cas britannique. Plus de 2,7 millions d’hommes sont appelés
à servir dans les armées des dominions et des
colonies de l’Empire entre 1914 et 1918, soit, tous
statuts juridiques confondus, près de la moitié des
mobilisés britanniques (5,7 millions) 2. Ils apportent
à Londres un soutien militaire et financier inestimable. La stratégie militaire globale de l’Empire
est d’ailleurs définie avec les Premiers ministres de
chaque dominion, invités à rejoindre le cabinet de
guerre impérial à Londres à partir de 1917.
Dans le cas français, même si la proportion est
sensiblement inférieure, des soldats coloniaux sont
également déployés pendant la Première Guerre
mondiale dans des proportions sans précédent.
Entre 1914 et 1918, le gouvernement français,
manquant désespérément d’effectifs, enrôle ainsi
dans l’armée 7,5 % de soldats venus d’outremer – environ 600 000 sur quelque 8 millions de
mobilisés 3 –, affectés pour la plupart dans des
régiments de tirailleurs. L’introduction de cette
population « exotique » sur le sol français, accompagnée de près de 300 000 travailleurs chinois et
1 Anthony Clayton, Histoire de l’armée française en Afrique
1830-1962, Albin Michel, Paris, 1994, p. 126.
2 Jacques Frémeaux, « Les contingents impériaux au cœur de
la guerre », Histoire, économie et société, vol. 23, no 2, 2004,
p. 216.
3 Jacques Frémeaux, Les Colonies dans la Grande Guerre :
combats et épreuves des peuples d’outre-mer, 14-18 Éditions,
Paris, 2006, p. 63.
38
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
coloniaux, constitue une première dans l’histoire
de France, seule puissance européenne avec le
Royaume-Uni dans ce cas. Dans quelles circonstances la France se résout-elle à mobiliser la
population de son Empire ?
Le « loyalisme patriotique »
L’utilisation de la « Force noire » est préconisée
dès 1910 par le lieutenant-colonel Charles
Mangin, archétype de l’officier colonial français de
la IIIe République ayant notamment participé à la
mission Congo-Nil (1898-1900). Elle est conçue
comme compensatoire de la faiblesse de la population métropolitaine en cas de conflit avec l’Allemagne, une crainte obsessionnelle de la France. Le
recours au réservoir humain des colonies apparaît
bientôt, dans l’urgence du conflit, comme le moyen
le plus efficace de remédier à l’insuffisance de la
démographie.
Pour autant, les troupes dites « coloniales » 4 sont
d’abord utilisées avec réticence. L’offensive du
Chemin des Dames (Aisne) le 16 avril 1917 représente un tournant : pas moins de vingt bataillons de
tirailleurs dits « sénégalais » – ils viennent en fait de
toute l’Afrique-Occidentale française (AOF) – sont
engagés en première ligne ce jour-là 5. Dès lors, les
troupes coloniales seront utilisées massivement.
Leur participation aux combats sur le front européen
ne va pas tarder à poser mille épineuses questions
pratiques – du respect des prescriptions coraniques
à la traduction des manuels d’instruction, en passant
par l’adaptation au climat local.
Les « troupes indigènes » françaises, devenues
« Troupes coloniales » en 1900 avant la création de
« l’Armée coloniale indigène » en 1915, sont composées de soldats initialement recrutés sur la base du
volontariat. Le haut-commandement français multi-
4 Rémy Porte, « Les troupes coloniales européennes, de la
conférence de Berlin à la Première Guerre mondiale (18781914) », in Amaury Lorin et al. (dir.), L’Europe coloniale et
le grand tournant de la conférence de Berlin (1884-1885),
Le Manuscrit, Paris, 2013, p. 263-292.
5 Bastien Dez, Dans la « guerre des Toubabs ». Les tirailleurs
« sénégalais » en 1917, mémoire de recherche, Université
Paris IV-Sorbonne, 2007, p. 15.
© BNF / Gallica
Tirailleurs marocains en 1914.
plie les appels à l’engagement dans les colonies,
particulièrement en AOF. Les populations africaines
sont notamment invitées au « loyalisme patriotique,
au rassemblement sous les plis du drapeau de la
“mère patrie” » par le Sénégalais Blaise Diagne,
premier représentant d’origine africaine élu à la
Chambre des députés le 10 mai 1914.
Ces appels à la mobilisation suscitant un faible enthousiasme, la contrainte est utilisée et, très vite, les conditions de l’engagement des « troupes indigènes » font
débat. La brutalité des réquisitions forcées déclenche
résistances, désertions et révoltes, réprimées dans le
sang. Le problème des effectifs déclinants 6 est tel que
Georges Clemenceau, redevenu président du Conseil
le 16 novembre 1917, charge alors Blaise Diagne,
nommé commissaire de la République, d’organiser
une campagne en Afrique noire : 63 000 hommes
sont recrutés en AOF et 14 000 en Afrique-Équatoriale
française (AEF), au secours de la « nation civilisa6 Michel Winock, Clemenceau, Perrin, Paris, 2007, p. 436.
trice » 7. L’accès à la citoyenneté pleine et entière,
promise à l’issue du conflit aux enrôlés, explique
ces chiffres. Une promesse lourde de conséquences
politiques après la guerre.
Une réserve de « chair à canon » ?
Les troupes d’outre-mer ont-elles été de la « chair à
canon » destinée à épargner le sang métropolitain ? La
question sensible de savoir si les régiments coloniaux
ont été davantage exposés au feu que les régiments
métropolitains reste disputée par l’historiographie. Sur
les 600 000 soldats « indigènes » incorporés dans
les rangs de l’armée française entre 1914 et 1918, le
nombre de « morts ou disparus » au front est estimé
à près de 75 000 hommes 8, soit un taux de perte
Marc Michel, « La Force Noire et la “chair à canon” : Diagne
contre Mangin, 1917-1925 », in Marc Michel et al. (dir.), Les
Troupes coloniales et la Grande Guerre, Vendémiaire, Paris,
2014, à paraître.
8 Jacques Frémeaux, Les Colonies dans la Grande Guerre
[…], op. cit., p. 202.
7 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
39
dossier
L’Été 14 : d’un monde à l’autre
(12,5 %) légèrement inférieur au bilan national (16 %
de morts en proportion du nombre de mobilisés).
Les chiffres sont toutefois plus parlants pour les seuls
« Sénégalais », envoyés prioritairement en première
ligne à la fin du conflit 9 : 189 000 sont mobilisés
par la France pendant la guerre, 16 % d’entre eux
n’en sont jamais revenus 10. La lourdeur des pertes
des combattants « indigènes » est surtout due au fait
qu’ils ont servi avant tout dans des unités d’infanterie, les plus exposées 11.
Le « soldat indigène » – particulièrement le mythique
tirailleur sénégalais et le spahi maghrébin – occupe
une place singulière dans l’iconographie de la Grande
Guerre 12. Les souffrances de la guerre, de l’exil et du
déracinement s’accumulent pour les « indigènes »
appelés des cinq continents à la rescousse et
venus parfois de très loin pour se battre sur le front
occidental. Les troupes coloniales et métropolitaines
apprennent aussi à se connaître et à se mélanger
dans la boue du front. La fraternité au combat entre
« troupes de couleur » et « troupes blanches » est
soulignée par les récits des combattants. À la faveur
de l’expérience combattante, l’Empire devient ainsi
une réalité humaine vécue, et le front le creuset de
fortes interactions avec la métropole.
Après guerre, les polémiques ne tardent toutefois
pas à apparaître sur la participation des soldats
d’outre-mer au conflit. La question des pensions
cristallise notamment un contentieux sensible.
L’apport stratégique que peut constituer l’empire
colonial dans la reconstruction de la puissance
nationale est, malgré tout, souligné par tous ceux
qui ont tenté d’augmenter la contribution coloniale
à l’effort de guerre.
La présence de soldats africains sur le front
européen au cours de la Grande Guerre est aussi
9
Pap Ndiaye, « Les coloniaux ont-ils été moins bien
traités ? », in « 14-18, la catastrophe », Les Collections de
L’Histoire, no 61, novembre 2013, p. 42.
10
Marc Michel, Les Africains et la Grande Guerre. L’appel à
l’Afrique (1914-1918), Karthala, Paris, 2003, p. 12.
11
Jacques Frémeaux, « Les contingents impériaux au cœur
de la guerre », art. cité, p. 223.
12
Robert Galic, Les Colonies et les coloniaux dans la Grande
Guerre. L’Illustration, ou l’Histoire en images, L’Harmattan,
Paris, 2013.
40
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
à l’origine d’une longue série de ressentiments,
jusqu’au point d’orgue de la « honte noire », une
campagne de propagande déclenchée par l’extrême
droite allemande dans les années 1920 afin de
dénoncer l’humiliation ressentie par le peuple
allemand lors de l’occupation de la Rhénanie par
des troupes coloniales françaises. Elle fera bientôt
le lit du racisme hitlérien.
Une preuve d’intégration ?
Alors que les forces vives des belligérants sont,
dans leur quasi-totalité, réunies sous les statuts
juridiques les plus divers, la catégorisation de
soldats « indigènes » non citoyens devient rapidement problématique. Doivent-ils payer un « impôt du
sang » à la puissance coloniale en contrepartie des
efforts de la nation pour les « civiliser » ? La logique
de l’assimilation implique-t-elle de leur accorder en
retour la citoyenneté comme une récompense de
leurs services rendus à la nation ?
La tension entre l’universalisme républicain – au
cœur de la culture politique de la France de la
IIIe République – et la différence raciale – légitimant
un traitement discriminatoire des soldats coloniaux
par l’armée française sous prétexte de promesse
d’assimilation – change singulièrement avec l’expérience de la Grande Guerre. Devenus de géniaux
« grands enfants », les soldats coloniaux, considérés positivement après leur concours à la lutte de
la « civilisation » contre la « barbarie allemande »,
peuvent désormais être traités d’égal à égal avec
leurs frères d’armes métropolitains. Les sacrifices
qu’ils ont consentis sur le champ de bataille leur ont
fait acquérir des droits légitimes 13.
Après guerre, le gouvernement français érige une
Grande Mosquée dans le centre de Paris afin de
rendre hommage au sacrifice des troupes coloniales,
notamment d’Afrique du Nord. Elle est solennellement inaugurée le 19 octobre 1922 par le
Marc Michel, « Les tirailleurs ont espéré l’égalité des
droits après avoir payé le prix du sang », in « 14-18. Les
leçons d’une guerre. Les enjeux d’un centenaire », Le Monde,
Hors-Série, février 2014, p. 30-31.
13
Les empires coloniaux en 1914
Féroé
OCÉAN
ATLANTIQUE
Canal
de Suez
Río de
Îles Vierges Oro
danoises
OCÉAN
PA C I F I Q U E
Guam
Antilles
néerlandaises
É q u a te u r
Wake
Río
Muni
OCÉAN
INDIEN
SainteHélène
OCÉAN
PA C I F I Q U E
Sources : P. Vidal-Naquet, Histoire
de l'humanité, Hachette, Paris, 1992 ;
Le Grand Atlas de l'histoire mondiale,
Encyclopædia Universalis, Albin Michel,
Paris, 1979 ; Grosser historischer
Weltatlas, Bayerischen
Schulbuch-Verlag, München, 1957.
France (métropole et
départements algériens)
et empire (colonies et
protectorats)
Royaume-Uni,
dominions et empire
(colonies et protectorats)
Allemagne
(Reich et colonies)
Japon
États-Unis
(Union, territoires
et dépendances)
Danemark et
dépendances
Pays-Bas
et empire
Empire belge
États indépendants
Portugal
et empire
Espagne
et empire
Italie
et empire
Empire
ottoman
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014
maréchal Lyautey, premier résident général au Maroc
(1912-1925) 14.
européen, engagées par les métropoles coloniales
européennes pendant l’entre-deux-guerres.
La participation solidaire des colonies aux combats
de 1914-1918, preuve d’intégration et symbole
de réussite de l’idée impériale pour certains, a
finalement prouvé qu’il était possible d’engager
avec succès des contingents d’outre-mer dans une
guerre européenne. L’expérience des « combattants
indigènes », à l’origine de profondes mutations
et d’amères désillusions, ne constitue cependant
qu’une des voies, après 1914-1918, de leur long
parcours vers l’émancipation. L’importante contribution humaine et financière des populations ultramarines à l’effort de guerre en 1914-1918 ne signifie pas
encore le vrai commencement de l’ère postcoloniale.
Elle ouvre toutefois la voie à des réformes ardemment souhaitées par les colonisés de retour du front
Il faudra cependant attendre la Seconde Guerre
mondiale pour que l’inexorable décolonisation, en
partie mentalement amorcée dès la Grande Guerre,
ne s’engage véritablement, à la manière d’une
bombe à retardement 15. L’aspiration à la souveraineté s’amplifie après chacun de ces conflits, alors
qu’ils provoquent une perte de prestige considérable
pour les puissances coloniales, dont l'image d’invincibilité est à chaque fois davantage entamée.
Un « mémorial du soldat musulman » y a été inauguré le
18 février 2014 par le président François Hollande.
14
Le principe juridique du droit à l’autodétermination,
dit « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes »,
est solennellement édicté par l’article premier de
la Charte des Nations Unies de 1945. Sa mise en
œuvre ne va pas sans difficultés. La décennie qui
15
Amaury Lorin, « La décolonisation », dossier « Un bilan
du xxe siècle », Questions internationales, no 52, novembredécembre 2011, p. 52-55.
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
41
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
ébranle le monde – entre Dien Bien Phu (1954), la
conférence de Bandung (1955), la nationalisation du
canal de Suez (1956) et l’indépendance de l’Algérie
(1962) – projette alors violemment sur le devant de
la scène les acteurs trop longtemps oubliés de l’histoire coloniale 16.
Amaury Lorin *
* Docteur en histoire de l’Institut d’études politiques de Paris (prix
de thèse du Sénat 2012), ancien boursier de l’École française
Amaury Lorin, « L’héritage colonial », dossier « La
France dans le monde », Questions internationales, no 61-62,
mai-août 2013, p. 63-66.
16 1:2014
de demain
ngère proje
Politique étra
tre avenir.
Guerre sur no
de la Grande
érations
op
nalismes, co
n
États et natio
, organisatio
ux
na
res régio
appareils
lib
et
ui
s
éq
ie
g
és
d
té
ra
ou
ational, st
rn
te
in
es
ce
té
er
ri
ent hé
du comm
onnées largem
d
es
d
t
:
en
es
ir
m
milita
violem
nflit mondial,
du premier co
é.
lit
par l’actua
interpellées
i confronte
ptionnel qu
ce
ex
o
ér
m
Un nu
lus brûlants
enjeux les p
x
au
e
ir
to
is
l’h
ui.
d’aujourd’h
ng
politique étra
tou
rges-Henri Sou
Parent • Geo
chan
nd • Joseph
rges • Hew Stra
nne de Dura
Moreau Defa
eld
anel • Philippe
es • Adam Rotf
acques Font
t
• Klaus Larr
on
men
Gord
vène
Che
• John
• Jean-Pierre
Michel Goya
• Georges Corm • Doro thée Sch mid
oung-kwan Yoon
Star k
s
Han
•
arcl ens
Pier re de Sen
ère
La Grande Gue
INTERNAS LE SYSTÈME
, RUPTURE DAN
ROPE •
ANDE GUERRE
UCTION DE L’EU
N ET CONSTR
RETOUR DU
L • DESTRUCTIO
DE PAIX • LE
E
TUR
CUL
,
E?
URE DE GUE RRE
TION DE L’EUROP
RISA
ILITA
S UNE DÉM
STIO N
ONALISME • VER
AIN E EN QUE
ITAI RE AMÉ RIC
IE
MIL
L’AS
CE
•
T
SAN
RIEN
PUIS
MOYEN-O
OMPOSITION AU
?
SIÈCLE DE REC
ROPE DE 1914
-T-ELLE À L’EU
014 RESSEMBLE
245 mm
rre et le monde
4-2014
Grande Guerre
main
e monde de de
University Press, Baltimore,
●● Claude Carlier et Guy
2008
Pedroncini, Les Troupes
coloniales dans la Grande
Guerre, Economica, Paris, 1997 ●● Jacques Frémeaux, Les
Colonies dans la Grande
●● Richard S. Fogarty, Race
Guerre : combats et épreuves
and War in France: Colonial
des peuples d’outre-mer,
Subjects in the French Army,
14-18 Éditions, Paris, 2006
1914-1918, John Hopkins
GUERRE
LA GRANDE DE DEMAIN
E
ET LE MOND tte l’héritage
162 mm
e 1:2014
que étrangèr
Bibliographie
4
1
0
2
1914
21 mm
162 mm
d’Extrême-Orient, a notamment publié Nouvelle Histoire des
colonisations européennes (xixe-xxe siècles) : sociétés, cultures,
politiques (avec Christelle Taraud, PUF, 2013) et L’Europe
coloniale et le grand tournant de la conférence de Berlin (18841885) (avec Christine de Gemeaux, Le Manuscrit, 2013).
n française
Documentatio
En vente à la
rancaise.fr
nf
tio
ta
en
cum
Sur www.lado
VOL.79
PRINTEMPS 2014,
-0
ISBN 978-2-36567-229
PRIX 23 €
1- 2014
ngère n°
Politique étra
€
23
252 pages,
politique étrangere.indd 1
42
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
15/05/14 12:35
Les transformations
de la guerre depuis 1914
Yves Boyer *
* Yves Boyer
est professeur à l’École
polytechnique, chargé du
Si le facteur humain demeure central, les façons de
penser la guerre, de la concevoir, de la préparer et de
internationales » ; directeur adjoint
de la Fondation pour la recherche
la mener ont été, en un siècle, radicalement modifiées
stratégique (FRS).
sous l’effet de l’évolution technologique. Cette dernière
a conféré au temps et à l’espace, facteurs essentiels dans
tout affrontement militaire, des dimensions nouvelles, provoquant une
mutation extraordinaire de « l’art de la guerre ».
cours « Stratégie et relations
Qu’y a-t-il de commun entre l’infanterie
française partant, en août 1914, au-devant des
armées du Kaiser, et les unités de l’opération
Bagration, offensive soviétique la plus importante de la Seconde Guerre mondiale 1 ? Entre
la pacification du Soudan français à la fin du
xixe siècle – aujourd’hui le nord du Mali –
et le raid aérien de neuf heures des Rafale,
venus de France, lors de l’opération Serval en
janvier 2013 2 ? Entre le premier combat aérien,
le 5 octobre 1914, qui vit un avion Voisin français
abattre un Aviatik allemand 3, et les drones,
dirigés depuis les États-Unis, frappant, au
Pakistan ou en Afghanistan, des cibles avec une
précision extraordinaire ? Sans aucun doute, le
facteur humain. Quelles qu’en soient les formes,
à la guerre, comme l’écrit Ernst Jünger, « les
1
Sur les évolutions de la guerre au xixe siècle, voir l’ouvrage
« classique » de Jean Colin, Les Transformations de la guerre,
Flammarion, Paris, 1re éd. 1911. Une édition moderne a été
publiée en 1989 par Economica.
2
Pour une réflexion générale sur la guerre au début du xxie siècle,
voir Julian Lindley-French et Yves Boyer (dir.), The Oxford
Handbook of War », Oxford University Press, Oxford, 2012.
3
Peu de temps après la traversée de la Manche par Louis Blériot
en 1909, le maréchal Foch affirmait : « L’aviation pour l’armée,
c’est zéro ! » (D’après Éric Muraise, Introduction à l’histoire
militaire, Éd. Charles-Lavauzelle, Paris, 1964.)
abîmes de la plus pitoyable bestialité s’ouvrent à
côté de valeurs parvenues à leur sommet » 4.
Penser et préparer la guerre
Si, comme elle l’a fait pour les modes de
production industriels, l’évolution technologique
a révolutionné les procédés du combat, il a fallu,
pour en tirer un effet décisif en la matière, que
la pensée militaire s’approprie ces évolutions et
les transforme en procédés d’action militaire. Il
est frappant de constater combien, de générations en générations, une pléiade de stratèges
ont mutuellement et cumulativement enrichi la
pensée militaire et la pratique de la guerre. Le
legs napoléonien et celui de Carl von Clausewitz
ont été, de ce point de vue, considérables. Ils
ont irrigué et fécondé la pensée militaire 5 et,
plus précisément, les réflexions des Français
et du haut état-major allemand tout au long du
xixe siècle.
Ernst Jünger, Carnets de guerre 1914-1918, Christian Bourgois
éditeur, Paris, 2014.
5
Voir, par exemple, Benoît Durieux, Clausewitz en France.
Deux siècles de réflexion sur la guerre. 1807-2007, Economica,
Paris, 2008.
4
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
43
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
À l’Ouest, dès les débuts de la Première
Guerre mondiale, l’effet des nouvelles armes
et des nouveaux moyens de communication – mitrailleuses, transmissions à distance,
aviation, gaz de combat, etc. – conjugué à la
production en masse de matériels – artillerie,
munitions, etc. – a abouti à geler le front et
modifié la composition interne des armées. C’est
ainsi qu’entre 1914 et 1918 l’armée française a
réduit de 40 % la part des effectifs de l’infanterie ou de la cavalerie hippomobile, alors que
celle de l’artillerie n’a diminué que de 26 %.
En revanche, les effectifs des services – génie,
santé, intendance, etc. –, de la cavalerie blindée
et de l’aviation naissante ont accaparé une part
toujours plus grande d’hommes.
Cette tendance à diminuer le nombre de
combattants par rapport aux effectifs des unités
de soutien s’est s’accentuée dans les décennies
suivantes. En 2011, sur des effectifs de l’ordre de
36 000 hommes, la Royal Air Force ne disposait
que de 520 pilotes qualifiés pour voler sur des
avions de combat. En 1918, les unités de combat
de l’armée de terre américaine représentaient
53 % des effectifs. Elles n’étaient plus que 39 %
en 1944-1945, 35 % au Vietnam et 30 % lors de
l’opération Tempête du désert de 1991 6.
La diminution des effectifs des unités de
combat ne signifie toutefois pas un amenuisement
des performances. En 2014, une frégate FREMM
(frégate multimissions) de la marine française
comme l’Aquitaine, servie par un équipage de
108 hommes, déplaçant 6 000 tonnes, possède
une capacité de détection aérienne, de surface et
sous-marine ainsi qu’une puissance de feu sans
commune mesure avec celle des croiseurs lourds
français de 1939 (10 000 tonnes de déplacement,
équipage de 605 hommes) 7.
6 John J. McGrath, « The Other End of the Spear: The Tooth
to-Tail Ratio (T3R) in Modern Military Operations », The Long
War Series Occasional Papers, no 23, Combat Studies Institute
Press, Fort Leavenworth, Kansas, 2007 (www.dtic.mil/cgi-bin/
GetTRDoc?AD=ADA472467).
7 Le Chevalier Paul et le Forbin, frégates de 1er rang de la marine
nationale, sont, pour leur part, capables d’intercepter une cible
à très grande vitesse à près de 100 km. Placées en Méditerranée
orientale, elles sont en mesure de suivre l’ensemble du trafic
aérien sur toute cette zone.
44
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
Entre la fin de 1914 et le début de 1918,
la stratégie du front continu s’est révélée être
une impasse. La rupture, recherchée en vain,
des lignes ennemies s’est traduite par des pertes
colossales sans que soient atteints des objectifs stratégiques. À l’Ouest, le premier jour de
l’offensive sur la Somme, le 1er juillet 1916,
les Britanniques ont perdu 58 000 hommes,
dont environ un tiers de tués. L’offensive du
Chemin des Dames, à partir du 16 avril 1917,
a été préparée par le tir de 5 millions d’obus
par l’artillerie française. Elle a coûté, en vain,
30 000 morts aux Français. À l’Est, l’échec de
l’offensive Broussilov (avril-octobre 1916)
destinée à soulager les Français engagés à
Verdun et concomitante de l’offensive britannique sur la Somme a précipité l’effondrement
de l’armée russe et la chute du régime tsariste.
Après la Grande Guerre, Allemands et
Soviétiques s’emploient à tirer les leçons de
leurs échecs – les premiers car ils ont tout perdu,
les seconds parce que l’ère nouvelle qui se lève
en URSS appelle à une relecture de la guerre à
l’aune du marxisme-léninisme. Les Allemands,
qui avaient été les premiers attaqués en masse par
les chars, ont mesuré dans les années 1920-1930
– d’ailleurs bien mieux que les Français et les
Britanniques, dont la pensée militaire va, à de rares
exceptions près, devenir conservatrice à l’excès et
perdre toute créativité – le parti que l’on pouvait
tirer de leur utilisation combinée avec l’avion pour
aboutir à la Blitzkrieg, qui réservera des surprises
aux Franco-Britanniques en mai 1940.
Du modèle soviétique…
Si l’Allemagne de Weimar est particulièrement intéressante à étudier du point de vue
de l’organisation militaire – avec la création
de la Reichswehr, elle-même à l’origine de la
Wehrmacht –, c’est en Union soviétique que
l’on trouve les théoriciens les plus remarquables
qui renouvellent l’art militaire. Sous l’inspiration inventive du trio formé par le maréchal
Toukhatchevski 8, les « kombrig » (commandants
Voir Richard Simpkin et John Erickson, Deep Battle: The
Brainchild of Marshal Tukhachevskii, Brassey’s Defence,
Londres, Washington, 1re éd.1987.
8 © Imperial War Museum, Londres
Alors qu’en 1909 le maréchal Foch affirmait : « L’aviation pour l’armée, c’est zéro ! », le Premier
Lord de l’Amirauté Winston Churchill (ici à côté d’un aéroplane en 1914) prend des leçons pour
être pilote et favorise le développement de l’aviation navale britannique avant la guerre.
de brigade) Vladimir Triandafilov 9 et Georgii
Isserson 10, les Soviétiques innovent en promouvant l’art opératif (operativnoe iskusstvo), c’està-dire le moyen d’assembler sur un large théâtre
d’opérations des sous-ensembles de forces aux
effets différents dans le combat pour atteindre
des objectifs stratégiques 11. Ils le portent à un
haut degré d’excellence. Durant la Seconde
9 Voir Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, Joukov, l’homme qui a
vaincu Hitler, Perrin, Paris, 2014.
10 La traduction en anglais du livre de Georgii Samoilovich
Isserson peut être consultée sur le site de l’US Army Combined
Arms Center (http://usacac.army.mil/cac2/cgsc/carl/download/
csipubs/OperationalArt.pdf).
11 Un des exemples les plus connus de la mise en œuvre de
« l’art opératif » est celui de la bataille de Jassy-Kichinev
durant l’été 1944 où s’affrontèrent plusieurs centaines de
milliers d’hommes et qui vit l’effondrement du groupe d’armées
sud-allemand. (Voir Major R. McMichael, « The Battle of JassyKishinev (1944) », Military Review, juillet 1985, p. 52-65.)
Guerre mondiale, leur conception de la guerre
leur permet, malgré les déboires initiaux de
l’été 1941 largement imputables aux grandes
purges du corps des officiers de l’Armée rouge
en 1937 et à la tergiversation de Staline en
juin 1941 – alors même que les Allemands ont
déjà lancé leur offensive contre l’URSS –, de
vaincre la meilleure armée du monde, celle de
l’Allemagne hitlérienne 12.
Les Soviétiques continuent d’être des
pionniers durant les années 1970, avec les travaux
du maréchal Ogarkov et des généraux Gareiev et
Vorobiev, notamment. Contrairement à une idée
reçue, les travaux de l’état-major soviétique sont
12 La « grande guerre patriotique » de 1941-1945 a entraîné la
mort de 26 millions de Soviétiques. À cet égard, la visite du musée
de la Grande Guerre patriotique, dans le parc de la Victoire situé
sur la colline Poklonna à Moscou, est tout à fait impressionnante.
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
45
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
alors menés avec une très grande latitude offerte
aux officiers pour exprimer leurs opinions. Le
recours à l’histoire militaire y est de rigueur, tant
pour M. Toukhatchevski que pour N. Ogarkov.
C’est ainsi qu’une notion centrale dans l’art
opératif, celle de simultanéité des opérations,
provient en ligne droite des idées du général russe
Nicolaï Okouniev 13, qui l’avait développée dès le
xviiie siècle. L’origine des groupes de manœuvre
opérative 14, mis sur pied du temps d’Ogarkov et
qui a procuré beaucoup de soucis aux militaires
occidentaux, puise ses racines dans les guerres
russo-turques de 1877-1878 et de 1941-1945
contre l’Allemagne. Pour que ce cheminement
dialectique de la pensée militaire par-delà les
frontières politiques et idéologiques porte ses
fruits, il faut que les conditions politiques, sociétales et industrielles qui prévalent dans un pays
à un moment donné favorisent l’éclosion d’une
pensée militaire créative et, corrélativement, la
construction de l’outil militaire ad hoc. Arrivés,
à la fin des années 1970, à un haut degré d’excellence avec des innovations opératives remarquables 15, les Soviétiques ne peuvent néanmoins
exploiter concrètement le fruit de leur réflexion
doctrinale en raison de l’incapacité du système
économique de l’URSS à fournir les outils
cybernétiques sur lesquels devait reposer l’architecture d’un nouveau type d’armée.
… au modèle américain
Côté occidental, l’entrée en guerre des
États-Unis contre les puissances de l’Axe
fin 1941 leur permet de marquer de leur
empreinte la façon de penser et de faire la
guerre. Parmi les nombreux facteurs qui ont
pesé sur la réflexion militaire américaine,
13 Le général Okouniev est évoqué dans l’ouvrage d’Antoine
Henri de Jomini, Précis de l’art de la guerre, éditions Champ
libre, Paris, 1977. Cette édition reprend intégralement celle parue
en 1855 aux éditions Tanera à Paris.
14 Les groupes de manœuvre opérative (GMO), grosses unités
interarmes, étaient chargés de s’infiltrer derrière les lignes
ennemies et d’atteindre des objectifs dont la destruction ou la
capture auraient favorisé le succès de la manœuvre opérative.
15 Comme la mise en place de structures de commandement
novatrices telles que le TAMS (théâtre d’action militaire
stratégique – Teatrï Voennykh Deïstiviï, TVD), la mise en
place des GMO et la compréhension moderne de la bataille en
profondeur.
46
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
plusieurs doivent être soulignés. En s’éloignant
de sa politique isolationniste, l’Amérique a été
conduite à des engagements militaires outre-mer
au profit d’alliés. Tous ne mettant pas nécessairement en cause les intérêts vitaux du pays, la
vie des soldats américains doit être épargnée au
maximum. La richesse nationale et l’abondance
de dollars doivent, dès lors, servir à mobiliser une
capacité de production industrielle sans équivalent afin de fabriquer en qualité et en quantité les
équipements nécessaires pour les forces armées.
L’entrée des États-Unis dans le cercle
des puissances militaires avait eu lieu à Cuba
en 1898. Leur marine, combinée au corps
des Marines, s’était alors illustrée en menant
d’une façon novatrice des assauts amphibies.
Île-continent, les États-Unis accédaient au rang
de grande puissance grâce à leur force navale.
En témoigna l’envoi par Theodore Roosevelt
d’une escadre américaine, la Great White Fleet,
pour une « croisière » autour du globe entre
décembre 1907 et février 1909. Les États-Unis
affirmaient ainsi le rôle décisif des forces navales
dans leur politique de défense.
L’Amérique, devenue la seule grande
puissance aéronavale, s’impose lors du second
conflit mondial, notamment dans le Pacifique.
Entre 1942 et 1945, face aux Allemands, elle
pratique un mode de guerre où la puissance de
feu et la logistique apparaissent comme deux
caractéristiques de la guerre « à l’américaine ».
D’ailleurs, si Dwight D. Eisenhower est devenu
commandant en chef du théâtre des opérations en Europe, c’est avant tout du fait de ses
qualités de logisticien – ce n’était pas le cas de
son homologue sur le front de l’Est, le maréchal
Joukov, beaucoup plus manœuvrier. La puissance
de feu de l’aviation américaine réduisait l’intérêt
de la manœuvre, là où les Allemands se révélaient
infiniment meilleurs. Ces derniers finirent d’ailleurs par être écrasés par une quantité pharamineuse d’obus et surtout de bombes. Lors de la
réduction de la poche de Falaise (en Normandie)
en juillet 1944, ces dernières annihilent quelquesunes des meilleures divisions allemandes, dont
la Panzer Lehr, où avaient été appelés les plus
brillants commandants et chefs de blindés de la
Wehrmacht.
Ainsi, avec la Seconde Guerre mondiale
apparaissent deux modèles de guerre dominants
et non exclusifs l’un de l’autre :
– l’attrition, c’est-à-dire l’usure des forces
ennemies par la puissance de feu, qui submerge
les forces, la manœuvre étant destinée à exploiter
l’effet du feu. C’est la voie choisie par les
Américains après les leçons tirées de leur participation à la guerre de 1917-1918 en Europe ;
– la manœuvre sur l’ensemble du théâtre d’opérations. Ce modèle recherche un effet stratégique
par une action opérative qui tolère des échecs
tactiques et concentre une puissance de feu
massive sur des secteurs particuliers de l’espace
de la bataille. C’est le mode d’action privilégié
par les Soviétiques.
L’irruption
de la stratégie nucléaire
C’est cette combinaison de moyens qui a
permis, entre juillet 1941, lorsque le programme
de recherche nucléaire américain sort des limbes
sous l’impulsion du scientifique Vannevar Bush
(1890-1974), et juillet 1945, de lancer l’une des
plus grandes entreprises scientifiques, industrielles, technologiques et militaires jamais
tentées, le projet Manhattan. Il dote les États-Unis
de l’arme nucléaire et révolutionne la stratégie.
À la stratégie « classique » s’ajoute dès lors la
stratégie nucléaire. Cette dernière est, aux ÉtatsUnis, autant l’apanage des milieux militaires que
d’« intellectuels » civils, tels Bernard Brodie,
Thomas Schelling ou Albert Wohlstetter.
Ces réflexions dans un domaine bouleversant profondément la stratégie favorisent
également le développement de think tanks dont
certains sont même chargés de la recherche
© AFP/Historial de Péronne
Dans cette dialectique entre penseurs
militaires soviétiques et américains, ces derniers
ont puisé dans les domaines d’excellence de la
société américaine, à savoir sa capacité d’innovation et de production servie par des ressources
humaines de très grande qualité et des capacités
financières quasi illimitées, pour organiser la
puissance militaire américaine et imposer leur
vision à leurs alliés européens et asiatiques.
La Première Guerre mondiale a accentué le contrôle des individus et
l’encadrement de l’information dans les démocraties. En 1917-1918, une
coopération limitée des services de renseignement alliés, mettant en commun
certaines informations stratégiques et des listes d’individus suspectés
d’espionnage au profit de l’ennemi, fut mise en place.
opérationnelle, comme la Rand Corporation.
La stratégie nucléaire prend différentes formes :
celle de la politique « déclaratoire » (declaratory
policy) et celle de l’« action policy ». La première
énonce la position des dirigeants américains sur
la dissuasion et sur la façon dont le président
des États-Unis explique au peuple américain, au
Congrès qui vote les fonds nécessaires au développement de l’arsenal nucléaire, aux Alliés et aux
adversaires potentiels comment il comprend la
dissuasion et envisage l’éventuel usage des armes
nucléaires. L’action policy concerne la façon dont
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
47
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
les armes nucléaires pourraient être effectivement
employées en cas de conflit. Aux États-Unis,
cette dernière a atteint une réelle maturité avec la
définition, dès 1961, d’un plan unique de frappe
intégrée (Single Integrated Operational Plan,
SIOP 16) qui a évolué tout au long de la guerre
froide et qui, cette dernière terminée, a pris une
nouvelle configuration, l’Operation Plan 17.
Lorsque la France est entrée, en 1960, dans
le club restreint des puissances nucléaires, elle a
dû consentir un effort considérable pour se doter
avec crédibilité des moyens nécessaires à cette
force – production de matières fissiles, mise au
point des charges nucléaires, vecteurs, réseaux
de transmission, capacité nouvelle de renseignement. Elle a dû aussi faire preuve d’une grande
créativité conceptuelle, grâce à des hommes
comme le général Lucien Poirier, pour définir
sa propre stratégie nucléaire, qui ne pouvait
être calquée sur celle des Américains pour des
raisons évidentes de disparité de moyens et d’une
posture géopolitique très différente, en particulier à l’égard de l’URSS.
De nouvelles formes
de guerre
Dans les années 1970, après l’épisode du
Vietnam, l’US Army eut à redécouvrir le théâtre
d’opérations européen et à envisager l’hypothèse d’un affrontement massif contre les forces
blindées et mécanisées du pacte de Varsovie.
Cette redécouverte des conditions de l’affrontement de haute intensité s’est traduite pour les
Américains par une série d’efforts convergents
mais d’inspiration et de portée différentes.
États-Unis : de la « révolution
dans les affaires militaires »
à la stratégie de « transformation »
En premier lieu, à partir de diverses
sources – travaux d’état-major, manœuvre, ordre
de bataille, collecte d’information chez l’adverSur l’histoire du SIOP, voir Desmond Ball, « Targeting
for Strategic Deterrence », Adelphi Papers, vol. 23, no 185,
International Institute for Strategic Studies, Londres, 1983.
17 L’OPLAN 8010-12, Strategic Deterrence and Force
Employment, a été adopté en juillet 2012.
16 48
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
saire potentiel, etc. –, les Américains prirent
conscience de la qualité de la pensée militaire
soviétique et de la pertinence de la réflexion sur
l’art opératif ainsi que de la corrélation étroite
existant alors chez eux, dès le temps de paix,
entre l’action des forces et les structures de
commandement si le Kremlin décidait d’attaquer
l’Europe occidentale.
En second lieu, les prodigieuses capacités de
l’industrie américaine et la créativité de la société
américaine, propice à l’innovation technologique,
ont permis aux Américains, notamment à partir
des années 1980, contrairement aux Soviétiques,
de concrétiser les concepts innovants que ceux-ci
avaient imaginés – comme les « systèmes de
reconnaissance et de frappe » à l’échelon opératif
et les « systèmes de reconnaissance et de feu » à
l’échelon tactique. Les Soviétiques n’ont pu de
leur côté les traduire en systèmes de forces par
manque de capacités industrielles et de savoirfaire dans les technologies de l’information et de
la communication (TIC).
L’évolution de ces dernières était en passe
de permettre des progrès considérables, dont les
applications militaires ont été mises en évidence
dans le cadre du rapport Discriminate Deterrence
de 1988 18. D’une certaine manière, ce rapport a
orienté depuis lors la « stratégie génétique 19 »
américaine, c’est-à-dire la stratégie des moyens.
La dynamique ainsi créée par les Américains les a
conduits, sans doute prématurément, à proclamer
une « révolution dans les affaires militaires », liée
à l’effet prodigieux des perspectives ouvertes par
les TIC. Dès lors, l’innovation technologique a
occupé une place considérable dans la façon de
penser et de faire la guerre à l’américaine.
À partir de cette époque, où « l’ennemi »
soviétique a par ailleurs disparu, les États-Unis
s’engagent dans la voie d’une « stratégie de
transformation » de leur appareil militaire avec
18 Rapport de la Commission on Integrated Long-Term
Strategy, présidée par Albert Wohlstetter et Fred Iklé (http://
usacac.army.mil/cac2/CSI/docs/Gorman/06_Retired/01_
Retired_1985_90/26_88_Integrated LongTermStrategy_
Commission/01_88_DiscriminateDeterrence_Jan.pdf).
19 Sur ce sujet voir Joseph Henrotin, La Stratégie génétique dans
la stratégie des moyens, coll. « Les Stratégiques », Institut de
stratégie et des conflits, Paris, 2004 (www.institut-strategie.fr/
SGSM_6.htm).
Les limites
face aux guerres asymétriques
Les limites de l’outil militaire américain
apparaissent néanmoins rapidement face aux
« petites guerres » 20, qui n’ont pas, pour autant,
disparu de l’horizon militaire avec notamment
pour les Français les guerres d’Indochine 21 et
d’Algérie. C’est la conjonction du mirage technologiste promu par les « transformationnistes » et
des engagements armés, suite aux attentats du
11 septembre 2001, en Afghanistan puis en Irak,
qui conduisent les États-Unis, et avec eux leurs
alliés, sur des chemins dont certains mènent à
des impasses.
Passée l’euphorie du succès de la première
phase de l’opération Iraqi Freedom en 2003, les
États-Unis touchent les limites de leurs capacités
à modifier l’environnement international par
l’usage d’un outil militaire pourtant porté au
summum de ses capacités. La guérilla menée
par les insurgés irakiens et afghans utilise des
procédés asymétriques – comme les « explosifs
improvisés » – contre lesquels les Américains ne
trouvent pas vraiment de parades satisfaisantes.
L’enlisement en Irak justifie une augmentation
débridée du budget militaire et l’utilisation accrue
de sociétés paramilitaires privées pour soutenir
les forces déployées en nombre croissant.
Ces différentes dimensions se retrouvent
également, bien que dans une moindre mesure,
20 Sur le thème de la « petite guerre », voir Christian Malis,
Hew Strachan et Didier Danet (dir.), « La guerre irrégulière »,
Economica, Paris, 2011.
21 L’amiral Raoul Castex (1878-1968) rappelait qu’« en
Indochine nous étions chez l’ennemi en même temps que
l’ennemi était chez nous ». Raoul Castex a publié en 1925
Théories stratégiques. Il est à l’origine de la création, en 1936, du
Collège des hautes études de la défense nationale qui est devenu
l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN).
© AFP/Historial de Péronne
l’augmentation du nombre de matériels moins
traditionnels que ceux que réclamaient les
forces armées – chars, avions, bateaux, etc. Les
systèmes de surveillance, de communication, de
commandement utilisant souvent des moyens
spatiaux sont particulièrement concernés. Cette
« transformation » s’impose comme le concept
dominant qui sert à structurer l’appareil de
défense américain.
Couverture d’un livre de juin 1918 montrant un homme et son cheval portant
un masque à gaz. Durant la Grande Guerre, l’Allemagne et la France utilisèrent
massivement les gaz de combat, dont le chlore et l’ypérite (« gaz moutarde »).
En revanche, lors du second conflit mondial, les belligérants s’abstinrent
d’utiliser les armes chimiques dont ils étaient pourtant abondamment pourvus.
en Afghanistan. La complexité de la situation
afghane modifie les conditions de l’engagement américain. Aux côtés des acteurs militaires
traditionnels, la CIA s’impose et pèse considérablement sur la politique à Kaboul et, plus
généralement, sur celle de l’antiterrorisme du
président Barack Obama. La CIA s’est affirmée
comme l’un des bras armés au service du
président américain. Elle était en Afghanistan
alors que l’Army n’y était pas, en tout cas
jusqu’en décembre 2001. C’est elle qui s’est
aussi chargée, grâce à un ensemble de moyens
spatiaux de reconnaissance et de capteurs divers,
de repérer les terroristes proposés à l’élimination
par des frappes de drones Predator et Reaper,
télépilotés depuis les États-Unis.
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
49
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
Cette multiplication des frappes par la CIA
a été largement le fait de l’administration Obama.
Elle suscite des interrogations de nature tant
éthique que constitutionnelle 22. La place significative des drones armés dans la stratégie américaine, conjuguée aux efforts considérables des
Américains pour se prémunir, mais aussi pour être
offensifs dans le cadre de la guerre cybernétique,
modifie assez substantiellement leur approche
globale de leur sécurité et de leur défense. D’une
certaine façon, en Occident, les guerres actuelles
sont menées par des techniciens.
Une réflexion stratégique
« made in USA » ?
C’est en partageant ces idées nouvelles
associées à des concepts militaires précurseurs
et en fournissant à ses alliés les moyens sans
lesquels une opération militaire d’envergure ne
peut être désormais ni planifiée, ni structurée,
ni commandée, ni déclenchée, ni menée à son
terme que Washington a réaffirmé son leadership. Dénonçant le retard européen supposé
s’agissant de certaines technologies à application militaire, tout comme ils l’avaient fait avec
le nucléaire en son temps, les États-Unis ont
offert à leurs alliés de participer à leur effort de
recherche et de production en vue de transformer
« clés en main » leurs forces armées peu ou prou
selon le modèle américain 23.
Ce que certains Européens ont gagné
en efficacité militaire, ils l’ont donc perdu en
Sur les drones et les polémiques auxquelles leur usage donne
lieu, voir la chronique d’actualité de Grégory Boutherin dans le
présent numéro.
22 50
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
autonomie stratégique. Le leadership américain
sur les affaires de défense occidentale a fini par
tarir la réflexion militaire européenne, à l’exception de quelques rares pays. Désormais, la classe
militaire européenne utilise des concepts et des
procédés qui sont pour beaucoup d’entre eux
« made in USA ». Le corpus doctrinal n’est plus
exprimé en langue nationale mais en anglais,
en paraphrasant la plupart du temps celui des
Américains.
Contrairement à 1914, les actuelles valeurs
des sociétés postmodernes européennes les
poussent peu à une ferveur patriotique et encore
moins à envisager un instant que défendre leur
pays par les armes soit encore une considération sérieuse. L’esprit patriotique, c’est-à-dire
le sentiment d’appartenance à une communauté qu’il convient de défendre, s’est largement
évaporé et « quand il commence à s’éteindre
dans une nation, elle n’a plus que l’apparence
de la force militaire. Elle entretient une façade
plus ou moins brillante qui s’effondre au premier
choc » 24. En France, toutefois, un garde-fou
demeure face à cette déliquescence de la pensée
militaire européenne : la possession d’un outil
nucléaire autonome, qui induit l’existence d’une
vision stratégique propre servie par des moyens
très divers et de haute technologie qui permettent
encore aux Français, comme en 1914, de faire
entendre leur voix sur la scène internationale. n
À cet égard la saga de l’avion F-35 est révélatrice. Invités à
participer, selon différentes modalités, au développement de
l’avion, les Britanniques, Italiens et Néerlandais n’ont rien pu
faire pour éviter l’augmentation des coûts astronomiques de
l’avion et concourir efficacement à corriger ses nombreuses
déficiences qui retardent d’année en année sa mise en service.
24 Jean Colin, op. cit.
23 Ò POUR ALLER PLUS LOIN
Les effets de la Grande Guerre sur l’émancipation
des femmes
Contre toute attente et malgré ce qui a longtemps
été écrit, la Grande Guerre n’a que marginalement
participé à l’émancipation des femmes. Si le conflit
de 1914-1918 a bien fait basculer l’Europe et le
monde dans le xxe siècle, il a aussi conduit, un peu
partout, à une « nationalisation des femmes », c’està-dire à leur mobilisation par l’État. Il a renforcé, à
bien des égards, la répartition sexuée des sociétés
contemporaines occidentales. Ainsi l’impression de
« sortir de la cage » qu’ont eue par exemple certaines
Britanniques – et dont elles portent témoignage,
après guerre, pour l’Imperial War Museum 1 – doit-elle
être relativisée au regard de la force et de la permanence des relations inégalitaires entre les sexes qui
n’ont été que très ponctuellement remises en cause
par la guerre.
Travail et travailleuses
dans l’entre-deux-guerres
Premier enjeu majeur de cette remise au pas : la
place des femmes dans le marché du travail. La
Grande Guerre, dans l’imaginaire collectif européen
et occidental, est effectivement considérée comme
le premier grand moment du travail salarié des
femmes. Bien que cette assertion soit fausse – c’est
l’industrialisation, donc le xixe siècle, qui a lancé le
mouvement 2 –, il est en revanche incontestable que
la guerre a eu un impact réel en ce domaine : les
femmes remplaçant les hommes, partis au front,
dans de nombreux secteurs de l’activité économique 3, y compris les plus masculins 4.
Les « munitionnettes » 5 de 1914-1918 ont cependant fait peu d’émules après la guerre du fait de
1 Françoise Thébaud, Histoire des femmes en Occident. Le
xxe siècle, Plon, Paris, 1992, p. 33.
Avant 1914, on recensait déjà en France 7,7 millions de
travailleuses dont 3,5 à la campagne (Ibid., p. 38).
3 En France, en 1917, 6 actifs sur 10 sont des femmes.
4 Comme le souligne Françoise Thébaud, « En quatre ans et
demi de guerre, 8 millions d’hommes, soit plus de 60 % des
actifs, sont mobilisés en France, 13 millions en Allemagne,
5,7 millions seulement en Grande-Bretagne. » (Ibid., p. 37.)
5 Les munitionnettes sont les femmes qui ont remplacé les
hommes dans les usines d’armement.
2 la répartition sexuée du travail et de la peur de la
virilisation des femmes. Les profils féminins au travail
qui s’imposent alors sont plutôt ceux de la dactylographe, de la secrétaire, de la sage-femme et de l’institutrice – marquant la féminisation de plus en plus
accentuée du secteur tertiaire ainsi que l’enfermement des femmes dans des métiers perçus comme
très féminins 6. Cependant, dans les années 1920, en
France, un actif sur trois est une femme. La Grande
Guerre a donc participé à rendre le travail salarié des
femmes inéluctable.
Pour autant, bien que de plus en plus de femmes
travaillent après guerre, les problèmes structurels liés
à l’activité féminine depuis le xixe siècle perdurent.
Ainsi, le travail salarié des femmes est encore trop
souvent considéré comme une activité d’appoint – et
non comme une profession légitime – connectée aux
besoins économiques de la famille. Travail à temps
partiel et chômage, inégalité des salaires et fermeture
à certains métiers marquent en effet le quotidien des
femmes en ce début de xxe siècle. Cette tendance ne
fera que s’accentuer avec la crise économique des
années 1930. On voit ainsi que, dans le domaine
du travail salarié des femmes, les changements vers
plus d’égalité sont très lents.
S’y ajoute en outre la question de l’équilibre entre le
foyer et le travail. Si les jeunes femmes, de même que
les femmes seules – veuves ou divorcées –, travaillent
en une importante proportion, les épouses, quant à
elles, cessent souvent dès le mariage toute activité
professionnelle hors de la maison. Ainsi, en 1930,
seules 12 % des Américaines mariées ont un travail
– en général lié à une activité considérée comme
subalterne –, dont 4 % uniquement sont véritablement
engagées dans une carrière professionnelle 7. Travailler
pour les femmes, c’est, de surcroît, être soumises
« En France, en 1926, 33 % des employés de l’industrie sont
des femmes, 40 % des employés du commerce, des banques
et s’occupant des “soins personnels”, 40 % des employés du
secteur public. » (Christine Bard, Les Femmes dans la société
française au xxe siècle, Armand Colin, Paris, 2001, p. 63.)
7 Nancy F. Cott, « La femme moderne. Le style américain des
années 1920 », in Francoise Thébaud, op. cit., p. 82.
6 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
51
© Historial de Péronne/STR
© Historial de Péronne/STR
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
Rêves de soldats de part...
aux rigueurs et aux fatigues de la double journée. Les
corvées domestiques et familiales restent en effet,
pour l’essentiel, l’apanage du « métier de femme ».
Garçonnes et « reines du foyer » :
les deux figures de la femme
occidentale des années 1920-1930
Évoquer les années 1920 et 1930 en Europe et dans le
monde occidental, c’est mettre en avant la figure de la
garçonne 8. Femmes modernes et « émancipées », les
garçonnes inventent incontestablement une nouvelle
féminité – enterrant définitivement la femme Belle
Époque avec le sacrifice de la chevelure 9 et l’abandon
Voir le livre de Victor Margueritte, La Garçonne, publié
en 1922 et qui produisit un immense scandale en France. Le
livre a été réédité en 2013 dans la Petite Bibliothèque Payot
avec une préface de Yannick Ripa.
9 Ainsi, l’écrivaine et féministe italienne Sibilla Aleramo
souligne que couper ses cheveux l’a fait passer « d’une
époque à une autre ». Cité par Christine Bard, Les Garçonnes.
Modes et fantasmes des années folles, Flammarion, Paris,
1998, p. 22.
8 52
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
... et d’autre des tranchées.
du corset – plus qu’elles ne remettent véritablement en
cause la place des femmes dans la société et l’inégalité entre les sexes. Certes, dans l’euphorie hédoniste
de l’après-guerre, les garçonnes semblent ébranler un
temps les relations traditionnelles entre les hommes et
les femmes en produisant, par leur profil androgyne et
leur sexualité « déviante » – les années 1920 étant, à
l’échelle occidentale, le premier moment de visibilité
lesbienne – un véritable « trouble dans le genre » 10.
Mais, dans la réalité, l’émancipation des femmes
qu’elles sont supposées incarner apparaît bien moins
évidente alors que se profile, de surcroît, la crise
économique, politique et sociale des années 1930 qui
va voir le triomphe des « reines du foyer ».
En Europe, l’arrivée au pouvoir de régimes fascistes
rappelle assez vite aux femmes que leur rôle
« naturel » est d’être de bonnes épouses, de bonnes
reproductrices et de bonnes mères mises au service
de la famille, de la nation et de la « race », à l’image de
10 Expression empruntée à Judith Butler.
la réification, par les nazis, de la politique du « Küche,
Kinder, Kirche » (cuisine, enfant, église) au travers de
la mise en place de certains dispositifs comme « les
prêts au mariage pour les hommes dont les (futures)
femmes accepteraient d’arrêter de travailler » 11
après avoir convolé. Dans l’Allemagne du Troisième
Reich, cette politique à destination de la population
aryenne « pure » et « saine » se double d’une violente
campagne antinataliste et eugénique réservée « au
matériel biologiquement inférieur pour des raisons
héréditaires » et aux « races étrangères » 12.
Dans l’Italie fasciste comme dans l’Espagne
franquiste, des dispositifs natalistes et familialistes
– reposant essentiellement sur l’idée de l’infériorité des femmes et sur la volonté de réaffirmer la
place déterminante des hommes comme pères et
chefs de famille – sont aussi développés. Mais le
souci nataliste et familialiste ne touche pas seulement les régimes fascistes. Les grandes démocraties libérales n’y échappent pas non plus. Ainsi, en
France, la loi du 31 juillet 1920 « réprimant la provocation à l’avortement et à la propagande anticonceptionnelle » 13 réaffirme avec force que le corps
des femmes ne leur appartient toujours pas et que
l’État peut s’assurer du contrôle de leur sexe et de
leur ventre.
11 Gisela Bock, « Le nazisme. Politiques sexuées et vie des
femmes en Allemagne », in Francoise Thébaud, op. cit.,
p. 157.12 Ibid., p. 146.
13 La loi sera modifiée en 1923 dans le but de correctionnaliser l’avortement.
14 En France, en 1918, le service de santé militaire
peut compter sur 120 000 femmes : 30 000 salariées,
70 000 bénévoles, 10 000 religieuses et 10 000 visiteuses. Sur
cette question des infirmières de guerre, voir le très beau film
de François Dupeyron, La Chambre des officiers (2001).
15 Notons que, pour la Russie soviétique et l’Allemagne, cette
situation est aussi le produit de processus révolutionnaires
pendant – révolution bolchévique de 1917 – et après la guerre
– révolution spartakiste de 1919. Dans les deux cas émergent
alors de grandes figures féministes comme Alexandra
Kollontaï et Rosa Luxembourg.
16 Mis en place par la République, le droit de vote des femmes
sera d’ailleurs aboli par le régime franquiste en 1939.
17 La Chambre des députés avait pourtant voté dès 1919
l’égalité politique mais, en refusant de la suivre, le Sénat a
bloqué cette réforme. Dominé par les radicaux, le Sénat
laïque craignait en effet que le vote féminin ne favorise une
réaction cléricale.
Le vote, un droit globalement reconnu
La Grande Guerre a momentanément stoppé l’action
d’un mouvement suffragiste occidental très organisé
et déterminé depuis la seconde moitié du xixe siècle
– à l’image de la force de frappe de la National
Union of Women’s Suffrage Societies (NUWSS) au
Royaume-Uni, composée de 480 sociétés et possédant 53 000 membres en 1914. La question des droits
politiques des femmes rejaillit cependant dès 1918.
Ayant fait la preuve tant de leur patriotisme que de leur
civisme pendant la guerre – comme le montrent les
figures symboliques, et très féminines, des marraines
et des infirmières de guerre 14 –, les femmes réclament
à nouveau, dès la fin du conflit, d’être enfin traitées
comme des citoyennes à part entière.
Certains États, comme la Russie soviétique, l’Allemagne 15 ou les États-Unis, leur accordent ce droit
sans réserve dès 1918-1919. Mais d’autres, et non
des moindres, posent un certain nombre de conditions à l’exercice de la citoyenneté des femmes. Au
Royaume-Uni par exemple, seules les femmes de plus
de 30 ans obtiennent le droit de vote en 1918, alors
que les hommes en sont dotés dès leur majorité à
21 ans. Il faudra attendre 1928 pour que le suffrage
soit vraiment universel au Royaume-Uni et 1931
pour que ce dernier s’applique en Espagne 16. Quant
à la France, elle n’accordera finalement ce droit aux
femmes qu’en 1944 17, avec une guerre de retard.
Christelle Taraud *
* Enseigne dans les programmes parisiens de Columbia
University, Vassar et Wesleyen College et New York University.
Membre du Centre de recherche en histoire du xixe siècle
(universités Paris I et Paris IV). Auteur de La Prostitution coloniale.
Algérie, Tunisie, Maroc (1830-1962), Payot, Paris, 2003 et 2009,
et de « Amour interdit ». Marginalité, prostitution, colonialisme
(Maghreb, 1830-1962), Petit Bibliothèque Payot, Paris, 2012.
Bibliographie
●● Christine Bard, Les
Garçonnes. Modes et
fantasmes des années folles,
Flammarion, Paris, 1998
●● Christine Bard, Les Femmes
dans la société française au
xxe siècle, Armand Colin, Paris,
2001
●● Françoise Thébaud
(dir.),
Histoire des femmes en
Occident. Le xxe siècle, Plon,
Paris, 1992
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
53
dossier
L’Été 14 : d’un monde à l’autre
Les États-Unis au cœur
des métamorphoses
de la puissance
Pierre Buhler *
* Pierre Buhler,
diplômé de l’École des hautes études
commerciales (HEC) et de Sciences
Le siècle écoulé depuis le déclenchement, en Europe,
du premier conflit mondialisé a été, sans surprise, celui
d’administration (ENA), est diplomate
et a servi à Varsovie, Moscou, Washington,
de la transformation la plus radicale des modalités
New York et Singapour. Il a enseigné
de la puissance, de son expression et de sa méthode. Celle-ci
les relations internationales à Sciences Po
a été canalisée dans un ordre politique et juridique pensé
et est l’auteur de La Puissance
par les États-Unis, un ordre incarné par la Charte des Nations
au XXI siècle (CNRS Éditions, 2011) .
Unies. La puissance s’est également métamorphosée
dans ses formes, avec le modèle nouveau de la construction
européenne ou encore les conséquences de la « révolution
numérique », qui a permis à des groupes et à des individus de défier
les États sur des terrains qui apparaissaient jusqu’alors comme
leur domaine réservé. Pour autant, les ressorts profonds
de la puissance n’ont pas cessé de façonner l’ordre du monde.
Po, ancien élève de l’École nationale
e
1
1914. Un nouveau « siècle de l’Europe »
semble s’être ouvert. Toute la puissance étatique
est concentrée sur ce qui ne s’appelle pas encore
le Vieux Continent. Les quelque 200 souverainetés de l’Europe médiévale se sont réduites à
une vingtaine d’États-nations et empires qui
dominent l’essentiel de l’Afrique, du ProcheOrient et de l’Asie. Seules les Amériques, émanation de l’Europe, échappent à cette emprise,
grâce au maniement habile, par les États-Unis,
de la doctrine dite de Monroe.
La course à la puissance, de
l’impérialisme au commerce
Mais bien plus que les colonies, le déterminant – et la mesure – de la prééminence
54
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
européenne est la production industrielle, qui
diffuse la prospérité, dans un cercle vertueux où
interagissent l’enseignement, les inventions, des
gains de productivité spectaculaires, l’envolée
des courbes démographiques, les capitaines
d’industrie, l’accumulation primaire du capital,
un commerce conquérant et la toute-puissance
du machinisme. Le capitalisme industriel
triomphe. La part de l’Europe et de cette extension du continent européen que sont les ÉtatsUnis représente alors 86 % de la production
industrielle mondiale. Trois puissances, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et les États-Unis, en
assurent plus de la moitié, alors qu’ils cumulent à
peine un dixième de la population.
1
L’auteur s’exprime ici à titre personnel.
© AFP
L’industrie, c’est aussi la mobilité des
capitaux et, plus encore, celle des biens, c’està-dire le commerce. Fer de lance de l’aventure
industrielle, la Grande-Bretagne a, tout au long
de la fin du xixe siècle, façonné l’ordre international pour garantir ses débouchés, en forgeant
l’environnement juridique et politique le plus à
même de servir ses intérêts – liberté des mers,
normes commerciales et financières, stabilité des
changes grâce au Gold Sterling Standard…
Le degré d’internationalisation de l’économie, par les échanges – malgré les tarifs
douaniers – ou la mobilité des capitaux, atteint
lors de cette « première mondialisation », ne sera
retrouvé qu’au milieu des années 1980. Sans
même mentionner l’émigration de dizaines de
millions d’Européens vers le Nouveau Monde,
la main-d’œuvre se déplaçait sans permis de
séjour ou de travail. Certaines années, la GrandeBretagne exportait jusqu’à 9 % de son PIB en
investissements directs, et d’autres pays lui
emboîtaient le pas, se projetant en Russie, dans
l’Empire ottoman, en Amérique latine.
L’idée s’était enracinée que cette mondialisation capitaliste en cours depuis un demi-siècle
et l’intégration économique des nations dissoudraient les antagonismes politiques. The Great
Illusion, un ouvrage publié en 1910 qui professait cette thèse, connut un immense succès et son
auteur, Sir Norman Angell, sera couronné, pour
l’ensemble de son œuvre, par le prix Nobel de la
paix en 1933.
Mais d’autres idées ont prospéré au cours
des décennies qui ont précédé la Grande Guerre,
comme la « géographie politique », dont le
fondateur, Friedrich Ratzel, applique la logique
du « darwinisme social » aux États, qu’il voit
régis par les lois du vivant. Ce sont les réalités
géographiques qui dictent la politique de l’État,
la Realpolitik, pour se ménager un « espace
vital » (Lebensraum) et se hisser sur l’échelle
de la puissance. Le nationalisme a lui aussi
fleuri, enclin à penser et à décrire la cause nationale comme une singularité de l’histoire, qu’il
s’agisse de l’« exceptionnalisme » américain ou
du Sonderweg (« chemin particulier ») allemand.
La puissance industrielle est également
le socle de la puissance militaire. L’irrésistible
ascension de l’Allemagne ne se dément pas
mais, privée du génie diplomatique d’Otto
von Bismarck, elle emprunte une voie plus incertaine, voire inquiétante lorsque, en 1898, l’amiral
von Tirpitz obtient le lancement d’un plan de
construction d’une marine de guerre capable
de rivaliser à terme avec celle de la GrandeBretagne. Le Two Powers Naval Standard, qui
veut que la Royal Navy dispose toujours d’un
potentiel au moins égal à celui, agrégé, des deux
marines de guerre suivantes, est menacé.
La normalité de la guerre
Cette montée en puissance provoque
la lente coalescence des trois puissances
européennes concernées par une altération
continue de l’équilibre sur le continent. La
France et la Russie, tout d’abord, auxquelles se
joint la Grande-Bretagne pour la Triple-Entente.
Sont ainsi dessinées les formations dans
lesquelles l’Europe s’achemine vers la guerre,
en un nombre de circonstances qui ont chacune,
certes, valeur explicative, mais qui s’effacent
devant l’écho lointain du constat de Thucydide
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
55
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse :
« la cause véritable de la guerre était la puissance
à laquelle les Athéniens étaient parvenus ».
L’Europe s’y dirige d’autant plus facilement que la guerre est alors un mode parfaitement
légal de conduite des relations internationales
et de règlement des différends. Suscités par
les horreurs des guerres de Crimée puis de
Sécession, les efforts d’encadrement juridique
des conflits se sont limités au jus in bello – le
droit qui s’applique à la conduite des hostilités,
le droit humanitaire, la protection des populations civiles… – sanctionné par les conventions
de Genève (1864) et de La Haye (1899).
Les tentatives d’encadrer le jus ad bellum,
c’est-à-dire les motifs justifiant le recours à la
guerre, n’ont abouti qu’à imposer une obligation de déclarer formellement la guerre et à
limiter le droit de faire la guerre pour recouvrer
une créance (conventions de La Haye et DragoPorter de 1907). La guerre reste un droit de l’État
souverain, et les considérations sur la « guerre
juste » qui ont, depuis Érasme, animé les
réflexions des plus grand esprits ne pèsent guère
devant la raison d’État. La guerre est légale, et
ceux qui l’estiment légitime ne sont pas en peine
de trouver les arguments pour la justifier.
La naissance
des totalitarismes
Le déchaînement de la puissance militaire
et, plus encore, l’échelle industrielle que revêt
la guerre déclenchée à l’été 1914, très vite sans
rapport avec ses enjeux initiaux, forment la matrice
d’un ordre politique international foncièrement
nouveau, malgré les apparences de continuité.
D’abord, en créant les conditions d’une
concentration du pouvoir, dans des proportions
inédites, dans les mains de l’État. Avant même
la fin des hostilités, la révolution russe est certes,
d’abord, une entreprise de conquête du pouvoir,
mais aussi une vision du monde, l’une et l’autre
menées et formulées par un même stratège,
Lénine, qui voit dans la guerre le bout de la route
du capitalisme et de son avatar qu’est l’impérialisme. Et le prélude à l’« incendie mondial »
de la révolution. L’échec, en 1920, de la tenta56
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
tive de le propager par la voie des armes et la
posture, qui s’ensuit, de « socialisme dans un
seul pays » constituent le cadre de la première
aventure totalitaire.
Une autre entreprise comparable prospère
sur les décombres de la guerre et sur le ressentiment nationaliste entretenu par le règlement
de paix, avec le fascisme, d’abord, en Italie,
puis avec son incarnation nazie. Quinze ans
après l’armistice, les totalitarismes qui hanteront le xxe siècle sont solidement établis au cœur
de l’Europe. En affectant, en 1938, 52 % de la
dépense publique aux dépenses militaires, le
régime nazi mobilise sans retenue la puissance
industrielle de l’Allemagne dans un nouveau
projet impérial dont Hitler considère qu’elle a été
injustement privée.
L’Amérique, force de rappel
Le second élément fondateur de cet
ordre international est l’irruption sur la scène
européenne de cette jeune puissance, extérieure
au continent, que sont les États-Unis, qui se sont
laissé convaincre de se porter au secours des alliés
de l’Entente. Sur fond de sympathie pour leur
cause et de solidarité anglo-saxonne, mais plus
encore parce que le président Wilson comprend
que son pays ne peut se complaire dans l’illusion de la sécurité, à l’abri des deux océans qui la
protègent et que sa sphère de responsabilité doit
désormais couvrir la planète entière.
Son approche est proprement révolutionnaire. L’ancien professeur de droit constitutionnel qu’est Thomas Woodrow Wilson entend
étendre à la société internationale la méthode qui
a fondé la concorde civile au sein de la société
politique américaine : les institutions, la règle
de droit, les procédures destinées à garantir aux
nations la liberté dont jouissent les individus et
« rendre le monde plus sûr pour la démocratie ».
Il s’agit d’éviter que l’Europe, une fois pansées
les plaies de la guerre, retombe dans les errements
séculaires de la puissance et de la destruction.
C’est le sens des principes consignés dans
ses « quatorze points » du 8 janvier 1918 – droit à
l’autodétermination, transparence des traités… –
et des mécanismes – la Société des Nations, « une
Ce retrait des États-Unis et leur repli isolationniste consacrent la faillite, consommée bien
avant 1939, de ce système de sécurité collective
face aux changements rapides de la tectonique
de la puissance. Ce n’est que lorsque les succès
foudroyants de la Wehrmacht face à l’Armée
rouge, pendant l’été 1941, laissent entrevoir un
effondrement de l’URSS et la perspective d’une
domination du continent eurasiatique par l’Allemagne et le Japon que les États-Unis descendent
dans l’arène internationale. Et il faut l’attaquesurprise contre Pearl Harbor pour précipiter la
puissance américaine dans le conflit, lui conférant enfin sa dimension mondiale.
Les États-Unis, architectes
de la domestication
de la puissance
Les États-Unis acceptent ainsi ce qu’ils
ont toujours refusé, une alliance – de circonstance, certes, s’agissant de l’Union soviétique,
mais indispensable à la victoire finale. Surtout,
ils préparent le système qui permettra d’assurer
la sécurité, présente et future, de l’Amérique
– et aussi celle du monde, tant l’une et l’autre
apparaissent désormais indissolublement liées.
Les fondements en ont été jetés avant même
l’entrée des États-Unis en guerre, dans la Charte
de l’Atlantique adoptée le 14 août 1941 par
Franklin D. Roosevelt et Winston Churchill.
La Charte de l’Atlantique consacre les
libertés nécessaires à la paix dans le monde, celle
des individus de ne pas vivre dans la crainte et
l’oppression (« freedom from fear and want »),
celle des peuples de choisir leur gouvernement,
la liberté de l’accès au commerce et aux matières
premières, la liberté des mers. Y figurent égale-
Un siècle de commerce
de marchandises
Exportations mondiales par régions
(en milliards de dollars constants de 1990)
En 1913
24,0
Amérique
du Nord
Europe
136,6
26,3
Asie-Océanie
14,6
10,9
Amérique
latine
et Caraïbes
Afrique
En 1973
248,7
901,0
377,6
97,2
66,2
En 1998
1 002,1
2 727,7
154,3
1 646,9
286,0
Source : Angus Maddison, The World Economy: Volume 1:
A Millennial Perspective and Volume 2: Historical Statistics, 2006.
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014
assurance à 99 % contre la guerre » – que Wilson
tente de faire adopter par les dirigeants européens.
Il ne les convainc qu’à moitié mais, surtout, il
échoue à convaincre ses propres compatriotes,
plus sensibles aux mises en garde de George
Washington contre les « empêtrements étrangers »
et de John Quincy Adams contre la tentation de
chercher partout des « monstres à anéantir », au
risque d’y perdre son âme.
ment l’objectif d’une coopération économique
internationale ainsi que le renoncement à l’usage
de la force. Ces principes seront ensuite repris
dans la Charte des Nations Unies. Ils emportent
comme conséquence que, selon les termes d’un
proche conseiller de Franklin D. Roosevelt,
« l’ère de l’impérialisme est révolue » – en clair,
que les jours de la colonisation sont comptés.
Mais surtout, ils seront, à la différence de
ceux de Wilson, portés par l’engagement plein
et entier de la puissance américaine, légitimée
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
57
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
par la victoire, dans l’administration de l’ordre
ainsi esquissé. Un ordre inspiré par l’idéalisme
wilsonien, mais inscrit dans le réel par des
mécanismes qui font droit à la distribution de la
puissance dans le monde de l’après-guerre : un
directoire des grandes puissances pour administrer, au sein du Conseil de sécurité des Nations
Unies, la « paix et la sécurité internationales »,
des principes et règles de droit bien définis, des
institutions pour promouvoir les normes et les
valeurs sur lesquelles reposent l’ordre, le libreéchange et la stabilité monétaire.
Franklin D. Roosevelt laisse en viatique à
ses successeurs le postulat d’une quasi-identité
entre l’intérêt national des États-Unis et l’intérêt
collectif, préfiguration de la notion de « bien
public mondial ». Malgré toutes les contraintes
qu’elle impose aux États-Unis, la Charte des
Nations Unies signée à San Francisco le 26 juin
1945, qui incarne ce « bien », est ratifiée par le
Sénat américain par 89 voix contre deux. Ce
mariage de raison entre le droit et la morale,
d’une part, la force d’autre part, est cependant
rapidement réduit par la guerre froide au seul
second terme de cette alliance, ne laissant la
parole qu’à la force et à l’équilibre.
Alors que les arsenaux nucléaires déterminent pendant près d’un demi-siècle l’état
de « paix impossible, guerre improbable » si
bien qualifié par Raymond Aron, l’ordre qui
embrasse le monde occidental sous l’hégémonie américaine forme le creuset de l’éclosion des nouvelles voies de la puissance. À
base de libéralisme politique et d’économie de
marché, cet ordre a constitué un écosystème
favorable au développement de l’« interdépendance complexe » entre les États avancés, à
cette aventure singulière qu’est la construction
européenne, à la révolution numérique, ferment
de la « deuxième mondialisation » de l’économie, et, enfin, à la propagation des idéaux
démocratiques.
L’« interdépendance
complexe »
Conçues pour éviter la répétition des
dévaluations compétitives et des excès du
58
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
protectionnisme qui avaient empoisonné les
relations internationales dans l’entre-deuxguerres, les institutions de Bretton Woods et le
GATT (General Agreement on Tariffs and Trade,
Accord général sur les tarifs douaniers et le
commerce) définissent le périmètre du « monde
libre » et réunissent les conditions de sa prospérité. Cet environnement favorable a permis des
taux de croissance spectaculaires, au Japon, en
Europe occidentale, fondant la puissance de
l’Ouest sur une base économique solide et un
différentiel de plus en plus béant avec le potentiel du camp soviétique, en même temps qu’une
intégration qui allait en se renforçant par le jeu de
l’expansion des entreprises transnationales.
L’observation de ce processus a donné
naissance à la théorie dite de l’interdépendance,
formulée par deux universitaires américains,
Robert Keohane et Joseph Nye. Ceux-ci ont
relevé que l’arène internationale était de moins
en moins le monopole des États, tant elle était
investie par des entreprises multinationales, mais
aussi des groupes de pression et organisations
non gouvernementales à vocation transnationale,
limitant l’autonomie des États et liant ceux-ci
dans des réseaux complexes d’interdépendance
et de processus d’intégration.
La construction européenne
Cet environnement est également
favorable, dans cette Europe constituée, du côté
des vainqueurs comme des vaincus, de « grands
brûlés » des excès de la puissance, au déploiement d’un authentique processus d’intégration
régionale. Il procède de l’exigence américaine
d’une administration multilatérale du plan
Marshall, de la création du Conseil de l’Europe,
outil d’intégration par la culture et le droit, et
surtout de la proposition, au printemps 1950,
de Jean Monnet et Robert Schuman d’une
approche radicalement nouvelle de la « question
allemande ». La solution réside dans la réconciliation franco-allemande, qui doit s’enchâsser
dans une construction européenne, au rebours de
la logique séculaire de la puissance.
Ce choix fondateur, la remilitarisation de l’Allemagne de l’Ouest dans le
giron atlantique suite à l’échec en 1954 de la
Communauté européenne de défense (CED),
et le fiasco, en 1956, de l’expédition francobritannique à Suez – prélude à la décolonisation – ont formé la matrice de l’Europe et écrit
les grands chapitres de son histoire contemporaine. Un demi-siècle plus tard, cette entreprise a embrassé une large partie du continent,
a accéléré son unification politique et économique, et fondé un nouveau modèle de relations
internationales en son sein.
au point de définir un nouvel espace de pouvoir,
cette capacité amène, outre les entreprises, une
myriade d’autres « acteurs » – ONG, réseaux
sociaux, terroristes, lanceurs d’alerte (whistle
blowers) tels que Julian Assange ou Edward
Snowden… – à éroder les apanages des États, ces
monopoles qui en faisaient les acteurs centraux
et incontestés de l’arène internationale.
La « révolution numérique »
L’ordre libéral instauré après 1945 par les
alliés occidentaux a défié le bloc communiste sur
le terrain de l’idéologie, celui où sa supériorité était
prétendument la plus manifeste, et a, par l’effet du
soft power, contribué à sa dislocation qui s’est
opérée en deux ans, entre 1989 et 1991 – même
si le mérite premier en revient aux peuples soumis
au joug soviétique. L’essayiste Francis Fukuyama
avait alors, par un article au titre provocateur, voulu
voir là une confirmation de la thèse hégélienne du
« sens de l’histoire ». D’abord en faisant valoir que
la « lutte pour la reconnaissance », postulée par
le philosophe allemand Hegel, restait une force
motrice de l’humanité – on vient à nouveau de la
voir à l’œuvre en Ukraine en ce début de 2014.
Ensuite en soulignant que la diffusion constante
des technologies et de l’ordre libéral économique
exerce un effet d’homogénéisation.
L’aspiration à la liberté et à la démocratie,
si elle peut être l’outil d’un affrontement entre
systèmes politiques, est d’abord le fruit d’un
processus multiforme qui embrasse les sociétés
au fur et à mesure de leur développement. Et
autant une phase d’industrialisation primaire peut
s’accommoder d’un régime autoritaire, autant
celui-ci, même sophistiqué, est inadapté pour
gérer la complexité des « économies de la connaissance » que sont désormais les pays avancés.
Répudiant les prétendues « valeurs
asiatiques », nombre de pays de ce continent ont
rallié l’ordre libéral, et accédé à la modernité.
L’Amérique latine, en proie aux coups d’État
et aux juntes militaires pendant des décennies,
s’est largement libérée de ces fléaux. En 2011,
plusieurs pays arabes ont à leur tour emprunté
cette voie. Avec des convulsions et des retours
La rivalité militaire avec l’URSS a servi de
catalyseur, grâce à une pléthore de programmes
de recherche aux États-Unis, à une suite de
percées dans les technologies du calcul et des
communications. Les synergies entre ces technologies ont engendré un enchaînement vertueux
qui a transformé l’ordre du monde. Elles
permettent la reproduction et la transmission de
l’information à des coûts marginaux unitaires
décroissant vers l’infinitésimal. En érigeant le
langage numérique en langage universel, elles
autorisent également l’abolition des distances, le
traitement de cette information en réseau, l’interconnexion sans limites des nœuds et l’intégration
complète des réseaux.
Grâce à la révolution numérique, l’entreprise multinationale est devenue la colonne
vertébrale de l’économie mondiale : 80 % de
la production industrielle repose sur un millier
seulement de ces entreprises, et la finance est
largement intégrée à l’échelle de la planète. Le
champ de l’économie politique nationale s’est
rétréci comme une peau de chagrin, conférant à ce système une extraordinaire autonomie
vis-à-vis de toute autorité de régulation, État ou
banque centrale.
Des milliards d’individus et des millions
d’organisations peuvent en outre interagir
grâce à ce réseau sans organisation centralisée et hiérarchisée qu’est Internet, donnant
corps à cette capacité humaine à « agir de
concert » que Hannah Arendt avait définie, en
un raccourci saisissant, comme l’essence du
pouvoir. Démultipliée par la logique de réseau
La propagation
des idéaux démocratiques
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
59
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
en arrière, inévitables, mais qui font partie
intégrante du processus, aujourd’hui comme au
long du siècle écoulé. Et il suffit de comparer une
carte des libertés politiques entre 1914 et 2014
pour mesurer le chemin parcouru.
Les trois mondes
En ce début de xxie siècle, l’expression,
les modalités, la « grammaire » de la puissance
se sont profondément métamorphosées, même
si ses ressorts profonds restent invariables. Un
modèle empirique, mais pertinent, pour décrire
ces modalités est celui d’une caractérisation des
États en fonction de leur développement historique, qu’a énoncée le diplomate et essayiste
britannique Robert Cooper en subdivisant le
monde en trois grands ensembles – prémoderne,
moderne et postmoderne.
l L’ensemble prémoderne est défini par des
constructions politiques issues des vagues
de décolonisation, formations fragiles qui ne
correspondent guère à la définition wébérienne
de l’État, unique détenteur du monopole de la
violence légitime, dont l’autorité centrale est
défiée par des régions insoumises, des factions,
des « chefs de guerre ». C’est là que germent
non seulement la plupart des conflits et guerres
civiles qui interpellent la conscience – justifiant quelquefois l’intervention –, mais aussi le
pouvoir de nuisance des activités criminelles
qui, à l’instar des camps d’entraînement d’AlQaida, peuvent se développer impunément hors
d’atteinte de la responsabilité étatique.
l Toujours engagé dans une phase d’industrialisation rapide, le monde moderne est celui du
système interétatique classique, « westphalien ».
Il est ordonné par l’équilibre, par la force garante
60
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
de la souveraineté et de la sécurité, et réglé par
la Charte des Nations Unies et les procédures,
plus ou moins fiables, pour en faire respecter
les prescriptions. C’est un monde constamment
menacé de bouleversements, à la faveur de la
redistribution de la puissance, avec l’apparition des puissances émergentes – Chine, Inde,
Brésil, Mexique, Afrique du Sud, Indonésie,
Turquie… – qui éprouvent le besoin de convertir
leur prospérité nouvelle en force militaire. C’est
là que l’on trouve aussi la Russie, revenue en
force après une période de relative éclipse,
résolument ancrée dans ce monde et déterminée
à regagner les positions perdues suite à la dislocation de l’Union soviétique.
l  Le monde postmoderne, enfin, formé
par la communauté des États aux économies
avancées, et qu’illustre au mieux la construction
européenne. Fondée sur les principes d’interférence mutuellement acceptée dans les affaires
intérieures, de transparence réciproque, de
sujétion des conduites étatiques à des disciplines
consenties et à un ordre juridictionnel agréé, de
partage des compétences étatiques dans nombre
de domaines, cette démarche rend caduque la
logique millénaire de la force militaire. Même
si elle n’évacue pas les intérêts nationaux et les
rapports de force, le modèle qu’elle dessine est
celui qui se rapproche le plus du projet kantien de
« paix perpétuelle ».
Pour autant, ces États ont un pied dans les
deux autres « mondes », et à chaque fois que
leurs sociétés politiques succombent à la tentation de l’irénisme et de la complaisance, des
éruptions telles que le 11 Septembre ou la crise
russo-ukrainienne de 2014 et l’annexion de la
Crimée les rappellent brutalement à la réalité des
épreuves de force et des rapports de puissance. n
Ò POUR ALLER PLUS LOIN
Les États-Unis et la Grande Guerre :
de la neutralité à l’échec de l’idéalisme wilsonien
La politique de neutralité, puis la participation des
États-Unis à la Grande Guerre servirent de toile de
fond à l’émergence du wilsonisme, qui a durablement marqué le discours américain en politique
étrangère. Les principes associés au wilsonisme – la
démocratie, l’anti-impérialisme, le droit international
et le libre-échange – ne sont pas le simple fait de
Wilson 1, mais ce dernier sut synthétiser ces notions
héritées du libéralisme et les intégrer en un système
théorique cohérent.
Fortement idéologique, voire idéaliste, le wilsonisme,
qui ne fut pourtant pas dénué par certains aspects
d’un réalisme prenant en compte les intérêts américains, se heurta à l’épreuve des réalités internationales. Plusieurs raisons expliquent son échec, de la
personnalité complexe d’un président persuadé de
détenir la seule vérité au contexte politique national
et international, en passant par la forme même du
discours wilsonien et son langage, empreint d’un
moralisme humaniste dont l’idéalisme ne pouvait que
désappointer une fois confronté à la réalité.
1914-1917, une politique de neutralité
Lorsque le conflit éclata en 1914, les États-Unis
annoncèrent leur intention d’observer une stricte
neutralité. Aucun intérêt américain n’était directement mis à mal par une guerre marquée par les
velléités impérialistes d’une Europe patriotique. Les
États-Unis se gardèrent donc de toute promesse
envers les belligérants, d’autant que le sentiment
pacifiste était vif chez les Américains, en particulier
dans les milieux progressistes ou religieux.
Cette position de neutralité semblait également
nécessaire en termes de politique intérieure, dans
un contexte où de nombreux citoyens et résidents
étaient nés à l’étranger. Le président Wilson craignait
Thomas Woodrow Wilson (1856-1924), vingt-huitième
président des États-Unis, a été élu pour deux mandats
de 1913 à 1921.
1 en effet pour la sécurité du pays, en imaginant que
les sympathisants des deux camps se déchireraient
sur le sol américain. Ainsi, certains Américains soutenaient l’Entente, la Grande-Bretagne par affinités
culturelles ou linguistiques, la France pour son soutien
lors de la révolution américaine. Mais d’autres étaient
favorables aux Empires centraux. Les Américains
d’origine irlandaise étaient notamment hostiles à la
Grande-Bretagne tandis que ceux d’origine allemande
prenaient fait et cause pour la mère patrie. Le 4 août
1914, le président Wilson signa la proclamation de
neutralité et demanda à ses concitoyens de rester
neutres le 18 août.
La politique de neutralité de Wilson s’attira les
foudres de Theodore Roosevelt qui la qualifia de
pleutrerie sans nom. L’ancien président estimait en
effet qu’une intervention américaine était une nécessité morale afin de contrer la barbarie allemande. Les
exactions commises en Belgique l’avaient convaincu
très tôt du devoir des États-Unis. Mais Th. Roosevelt
y voyait aussi une occasion de raviver les alliances
américaines en Europe et de privilégier la relation
entre la Grande-Bretagne et les États-Unis.
Surtout, la politique de neutralité de Wilson manquait
de vision, ce qui était en partie lié à la pratique
politique d’un président prenant nombre de décisions
seul. Les pays engagés dans le conflit en Europe ne
semblaient pas davantage comprendre les décisions
du président Wilson que certains de ses conseillers.
Malgré les critiques acerbes de Th. Roosevelt et des
partisans d’une intervention armée, Wilson maintint
sa politique de neutralité jusqu’en 1917, soutenu par
une opinion américaine hostile à la guerre.
Le slogan de la campagne pour la réélection de
Wilson en 1916 ne laissa pas de doute quant à la
popularité de la neutralité américaine : « Grâce à lui,
nous avons évité la guerre » (He kept us out of war).
Pourtant, l’opinion publique américaine était tenue
au courant des méfaits commis par les Allemands,
et l’indignation qui suivit le torpillage du paquebot
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
61
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
britannique Lusitania le 7 mai 1915 par l’armée
allemande, lors duquel 128 civils trouvèrent la mort,
fut grande. L’entrée en guerre inéluctable des ÉtatsUnis donna ainsi lieu à un profond renversement de
l’opinion publique, grâce au rôle central de la presse
et de la propagande.
De la neutralité à l’entrée en guerre
Alors que le président Wilson rêvait sûrement de
jouer les conciliateurs et d’imposer une paix durable,
maintenir la neutralité devint de plus en plus délicat
avec l’enlisement du conflit. Les liens économiques
privilégiés avec la Grande-Bretagne et ses alliés
rendaient de fait la neutralité américaine difficile à
observer, d’autant que Wilson ressentait davantage
de sympathie pour l’Entente que pour les Empires
centraux – à l’instar de son proche conseiller Edward
House, envoyé en Europe en 1915 et en 1916.
En outre, la menace que représentait une potentielle
victoire de l’Allemagne pour la sécurité américaine
devint plus pressante dans un contexte où l’Allemagne, violant les droits de la neutralité américaine,
déclara le 31 janvier 1917 la guerre sous-marine
totale et fit couler en mars quatre navires américains.
Le télégramme Zimmermann, promettant au Mexique
le soutien de l’Allemagne en cas de conflit contre
les États-Unis, publié par les journaux américains,
suscita l’indignation de l’opinion publique 2.
Ainsi, l’entrée des États-Unis dans la Grande Guerre
en avril 1917 donne lieu à plusieurs interprétations
historiques. Certains soulignent l’influence d’un
complexe militaro-industriel et financier soucieux
de préserver ses intérêts économiques 3. D’autres y
voient la marque d’une élite politique voulant assurer
la victoire d’un capitalisme libéral en réaction au
militarisme, au colonialisme et au communisme.
D’autres encore insistent sur la position stratégique
Le 22 février 1917, le service britannique chargé du décryptage parvint à décoder un télégramme envoyé par le ministre
allemand des Affaires étrangères, Arthur Zimmermann, à
l’ambassadeur d’Allemagne à Washington qui annonçait
l’imminence d’une guerre sous-marine totale et présentait
des projets d’alliance avec le Mexique destinés à empêcher
toute intervention des États-Unis dans la guerre en Europe.
L’interception du message produisit l’effet inverse en précipitant l’entrée en guerre des États-Unis.
3 C’est là la conclusion de l’enquête sénatoriale américaine
de 1934-1935, qui a depuis été réévaluée par de nombreux
historiens.
2 62
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
d’un président souhaitant imposer une paix durable
et qui se trouva cependant confronté à la guerre
sous-marine allemande.
L’intervention militaire américaine fut décisive,
arrivant à point nommé à un moment où les forces
alliées étaient en proie à la lassitude. L’envoi massif
d’hommes et de matériel en Europe donna aux Alliés
un avantage non négligeable, effectif surtout pendant
l’été 1918. Aux États-Unis, l’entrée dans le conflit fit
du pouvoir fédéral le moteur principal de l’économie
américaine et des changements sociaux, en sus de
la préparation militaire. Le gouvernement régula la
production, l’industrie, l’agriculture, les transports et
les prix, organisa la conscription, contrôla l’opinion
publique pour étouffer toute dissidence.
La présidence en fut bouleversée. L’exécutif vit son
rôle grandir, tant en politique intérieure, puisque
Wilson tint à appliquer son programme de guerre,
mais aussi à l’international, puisque, prophète de la
paix, le président en vint à incarner les États-Unis
ainsi qu’une certaine vision des relations internationales. En effet, l’intervention américaine fournit
une justification morale au conflit : les démocraties
d’Europe de l’Ouest, alliées avec les États-Unis et
la Russie débarrassée du régime tsariste, combattaient pour la libération des peuples opprimés,
contre la tyrannie.
Une théorie à l’épreuve
des réalités internationales
La conception wilsonienne de l’intervention américaine dans la Grande Guerre fut dès le départ celle
d’une croisade pour la démocratie. La foi chrétienne
du président Wilson, sa croyance en la démocratie et
sa conviction que les États-Unis avaient un rôle spécial
à jouer dans l’histoire prévalurent. Selon Wilson, les
causes de la guerre tenaient à deux facteurs : les
systèmes autocratiques, dans lesquels le pouvoir
politique était monopolisé par une élite aux dépens
de l’ensemble de la population, et l’oppression des
minorités ethniques par les groupes dominants politiquement. Il estimait que des États libres et démocratiques garantiraient une paix universelle. Ce fut là le
fondement du programme que le président Wilson
présenta en quatorze points dans son message au
Congrès le 8 janvier 1918.
À l’issue du conflit, l’arrivée du président Wilson
en Europe pour participer à la conférence de la
Paix débutant le 18 janvier 1919 donna lieu à des
scènes de liesse populaire sans pareilles. Accueilli en
héros, il incarnait pour les populations européennes
la promesse d’un nouvel ordre mondial et d’une
nouvelle approche des relations internationales.
Le contraste entre la théorie politique de Wilson et
la pratique, perceptible dès le début de la conférence, n’en fut que plus douloureux. Les puissances
victorieuses qui dominaient politiquement et économiquement le monde n’étaient pas vraiment prêtes
à abandonner leur ascendant ni à compromettre
leurs intérêts nationaux. Ainsi, le principe d’équilibre
entre les nations, cher à Wilson, fut dès le départ
compromis, y compris parmi les nations qui avaient
gagné la guerre. En effet, les débats pendant la conférence furent dominés et dirigés par cinq grandes
puissances, les États-Unis, la Grande-Bretagne, la
France, l’Italie et le Japon.
Cette domination des puissances fut relayée par le
projet de la Société des Nations (SDN), présenté le
28 avril par Wilson, puisqu’il leur assurait un siège
permanent au Conseil de la nouvelle organisation. Le
droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, clef de
voûte du système international wilsonien, ne fut pas
respecté pour les colonies des empires français et
britannique. Les principes présentés comme universels ne devaient donc s’appliquer qu’aux populations
occidentales blanches.
L’échec du traité de Versailles
Lorsque le Sénat américain refusa d’autoriser la ratification du traité de Versailles le 19 mars 1920, Wilson
ne s’attendait pas à ce désaveu total de sa politique.
Il était persuadé que le pouvoir du président en
politique étrangère était absolu, et que le Sénat
serait obligé de le soutenir dans ses décisions.
Outre ce que l’on pourrait appeler l’aveuglement du
président, plusieurs raisons expliquent cet échec :
le choix de Wilson de demeurer presque six mois
en Europe pour la conférence, excepté pour un
bref retour à Washington, avait excédé plus d’un de
ses compatriotes, d’autant que c’était la première
fois que le chef de l’exécutif se rendait à l’étranger
pendant son mandat.
En outre, comble de l’ironie pour le chantre de la
démocratie à l’international, Wilson ne semblait
pas se soucier du choix démocratique exprimé dans
son propre pays. En effet, alors que les élections
de novembre 1918 avaient redonné la majorité du
Congrès aux républicains, Wilson ne choisit pas une
délégation reflétant ce choix de l’opinion publique
américaine pour l’accompagner à Paris. Erreur
politique majeure, Wilson ne prêta pas attention
à l’opposition législative qui se dessina bien avant
que le traité fût soumis au vote. Certains de ses
concitoyens virent l’affiliation des États-Unis à la
SDN comme une perte de souveraineté nationale.
Le refus du Sénat de voter en faveur du traité sonna
le glas de la participation américaine au processus
de paix, et les États-Unis s’isolèrent de nouveau
diplomatiquement.
L’influence du wilsonisme
La politique étrangère du président Wilson a eu une
influence considérable, notamment en termes idéologiques et discursifs. L’échec de Versailles et l’impopularité de Wilson après 1920 firent cependant que
son impact sur la politique étrangère américaine fut
quelque peu déconsidéré jusqu’à la fin de la Seconde
Guerre mondiale. C’est au moment de la création d’un
nouvel ordre international après 1945 que Wilson fut à
nouveau reconnu et célébré comme l’instigateur d’une
vision de la paix universelle, comme un précurseur et
un visionnaire d’un ordre mondial.
Le wilsonisme, défini par un idéalisme, inspira et
inspire toujours un discours teinté de religiosité
et empreint de valeurs politiques aux accents
messianiques. De nos jours, l’influence de Wilson
se retrouve tant chez les démocrates que chez les
républicains qui ont la volonté de façonner un ordre
international libéral pérenne selon des valeurs
américaines.
Claire Delahaye *
* Ancienne élève de l’École normale supérieure de Lyon, maître
de conférences à l’université François-Rabelais de Tours et
membre du centre de recherches « Interactions culturelles et
discursives ». Sa thèse, dirigée par Serge Ricard, a obtenu le
prix de thèse de la Sorbonne Nouvelle et a été publiée sous
le titre Wilson contre les femmes aux Presses de la Sorbonne
Nouvelle en 2012.
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
63
dossier
L’Été 14 : d’un monde à l’autre
Les conséquences
économiques
de la Grande Guerre
Markus Gabel *
* Markus Gabel
est rédacteur-analyste à la revue
Problèmes économiques de
La Grande Guerre constitue une matrice pour le XXe siècle.
Catastrophe fondamentale du XXe siècle selon la formule
de l’historien et diplomate américain George F. Kennan,
elle marquerait non seulement une discontinuité totale
avec le passé mais contiendrait également en germe la Seconde
Guerre mondiale et la guerre froide. D’autres historiens soulignent
en revanche les continuités avec l’époque coloniale, voire
avec l’ensemble des tendances du XIXe siècle. Selon eux, la Grande
Guerre aurait agi comme un accélérateur tout en s’inscrivant
dans un continuum historique. C’est à l’aune de ces différentes
interprétations qu’il convient d’analyser ses conséquences économiques.
La Documentation française et chercheur
associé au Centre d’information
et de recherche sur l’Allemagne
contemporaine (CIRAC).
Comprendre les conséquences économiques de la Grande Guerre ne peut se faire
sans évoquer au préalable les dévastations colossales que cette confrontation a causées. Aux dix
millions de morts qui ont déformé la pyramide
démographique des pays combattants pour de
nombreuses décennies s’ajoutent les destructions
matérielles de grande ampleur, maisons, usines,
infrastructures. Des régions entières, dont un
grand nombre de villes, ont été détruites, surtout
en Belgique et dans le nord de la France. Certains
villages et outils de production ont disparu à
jamais tandis que des terres agricoles devenaient
inutilisables pour des décennies.
L’économie mondiale
devient multipolaire
L’Europe sort très affaiblie des combats.
Sa perte d’influence donne lieu à un effet de
64
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
balancier en faveur d’autres pays comme le
Japon, la Chine – qui connaît un premier essor
commercial international – et les États-Unis.
Débiteurs de l’Europe avant 1914, les États-Unis
deviennent après la guerre le premier bailleur de
fonds mondial 1. Après 1945, ils s’imposent de
loin comme la première puissance économique
et financière mondiale et leur suprématie s’étend
à la sphère sociale et culturelle. Tant l’économie
de marché d’inspiration libérale que la société de
consommation – The Americain way of life – se
diffusent peu à peu à l’ensemble de la planète,
y compris aux anciens pays communistes après
la chute du mur de Berlin. Ayant supplanté
1
Le stock d’or américain a beaucoup progressé pendant la
guerre et représente en 1919 environ la moitié du stock mondial.
Voir Paul Bairoch, Victoires et déboires. Tome III. Histoire
économique et sociale du monde du xVie siècle à nos jours,
Gallimard, Paris, 1997.
Un siècle de création de richesse dans le monde
En 1913
Part du PIB par pays/territoires
dans le PIB mondial
(en %)
18,9
10,0
3,5
0,9
0,2
0,0
Moyennes emboîtées
(avec isolement
des valeurs supérieures)
En 2008
x 26
30 000
PIB mondial
(en milliards de dollars
constants de 1990)
15 000
5 000
Planisphère oblique ;
projection à compensation régionale. J. Bertin, 1953.
NB : pour 1913, frontières de 1914, pour 2008, frontières de 2008.
1900
1925
1950
1975
Source : Angus Maddison, The World Economy: Volume 1: A Millennial Perspective and Volume 2: Historical Statistics, 2008.
la livre sterling au lendemain de la Première
Guerre mondiale, le dollar est resté jusqu’à ce
jour la monnaie pivot du système monétaire
international.
Signé le 28 juin 1919 entre l’Allemagne
et les Alliés, le traité de Versailles a amorcé une
nouvelle organisation internationale, largement
inspirée des « quatorze points » du président
2008
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014
50 000
américain Woodrow Wilson. La création d’un
forum de discussion international, incarné par
la Société des Nations (SDN), annonce celle de
l’Organisation des Nations Unies (ONU) en 1945,
à laquelle viendront s’ajouter d’autres institutions
comme le Fonds monétaire international (FMI), la
Banque mondiale, le GATT (General Agreement
on Tariffs and Trade, Accord général sur les tarifs
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
65
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
douaniers et le commerce), future Organisation
mondiale du commerce (OMC).
Si à l’issue de la Première Guerre mondiale
les pays européens sont affaiblis et voient leur
poids dans le monde diminuer, le conflit a également mis en lumière l’utilité d’une réconciliation
entre les peuples du Vieux Continent, s’appuyant
sur un projet européen commun et capable
de garantir à la fois prospérité économique et
sécurité. Pensé dans les années 1920 et 1930,
ce projet est réalisé après 1945. Aujourd’hui,
l’Union européenne est de loin la première
puissance commerciale au monde. Son produit
intérieur brut (PIB) équivaut à environ un quart
du PIB mondial 2.
La Grande Guerre constitue donc, en
termes géostratégiques, le coup d’envoi d’un
monde réellement multipolaire. Son effet sur
la mondialisation économique et financière est
cependant plus complexe. Avant 1914, le monde
a connu une première mondialisation. Mais il
s’agissait d’une « mondialisation coloniale »,
basée sur des situations de rente. Les deux guerres
mondiales et la décolonisation ont mis fin à ce
processus plaçant l’investissement et le développement au premier rang. Il faut attendre les
années 1970 pour voir naître une nouvelle forme
de mondialisation, portée par des flux d’échanges
commerciaux comparables à ceux de 1900.
Force est néanmoins de constater que les
marchés financiers et les marchés du travail
étaient plus intégrés il y a cent ans qu’ils ne le
sont actuellement. En 1914, Londres était de loin
le premier centre financier mondial. Les centres
financiers se sont désormais multipliés même
s’ils demeurent souvent liés à une aire géographique – comme Hong Kong, Sydney ou São
Paolo –, signe d’un régionalisme qui se constitue
en opposition à la mondialisation 3. Une tendance
comparable est observable sur les marchés du
travail, où la régulation actuelle des flux d’immigration aux niveaux local et régional, nettement
plus stricte qu’en 1900, empêche une véritable
intégration mondiale du facteur travail.
Une expérience
de l’inflation qui marque
durablement les esprits
L’inflation déclenchée pendant et après la
guerre a également considérablement affaibli les
pays européens. Le phénomène est alors tout à
fait nouveau, puisque le xixe siècle a connu une
grande stabilité monétaire. L’effort de guerre
a ruiné les finances publiques des États 4. À
la fin de la guerre, certains pays atteignent des
seuils inédits d’endettement, un problème qui
– à l’exception d’une courte période dans les
années 1960 – les accompagne tout au long du
siècle (voir infra).
L’Allemagne doit faire face à la situation
la plus difficile, aggravée notamment par les
réparations prévues par l’article 231 du traité de
Versailles 5. Fixées à la conférence interalliée de
Londres en 1922 à 132 milliards de marks-or, ces
réparations touchent un pays auquel le traité de
Versailles a retiré une partie importante de son
territoire – des régions très riches en matières
premières et dotées d’une industrie sidérurgique puissante. Face à la crise économique qui
s’installe, les gouvernements allemands successifs font donc marcher la planche à billets.
L’inflation, qui avait déjà atteint 20 % par an
pendant la guerre, s’emballe. Entre janvier 1921
et novembre 1923, les prix sont multipliés par
dix milliards, réduisant à néant l’épargne de
millions d’Allemands et contribuant à l’appauvrissement d’une grande partie de la population. Le souvenir, vivace en Allemagne, de cette
expérience douloureuse explique la grande
vigilance qu’accordent les actuels responsables
politiques du pays à la stabilité monétaire et
financière au sein de l’Union européenne.
En Allemagne, la dette publique qui, avant la guerre, représentait
un sixième du revenu national, s’élevait après à trois fois la
richesse nationale. En France, la dette a triplé durant la guerre.
5 Les réparations, perçues par l’Allemagne comme une
condamnation morale et un aveu de culpabilité, constituèrent
une pomme de discorde majeure dans l’entre-deux-guerres entre
Paris et Berlin.
4 Le produit intérieur brut (PIB) de l’Union européenne, de
16 634 milliards de dollars en parité de taux de change nominal
en 2012, correspondait à 23,21 % du PIB mondial.
3 Georges-Henri Soutou, « L’héritage de la Grande Guerre :
États souverains, mondialisation et régionalisme », Politique
étrangère, no 1, printemps 2014, p. 41-54.
2 66
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
L’hyperinflation
en Allemagne (1919-1923)
1 000 000 000 000
100 000 000 000
10 000 000 000
1 000 000 000
100 000 000
Des structures économiques
plus rationnelles
et plus sociales
10 000 000
La Grande Guerre a façonné un grand
nombre de pratiques et de normes du xxe siècle
ainsi que confirmé la prééminence économique
et sociale du rôle de l’État. Au plan technique, les
nécessités de la production en condition de guerre
ont poussé l’industrie européenne à développer
le travail à la chaîne imité des méthodes américaines. Le taylorisme et le fordisme se sont
généralisés en Europe à cette occasion.
L’appareil productif a ensuite entamé une
phase de concentration. L’organisation plus
moderne de la production s’étend à d’autres
domaines comme les méthodes de vente avec
le développement de la publicité. Le progrès
technique prolonge la deuxième révolution industrielle et permet à la productivité
d’atteindre des niveaux sans précédent. Cette
hausse entraîne celle des investissements et des
salaires, augmentant le bien-être de pans de plus
en plus larges de la population.
En matière fiscale aussi, la guerre a entraîné
des changements. En France, un nouvel impôt
direct, l’impôt sur le revenu, est mis en place à
partir de 1914 pour faire face aux dépenses engendrées par l’effort de guerre. Son adoption conduit
à la suppression en 1926 de l’impôt sur les portes
et fenêtres remontant au Moyen Âge. Dans le
Concert des grandes nations, la France est l’un
10 000
6 En pesant lourdement sur les rentiers, la guerre a mis la
bourgeoisie au travail (A. Prost, La Croix, 14 janvier 2014).
L’inflation progresse durant les années 1920 et, en 1928, le
président Raymond Poincaré procède à une dévaluation du franc
en le fixant à un cinquième de sa valeur de 1914.
100 000
Cours du dollar
à la Bourse
de Berlin
1 000
100
10
Variation
de la Bourse
1
(base 1 : juil. 1919)
Mai
Septembre
1923
Janvier
Mai
Septembre
1922
Janvier
Mai
1921
Janvier
Mai
Septembre
1920
Janvier
Mai
Septembre
Janvier
1919
Source : “Lebendiges virtuelles Museum Online” (LeMO)
du Deutsches Historisches Museums (www.dhm.de) à Berlin
http://www.dhm.de/lemo/objekte/statistik/infstad.
Extraction des données le 6 mai 2014.
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014
1 000 000
Septembre
En France, la valeur du franc en livre sterling
est divisée par dix entre 1919 et 1926. Acceptée
au début, l’inflation, qui aide à diminuer l’endettement public, finit par peser sur la population 6.
Cette période inflationniste dure jusque dans les
années 1980 et détermine les politiques économique et budgétaire françaises. Le recours à la
dévaluation du franc pour gagner en compétitivité
correspond à une perception de l’inflation peu en
phase avec celle du voisin germanique.
des derniers pays à avoir adopté cet impôt sur
le revenu. L’Allemagne et la Grande-Bretagne
l’avaient introduit au début du xixe siècle, et les
États-Unis en 1913, après de longues querelles
constitutionnelles.
Sur le plan social, la Grande Guerre
constitue une véritable rupture. En Allemagne,
c’est à partir de cette époque que se développe la
cogestion patronat-syndicat dans les entreprises.
Les années de l’après-guerre marquent également le début d’une réglementation sociale au
niveau international. Le traité de Versailles a créé
l’Organisation internationale du travail (OIT) qui
généralise en 1919 la journée de travail de huit
heures, suivie de l’obligation du repos hebdomadaire en 1921 et de celle de l’établissement d’un
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
67
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
système d’assurance-maladie et d’assuranceaccident obligatoire un peu plus tard.
Une nouvelle société prend forme dès les
années 1920 qui porte en elle la croyance d’une
augmentation continue du pouvoir d’achat
– conception qui se renforce en particulier pendant
les Trente Glorieuses. Mais l’ascenseur social
commence à se gripper avant la fin du xxe siècle
et certains économistes évoquent désormais le
risque d’un retour à la société d’Ancien Régime
dans laquelle le patrimoine est concentré entre
les mains d’une minorité et où il est quasiment
impossible de s’enrichir par son travail 7. Enfin,
la Grande Guerre a également donné un élan à
l’émancipation des femmes 8.
PIB par habitant (1913-2008)
2000
2008
1980
1960
1940
1913
1920
En milliers de dollars constants de 1990
30
20
10
5
1
États-Unis
Moyenne mondiale
Royaume-Uni
Le coup d’envoi
de l’État-providence
France
Japon
20
10
5
1
Allemagne*
Turquie
URSS
puis Russie**
Brésil
Afrique
du Sud
5
1
Inde***
* Pour l’Allemagne :
- 1913-1935, frontières de 1913 sans l’Alsace-Lorraine ;
- 1936-1949, frontières de 1936 ;
- 1950-1990, frontières de 1991 avec l’Ouest et l’Est réunis.
** Pour l’URSS, les données de 1913 à 1989 se réfèrent aux
frontières de 1990, à partir de 1990 ce sont les données pour la
Russie.
*** Pour l’Inde, les données de 1913 à 1949 incluent
le Bangladesh et le Pakistan.
Source : Angus Maddison, The World Economy: Volume 1:
A Millennial Perspective and Volume 2: Historical Statistics, 2006.
68
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014
Chine
La guerre de 1914-1918 marque le début
d’une forte expansion du périmètre de l’État. En
France, par exemple, les prélèvements obligatoires, qui n’avaient guère bougé depuis la
Restauration, passent de 10 % à 15 % du PIB
en 1918 – ils se situent aujourd’hui à plus de
46 %. Après la guerre, les pensions à verser aux
orphelins, aux mutilés et aux veuves de guerre
amorcent la généralisation de la protection
sociale et de l’État-providence.
Une fois la guerre terminée, le souhait d’un
retour « à la normale » – l’intervention publique
dans l’économie pendant la guerre étant alors
perçue comme un remède exceptionnel à une
situation exceptionnelle – se fait sentir dans
tous les pays. Dans les années 1920, le libéralisme triomphe. Mais, très vite, la crise de 1929,
les succès du modèle soviétique du tournant des
années 1930 et les défis de la Seconde Guerre
mondiale signent le retour de l’État et d’une
certaine forme de planification centralisée. La
croissance qui suit la Seconde Guerre mondiale
aide à la mise en place de l’État-providence dans
la plupart des pays occidentaux.
Voir Thomas Piketty, Le Capital au xxie siècle, Le Seuil, Paris,
2013.
8 Sur cette question, voir l’encadré de Christelle Taraud dans le
présent dossier.
7 © Wikicommons
Usine allemande de fabrication de minenwerfer
(lanceur de mine) et de munitions en 1916.
Ces évolutions sont à l’origine d’une
augmentation importante des dépenses
publiques durant le xxe siècle. En France, elles
représentent 57 % du PIB en 2013 – contre 38 %
en 1974 et 17 % en 1913 (pour l’Allemagne, les
chiffres respectifs sont : 45 %, 43 % et 16,5 % ;
pour le Royaume-Uni : 48,5 %, 48 % et 20 %).
L’explosion des dépenses liées à la protection sociale en est largement à l’origine, avec
néanmoins des écarts nationaux importants,
puisque, en 2012, elles représentaient 30 % du
PIB en Corée du Sud et 59 % au Danemark 9.
libéralisme classique du laisser-faire de l’avantguerre – prêtant à l’État les seules fonctions
régaliennes et laissant le marché s’autoréguler. Désormais, l’État s’assigne un rôle actif
dans le pilotage de l’économie. Cette nouvelle
prérogative avait commencé à s’imposer à la
fin du xixe siècle avec le renforcement du rôle
de l’État comme gendarme des marchés – lois
antitrust aux États-Unis en 1890 et en 1914 – et
la conviction qu’il devait intervenir en présence
d’externalités négatives – comme la pollution –
ou pour financer par l’impôt certains biens ou
services publics.
L’État à la manœuvre
Il convient de souligner l’influence pérenne
des analyses de John Maynard Keynes (18831946), qui attribue un rôle tout à fait nouveau
aux politiques économiques. Selon l’économiste de Cambridge, les réparations prévues par
le traité de Versailles ne pouvaient que difficilement être payées par un pays affaibli et décimé.
En France comme ailleurs, la mise en
place de l’État-providence marque la fin du
9 Certains pays ont récemment réussi à stabiliser (l’Australie,
le Royaume-Uni) ou à inverser (la Suède, l’Allemagne) cette
tendance.
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
69
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
Comme il le prédisait dès 1919 dans son ouvrage
Les Conséquences économiques de la paix (The
Economic Consequences of the Peace), elles
risquaient même de conduire les États européens
à une nouvelle catastrophe.
Compte tenu de l’interdépendance économique régnant au sein de l’Europe, l’austérité
que l’Allemagne doit s’imposer pour verser les
réparations pèse lourdement sur ses voisins.
Les importations allemandes diminuent et ses
produits exportés deviennent plus compétitifs.
Le conflit a en outre détruit une bonne partie des
infrastructures et fortement déstabilisé le système
monétaire européen. Ainsi, selon Keynes, l’effort
aurait dû porter sur la reconstruction de l’espace
économique européen.
Dès 1919, Keynes proposait l’adoption
d’une politique de relance, reposant sur le crédit,
qui aurait aidé l’Allemagne et le reste de l’Europe
à financer la reconstruction. Une fois la situation
économique allemande consolidée, le pays aurait
retrouvé les ressources nécessaires pour payer à
la fois réparations et crédits. Ce n’est qu’à partir
du milieu des années 1920 que les gouvernements américain et anglais rejoignent peu à peu
cette position en proposant les plans Dawes
de 1924 et Young de 1929.
Keynes développe ces idées en 1936 dans
sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et
de la monnaie (General Theory of Employment,
Interest, and Money). Derrière cette « révolution keynésienne » figure la conviction que
les mécanismes d’auto-ajustement du marché
ne permettent pas forcément une allocation
optimale des ressources. Il revient à l’État de
soutenir la croissance, de stimuler l’économie
par des politiques conjoncturelles de relance de
la demande en engageant des dépenses publiques
supplémentaires. La pensée keynésienne a eu
une influence déterminante sur les politiques
économiques de très nombreux pays tout au long
du xxe siècle. La croyance dans la possibilité de
« gérer » l’économie, c’est-à-dire de « piloter »
les cycles économiques (le « fine-tuning »), guide
jusqu’à nos jours le comportement des gouvernements et des banques centrales – pour le meilleur
et pour le pire 10.
70
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
Un fil rouge
entre 1914 et 2014 ?
La Grande Guerre et plus encore le second
conflit mondial ont entraîné une explosion de
l’endettement public. Pour le contenir et in fine
le réduire, les gouvernements se sont servis
d’un ensemble de mesures réunies sous le terme
de répression financière 11. Après la Première
Guerre mondiale, cette répression financière
a principalement pris la forme de l’inflation.
Après 1945, elle a été complétée par le contrôle
des capitaux, l’encadrement du crédit et, surtout,
une politique de taux d’intérêt très faibles. La
crise financière née en 2008 s’est soldée par une
nouvelle explosion des dettes publiques, comparable à celle traversée par les pays en période de
guerre. Les gouvernements ont alors recouru à
une nouvelle forme de répression financière, en
adoptant des taux d’intérêt quasiment nuls et
en réorientant de façon plus ou moins coercitive l’épargne privée vers les titres publics. Cette
politique a été mise en place par les banques
centrales du monde entier.
Autre forme de répression financière, les
transferts financiers sont apparus avec le traité
de Versailles, qui imposait de lourdes réparations
à l’Allemagne 12. Ces réparations avaient également comme fonction d’alléger le poids de la
dette des pays vainqueurs. Mais le versement des
réparations a connu de nombreuses tribulations :
faillite de l’Allemagne en 1922, occupation de
la Ruhr et, en particulier, deux grands plans de
10 Les idées de Keynes ont été très critiquées, leur application
ayant notamment été remise en cause par les travaux de Friedrich
von Hayek, Milton Friedman (grand rénovateur du monétarisme qui considère inefficace, voire nuisible, le rôle de l’État en
matière de politique monétaire), Robert Lukas, Thomas Sargent
ou Finn E. Kydland.
11 « La répression financière englobe l’obtention par l’État de
prêts préférentiels auprès de publics nationaux captifs (tels que
les fonds de pension ou les banques nationales), le plafonnement explicite ou implicite des taux d’intérêt, la réglementation
des mouvements de capitaux transnationaux et, plus généralement, le resserrement des liens entre l’État et les banques, par
une participation publique explicite ou par une lourde “pression
morale”. » (Carmen M. Reinhart, « Le retour de la répression
financière », Revue de la stabilité financière, Banque de France,
no 16, avril 2012, p. 40.)
12 L’Autriche, la Hongrie, la Bulgarie et l’Empire ottoman
auraient également dû payer des réparations.
13 À la conférence de Lausanne de 1932, les Alliés décident de
renoncer à toute indemnité de guerre, ce qui libère l’Allemagne
des réparations. Le pays a finalement payé 23 milliards de marks,
soit 17 % du montant prévu en 1921. L’Allemagne a néanmoins
dû honorer les dettes contractées sur les marchés lors des
emprunts Dawes et Young. Après 1949, la République fédérale
d’Allemagne (RFA), contrairement à la République démocratique allemande (RDA), a continué de les honorer, le dernier
versement lié à ces prêts ayant eu lieu en 2010.
14 Il s’agit largement d’un boom de la consommation qui n’est
pas accompagné de réformes structurelles, contrairement aux
exigences de la stratégie de Lisbonne qui prévoyait dès 2000 la
mise en place d’une politique de compétitivité, outil indispensable au bon fonctionnement de la monnaie unique.
© Historial de Péronne/STR
restructuration et d’allègement du volume des
réparations, les plans Dawes et Young 13.
La récente crise des dettes souveraines en
Europe a remis à l’ordre du jour la question des
transferts financiers. À nouveau, l’Allemagne
s’est trouvée au centre des débats, rejointe
cette fois-ci par l’Autriche, les Pays-Bas et la
Finlande. Cette crise est liée à l’introduction de
l’euro et au boom économique que la monnaie
unique a entraîné dans certains pays de l’Union
européenne, comme l’Irlande, le Portugal,
l’Espagne, la Grèce, l’Italie, la Slovénie ou la
Hongrie. La croissance 14 a été rendue possible
par la forte baisse des taux d’intérêt et la manne
des crédits, provenant souvent des pays du
centre de l’Europe. Cependant, les prêteurs des
années 2000 ont négligé de prendre en compte
la richesse intrinsèque et les prévisions de
croissance, principalement des pays du sud de
l’Europe. Dix ans plus tard, face à des niveaux
d’endettement devenus insupportables et à un
décalage compétitif de plus en plus important
entre pays européens, les marchés financiers
ont retiré leur confiance aux pays du sud de la
zone euro.
Les pays en crise se sont alors trouvés face
à trois options : pratiquer des politiques d’austérité, faire défaut (ou négocier des restructurations de leurs dettes) et, enfin, sortir de l’euro. À
des degrés divers, les pays concernés ont finalement mis en place – sous l’égide du FMI et de
la Commission européenne – une combinaison
des deux premières options. Ils sont grandement épaulés par la Banque centrale européenne
(BCE), qui a nettement assoupli sa politique
monétaire pour pouvoir renflouer les marchés
par des liquidités. In fine, ce sont les créanciers
des autres pays européens – en particulier l’Allemagne, mais aussi la France – qui paient un lourd
tribut, si les dettes sont restructurées.
L’amorce d’une nouvelle forme de transfert financier a en outre été instaurée via le
Fonds européen de stabilité financière (FESF),
devenu Mécanisme européen de stabilité (MES),
auquel tous les pays de la zone euro ont versé
des contributions. Cette crise, qui est toujours en
cours, a permis des progrès renforçant l’union
économique et monétaire – d’abord le MES et
ensuite l’Union bancaire, créée en mars 2014
pour améliorer le fonctionnement de la zone
euro. Cependant, les questions d’un véritable
fédéralisme financier et d’une réorganisation
des responsabilités et des pouvoirs décisionnels
nationaux au sein de l’Union européenne restent
toujours ouvertes.
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
71
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
Peut-on comparer
la situation économique
de 2014 avec celle de 1914 ?
En 1914, l’État allemand jouait un
important rôle incitatif et d’entraînement pour
l’économie du pays. Il était à la fois donneur
d’ordre auprès des industries d’armement,
menait une politique de protectionnisme,
facilitait les concentrations industrielles et
développait une politique sociale novatrice. Le
taux de croissance du PIB allemand dépassait
celui des autres pays européens et, à la veille de
la guerre, l’Allemagne était devenue le premier
exportateur mondial. La position économique
actuelle de la Chine ainsi que le rôle qu’y joue
l’État sont sur de nombreux points semblables
à la situation de l’Allemagne en 1914. Le pays
est le premier exportateur mondial et dépasse les
États-Unis en termes de production industrielle
et de croissance économique.
Si 2014 n’est pas 1914, des ressemblances
existent et des parallèles peuvent être dressés.
L’Allemagne occupe à nouveau une situation
centrale en Europe, son poids et son rôle dans
l’économie sont comparables à ceux de 1914.
L’actuelle interdépendance économique et
financière, au sein de l’Europe comme sur le
plan mondial, est proche de celle qui prévalait
entre l’Angleterre et l’Allemagne en 1914. La
rivalité et l’interdépendance entre la Chine et
les États-Unis présentent des similitudes avec
l’émergence de l’Allemagne comme challenger
de l’Angleterre il y a cent ans. Dans les deux cas,
un pays en situation d’hégémonie est défié par
un pays émergent qui bénéficie d’une économie
particulièrement dynamique et d’un potentiel
militaire important 15.
Il y a cent ans, la rivalité anglo-allemande
pour la domination économique mondiale a
72
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
indéniablement joué un rôle dans la marche
au conflit, bien que, lors des jours décisifs de
juillet-août 1914, cet antagonisme ne semble
pas avoir été au centre des réflexions des
dirigeants 16. Pour comprendre les causes de
la guerre, trois explications majeures peuvent
être distinguées : la lecture marxiste des guerres
impérialistes, l’interprétation qui attribue à la
seule Allemagne la responsabilité du conflit 17 et,
enfin, l’interprétation selon laquelle les nations
européennes auraient, dans un jeu d’interactions
multiples, glissé comme des somnambules vers la
guerre, sous-estimant collectivement le danger 18.
Si l’on soutient la dernière interprétation, on peut en conclure que de nos jours, pour
prévenir tout risque de conflit, des efforts doivent
être entrepris afin de favoriser l’intégration la
plus étroite possible des puissances émergentes
– la Chine notamment – dans la mondialisation et au sein du système institutionnel international. Si, au contraire, on retient le principe
du seul agresseur, l’Allemagne hier, la Chine
aujourd’hui, on pourrait être tenté d’adopter une
ligne très dure à l’encontre de Pékin. Finalement,
« le recours à l’Histoire est surtout éclairant
lorsque nous comprenons que nos discussions à
propos du passé sont aussi ouvertes que devraient
l’être nos réflexions sur le présent » 19. n
15 Sur les parallèles entre l’Allemagne de 1914 et la Chine
de 2014, voir la contribution de Pierre Grosser dans le présent
dossier.
16 Romaric Godin, « Les rivalités économiques ont-elles conduit
l’Europe à la guerre ? », La Tribune, no 77, 7-14 février 2014.
17 Fritz Fischer, Der Griff nach der Weltmacht, Droste Verlag,
Düsseldorf, 1961 et 2013. La question de la responsabilité
allemande dans le déclenchement du conflit fait l’objet de
nombreux débats. Voir l’entretien avec l’historien allemand Gerd
Krumeich dans le présent dossier.
18 Voir Christopher Clark, Les Somnambules. Été 1914 : comment
l’Europe a marché vers la guerre, Flammarion, Paris, 2013.
19 Christopher Clark, « 1914 rime avec aujourd’hui », Le Monde,
15 janvier 2014.
Ò POUR ALLER PLUS LOIN
L’horizon du courage :
un siècle de cinéma des tranchées
Le godillot cherche appui sur l’échelon glissant. Une
main agrippe le montant. La jambe accompagne
l’effort du bras et presse, alourdie par le poids du
fusil, du casque, des grenades à la ceinture, de la
boue qui macule tout, la longue pelisse comme les
bandes molletières. Ça y est : la silhouette grise, mais
qu’on sait bleu horizon, bascule en haut, de l’autre
côté. Elle se rue sous le feu, parce que le sifflet de
l’officier l’ordonne, parce qu’il le faut, malgré les
balles aveugles qui fusent, malgré les geysers de terre
qui ensevelissent les corps, malgré les camarades
qui s’effondrent.
Lorsqu’on pense à la Grande Guerre au cinéma, c’est
cet instant incompréhensible que toujours on visualise : la sortie de la tranchée. Comment ont-ils pu
faire ? Pourquoi ces hommes ont-ils accepté d’avancer
vers la mort, de soumettre leur vie à l’arbitraire atroce
de la bataille ? Vertige d’une défenestration consentie
et collective, bouillonnement indémêlable de courage
insensé, d’effroi, de panurgisme aussi, peut-être.
Recréer l’image manquante
Cette image que chaque film de tranchée répète
depuis un siècle, le cinéma ne l’a pourtant jamais
saisie « pour de vrai ». Ni les actualités de l’époque
ni les services cinématographiques des armées, quel
que soit le pays concerné, n’ont filmé la ligne de feu.
Les documentaires que l’on a pu préserver exposent
des troupes que l’on transporte ou qui défilent, ils
contemplent des batteries d’artillerie qui pilonnent,
recueillent sur leur ruban argentique les éclats
d’explosions lointaines. On n’a jamais filmé la sortie
de la tranchée et la progression dans le no man’s
land… parce qu’on ne le pouvait pas. C’était trop
dangereux, et puis la machine cinématographique
était trop lourde. Il fallait de la lumière, une belle
lumière de plein jour, pour impressionner la pellicule,
et l’opérateur aurait dû se tenir debout. Impensable.
C’est parce que cette image manque que le cinéma
n’a eu de cesse de la recréer, à profusion, avec
toute la force d’imagination dont il se sait capable 1.
Dès 1916, le super-héros italien Maciste combat
l’ennemi autrichien dans Maciste chasseur alpin
(Maciste alpino) de Luigi Maggi et Luigi Romano
Borgnetto. Au milieu des poilus, il brandit un gourdin,
invincible ! En 1919, Abel Gance, dans J’accuse !,
désigne les coupables bellicistes de la boucherie
planétaire. Les fantômes des disparus se lèvent sur
le champ de bataille, marchent vers le spectateur,
exigent des comptes.
L’entre-deux-guerres, en France, au Royaume-Uni,
en Amérique, dans l’Union soviétique naissante, et
même dans l’objectif de quelques cinéastes vaincus
– Georg Wilhelm Pabst en Allemagne par exemple –,
s’efforce ensuite de représenter et de comprendre
l’hécatombe. Voire de la tourner en dérision, tel
le soldat gaffeur joué par Charlie Chaplin dans
le premier quart d’heure du Dictateur (The Great
Dictator, 1940), seul film sur la guerre de 1914 dans
lequel on ne voit pas un seul soldat mourir, puisque
la guerre mondiale en fait déjà assez, des morts, tout
autour. La tranchée revient dans le cinéma contestataire des années 1960, après le choc des Sentiers de
la gloire (Paths of Glory, 1957) de Stanley Kubrick,
et génère au moins deux autres chefs-d’œuvre, Pour
l’exemple (King & Country, 1964) de Joseph Losey
et Les Hommes contre (Uomini contro, 1970) de
Francesco Rosi.
Le cinéma français, lui non plus, n’oubliera jamais
les tranchées qui ont creusé son sol, à travers des
œuvres aussi singulières que Thomas l’imposteur
(1965) de Georges Franju – d’après le roman de
Jean Cocteau –, puis Capitaine Conan (1996) de
Bertrand Tavernier ou, plus récemment, La Chambre
des officiers (2001) de François Dupeyron et Un
long dimanche de fiançailles (2004) de Jean-Pierre
Jeunet.
Pour une vision d’ensemble, voir le dossier consacré à la
guerre de 1914-1918 par la revue Positif, no 638, avril 2014.
1 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
73
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
cinéma. Ensuite, on ne saurait montrer un semblant
de vraie guerre, parce que la vision de l’ignominie
très vite industrielle du carnage saperait le moral
national, et aussi parce que les cinéastes n’ont
aucune idée de ce qui se passe au front. Plutôt que la
guerre, on filme donc des symboles grandiloquents,
à l’image de cette scène fameuse d’Une page de
gloire (1915) de Léonce Perret où l’héroïne se jette
dans la bataille, s’empare du drapeau d’un régiment
décimé par le feu ennemi et drape son nourrisson de
la sainte étoffe.
Réinterprétations patriotiques
Qu’ont en commun ces différentes visions de la
guerre de 1914 ? Chacune réinterprète avec les
valeurs et la sensibilité de son époque l’innommable
originel de la tranchée. Chacune s’efforce de tendre
vers toujours plus de réalisme, mais la notion de
réalisme elle-même s’avère changeante. Chacune
fouille les pensées du poilu sous son casque, mais
les notions de courage, de patriotisme, d’héroïsme
reflètent toujours l’époque qui filme… et non la
période filmée.
Ce décalage se fait jour dès les fictions de propagande
tournées en France au début de la guerre, en 1914
et en 1915. Ce sont les producteurs eux-mêmes,
soulevés par un élan patriotique doublé d’un intérêt
commercial bien compris, qui en sont à l’origine, et
non la propagande officielle. On soutient la troupe
partie pour le front en s’asseyant côte à côte dans la
salle de cinéma et en vibrant de concert aux exploits
attendus des héros.
Or ce cinéma se retrouve vite confronté à deux écueils.
D’abord, il est impossible de représenter l’ennemi,
car les spectateurs se déchaînent dès qu’apparaît un
uniforme allemand, même s’il s’agit d’un costume de
74
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
Il en résulte des films de guerre abstraits et incongrus.
Dans son remarquable ouvrage La Grande Guerre au
cinéma, de la gloire à la mémoire 2, Laurent Véray
identifie et analyse le modèle commun qui sert aux
cinéastes : c’est la peinture académique de la fin du
xixe siècle, avec ses scènes de la guerre de Crimée
ou de 1870 reproduites dans une perspective
frontale – la caméra regarde de loin les combats – et
métaphorique. Loin, très loin de l’enfer quotidien des
tranchées, des officiers de cinéma à belle moustache
brandissent leur sabre immaculé.
Évidemment, lorsque les permissionnaires reviennent
des charniers de Lorraine et de Picardie, ces images
les dégoûtent et les révoltent. En 1916, Henri
Barbusse obtient le prix Goncourt pour Le Feu, récit
insoutenable de la vie, de la mort, de la crasse, de
la bêtise et de la fraternité au front. Dès lors, on ne
peut plus mentir. Un article publié par le journal de
tranchées satirique Le Crapouillot s’indigne en 1917
de ces « innombrables films patriotiques où des
escouades de figurants réformés prennent d’assaut
les terre-pleins de Vincennes avec une extraordinaire
furia, bondissant intrépidement à travers d’inoffensifs
feux de Bengale et, après avoir levé les bras au ciel,
meurent satisfaits, le sourire aux lèvres, tandis que
l’orchestre joue un petit air guilleret » 3.
Une image décalée du héros
et du courage
Dès l’entre-deux-guerres, la vision évolue donc. Tiré
du roman autobiographique de Roland Dorgelès, le
film de Raymond Bernard Les Croix de bois (1932)
2 3 Ramsay Cinéma, Paris, 2008.
Cité par Laurent Véray, op. cit., p. 39.
s’ouvre sur un plan extraordinaire, resté célèbre. À
l’image de soldats alignés pour la revue se superpose
par fondu celle de croix alignées dans un cimetière.
Le film entier raconte cette métonymie, cette réification : comment ces corps vivants vont se réduire à
deux bouts de bois qui se croisent.
Dès la première scène d’assaut, l’illusion du
courage et de l’héroïsme vole en éclats. À la sortie
de la tranchée, il n’y a pas les braves et les lâches,
mais juste ceux qui survivent et ceux qui y restent.
Le soldat n’est qu’un pion perdu dans la confusion
générale du ciel, de l’air et de la terre. Le moment
le plus angoissant de la première demi-heure n’est
d’ailleurs pas une scène de combat : les Allemands
creusent une galerie sous la tranchée française pour
la faire exploser. Les coups de pioche résonnent
dans la casemate. Il faut attendre, espérer. Avoir du
courage ou pas ne changera rien… La section sera
relevée à temps. Ce sont donc d’autres qui mourront,
au loin, absurdement.
Dans les scènes quotidiennes, les personnages sont
très identifiés : l’étudiant Gilbert Demachy – joué par
Pierre Blanchar –, un caporal pâtissier dans le civil
– Charles Vanel –, un libraire, des paysans... Mais,
dès que la guerre se met en branle, le cinéaste cesse
d’individualiser le récit. On ne reconnaît plus qui est
qui. Des bras jettent des grenades, des silhouettes
rampent dans des trous d’obus, des corps
s’effondrent, et c’est tout. « C’est une victoire, parce
que j’en suis revenu vivant », résume un poilu après
un combat dans un cimetière. Le but commun de
ces hommes n’est pas de vaincre l’ennemi, mais de
rester un groupe malgré les soustractions meurtrières.
Demachy se singularise par rapport au cantinier qui
assume sa couardise en allant sauver le caporal,
blessé par un tir allemand alors qu’il puisait de l’eau.
C’est le seul moment d’héroïsme des Croix de bois.
Pour Roland Dorgelès, pour Raymond Bernard, pour
cette France des années 1930, le héros, ce n’est
pas celui qui a décimé les lignes allemandes, c’est
celui qui a su préserver, dans l’apocalypse de l’histoire, une certaine idée de la France, avant de crever
en pleurant, adossé à un pieu, dans la désolation
universelle du champ de bataille.
Cette leçon fraternelle, c’est évidemment celle que
Jean Renoir aurait rêvé que les nations retiennent du
conflit. Dans La Grande Illusion, tandis que le crépuscule tombe sur l’entre-deux-guerres (le film date
de 1937), un capitaine de Bœldieu (Pierre Fresnay),
un lieutenant Maréchal (Jean Gabin), le lieutenant
juif Rosenthal (Marcel Dalio), quelques sous-offs
et hommes du rang (Carette, Modot, Dasté…), tous
emprisonnés, peuvent bien abandonner la lutte des
classes, le temps de quelques spectacles travestis et
tentatives d’évasion ; et même oublier les frontières,
le temps d’une discussion cavalière entre gentlemen
(Bœldieu et le commandant von Rauffenstein joué
par Erich von Stroheim)… Car l’utopie va tourner
court. « Il faut bien qu’on la finisse, cette putain de
guerre… en espérant que c’est la dernière », grogne
Gabin à la dernière bobine. « Ah ! Tu te fais des
illusions », tranchent Dalio… et Renoir.
Un conflit va donc balayer l’autre. Mais lorsqu’il
filmera les poilus des Sentiers de la gloire près
de trente années plus tard, Stanley Kubrick se
souviendra à l’évidence du film matriciel de Raymond
Bernard. Même sortie des tranchées, même mystère
de l’acceptation quasi générale de la mort – bien qu’il
faille à un officier un coup de gnôle pour se lancer –,
même entière obéissance à la hiérarchie et même
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
75
Dossier L’Été 14 :d’un monde
à l’autre
répétés des dizaines de fois. Il faut juger trois soldats
tirés au sort qui ont pour seul tort de ne pas être
morts dans un assaut ? Kubrick n’en fait ni des héros
ni des rebelles – ils ne se sont en rien mutinés –
mais des anonymes. Ils sont plus ou moins dignes
et pathétiques, ce qui finalement n’a guère d’importance quand on meurt au poteau…
Seuls deux personnages échappent à l’affairisme
écœurant de l’état-major français : le colonel Dax
(Kirk Douglas), homme pur qui défend ses soldats,
et un vieux capitaine d’artillerie qui a refusé de
bombarder ses propres troupes. Dans ce cinéma
contre, le concept de courage s’est déplacé. Il n’est
plus dans la mort pour la patrie la fleur au fusil ou
dans la perpétuation vaille que vaille d’un semblant
de société. Il est dans l’acte individuel de résistance.
Sans le savoir alors, Kubrick ouvre la voie à toute
une veine du cinéma américain qui s’opposera à la
guerre du Vietnam.
Le lien perdu entre hommes et femmes
impossibilité radicale à définir une quelconque
notion de vaillance une fois l’enfer du no man’s land
atteint. Le cinéaste américain pousse l’indifférence
à l’endroit de l’ennemi allemand jusqu’à le faire
disparaître : pas un uniforme, pas un canon, pas un
« Jawohl ! »
76
Autre originalité, dans tous les films de guerre, le feu
sert traditionnellement d’épreuve. Par la bravoure
dont on sait faire montre, on se découvre à soi-même
dans sa grandeur ou sa petitesse. Or ce traitement,
Kubrick le réserve non pas à tel ou tel soldat mais
à la France tout entière – une Marseillaise retentit
pendant le générique d’ouverture –, pas forcément celle de 1915 d’ailleurs, plutôt celle des
années 1950. Une France alors en plein conflit
algérien, confite dans une prospérité tranquille, qui
comprendra bien le message, protestera auprès de
la United Artists contre la sortie du film et empêchera
sa projection sur le territoire national jusqu’en 1975.
Dans la première séquence des Sentiers de la
gloire, un général parcourait une tranchée en posant
les mêmes questions personnelles, parfaitement
ridicules, à différents poilus. « Je suis un lâche »,
le surprenait l’un d’eux. Lorsqu’il adapte en 2004
le roman de Sébastien Japrisot Un long dimanche
de fiançailles, Jean-Pierre Jeunet se souviendra de
cet étonnant incipit. Le film s’ouvre sur les courts
portraits successifs de quelques soldats accusés
de s’être volontairement mutilés pour échapper aux
combats. Un rapide flash-back sur chaque mutilation
s’accompagne d’une séquence civile qui montre au
spectateur leur vie d’avant. Les lumières mordorées
typiques de Jeunet valorisent cette vision rêvée de la
France du début du siècle, avec ses artisans compétents, ses blondes rieuses, ses campagnes fertiles.
Mais, à l’inverse, il n’y a plus de charge provocatrice
ni ironique dans la revendication par un soldat de sa
propre lâcheté.
Enfin, ultime bouleversement narratif, l’épreuve que
filme Kubrick n’est pas celle du courage. Le mot
lui-même n’est prononcé qu’une seule fois dans
cette œuvre, par un aumônier enjoignant un poilu
de se laisser fusiller avec docilité, quand les termes
de « couardise », de « lâcheté » et de « peur » sont
Pour le spectateur de la France des années 2000,
qui s’est réconciliée avec l’Allemagne depuis belle
lurette, qui s’est débarrassée du service militaire,
l’être-soldat est devenu en soi une absurdité. Pour
sûr qu’avant que de porter l’uniforme on est d’abord
un menuisier, un soudeur ou l’amoureux d’une petite
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
Bretonne aussi mignonnette qu’Audrey Tautou. C’est
même une sorte d’esprit national contestataire qui
s’exprime dans l’automutilation. La bravoure, elle
consistera pour chacun d’eux à tenter de survivre
par l’astuce sur le champ de bataille à ciel ouvert
où leur hiérarchie les a sciemment jetés. Plus aucun
objectif collectif. Le courage, le vrai, ce sera celui de
la fiancée, cette Mathilde qui passe deux heures
et demie de film à tenter avec acharnement de
retrouver son promis disparu.
Presque un siècle après, Jeunet renoue le lien perdu
entre les sexes qui marqua la Première Guerre
mondiale. Dans Les Croix de bois, Demachy recevait
une lettre de sa bien-aimée : « J’ai tellement dansé
que j’ai cassé mon talon », lisait-on par-dessus son
épaule. Le caporal, lui, maudissait sa femme et lui
crachait à la figure en mourant, « à elle et à son
type », avant de lui pardonner dans un dernier soupir.
Dans Les Sentiers de la gloire, aucune femme, sinon
des figurantes dansant au bal des officiers, avant la
merveilleuse séquence finale au cours de laquelle
une jeune Allemande est contrainte de chanter sur
la scène d’un cabaret pour complaire à la troupe.
Les soldats la huent puis, peu à peu, se mettent
à pleurer, saisis par cette fragile humanité qui est
aussi la leur et que la machine guerrière est en train
de finir d’anéantir.
Dans la scène ultime d’Un long dimanche de
fiançailles, l’héroïne, qui s’est émancipée comme
toutes les garçonnes de sa génération, retrouve son
amoureux au fond d’un joli jardin. Il est amnésique,
beau comme un dieu, docile comme un enfant.
Qu’ils vont pouvoir s’aimer ! C’est un fantasme pour
jeunes femmes des années 2000. Un homme de
publicité pour parfum, qui n’a plus rien de la crasse
répugnante du poilu.
Fabien Baumann *
* Critique de cinéma à Positif depuis 2002 et membre du comité
de rédaction de la revue.
COMPRENDRE LES ENJEUX DU MONDE ARABO-MUSULMAN
Tous les trois mois, découvrez les meilleures analyses
sur le Moyen-Orient accompagnées
de cartes et illustrations.
Magazine trimestriel
100 pages • 10,95 euros
En vente en France et à l’étranger
en kiosques et librairies
et sur Internet :
AREION Group • Moyen-Orient • 91 rue Saint-Honoré • 75001 PARIS (France) • Tél. : +33(0)1 75 43 52 71 • Fax : +33 (0)8 11 62 29 31 • E-mail : [email protected]
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
77
dossier
L’Été 14 : d’un monde à l’autre
europe 1914-asie 2014 :
une comparaison en débat
Pierre Grosser *
* Pierre Grosser,
agrégé et docteur en histoire, est maître
de conférences à l’Institut d’études
L’Allemagne continue de fournir un important répertoire
d’analogies historiques. L’Allemagne nazie, lorsqu’il s’agit
d’assimiler un dictateur à Hitler et de dénoncer le risque
d’appeasement, comme face à l’Irak et à l’Iran naguère ; l’Allemagne
de Weimar dans les années 1990, lorsqu’il ne faut pas trop humilier
la Russie afin d’éviter une réaction nationaliste et autoritaire ; et
l’Allemagne impériale, quand la montée en puissance de la Chine
semble aussi déstabilisatrice pour les équilibres régionaux et mondiaux
actuels que celle de l’Allemagne à la fin du XIXe siècle.
Dès la fin de la guerre froide, des politistes ont annoncé que la
disparition de la bipolarité allait entraîner le retour à une multipolarité
dangereuse en Europe et en Asie. La comparaison est intéressante
mais par pour autant convaincante.
politiques de Paris 1.
À partir du milieu des années 1990, lorsque
la Chine a commencé à remplacer le Japon
comme grande puissance asiatique, la comparaison avec l’Allemagne d’avant 1914 s’est
progressivement imposée. Elle s’est renforcée
au fur et à mesure que la Chine poursuivait sa
croissance rapide tandis que les États-Unis
semblaient en perte de vitesse. Un spécialiste
des questions maritimes, John Holmes, a notamment avancé l’idée que le défi militaire chinois,
en particulier sur mer, était bien plus dangereux
que le défi naval que l’Allemagne avait lancé à
la Grande-Bretagne à la fin du xixe siècle. Le
politiste américain Joseph Nye a, pour sa part,
réfuté l’analogie avec l’Allemagne impériale en
Ce texte est une version abrégée et profondément remaniée d’un
texte rédigé par l’auteur pour l’Institut de recherche stratégique
de l’École militaire (IRSEM).
1
78
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
soulignant que, d’une part, les États-Unis restent
bien plus puissants que la Chine, à la différence
des rapports de puissance qui existaient entre
la Grande-Bretagne et l’Allemagne en 1914 et,
d’autre part, que la relation entre Washington et
Pékin était davantage équilibrée.
L’hegemon
et son challenger
Les cycles hégémoniques
Selon certaines interprétations, l’absence
de guerre générale en Europe après la terrible
séquence 1792-1815 s’expliquerait par l’hégémonie britannique. À la fin du xixe siècle, la
Grande-Bretagne aurait débuté son déclin, tandis
qu’apparaissait un « challenger », l’Allemagne
unifiée en 1871. La contestation allemande
© AFP/Tarik Tinazay/2005
Çanakkale (Turquie). Un soldat néo-zélandais, lors de la commémoration
du 90e anniversaire du jour de l’Australian and New Zealand Army Corps
(ANZAC). La cérémonie rend hommage aux combattants de l’ANZAC qui
se sont illustrés pour la première fois en 1915 à Gallipoli, en Turquie,
pendant la Grande Guerre. C’est à partir de Gallipoli que l’Australie
et la Nouvelle-Zélande se sont affirmées comme nations distinctes
de la Grande-Bretagne.
de l’hégémonie britannique aurait alors mené
aux deux guerres mondiales. En effet, après la
Première Guerre, la Grande-Bretagne aurait
cessé d’assumer son rôle hégémonique. En ne
ratifiant pas le traité de Versailles et en jouant
un jeu égoïste lors de la crise économique des
années 1930, les États-Unis auraient tardé à
reprendre ce rôle, rendant dès lors la Seconde
Guerre mondiale inévitable.
Les années 1970-1990 ont vu se multiplier
les analyses sur la manière dont les Britanniques
avaient perdu leur prééminence. En choisissant de se lier à la France, voire à la Russie,
alors que ces deux États impériaux étaient les
concurrents traditionnels de l’Empire britannique, et en menant une politique trop hostile à
l’encontre de l’Allemagne, la Grande-Bretagne
aurait non seulement placé celle-ci dans une
position intenable, mais elle aurait contribué à
donner à la Première Guerre mondiale son caractère mondial et total. Or, cette guerre a affaibli
la domination mondiale de la finance britannique
et ébranlé l’Empire à partir de 1919. Surtout,
elle a eu des conséquences catastrophiques :
vague révolutionnaire en Russie et naissance de
l’Union soviétique, montée du fascisme et affirmation du nazisme, crise économique. Certains
historiens, conservateurs, ont donc affirmé que la
Grande-Bretagne n’aurait pas dû entrer en guerre
en 1914.
Comparer la Grande-Bretagne de 1914 et
les États-Unis d’aujourd’hui n’apparaît cependant guère pertinent. Puissance maritime mais
également terrestre, la Grande-Bretagne envoyait
depuis les Indes des troupes « indigènes » en
Afrique, en Asie orientale et en Afghanistan.
Mais le pays n’était pas une grande puissance
militaire capable de mener seule une grande
guerre classique contre des concurrents. Son
influence sur la politique extérieure – voire
intérieure – d’autres États indépendants n’était
en rien comparable à celle qu’exercent les ÉtatsUnis depuis 1945 en Europe et en Asie orientale.
Il n’avait pas d’alliances anciennes aux quatre
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
79
Dossier L’Été 14 : d’un monde
à l’autre
coins du monde. Certes, l’Empire britannique
pouvait toujours compter sur sa puissance financière, mais il était économiquement dépassé par
les États-Unis et rattrapé par l’Allemagne. Il
faisait face à de puissants « nouveaux venus »
– États-Unis, Allemagne, Japon –, tout en gérant
des rivaux traditionnels – comme la France ou la
Russie. La situation est donc très différente entre
la Grande-Bretagne de 1914 et les États-Unis
de 2014 qui, au-delà des discours sur la fin de
l’unipolarité, demeurent, et de loin, la puissance
dominante dans le monde.
L’Allemagne, un « challenger » tardif
La question de l’antagonisme angloallemand a longtemps été centrale dans l’historiographie de la Première Guerre mondiale, prenant
le relais de l’importance accordée à la rivalité
franco-allemande, obsessionnelle lorsqu’il était
question des responsabilités du déclenchement
de la guerre. Le débat porte en réalité sur l’évaluation de la perception britannique de la menace
allemande. Comme de nos jours aux États-Unis
à l’égard d’une menace chinoise, il y avait en
Grande-Bretagne depuis la fin du xixe siècle
des inquiétudes à l’égard de l’Allemagne. Une
fièvre de l’espionite existait notamment depuis
les années 1890, alimentée par des best-sellers
et des journaux populaires. Pourtant, la priorité
du renseignement allemand était alors la surveillance des préparatifs militaires français et russes.
L’Allemagne ne préparait en rien une invasion
des îles britanniques, d’autant que Londres avait
su préserver sa suprématie navale.
Actuellement, les stratèges occidentaux
les plus alarmistes sur le développement de la
marine chinoise estiment que l’intérêt stratégique de la mer de Chine est plus fort pour les
États-Unis que ne l’était celui de la mer du Nord
pour les Britanniques en 1914. La puissance
navale n’a cependant pas la même importance
symbolique de nos jours. Résultat de calculs
stratégiques à Pékin, la construction d’un porteavions chinois est aussi le fruit d’un « nationalisme naval ». Le développement de la flotte
permet à Pékin de mobiliser l’opinion chinoise
lors d’incidents provoqués contre des îlots ou
des bâtiments japonais ou vietnamiens. Pourtant,
80
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
plus que la course aux armements navals, défier
la domination américaine passe dorénavant
davantage par la course à l’espace et à sa militarisation, avec sans doute la même recherche de
prestige, de « ralliement autour du drapeau » et
de fierté patriotique 2.
Avant 1914, la Grande-Bretagne n’avait
jamais été en guerre contre l’Allemagne, alors
que les Américains avaient déjà combattu les
troupes chinoises en Corée. De même, l’Allemagne n’était pas une puissance révolutionnaire agitant une propagande anti-hégémonique
radicale, alors que la Chine des années 1950
et 1960 fut considérée comme la puissance
perturbatrice par excellence, et qu’elle est
devenue pour Washington le challenger le plus
inquiétant depuis la disparition de l’Union soviétique. L’affirmation de la Chine communiste
après 1949 s’est faite contre le système en place,
à la différence de la politique bismarckienne.
Si les propagandes antiallemande
en Grande-Bretagne et antibritannique en
Allemagne se sont déchaînées durant la Première
Guerre mondiale – comme durant la Seconde –,
les historiens soulignent néanmoins désormais à quel point les deux pays s’admiraient et
combien étaient nombreux les échanges culturels
avant le conflit. Sans revenir de manière exhaustive sur l’histoire des représentations croisées
entre les États-Unis et la Chine, il convient en
revanche de souligner que les Américains ne sont
guère admiratifs de la culture chinoise et qu’ils
ont toujours eu une approche « paternaliste »
à l’égard d’une Chine qui ne saurait devenir
vraiment moderne, selon eux, qu’en ressemblant
aux États-Unis. Les interactions au sommet des
deux États sont en outre bien moins nombreuses.
La Première Guerre mondiale n’est pas
née de l’antagonisme anglo-allemand
En définitive, la Première Guerre mondiale
peut difficilement être interprétée comme un
conflit entre une puissance hégémonique (la
Grande-Bretagne) et un challenger (l’Allemagne), ce qui rend l’analogie avec la rivalité
2 Voir le dossier spécial de Questions internationales, « L’espace,
un enjeu terrestre », no 67, mars-avril 2014.
La question de la responsabilité de l’Allemagne dans l’entrée
en guerre reste néanmoins l’objet de vifs débats entre historiens
européens. Voir, dans ce dossier de Questions internationales, la
contribution de Georges-Henri Soutou et l’entretien avec Gerd
Krumeich.
3 © AFP/STF
sino-américaine actuelle peu opératoire. Si
la montée en puissance de l’Allemagne a été
rendue possible par le système international tel
qu’il existait à l’époque, pourquoi l’Allemagne
aurait-elle voulu le changer ?
Le problème de l’Allemagne était en
réalité moins la Grande-Bretagne que la France
et la Russie. Au début des années 1910, la
Weltpolitik de Guillaume II, plus revendicative que la Realpolitik de Bismarck, passait en
grande partie au second plan, derrière les préoccupations sécuritaires du Reich en Europe. La
Grande-Bretagne ne fut pas au cœur de la crise
de juillet 1914. Même s’il est possible de considérer qu’à terme la vraie rivalité mondiale aurait
été entre l’Empire britannique et une Allemagne
dominant le continent européen, avant le
déclenchement des deux guerres mondiales les
Allemands ont plutôt voulu « neutraliser » les
Britanniques. Ces derniers n’avaient pas de
leur côté la volonté de déclencher une guerre
préventive pour empêcher l’affirmation d’un
challenger. Il leur fallait juste empêcher une
victoire de l’Allemagne qui lui aurait permis
de dominer l’Europe et de menacer ainsi la
sécurité britannique. Le problème semblait
moins la puissance « structurelle » de l’Allemagne que le comportement d’une élite militariste « prussienne » 3.
En revanche, la Chine considère actuellement qu’elle ne peut avoir d’autre ennemi significatif que les États-Unis. Ce sont eux qui sont
rituellement accusés de ne pas vouloir laisser
la puissance chinoise se développer. Au début
du xxe siècle, l’architecte de l’encerclement de
l’Allemagne était la France davantage que la
Grande-Bretagne avec laquelle le Reich négocia
plusieurs fois une tentative de rapprochement.
Aujourd’hui, ce sont les États-Unis qui semblent
orchestrer l’encerclement de la Chine, de
l’Afghanistan à l’Australie en passant par l’Inde
et le Vietnam. Il n’y a pas, pour la Chine, la crainte
d’une déferlante des hordes russes comme il y
Reproduction d’une affiche de la Première Guerre mondiale destinée à
convaincre la population française que l’Allemagne a provoqué le conflit.
en avait une en Allemagne au début du xxe siècle
– ce serait plutôt la Russie qui s’inquiéterait de
nos jours du déversement dans son vide extrêmeoriental du trop-plein de population chinoise.
Enfin, si les relations sont très mauvaises avec
le Japon de Shinzo Abe, la Chine ne craint pas
vraiment un revanchisme japonais menant à une
guerre pour récupérer des territoires abandonnés
en 1945, comme l’Allemagne s’inquiétait du
revanchisme français après 1871.
La question de l’hégémonie régionale
À côté de la quête de « l’harmonie », le
discours officiel chinois met depuis quelques
années l’accent sur la redécouverte d’un système
international sinocentré et de ses bienfaits.
Ce système aurait été bien plus pacifique que
le système westphalien à l’œuvre en Europe.
Il aurait contribué aux échanges commerciaux régionaux et n’était que peu intrusif
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
81
Dossier L’Été 14 : d’un monde
à l’autre
dans les politiques internes des « vassaux » de
l’Empire chinois. L’Occident l’aurait détruit
– suivi en cela par le Japon – en poussant à
une prétendue égalité des États et à une souveraineté des « vassaux », pour mieux imposer
ensuite son impérialisme. La pax sinica aurait
été un facteur d’harmonie dans le passé, alors
que la pax britannica du xixe siècle était le fruit
de l’impérialisme et du colonialisme, et que la
pax americana depuis 1945 serait le produit de
l’hégémonisme américain et d’interventions
militaires répétées. Selon Pékin, si l’Asie du
xxie siècle présente quelque ressemblance avec
l’Europe d’avant 1914, c’est parce que l’Occident y maintient sa présence.
En Occident, lorsque la Chine n’est
pas comparée à l’Allemagne impériale, elle
est comparée aux États-Unis du xix e siècle,
puissance à l’ascension spectaculaire. La guerre
civile chinoise et la période maoïste seraient
l’équivalent de la guerre civile américaine.
Comme les États-Unis après 1865, la Chine
donne depuis 1978 la priorité à l’économie,
avec une approche plutôt protectionniste. De
même, elle développe un discours sur l’harmonie internationale et ne veut pas exercer de
leadership mondial. Elle est donc suspectée de
vouloir établir une sorte de « doctrine Monroe »
à l’égard de l’Asie.
Parce que les États-Unis seraient
depuis 1945 les garants des équilibres régionaux et de la stabilité internationale, leur repli
mènerait à un monde plus militarisé et plus
conflictuel. L’engagement américain durant
la Seconde Guerre mondiale aurait empêché
que l’Europe de l’après-1945 ne ressemble
à l’Europe de la première moitié du siècle ;
un désengagement américain de l’Asie ferait
ressembler l’Asie du xxie siècle à l’Europe de
l’avant-1914. Et effectivement, il semble bien
que, malgré la fin de la guerre froide, malgré
la montée en puissance de la Chine et malgré
les résistances et les critiques qu’elle suscite,
l’hégémonie régionale américaine perdure.
Objet de négociations continues, elle est dans
l’ensemble plutôt bien admise par les acteurs
régionaux pour qui le coût et les risques de son
remplacement seraient trop élevés.
82
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
Les causes de la guerre
de 1914 sont-elles
reproductibles
en Asie orientale ?
Les causes structurelles :
rivalités et insécurité
Les rivalités impériales
Les rivalités entre grandes puissances
apparaissent comme une cause majeure de la
Première Guerre mondiale. Si les compétitions
coloniales ont certes contribué à tendre l’atmosphère et à accroître les tensions entre grandes
puissances européennes, leur importance ne doit
toutefois pas être exagérée. Malgré les fortes
tensions franco-britanniques et surtout anglorusses, la guerre n’est pas née directement des
compétitions coloniales.
Actuellement, les temps ne sont plus à la
course aux colonies mais à celle aux marchés et
aux matières premières. La Chine est extrêmement dépendante à l’égard du pétrole, importé
notamment du Moyen-Orient. Face à la domination américaine des mers, Pékin cherche, par
le développement de sa marine, à protéger son
accès au pétrole.
Le charbon et le fer ont non seulement été
au cœur de la puissance militaire de la France
et de l’Allemagne mais, rétrospectivement, les
années 1870-1945 peuvent apparaître comme
une gigantesque bataille franco-allemande, avec
de forts enjeux territoriaux, afin de dominer la
sidérurgie de l’Europe du Nord-Ouest. Puis la
construction européenne, avec la création de la
Communauté européenne du charbon et de l’acier
(CECA), a mis en commun cet enjeu belligène.
Les tensions actuelles entre pays asiatiques,
autour des délimitations maritimes, des îlots
contestés et des ressources dans le pourtour
maritime de la Chine, ont provoqué maints
appels à des formes de gestion coopérative. Or,
la construction européenne est née d’un contexte
particulier : la défaite complète de l’Allemagne, la
nécessité de reconstruction d’une Europe dévastée
par la guerre, les encouragements américains à
l’intégration européenne et l’inquiétude face à
la menace soviétique. Les ressources des mers
bordant la Chine sont insuffisantes pour imaginer
qu’elles se trouvent au cœur d’un processus
semblable de coopération-réconciliation avec le
Japon et les États de l’Asie du Sud-Est.
Le dilemme de sécurité
pour l’Allemagne et la Chine
L’Allemagne unie avait surgi au centre du
continent européen suite à de brillantes victoires
militaires remportées entre 1864 et 1871 4. C’est à
l’égard de l’Allemagne que certains États avaient
des revendications territoriales, en particulier
la France qui avait perdu l’Alsace-Lorraine. La
position centrale de l’Allemagne induisait une
peur de l’invasion et de l’encerclement.
La Chine, qui compte vingt voisins, a
plutôt été accommodante depuis vingt ans sur la
négociation du tracé de ses frontières. Comme
l’Allemagne d’avant 1914, elle peut se sentir
corsetée, entre Inde, Russie, Japon et surtout
États-Unis. Suscitant l’inquiétude, toute tentation d’affirmation politique marquée se retourne
contre Pékin et profite aux États-Unis. Trop forte
pour les équilibres régionaux, mais trop faible
pour dominer le continent, la Chine semble
actuellement faire face en Asie au même défi que
l’Allemagne en Europe au début du xxe siècle.
Toutefois, une différence majeure existe : la
Chine n’a pas à craindre une offensive concertée de
voisins puissants. On a en effet du mal à imaginer
un déferlement de troupes des puissances vieillies
– le Japon et la Russie –, de l’Inde – même si sa
population en âge de combattre dépasse désormais celle de la Chine – ou même des États-Unis
– qui ont eu bien du mal avec l’Irak et l’Afghanistan. La Chine n’a jamais été autant en sécurité à
ses frontières que de nos jours.
Les conséquences
d’une politique de puissance
Des alliances trop rigides ?
L’une des « leçons » majeures tirées de la
Première Guerre mondiale est que les alliances
Sur l’histoire de l’Allemagne, voir le dossier spécial de
Questions internationales, « Allemagne : les défis de la
puissance », no 54, mars-avril 2012.
4 rigides transforment un conflit localisé en guerre
générale. Pourtant, les alliances avant 1914
servaient plus souvent à modérer et contrôler
les alliés qu’à les pousser au combat. Chacun
craignait des rapprochements entre ses alliés
et ses adversaires. Ainsi, la France redoutait un
rapprochement entre Londres et Berlin ou entre
Saint-Pétersbourg et Berlin, et Londres craignait
la possibilité d’une entente franco-allemande,
et d’un retour des tensions avec la Russie qui
se rapprocherait de Berlin. Lors de la crise de
l’été 1914, la peur de l’abandon (« the fear of
abandonment ») l’a emporté sur celle du piège
(« the fear of entrapment »).
« The fear of entrapment » a longtemps
marqué les alliances bilatérales américaines en
Asie. Washington voulait s’assurer que Taïwan et
la Corée du Sud ne s’engageraient pas dans des
aventures risquées pour réunifier leurs pays. Le
Japon craignait de son côté d’être entraîné dans
les guerres américaines en Asie. Washington et
Tokyo négocient dorénavant les formes possibles
d’utilisation des forces américaines basées dans
l’Archipel en cas de nouvelle guerre en Corée.
« The fear of abandonment » a également justifié
que les Américains, pour conserver leur crédit
auprès de leurs alliés, se battent au Vietnam.
Il est aujourd’hui souvent question d’une
prétendue perte de crédibilité internationale
des États-Unis, en raison notamment de leur
attitude hésitante dans les crises syrienne et
ukrainienne, ainsi que des inquiétudes de leurs
alliés – en particulier Israël et l’Arabie saoudite –
à l’égard de leur changement de relations avec
l’Iran. Pourtant, le degré actuel d’automaticité
des alliances américaines est beaucoup plus
élevé que dans l’Entente cordiale du début du
xxe siècle.
De nos jours, il n’existe que très peu
d’alliances formelles en Asie. Les États-Unis
en ont signé une avec le Japon et une avec la
Corée du Sud. La Chine n’en a pas, sinon un lien
ancien et fort avec le Pakistan dans le subcontinent indien, et des rapports complexes avec
la Corée du Nord. Un des scénarios en vogue
rappelant 1914 évoque d’ailleurs une Corée du
Nord affaiblie se lançant dans une guerre contre
la Corée du Sud, entraînant l’intervention des
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
83
Dossier L’Été 14 : d’un monde
à l’autre
États-Unis et de la Chine. La Corée du Nord ne
revêt néanmoins pas la même importance pour
Pékin que celle qu’avait l’Autriche-Hongrie pour
Berlin, et la Corée du Sud n’est pas la Serbie.
La spirale de la course
aux armements
Une autre dimension souvent mise en
avant pour expliquer le déclenchement de
la Première Guerre mondiale est la course
aux armements. Celle-ci a considérablement
alourdi l’atmosphère avant 1914, sans toutefois rendre la guerre inévitable. En Asie, une
possible course aux armements est actuellement observée avec inquiétude. Plusieurs petits
États modernisent leurs équipements grâce à
des achats coûteux. Les Américains scrutent
avec circonspection tout autant l’effort naval
chinois qu’une possible rivalité maritime entre
l’Inde et la Chine. Ils s’inquiètent de l’augmentation rapide des dépenses militaires de Pékin
et de la modernisation de son arsenal nucléaire,
longtemps resté minimal.
La part globale des dépenses militaires
dans le produit intérieur brut des pays asiatiques
– en Corée du Sud et à Taïwan par exemple – a
néanmoins plutôt diminué depuis la fin de la guerre
froide. Mais la prospérité croissante et les progrès
technologiques ont fait augmenter mécaniquement les investissements militaires, tandis que la
prolifération nucléaire menace la stabilité de la
région. Les États-Unis restent de loin la première
puissance militaire. Le « rebalancing » vers l’Asie
a conduit à un léger renforcement de la présence
militaire américaine dans la région.
Le rôle des nationalismes
et l’« esprit de 1914 »
Un choc inévitable
des nationalismes ?
La Première Guerre mondiale est souvent
présentée comme la conséquence inéluctable
du choc des nationalismes, une approche qu’il
convient là aussi de nuancer. Premièrement, la
mêlée des guerres balkaniques en 1912-1913
a été jugée à l’époque plutôt sévèrement en
Europe. Deuxièmement, les Empires multinationaux n’étaient en rien condamnés, et l’his84
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
toriographie récente montre que bien peu de
dirigeants des « nationalités » envisageaient alors
leur disparition. Dans l’ensemble, les mobilisations militaires de l’été 1914 se sont déroulées
sans encombre dans les États plurinationaux :
c’est l’Autriche-Hongrie qui était la plus faible,
tandis que l’Empire ottoman avait tiré les leçons
militaires des guerres des années 1911-1913.
Troisièmement, et surtout, au-delà de la redécouverte des formes d’internationalisme et de solidarités transnationales, il apparaît qu’à la veille de
la Grande Guerre, le nationalisme agressif était
très minoritaire. Les peuples sont partis en guerre
par patriotisme – parce que chaque gouvernement avait pu affirmer qu’il menait une guerre
défensive –, mais sans enthousiasme, contrairement à une légende tenace.
De nos jours, les expressions du nationalisme chinois sont scrutées attentivement. Pour
la diplomatie chinoise, la convergence du nationalisme d’État et du nationalisme populaire
apparaît tout à la fois comme un atout et une
contrainte. Les dirigeants chinois pourraient en
particulier être tentés d’instrumentaliser le nationalisme si la croissance économique, idéologie
de substitution pour le communisme, venait à
s’essouffler, ou si les contestations intérieures se
développaient.
L’« esprit de 1914 »
Durant des décennies, les idées en vigueur
avant 1914 ont été analysées afin de comprendre
les prémices des catastrophes du xx e siècle.
Au-delà de groupes révolutionnaires et d’idées
« pré-fascistes », il apparaît que nombre de
dirigeants, notamment en Allemagne et en
Autriche, avaient anticipé une guerre entre les
Germains et les Slaves. La guerre était valorisée
comme un moyen de renforcer les nations et les
races, et permettant aux plus forts de s’imposer.
Ce substrat idéologique, qui fait de la
guerre un phénomène inéluctable, n’a pas
disparu, mais il ne peut toutefois fonctionner
comme il y a un siècle. La vision d’une lutte
constante entre puissances peut certes nourrir
un mélange explosif entre optimisme – la
Chine a le temps pour elle, elle est un très vieux
pays à la différence des États-Unis – et pessi-
misme – la grandeur chinoise est entravée par
les États-Unis, ou par un Japon qui a essayé
de renverser la hiérarchie asiatique à partir du
xixe siècle. Les débats n’en finissent pas pour
savoir si l’Allemagne était trop sûre d’elle, de
son Sonderweg et de ses capacités militaires, ou
si elle était encerclée, pessimiste, et craignant
une double attaque.
À côté de ces nouvelles approches du
premier conflit mondial, on redécouvre depuis
une trentaine d’années à quel point les sociétés
européennes d’avant 1914 étaient restées traditionnelles, et largement aristocratiques. Les
questions d’honneur et de statut – pour les
individus, mais aussi pour les États – étaient
centrales. De même la masculinité était-elle alors
une dimension essentielle – ainsi du chancelier
allemand refusant en 1914 l’« autocastration
de l’Allemagne ». La guerre était un moyen de
« remasculiniser » des sociétés affadies par le
progrès et l’urbanisation. À l’heure actuelle, la
rivalité sino-américaine peut aussi se muer en
concours de masculinité, et les interminables
batailles sur l’interprétation de l’histoire dans
les manuels scolaires en Chine et au Japon s’inscrivent de même dans ces pratiques symboliques.
La Chine parle sans cesse du « siècle d’humiliations » qu’elle a subi.
La question des modèles politiques est
également posée. Au moment de la Première
Guerre mondiale, Britanniques, Français
puis Américains ont insisté dès leur entrée en
guerre sur la différence majeure qui séparait
leur système politique de celui de l’Allemagne
et fustigé la « caste militariste » au pouvoir à
Berlin. Au même moment, l’Allemagne vantait
sa spécificité politique et culturelle. Or, avant la
guerre, l’Allemagne était souvent admirée et il
n’existait pas de grand fossé idéologique entre
les différentes chancelleries européennes.
Il est moins sûr que les pays communistes d’Asie se présentent actuellement comme
des modèles. Au-delà de certains discours
« asiatistes », les écarts idéologiques demeurent
importants entre États. En 1914, il n’y avait pas
de paria provocateur comme la Corée du Nord.
Le pays le plus critiqué alors pour son manque
de respect des droits de l’homme, la Russie,
était alliée aux deux États les plus attachés aux
libertés, la France et la Grande-Bretagne. A
contrario, dans les relations sino-japonaises
actuelles, les différences idéologiques subsistent
entre une Chine socialiste, anti-impérialiste et
sinocentriste et un Japon occidentalisé et tenté
par des formules du type « arc de liberté et de
prospérité ».
Au début du xxe siècle comme au début
du xxie siècle se pose la question des risques de
la première phase de démocratisation. Le nationalisme peut être un instrument de mobilisation et de légitimation dans un combat politique
durci par l’absence de culture démocratique.
L’Allemagne impériale puis nazie a également donné la preuve que le développement
des classes moyennes n’est pas une garantie de
démocratisation, puisqu’elles peuvent se tourner
vers des idéologies extrémistes.
Une guerre inévitable ?
Si l’étude des forces profondes reste
importante pour comprendre la nature de la
Première Guerre mondiale, rien ne permet
cependant de considérer que cette accumulation
de poudre devait nécessairement provoquer une
explosion. Il s’agit plutôt, à un moment donné,
d’une conjonction catalysante de facteurs qui
a rendu la guerre possible. Et si l’on ne considère plus l’attentat de Sarajevo comme un événement majeur, on peut tout à fait estimer que, sans
l’assassinat de François-Ferdinand, il n’y aurait
pas eu de guerre.
C’est la raison pour laquelle la plupart des
scenarii actuels d’une guerre sino-américaine ou
asiatique sont basés sur des événements locaux,
se déroulant notamment à Taïwan, en Corée,
dans les mers, ou sur des incidents ponctuels
tendant les relations entre Washington et Pékin.
Mais si l’on ne néglige pas la mèche, ce sont
surtout les incendiaires qui sont dorénavant
scrutés. Au printemps 1914, dans une ambiance
qui n’était pas à la guerre, leurs choix ont laissé
libre cours aux forces potentielles qui s’étaient
accumulées. Ces coteries d’une poignée d’individus sont donc considérées comme responsables de la catastrophe de 1914. Ce rappel
constitue un avertissement pour les dirigeants
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
85
Dossier L’Été 14 : d’un monde
à l’autre
actuels qui voudraient jouer, comme en 1914,
avec le feu des nationalismes, du militarisme,
des ambitions de domination. Ils pourraient
déclencher un nouveau cycle apocalyptique.
Garde-fous passés
et présents
L’historiographie actuelle des causes de
la Première Guerre mondiale a évolué dans ses
questionnements. Au lieu de dresser la liste des
facteurs qui ont mené à la guerre, il est désormais
courant de se demander pourquoi les mécanismes
ou les forces qui avaient empêché le déclenchement d’une guerre générale au tournant du
xxe siècle n’ont pas fonctionné en 1914. Dès lors,
le raisonnement peut s’appliquer d’une part aux
réflexions naissantes sur les causes de la « paix
asiatique » qui dure depuis 1979 – l’absence de
guerre entre États après un long siècle de guerres
terribles –, et d’autre part aux approches libérales
et constructivistes qui s’opposent au pessimisme
des réalistes.
Pour les tenants de la « paix capitaliste », du
« doux commerce » et des vertus de la première
mondialisation, le déclenchement de la Première
Guerre mondiale reste difficile à expliquer.
Certes, le libre-échange était en crise, les guerres
douanières se multipliaient et les intérêts des
États et des grandes sociétés étaient parfois très
liés. Certes, les interdépendances économiques
ne s’accompagnaient pas de rapprochements
coopératifs entre États, les projets « européens »
ayant seulement émergé durant la guerre. Certes,
la guerre a commencé là où l’interdépendance
économique était la moins forte, à l’est et au
sud-est de l’Europe. Certes, la City n’était pas
favorable à la guerre.
Il n’en demeure pas moins que, d’une part,
la compétition économique entre États ne disparaît pas avec le développement des échanges, des
investissements et des formes diverses d’intégration et, d’autre part, que la guerre n’intervient pas
seulement dans les périodes de crise et de repli
économique. De nos jours, les interdépendances
économiques ne garantissent en rien qu’une
guerre sino-japonaise ou sino-américaine ne
puisse avoir lieu. La mondialisation économique
86
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
actuelle, comme celle qui existait au tournant du
siècle dernier, peut même accroître les appétits et
les tensions stratégiques.
Si la « paix capitaliste » n’a pas fonctionné,
les formes de gouvernance par le Concert des
grandes puissances n’ont pas non plus permis de
passer le cap de la crise de l’été 1914, notamment
parce que les Britanniques ne l’ont proposée
que mollement, et que Berlin et Vienne n’en
voulaient pas. Pourtant, durant les guerres balkaniques de 1912-1913, ce mécanisme peu formalisé avait encore eu une certaine utilité. Mais son
déclin était de plus en plus marqué, tout particulièrement à cause de la montée en force des
nationalismes, de l’« esprit de 1914 », souvent
contraire à la fois aux valeurs aristocratiques
et bourgeoises qui l’irriguaient, et du retour de
bâton de la diplomatie impérialiste. Même les
relations intrafamiliales entre les Cours d’Europe
devinrent prisonnières des enjeux nationaux
tout en restant sujettes aux passions et rivalités
personnelles – autour par exemple de la personnalité de Guillaume II.
Faute d’avoir cherché à gérer finement
les équilibres et à pratiquer une reconnaissance apaisante d’une Allemagne frustrée,
Britanniques et Français sont souvent accusés
de n’avoir pas réalisé qu’ils acculaient l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie à la guerre. C’est
l’Autriche-Hongrie qui avait le plus intérêt au
maintien du Concert, puisque la guerre était pour
elle quasi suicidaire et sans objectif réel. C’est
l’Autriche-Hongrie qui l’a pourtant condamné en
déclarant la guerre à la Serbie le 28 juillet 1914.
Les cercles étroits de dirigeants qui ont
pris les décisions durant l’été 1914 ne pouvaient
pas prévoir l’avenir, à savoir une guerre totale
de quatre années, mondiale et particulièrement meurtrière. Ils ont certainement cédé
à l’illusion d’une guerre courte. Même les
Britanniques espéraient, plus qu’un Trafalgar
allemand, une guerre économique rapide qui
ferait céder Berlin. De leur côté, nombre de
dirigeants allemands redoutaient une guerre
longue qui obligerait à mobiliser l’ensemble de
la population et donc à démocratiser le système
politique. Aujourd’hui nous savons ce que serait
une nouvelle guerre mondiale, et nous connais-
sons les conséquences de l’utilisation de l’arme
nucléaire.
En Asie, à l’heure actuelle, c’est sans
doute l’Association des nations de l’Asie
du Sud-Est (ASEAN) qui se trouve dans la
meilleure position pour « Aséaniser » la région
et lui assurer la paix 5. Malgré tous les espoirs
qui ont été placés dans sa capacité à socialiser
les grandes puissances régionales grâce à des
normes souples, et malgré la multiplication
des forums, des groupes et des architectures de
discussion, elle semble toutefois avoir quelque
peu épuisé sa fonction. Derrière le mouvement
d’experts, de bureaucrates et de dirigeants, les
5 Voir Sophie Boisseau du Rocher, « L’ASEAN : une stratégie
agitée, une vocation incertaine », Questions internationales,
no 44, juillet-août 2010.
© AFP/Jung Yeon-je
Des répliques de missiles nord-coréens et sud-coréens
sont présentées au mémorial de la Guerre de Corée à
Séoul en mars 2014. Un scénario actuellement
en vogue rappelant 1914 évoque une Corée du Nord
affaiblie se lançant dans une guerre contre la Corée
du Sud, entraînant l’intervention des États-Unis
et de la Chine.
fondations du système américain demeurent,
tandis que la Chine et le Japon rivalisent pour
empêcher l’autre d’exercer seul un leadership
ou de définir les contours d’une organisation.
L’Asie du Nord-Est n’est guère couverte institutionnellement, et les pourparlers à Six (Six Party
Talks) qui encadrent la crise nucléaire nordcoréenne n’ont pas abouti à de grands résultats.
En Asie du Sud-Est, les questions territoriales en
mer de Chine du Sud ne sont pas gérées collectivement, la Chine préférant le format bilatéral. Il
n’est donc pas certain que le tissu institutionnel
et organisationnel en Asie résiste à de fortes
tensions internationales. n
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
87
Chronique d’actualité
GéostratéGiQue
Les « Chroniques d’actualité » ont pour vocation d’ajouter une dimension
plus personnelle et subjective au didactisme volontaire de la revue.
Questions internationales espère ainsi accroître son intérêt et rester fidèle
à son objectif : contribuer à la connaissance comme à l’intelligence des relations internationales par le public francophone. Les opinions exprimées par les auteurs relèvent de leur seule appréciation.
> Drone Wars :
le programme américain
d’éliminations ciblées en débat
Le 3 novembre 2002, à une
centaine de kilomètres de
est docteur en droit public, chef
Sanaa, la capitale yéménite,
de l’équipe « Prospective et études
un missile Hellfire tiré
de sécurité », Centre de recherche
depuis un drone américain
de l’Armée de l’air 1.
Predator tuait Qaed Salim
Sinan al-Harethi, le cerveau
présumé de l’attentat contre le destroyer USS
Cole qui, deux ans auparavant, avait coûté la
vie à 17 marins américains. Il s’agissait de la
première frappe effectuée dans le cadre d’un
programme d’éliminations ciblées (targeted
killings) conduit jusqu’à présent par la CIA,
visant Al-Qaida et ses affiliées, et dans lequel les
aéronefs pilotés à distance deviendraient au fil
des ans l’outil de prédilection de l’agence américaine de renseignement 2.
Si les drones ne sont pas l’unique moyen
permettant de telles actions – ces assassinats
pouvant tout aussi bien être perpétrés par un tireur
de grande précision, avec du poison, par un raid
de forces spéciales ou d’une unité clandestine,
etc. –, ils présentent des caractéristiques telles,
à commencer par l’absence d’empreinte au sol,
autrement dit l’absence de déploiement de forces
Grégory Boutherin,
Les propos et réflexions exprimés dans ce texte n’engagent que
la responsabilité de leur auteur et aucunement celle du ministère
de la Défense ou de l’Armée de l’air.
2
Il est toutefois prévu que la responsabilité de ces frappes soit
transférée de la CIA au Pentagone, afin notamment de gagner en
transparence.
1
88
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
militaires sur le territoire, que leurs coûts – financiers, humains et politiques – sont moindres.
Fort de ces avantages, ce mode opératoire a été
largement privilégié par Washington depuis
novembre 2002. Il a été étendu au Pakistan à partir
de 2004, puis a gagné en intensité depuis l’arrivée
de Barack Obama à la Maison-Blanche en 2008.
Alors que l’on dénombrait 49 frappes pour
la totalité des deux mandats de George W. Bush
– dont une seule auYémen –, 370 ont été effectuées
entre 2009 et fin décembre 2013 uniquement au
Pakistan – dont 122 pour la seule année 2010 –
soit sept fois plus que pour la période 2002-2008.
Ces éliminations ciblées ont soulevé une vague
de protestations grandissante. Davantage que le
moyen utilisé, c’est le programme lui-même qui
suscite les controverses.
La question de la légalité
interne et internationale
D’un point de vue juridique, ce programme
pose en effet quelques questions. Au regard du
droit international, il serait illégal, puisque les
frappes sont réalisées sur le territoire d’États qui
ne sont pas le théâtre de conflits armés. Plusieurs
responsables américains 3 ont toutefois tenté de
En 2010, le conseiller juridique du Département d’État Harold
Koh ; en 2011, le responsable à la Maison-Blanche de la lutte
contre le terrorisme John Brennan.
3
D r one War s : le p r og r a m m e a m é ri c a i n d ’ é l i m i n a t i o n s c i b l é e s e n d é b a t
justifier cette pratique, en soulignant notamment
le fait que l’Authorization for Use of Military
Force adoptée par le Congrès quelques jours après
le 11 Septembre permettait au président des ÉtatsUnis de recourir « à toute la force nécessaire et
appropriée contre les nations, organisations et
personnes qui ont planifié, autorisé, commis ou
aidé les attaques terroristes du 11 septembre 2001
ou ont abrité de telles personnes ou organisations,
en vue de prévenir tous actes futurs de terrorisme
international contre les États-Unis par ces nations,
organisations ou personnes ». Plus récemment,
un White Paper du département américain de la
Justice rendu public en février 2013 a invoqué
l’existence d’un conflit armé non international
avec Al-Qaida et ses affiliées, avançant dès lors
l’idée que le recours à la force était légal tant du
point de vue du droit national qu’au regard du
droit international.
Le caractère extraterritorial est une autre
question juridique qui fait l’objet d’une controverse. Lors du débat qui eut lieu le 25 octobre
2013 dans le cadre de la troisième commission
de l’Assemblée générale des Nations Unies, suite
à la présentation des rapports remis par Christof
Heyns, rapporteur spécial du Conseil des droits
de l’homme sur les exécutions extrajudiciaires,
sommaires ou arbitraires, et par Ben Emmerson,
rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, le Pakistan
a exigé l’arrêt immédiat des frappes de drones
sur son territoire. Et ce alors même qu’Islamabad avait largement soutenu ce programme
par le passé, voire en avait bénéficié dans sa lutte
contre le Mouvement des talibans du Pakistan
(Tehrik-e-Taliban Pakistan, TTP).
Plusieurs États, dont la Chine, le Venezuela
ou l’Azerbaïdjan, se sont également montrés
préoccupés par ce qu’ils considèrent comme des
violations de souveraineté. Quelques mois plus
tôt, le président Barack Obama avait tenté, dans
une certaine mesure, de répondre à ces inquiétudes à l’occasion d’un discours prononcé en
mai 2013 à la National Defense University, dans
lequel il a expliqué que les États-Unis « agissent
contre des terroristes qui constituent une menace
imminente et continue pour le peuple américain,
et ce lorsqu’aucun autre gouvernement n’est
capable de traiter efficacement cette menace ». Le
12 septembre 2001, à travers la résolution 1368,
le Conseil de sécurité appelait d’ailleurs « tous
les États à travailler ensemble de toute urgence
pour traduire en justice les auteurs, organisateurs
et commanditaires de ces attaques terroristes et
soulign[ait] que ceux qui portent la responsabilité d’aider, soutenir et héberger les auteurs,
organisateurs et commanditaires de ces actes
devront rendre des comptes ». Il appelait ainsi
à une « coopération accrue » pour « prévenir et
éliminer les actes terroristes ».
La question de l’efficacité
L’efficacité
contre les terroristes supposés
Au-delà de ces controverses juridiques,
l’efficacité réelle du programme est également soumise à débat, qu’il soit politique ou
académique. Une étude de la New American
Foundation dirigée par Peter Bergen 4 relève qu’à
ce jour entre 1 623 et 2 787 militants islamistes
auraient été tués au Pakistan et entre 669 et 887
au Yémen. Certains souligneront que ces frappes
ont permis d’éliminer des cibles importantes, de
hauts responsables d’Al-Qaida ou des talibans,
à l’image de Akhtar Zadran, l’un des chefs du
réseau Haqqani, et de Abu Saif al-Jazeri, l’un
des commandants militaires d’Al-Qaida, tués
avec une quinzaine d’autres combattants le
2 juillet 2013 dans le Waziristan du Nord.
Toutefois, selon l’étude de P. Bergen, seuls
58 militants considérés comme de hauts responsables ont été éliminés au Pakistan entre 2004
et 2013, ce qui ne représente que 2 % du total
des individus tués. Il en va de même au Yémen,
où les 35 dirigeants éliminés ne constituent que
6 % du total des individus tués par les frappes
américaines.
Si l’on peut dès lors douter de l’efficacité
de ce programme dans une logique de décapiDisponible à l’adresse Internet suivante : http://natsec.newamerica.net/. Voir également Peter Bergen et Jennifer Rowland,
« Drone Wars », The Washington Quarterly, vol. 26, no 3,
été 2013, p. 7-26.
4 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
89
Chronique d’actualité géostratégique
tation de la structure Al-Qaida, ses défenseurs
le justifient par le fait qu’il a également permis
d’éliminer certains spécialistes (artificiers, financeurs, etc.), déstabilisant ainsi le réseau, perturbant son organisation et dégradant sa capacité
de planifier et de conduire des actions. Cet
argument est parfois contredit par celui qui fait
valoir que ces frappes, à l’inverse d’une capture,
ne permettent aucun interrogatoire et privent dès
lors de toute collecte de renseignement.
Le choix et la justification des cibles
fournissent d’ailleurs un autre sujet de discussion,
en particulier depuis qu’a été autorisée en 2008 la
pratique des « signature strikes », autrement dit
la possibilité de cibler des individus qui, du fait
de leurs caractéristiques et/ou de leur comportement, sont présumés être des combattants
alors que leur identité n’est pas avérée. Outre
que cette pratique, qui a été étendue sous les
administrations Obama, suscite des controverses
au regard notamment du principe de distinction
entre combattants et non-combattants 5, elle pose
également la question du manque de transparence de ce programme, critique régulièrement
formulée à son encontre, aussi bien en ce qui
concerne le processus de désignation des cibles
que le nombre de victimes, en particulier civiles 6.
La question des victimes civiles
Ce point est d’ailleurs certainement l’aspect
le plus largement décrié, en premier lieu par les
mouvements d’opposition issus de la société civile.
L’étude de la New American Foundation a recensé
au Pakistan un nombre de victimes civiles compris
entre 258 et 307 – et allant de 199 à 334 en ce qui
concerne les individus n’ayant pu être identifiés
comme civils ou comme militants. Concernant le
Yémen, le chiffre serait compris entre 81 et 87 (et
entre 31 et 50 pour les « unknowns »).
Comme le souligne P. Bergen, la proportion des victimes civiles tendrait néanmoins
Voir Kevin Jon Heller, « “One Hell of a Killing Machine”.
Signature Strikes and International Law », Journal of
International Criminal Justice, vol. 11, no 1, mars 2013,
p. 89-119.
6 Dans son discours à la National Defense University, le président
Obama a d’ailleurs rappelé avoir demandé à son administration
de travailler à une plus grande surveillance des actions létales
conduites en dehors des zones de guerre.
5 90
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
à diminuer. Si les civils et les unknowns, ou
victimes non identifiées représentaient près
de 40 % des victimes durant les mandats de
George W. Bush, cette part s’est réduite aux
alentours de 11 % en 2012 pour atteindre son
niveau le plus bas en 2013. L’un des éléments
d’explication est la diminution du nombre de
frappes depuis le pic de 2010.
Cette question des dommages collatéraux a
été abordée en octobre 2013 devant l’Assemblée
générale des Nations Unies lors de la présentation par Ben Emmerson de son rapport intermédiaire sur l’emploi des drones dans la lutte contre
le terrorisme 7, dont le principal objectif est justement « d’évaluer les allégations selon lesquelles
l’utilisation croissante d’aéronefs téléguidés a
causé un nombre disproportionné de victimes
civiles, et de faire des recommandations quant à
l’obligation qui incombe aux États de mener des
enquêtes indépendantes et impartiales ».
Parallèlement, plusieurs organisations
non gouvernementales de défense des droits de
l’homme se sont saisies de cette question, comme
Human Rights Watch et Amnesty International.
L’un des derniers rapports d’Human Rights
Watch résulte d’une enquête sur les dommages
collatéraux causés par les frappes américaines au
Yémen. Outre ces ONG et certaines organisations
religieuses et/ou pacifiques comme Pax Christi
et l’International Fellowship of Reconciliation
(Mouvement international de la réconciliation), on observe également que de plus en plus
de mouvements se sont spécifiquement créés et
organisés en réseau, en particulier aux États-Unis
et au Royaume-Uni, pour condamner ces frappes,
comme le Drones Campaign Network ou le
Network to Stop Drone Surveillance and Warfare.
La question des perceptions
Les dommages collatéraux induisent
évidemment une perception très largement
négative au sein des populations locales. Elle se
7 Ben Emmerson, Promotion et protection des droits de l’homme
et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste,
Rapport A/68/389, Nations Unies, Genève, 18 septembre 2013,
(http://daccess-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N13/478/78/PDF/
N1347878.pdf?OpenElement).
D r one War s : le p r og r a m m e a m é ri c a i n d ’ é l i m i n a t i o n s c i b l é e s e n d é b a t
voit renforcée par le fait que ce mode d’action
serait perçu comme une forme de lâcheté allant
à l’encontre des valeurs guerrières traditionnelles auxquelles ces populations peuvent
être attachées, tout particulièrement dans les
provinces tribales pakistanaises. C’est ce constat
qui a pu conduire certains observateurs à juger
contre-productif le programme d’éliminations
ciblées, puisqu’il renforcerait un sentiment
d’antiaméricanisme et constituerait un argument
pour le recrutement des militants.
À l’inverse, des sondages effectués aux
États-Unis depuis 2012 par le Washington Post,
ABC News et CBS News témoignent d’un
soutien de la population américaine à l’égard
des éliminations ciblées, y compris contre des
citoyens américains soupçonnés de terrorisme,
comme ce fut le cas avec Anwar al-Awlaki le
30 septembre 2011 au Yémen.
Plus généralement, ce programme tend à
répandre une image fausse de ce que sont réellement les drones. Ils ne servent que rarement
à tuer, et cette utilisation ne reflète en rien le
large spectre de missions, en particulier de
surveillance, qu’ils remplissent. Les drones
ne peuvent ni ne doivent être résumés à une
pratique létale. Le programme leur fait ainsi une
mauvaise publicité. Parce que la presse grand
public n’offre pas d’autre analyse, les opinions
publiques ont souvent une perception biaisée
des drones, ignorant leurs nombreux avantages.
Le risque d’un tel programme est donc non
seulement de desservir la politique américaine
mais également de porter préjudice à un système
d’armes essentiel pour la conduite des opérations de nombreux États, qui en font pour leur
part un tout autre usage. n
Géopolitique,
le débat
une émission présentée par
Marie-France Chatin
samedi à 17h, dimanche à 18h
(TU, antenne africaine)
rfi.fr
Aurélia Blanc
samedi et dimanche à 20h
(heure de Paris, antenne monde)
CS 5 Pub RFI Géopolitique Questions Inter 150x110.indd 1
06/05/13 17:27
Questions internationales n 68 – Juillet-août 2014
o
91
Chronique d’actualité
GéostratéGiQue
> L’épineux retour stratégique
de la russie
Renaud Girard,
grand reporter international
au Figaro et essayiste.
L’évolution
du positionnement
international
Depuis la chute du mur de Berlin en
novembre 1989 et l’effondrement du communisme,
la Russie a connu trois phases principales dans son
positionnement international. Une phase atlantique ; une phase européenne ; une phase eurasiatique. Dans la première, on voit George H. Bush
(le 41e président des États-Unis) préparer, en
coopération avec Mikhaïl Gorbatchev, le « Nouvel
Ordre mondial », durant l’automne 1990. C’est la
réaction internationale à l’invasion du Koweït par
l’Irak, c’est la réactivation d’une ONU, où la Charte
redevient parole d’évangile. Sur le plan intérieur
russe, c’est l’époque où toute la politique économique est édifiée sous le conseil d’« experts » venus
de Harvard, où toutes les privatisations sont bâclées
sous l’égide des grandes banques d’investissement new-yorkaises. Cette lune de miel va toutefois se ternir à cause des différentes guerres civiles
marquant l’explosion de l’espace yougoslave, où
les Russes restent systématiquement proches des
Serbes, slaves et orthodoxes comme eux.
Après l’arrivée de Vladimir Poutine aux
affaires (1er janvier 2000), commence la phase
européenne, avec un Tony Blair se précipitant à
Moscou, alors que les ruines de Grozny fument
encore. Par la suite, Vladimir Poutine et le chancelier Gerhard Schröder édifient d’excellentes
relations germano-russes. Mais la Commission de
Bruxelles ne parvient pas à nouer avec la Russie
le partenariat économique que cette dernière
souhaite et dont elle a besoin. La guerre de
Géorgie d’août 2008 marque une fracture avec
tous les pays de l’Europe de l’Est et du Nord
qui pressent l’Union européenne de prendre ses
distances avec Moscou.
C’est alors que s’ébauche au Kremlin le
concept d’un espace eurasiatique. Tout naturelle92
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
ment, l’empire russe, en voie de reconstitution, va
s’adosser à l’empire chinois, en voie d’expansion
maritime. Le deal non écrit entre Moscou et Pékin
est le suivant : les deux empires s’adossent l’un à
l’autre pour être tranquilles dans la gestion de leurs
arrière-cours respectives. La preuve nous en a été
donnée par les événements du printemps 2014.
Au Conseil de sécurité des Nations Unies, la
Chine s’abstient lorsqu’il s’agit de condamner
l’annexion de la Crimée par la Russie. En retour,
le 20 mai 2014, Vladimir Poutine est à Shanghai,
pour lancer des manœuvres navales sino-russes et
signer un important contrat gazier.
Le message est clair : au moment où les
États-Unis font « pivoter » leurs urgences stratégiques vers l’Asie, la Russie soutient symboliquement la Chine. Dans la querelle que Pékin
entretient, contre le Vietnam, les Philippines,
la Malaisie, l’Indonésie, Brunei et Singapour,
sur la délimitation de son espace économique
exclusif, Moscou ne se prononce pas. Mais les
Russes laissent faire les Chinois. Il y a trente ans,
le meilleur allié du Vietnam (contre l’Amérique,
puis contre la Chine) était la Russie. De nos jours,
le meilleur allié du Parti communiste vietnamien
toujours au pouvoir, c’est l’Amérique d’Obama.
Quel retournement stratégique !
Si Poutine parvient à obtenir des Occidentaux
les deux « F », à savoir la fédéralisation et la
finlandisation de l’Ukraine, il ne cherchera plus
à s’ingérer directement dans les affaires de son
voisin. Mais sera-t-il ensuite assez habile pour
se réconcilier avec les Européens et avec les
Américains, tout en conservant son assurancevie chinoise ? Tout usage de la force en Ukraine
conduirait à une guerre économique contre l’Occident, que la Russie a peu de chance de gagner. Voilà
pourquoi devient aujourd’hui épineux son nouveau
positionnement. Mais quelles que soient les épines
menaçant le Kremlin, le retour stratégique de la
Russie depuis dix ans est indéniable.
L’ é p i n e u x re t o u r s t ra t é g i q u e d e l a R u s s i e
Un retour
en plusieurs temps
Revenons un peu en arrière. Le
24 novembre 2013, au palais des Nations de Genève,
les ministres des Affaires étrangères de l’Iran, de
l’Allemagne et des cinq membres permanents du
Conseil de sécurité de l’ONU signaient un accord
intérimaire sur le dossier nucléaire iranien. C’était
le plus beau succès diplomatique international
depuis les accords de Dayton de novembre 1995,
qui mirent fin à la guerre en Bosnie. Il est frappant
que le ministre le plus cité par les médias qui
relatèrent l’événement fut Sergueï Lavrov, qui parla
d’un « accord gagnant-gagnant ». De l’avis de tous
les observateurs, le Russe s’était imposé comme
l’un des pivots essentiels de cette négociation, car
à la fois respecté par les Américains, suivi en toutes
choses par les Chinois, écouté par les Iraniens,
courtisé par les Britanniques et les Français. Quelle
différence avec la conférence de Dayton, où le point
de vue russe ne comptait plus pour personne !
Quelle différence avec cette journée du
12 juin 1999, à la fin de la campagne de bombardements de l’Organisation du traité de l’Atlantique
Nord (OTAN) contre la Serbie sur la question
du Kosovo, où une brigade motorisée russe,
arrivée inopinément de Bosnie, fut accueillie
comme des libérateurs par les 40 000 Serbes qui
vivaient à Pristina. Ces derniers, qui venaient
d’être abandonnés par Slobodan Milosevic et qui
ne faisaient pas confiance aux troupes arrivantes
de l’OTAN pour les protéger des séparatistes
albanais, crurent que leurs cousins orthodoxes
étaient venus pour les sauver. Ils se trompèrent, car
la faible Russie de Boris Eltsine ne sut même pas
obtenir une zone d’occupation dans cette province
serbe majoritairement peuplée d’Albanais, et
il n’y a plus aujourd’hui une seule famille serbe
demeurant dans la capitale du Kosovo.
Les atouts du Kremlin
Un tel scénario – guerre de l’OTAN déclenchée sans autorisation du Conseil de sécurité,
marginalisation de toute influence russe sur le
terrain – serait aujourd’hui impensable. Car le tsar
Vladimir Poutine ne l’accepterait pas. Personne
aujourd’hui ne peut prétendre exercer de pression
sur le maître du Kremlin en étant sûr de réussir.
C’est un homme qui sait admirablement jouer
des trois atouts qui sont les siens : des ressources
énergétiques gigantesques, un pouvoir intérieur
absolu, une défense dotée d’armes nucléaires.
Dans l’Histoire, on retiendra l’année 2013
comme celle du grand retour stratégique de la
Russie. Au Moyen-Orient, la Russie détient désormais un leadership supérieur à celui de la France,
celui du Royaume-Uni ou celui de l’Arabie
saoudite. Sur le dossier syrien, Moscou s’est hissé
à la hauteur de Washington, comme l’a montré
l’accord du 14 septembre 2013 sur le désarmement
chimique du régime baasiste, que John Kerry et
Sergueï Lavrov négocièrent à Genève, sans songer à
inviter quiconque à leur table.
Dans le reste du Moyen-Orient, la Russie a
su habilement se rapprocher de tous les pays qui,
comme elle, combattent l’influence des Frères
musulmans. Ses relations avec l’Égypte sont
presque redevenues celles qu’elles étaient du temps
de Gamal Abdel Nasser. Elle s’entend bien à la fois
avec l’Iran, avec l’Arabie saoudite, avec Israël, ce
qui est une gageure. Contrairement aux puissances
occidentales, la Russie n’a jamais été fascinée par
l’« islamisme modéré » du Premier ministre turc
Recep Erdogan, dont on s’aperçoit aujourd’hui
qu’il n’est pas si modéré que cela… La Russie fut
le premier pays à exprimer des réserves face au
« néo-ottomanisme » du sémillant ministre turc des
Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu.
Vladimir Poutine considère que l’effondrement de l’Union soviétique en 1991 est la pire
chose qui soit arrivée à la nation russe dans son
histoire. Il n’a de cesse d’en rétablir les contours.
Mais sa stratégie, toute efficace qu’elle puisse
paraître à court terme, souffre d’une grande
absence : le soft power. Poutine cultive la ruse et
sait manipuler les foules russophones. Mais cette
rouerie ne séduit que dans son propre espace.
Poutine n’a pas compris que sans État de droit,
un empire est condamné à ne pas survivre très
longtemps. Sans le dire, les Biélorusses et les
Kazakhs se méfient désormais de lui. Poutine a
certes regagné la Crimée et le contrôle de la mer
Noire, mais il a, sans le vouloir, tué son vieux rêve
d’Eurasie. n
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
93
Questions européennes
« L’europe élargie »
d’après 1989 :
comment se réorienter
dans la pensée ?
Stella Ghervas *
* Stella Ghervas
est Visiting Scholar au Center for
European Studies de l’université
de Harvard.
Les frontières de l’Union européenne se sont déjà déplacées
deux fois vers l’Est et le Sud-Est depuis le début du XXIe siècle.
Cette expansion soudaine et pacifique, en 2004 et en 2007,
est venue rebattre les cartes de l’imaginaire européen, invité à
repenser l’idée d’Europe politique et de ce qui en fait le ciment. Or ces
élargissements successifs ont simultanément mis au jour la difficulté de
définir des valeurs consensuelles pour la « conscience européenne ».
N’est-ce pas en définitive le rêve d’union pacifique du continent qui
permet à l’Union européenne de se tenir ensemble et qui la distingue
d’autres ensembles ?
Des expansions territoriales aussi
soudaines et spectaculaires que celles de 2004
et 2007 s’étaient certes déjà produites, et
même trois fois en deux siècles – dans les
années 1805-1812 avec Napoléon, puis les
deux expansions allemandes de 1914-1917 et
de 1939-1942. Ces poussées s’étaient cependant manifestées de façon violente, à la faveur
de guerres particulièrement meurtrières, et de
façon éphémère. En revanche, les deux récentes
vagues d’élargissement se sont déroulées pacifiquement, grâce à des adhésions. Ce terme est
significatif car, cette fois, ce n’est pas un empire
qui s’est imposé à ses voisins : ce sont ces
derniers qui ont spontanément rejoint l’Union
européenne, afin de former une Europe élargie.
94
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
Si cette expansion s’est déroulée sans
effusion de sang, ce n’est pas pour autant qu’elle a
été neutre sur le plan des imaginaires. En premier
lieu, elle a fait éclater la conception héritée de
la guerre froide, qui confondait « Occident »,
« Europe » et « christianisme latin ». Dans cette
vision, les pays au-delà du rideau de fer, donc
placés sous l’influence de l’Union soviétique,
formaient une Europe « de l’Est », c’est-à-dire
relevant de l’Orient, antichambre de l’Asie.
Après la chute du rideau de fer en 1989,
le rétablissement des échanges réguliers a été
l’occasion d’une redécouverte et d’une réappropriation réciproques du patrimoine culturel
commun. En quelques années, la notion traditionnelle d’Europe centrale a ainsi refait surface. Elle
« L’Eu r op e éla r g ie »
d ’a p r ès 1989 : c o m m e n t s e ré o riLors
e n t d’une
e r d amanifestation
n s l a p e n sorganisée
é e ? le 2 mars 2014
© AFP / Yuriy Dyachyshyn
à Kiev contre l’annexion de la Crimée par la Russie,
des étrangers vivant en Ukraine brandissent
une pancarte arborant le drapeau européen
et le slogan « Ukrainiens, nous vous aimons ! »
a renvoyé l’idée de l’« Est » dans les franges les
plus éloignées de l’Union et au-delà, en Russie,
en Biélorussie et en Ukraine. L’Occident, qui
s’était jusque-là perçu comme toute l’Europe, se
repense aujourd’hui comme une partie d’un tout
plus vaste. Si l’on peut se permettre un jeu de
mots à peine forcé, l’Europe tout entière a vécu
une réorientation dans la pensée 1, qui a redéfini
à la fois ses distances habituelles et ses points
cardinaux. Se réorienter, ici, veut littéralement
dire « redécouvrir l’Orient ».
Avec l’adhésion de la Roumanie et de
la Bulgarie (2007), deux pays orthodoxes qui
Il s’agit d’un emprunt au titre de l’essai d’Emmanuel Kant,
Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? (1786). Selon le philosophe allemand, « s’orienter signifie, dans le sens propre du
mot : d’une région donnée du monde (nous divisons l’horizon en
quatre de ces régions), trouver les trois autres, surtout l’Orient ».
(Emmanuel Kant, œuvres, t. XIII : Mélanges de logique, trad. par
J. Tissot, Paris, Librairie philosophique de Ladrange, 1862, p. 320.)
1 viennent s’ajouter à la Grèce qui avait adhéré
en 1981, l’idée que l’Europe s’arrêterait là où
l’on ne trouve plus de cathédrales gothiques est
devenue désuète. Il faut se résoudre à accorder
un droit de citoyenneté européenne aux églises
byzantines de ces pays, de même qu’aux alphabets grec et cyrillique. Dans les Balkans, l’entrée
de la Croatie en 2013 – en majorité catholique –
précède d’autres pays candidats – Monténégro,
Serbie et Macédoine – où domine aussi une tradition orthodoxe. Pour compléter le tableau, reste
enfin l’Albanie, dont la candidature à l’Union
a été officiellement déposée mais non encore
accueillie. On y rencontre une triple culture
musulmane, orthodoxe et catholique.
Pour repenser cette « Europe élargie »,
il nous faut renoncer à une vision traditionnelle, centrée sur les pays fondateurs des
Communautés européennes des années 1950,
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
95
Questions européennes
pour adopter un « grand angle ». Celui-ci
devrait nous permettre d’embrasser l’ensemble
de l’Europe politique 2 du présent, qui inclut
l’Union européenne (28 pays) et l’Association européenne de libre-échange (4 pays).
Ce changement de perspective est cependant
loin d’être aisé, car il contredit bien des idées
reçues. Désormais, les cinq nouveaux voisins
orientaux de l’Union s’appellent (du nord au
sud) : Russie, Biélorussie, Ukraine, Moldavie
et Turquie.
De façon inattendue, cet élargissement de
la focale dans l’espace nous conduit à remonter
dans le temps au-delà de 1945, une année souvent
considérée comme le point de départ de l’unification de l’Europe. C’est l’occasion de redécouvrir
un idéal plus ancien, qui joue un rôle primordial
dans l’Europe politique, la paix perpétuelle.
Le processus de construction
européenne :
les raisons d’une ambiguïté
Les élargissements successifs de l’Union
européenne depuis la disparition du rideau de
fer compliquent ses efforts de projection d’une
image intelligible. Pour répondre à ce défi, les
rédacteurs du projet avorté de traité constitutionnel (2005), puis du traité de Lisbonne (2007)
avaient entrepris de refonder l’édifice européen
sur des « valeurs communautaires ».
De cette tentative ont émergé des dichotomies difficiles à résoudre, telles que le marché
libre contre la social-démocratie, l’État-nation
contre l’État central, l’héritage religieux
contre la laïcité, etc. 3. Ces valeurs sont certes
apparues comme « consensuelles » aux yeux
d’élites européennes déjà persuadées du bien2 Nous utilisons ici l’expression Europe politique pour désigner
l’Union européenne (28 membres) ainsi que l’Association
européenne de libre-échange (Islande, Liechtenstein, Norvège et
Suisse). Il s’agit d’un système dense de traités et d’échanges entre
pays européens, qui crée une solidarité de fait entre eux (accords
commerciaux, normes légales communes, espace Schengen,
etc.). Même si ces pays restent souverains, ils ne sont donc plus
indépendants, mais interdépendants.
3 Stella Ghervas, « Les valeurs de l’Europe : entre l’idéal, le
discours et la réalité », Rethinking Democracy, Kiev, février 2012
(http://rethinkingdemocracy.org.ua/themes/Ghervas_fr.html).
96
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
fondé de leur démarche : elles étaient le fruit
d’un compromis politique atteint suite à une
recherche hégélienne de la synthèse entre
thèses opposées. En revanche, pour les opinions
publiques nationales (française, néerlandaise ou
irlandaise), elles ont agi comme de l’huile jetée
sur le brasier des polémiques. En 2005, plusieurs
campagnes politiques nationales ont été l’occasion d’affrontements émotionnels entre partisans et opposants, sur fond de procès d’intention.
De toute évidence, l’Union européenne n’a pas
trouvé son salut dans cette démarche. Il lui
manque toujours une explication intellectuellement satisfaisante de ce que nous convenons
d’appeler la « conscience européenne ».
Une croissance opportuniste
Le défi est considérable, d’autant que le
fonctionnement des institutions communautaires est compliqué. Extérieurement, l’Union
européenne reste une entité hybride : partiellement directoriale – à cause du rôle important
des chefs d’État des « grands pays » au sein
du Conseil européen et de cénacles restreints
tels que l’Eurogroupe –, partiellement bureaucratique – c’est l’appareil de la Commission
européenne –, et enfin partiellement démocratique – un peu plus depuis 2008 avec l’extension
des prérogatives du Parlement européen. Elle
est une entité sui generis, c’est-à-dire n’appartenant à aucune catégorie déjà répertoriée… même
si une telle affirmation ne peut être qu’un point
de départ.
Quelles sont les raisons de cet état de fait ?
Caractéristique singulière, éminemment antipathique pour des esprits habitués à la rigueur
des déductions logiques, il n’y a pas de « grand
dessein » dans la démarche de construction
européenne ! C’est là une conséquence de sa
méthode initiale de construction, un fonctionnalisme qui a longtemps consisté à formuler un
objectif, puis à faire abstraction de toutes les idées
préconçues. Selon les termes employés par Robert
Schuman en 1950, « la mise en commun organique
de nos ressources serait une garantie de prospérité, de puissance et de paix ». Un tel procédé était
donc « libre de tout engagement idéologique, […]
essentiellement pratique par son objet, empirique
« L’Eu r op e éla r g ie »
d ’a p r ès 1989 : c o m m e n t s e ré o ri e n t e r d a n s l a p e n s é e ?
par sa méthode » 4. Dès 1952, avec la Communauté
du charbon et de l’acier (CECA), la construction
européenne s’est ainsi développée par petits pas et
sans modèle préconçu.
C’est cette croissance opportuniste qui
explique pourquoi les institutions actuelles de
l’Union européenne sont très loin d’obéir à une
planification cohérente. On est à l’opposé de
la Constitution de la Ve République française
conçue en quelques semaines durant l’été 1958,
sous l’impulsion de Charles de Gaulle et de
Michel Debré. L’Union européenne fonctionne
en dépit de son « fouillis institutionnel », un peu
à l’instar d’une fourmilière : chaque composant
y est conscient de sa tâche particulière, mais
sans savoir expliquer les principes généraux sur
lesquels repose l’ensemble.
Une démarche existentielle
Tout espoir de donner aujourd’hui un
sens au projet d’unification européenne serait-il
donc vain ? Faudra-t-il attendre longtemps avant
qu’une définition cristalline n’émerge spontanément de sa gangue ? La recherche pourrait
apporter une aide bienvenue à l’expérimentation
politique. Pour ce faire, le caractère empirique
des institutions communautaires, plus précisément la méthode inductive – des petits pas aux
grands principes – utilisée depuis un demi-siècle
dans la construction européenne, peut nous
guider. Le salut n’est donc pas dans de grandes
théories préexistantes – l’État-nation, le fédéralisme, l’empire, etc. –, mais dans l’analyse
d’une foule de petits faits qui nous permettent de
remonter aux grands principes qui sous-tendent
l’unification européenne.
Ce processus de construction européenne
a néanmoins eu un avantage incontestable :
véritable innovation, il a réussi là où toutes les
tentatives précédentes d’union politique avaient
échoué. Ce qui pourrait passer pour un « défaut
de conception » n’est en définitive que la conséquence logique d’un choix de construction
gagnant. A contrario, l’Europe politique a eu des
ratés dès qu’on a tenté de lui faire « forcer le pas »
Robert Schuman, « Rapport relatif à la défense européenne »,
Conseil de l’Europe, 24 novembre 1950.
4 avec des modèles préconçus : on se souvient de
l’échec cuisant de la Communauté européenne
de défense (CED) devant l’Assemblée nationale
française en 1954 ou, en 2005, de la défaite du
traité établissant une constitution pour l’Europe
dans les urnes en France et aux Pays-Bas. On
peut même se demander comment le traité sur
l’Union européenne signé à Maastricht en 1992
a bien pu susciter l’adhésion nécessaire dans
douze pays. Était-ce le sentiment partagé d’une
occasion historique qui ne se répéterait pas ?
Nous aborderons ici deux épisodes clés de
ce cheminement historique, qui ont en commun
d’avoir succédé à un bouleversement violent
en Europe.
À l’Ouest, le premier esprit
européen
Le premier acte se déroule au lendemain de
la Seconde Guerre mondiale, une époque de crise
économique et de désarroi. Les États-nations
d’Europe, naguère imbus de leur puissance,
prennent la mesure de leur faillite morale après
la frénésie de destruction mutuelle, aggravée
par des déportations et des massacres de civils
d’une barbarie inouïe. En 1945, ils découvrent,
en même temps que les horreurs de l’Holocauste nazi, une nouvelle vassalité vis-à-vis des
deux superpuissances victorieuses du conflit, les
États-Unis et l’Union soviétique, et la plupart des
pays d’Europe doivent désormais accueillir des
garnisons étrangères sur leur propre territoire. Le
continent dévasté s’apprête donc à vivre au sein
du système bipolaire dit de la « guerre froide ».
Si l’on compare cette situation avec
celle qui prévalait encore en 1939, c’est-à-dire
l’apogée des empires coloniaux de la GrandeBretagne et de la France – deux pays pourtant
parmi les vainqueurs de la Seconde Guerre
mondiale –, on mesure la gravité du bouleversement qui frappe alors les esprits. Passée la liesse
de la victoire, c’est la prise de conscience collective d’un échec grave et avilissant pour toute la
civilisation européenne. Cet état d’esprit est bien
illustré dans le tableau de Max Ernst, l’Europe
après la pluie, où le Déluge biblique est la
métaphore des ravages de la guerre.
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
97
Questions européennes
La tension entre les deux blocs antagonistes – représentés au Conseil de sécurité de
l’ONU – étant forte et omniprésente, Washington
et Moscou s’imposent dans les géographies
mentales comme les deux centres du monde.
L’appartenance des États d’Europe de l’Ouest
au bloc occidental, tout comme celle des pays
de l’Est au système soviétique, fera donc partie
intégrante de l’identité politique et idéologique
des populations. Cette bipolarité de la guerre
froide est composite, car les États-nations
– même redimensionnés et dépouillés de leurs
idéaux de souveraineté absolue et d’autarcie –
restent les briques constitutives des deux blocs
antagonistes.
Pour les pays de l’Ouest européen, la
« grande république au-delà de l’Atlantique » est
à la fois l’allié d’hier contre l’Allemagne et celui
du présent contre l’URSS. Outre la conscience du
désastre, c’est la crainte d’une nouvelle occupation qui domine dans les esprits au lendemain
de la Seconde Guerre mondiale. En témoigne
un passage du discours que l’Anglais Winston
Churchill tient le 19 septembre 1946 à l’université de Zurich, où il invoque la création d’un
Conseil de l’Europe : « Nous devons recréer la
famille européenne dans une structure régionale
appelée, peut-être, les États-Unis d’Europe. […]
Même si au début la totalité des États d’Europe
ne seront pas capables de joindre l’Union, nous
devons néanmoins aller de l’avant pour rassembler et combiner ceux qui le voudront et le
pourront. Afin de préserver les gens ordinaires
de chaque race et de chaque pays de la guerre
et de la servitude, il faudra établir de solides
fondations et s’appuyer sur la volonté de tous
les hommes et femmes de mourir plutôt que se
soumettre à la tyrannie 5. »
Le ton du discours peut rétrospectivement
sembler héroïque, mais le mot est lâché : Union,
comme réponse collective des États européens
à la menace soviétique. Si cette dernière n’est
pas la seule raison d’être de l’unification
européenne – la finalité à long terme est la
reconstruction politique, économique et morale
5 Winston Churchill, Speech at Zurich University, 19 septembre
1946 (traduction de l’auteur).
98
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
du continent –, il ne fait guère de doute qu’elle a
joué un rôle catalyseur dans la mise en route des
institutions européennes.
C’est avec ces deux idées bien arrêtées
– la reconstruction et la défense commune – que
Churchill plaide déjà pour une nécessaire réconciliation franco-allemande. Cette idée-force,
reprise par la déclaration Schuman du 9 mai
1950, conduira à la cooptation de la République
fédérale d’Allemagne comme membre fondateur des Communautés européennes, puis au
traité de l’Élysée signé le 22 janvier 1963 entre
la France et l’Allemagne. C’est de la Belgique,
des Pays-Bas, du Luxembourg, de la France, de
l’Italie et de l’Allemagne qu’est parti l’effort
de constitution des Communautés européennes
dans les années 1950, afin d’amorcer la relance
économique tout en mettant un point final
aux antagonismes du passé. Ironiquement, le
Royaume-Uni de Churchill restera longtemps
après lui peu enclin à participer aux affaires du
continent : il attendra 1973 avant de rejoindre la
Communauté économique européenne (CEE).
De plus, et en dépit de la grande idée de
l’Europe qu’on décèle dans le discours de 1946,
c’est une Europe confinée qui a vu le jour. Bien
qu’elle soit demeurée ouverte mentalement
au reste du monde, elle a été hermétiquement
scellée à l’Est par une frontière artificielle munie
de murs, de barbelés et de miradors, le rideau
de fer. Cette ligne qui a coupé l’Allemagne en
deux a matérialisé la division idéologique entre
les esprits – précision nécessaire pour illustrer le
changement radical qui s’est ensuite produit dans
les mentalités européennes.
Le dégagement de l’horizon
européen après 1989
La disparition du pacte de Varsovie
en 1989, suivie par le retour des « pays de l’Est »
dans le concert européen, déboucha en 1991 sur
l’éclatement de l’Union soviétique et l’indépendance des trois républiques baltes (Estonie,
Lettonie et Lituanie). Évidemment, la création
juridique d’une « Union européenne » par le traité
de Maastricht en 1992 ne fut pas qu’une coïncidence temporelle. Bien que cette étape eût été
« L’Eu r op e éla r g ie »
d ’a p r ès 1989 : c o m m e n t s e ré o ri e n t e r d a n s l a p e n s é e ?
préparée depuis longtemps, elle restait problématique tant que l’Union soviétique pouvait s’y
opposer : les troupes du pacte de Varsovie constituant une force redoutable, il avait fallu se garder
de porter ombrage à la superpuissance de l’Est.
Désormais, l’Union européenne pouvait sortir
de son confinement à l’ombre des superpuissances, ce qui se traduisit par une modification
assez radicale de son attitude dans les cercles de
Bruxelles et de Strasbourg.
Il y eut bien sûr des obstacles. La réunification de l’Allemagne en 1989-1990 présenta
des difficultés économiques et sociales et causa
quelques inquiétudes en France mais aussi au
Royaume-Uni, où l’on voyait renaître un grand
pays qui appuyait à nouveau sa puissance
politico-économique sur l’hinterland d’Europe
centrale. De façon semblable, les tensions en
matière économique entre le Royaume-Uni et les
pays de la zone euro sont aussi révélatrices d’une
survivance répandue des anciennes méfiances
nationales, ainsi que de hantises plus ou moins
exprimées de voir naître un nouvel impérialisme
sur le continent.
En dépit de cela, il faut bien noter l’apparition d’un « second esprit européen », très différent
de celui des années 1950. Embrassant un horizon
bien plus étendu, émancipé de la peur originelle
de l’Union soviétique, il se fait le promoteur d’une
unité géopolitique ouvertement supranationale.
C’est dans cette perspective que doit être considérée la dynamique des élargissements successifs qui ont abouti à l’Union à 28 membres. Il
en va de même pour la pacification des Balkans
occidentaux et la politique de voisinage menée par
l’Union dans la région de la mer Noire. Dès les
années 1990, l’Union européenne s’est trouvée
entraînée par son propre élan, sans toujours bien
savoir jusqu’où il la mènerait. En 2014, la crise qui
l’oppose à la Russie au sujet de l’Ukraine est un
test des limites de cette expansion.
Les États-Unis souhaitaient bien un
ancrage à l’Ouest des pays libérés de la tutelle
russe, mais plutôt au travers de l’adhésion à
leur instance de prédilection, l’Organisation du
traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Le scénario
évolua bien comme ils l’avaient prévu, mais
avec une réserve : alors qu’ils avaient visé une
alliance défensive d’États-nations alignée sur
leur politique extérieure, l’Union européenne
soudain renforcée a commencé à manifester des
velléités de se positionner de façon autonome,
comme contrepoids politique et économique sur
l’échiquier international.
À l’Est : la redécouverte
de l’autre moitié de l’Europe
Cet élan d’expansion de l’Union
européenne fut largement porté par les pays
naguère soumis à l’hégémonie soviétique. En
comparaison avec l’attitude désabusée des pays
membres du noyau originel de l’Union, on
pourrait même parler de ferveur : il s’agissait,
d’une part, de garantir l’autonomie politique
arrachée à la Russie et, d’autre part, d’atteindre
une prospérité économique longtemps hors de
portée en raison de l’imposition du système
communiste. On se rappellera ainsi les extraordinaires images de la Voie balte, cette chaîne
humaine de plus de 500 kilomètres qui s’étendit
le 23 août 1989 de Vilnius à Tallinn en passant
par Riga pour demander la sortie de la Lituanie,
de la Lettonie et de l’Estonie de l’URSS.
Pour cette partie de l’Europe, les
années 1945-1946 avaient assurément été un
moment décisif, où s’était amorcé le processus
de mainmise politique par l’Union soviétique qui
aboutira inéluctablement au pacte de Varsovie
(1955). Mais les populations baltes avaient
choisi une date symbolique pour leur manifestation de 1989, le cinquantième anniversaire d’un
événement crucial précédant de quelques jours
l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale.
Le 23 août 1939 correspond en effet à
la signature du pacte germano-soviétique (ou
Molotov-Ribbentrop) entre l’Allemagne nazie
et la Russie soviétique. Dans un protocole
additionnel secret, ce texte définissait la notion
de « sphères d’influence » ainsi que la « réorganisation territoriale » des États baltes et de la
Finlande, de la Pologne, et du sud-est de l’Europe
– en particulier de la Bessarabie (aujourd’hui
république de Moldavie). Une fois annexés, ces
territoires redevinrent la périphérie de Moscou,
comme cela avait été le cas jusqu’en 1917.
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
99
Questions européennes
En décembre de la même année, alors que
la guerre avait déjà éclaté, l’URSS fut expulsée
de la Société des Nations (SDN). Cet événement apparemment dérisoire en comparaison
des événements tragiques du moment, fut significatif par la cassure qu’il inaugura dans les mentalités en Europe, pour plusieurs décennies : les
pays européens venaient de rejeter la Russie et
sa périphérie en dehors de leur espace. Pour les
populations qui, comme dans les républiques
baltes ou en Bessarabie, furent annexées sans
ménagement à l’URSS, l’arrachement fut incontestablement violent.
Lors de la conférence de Yalta qui, en
février 1945, réunit les futurs vainqueurs de l’Allemagne, Staline demanda à ses alliés d’entériner en
pratique les acquisitions territoriales de l’URSS
convenues lors du pacte conclu avec le IIIe Reich.
Pour les territoires concernés – un moment envahis
par l’Allemagne puis reconquis de haute lutte par
l’Armée rouge –, seul l’éclatement du bloc soviétique en 1991 mit véritablement fin à la « guerre de
cinquante ans » commencée en 1939. Souhaitant
s’assurer qu’ils seraient dorénavant à l’abri de
visées expansionnistes de la Russie, ces pays
rejoignirent l’OTAN en deux grandes vagues :
1999 pour la République tchèque, la Hongrie et la
Pologne, et 2004 pour les pays baltes, la Bulgarie,
la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie. Leur
adhésion volontaire à l’Union européenne en 2004
et en 2007 ne fut donc pas un début, mais au
contraire la clôture d’une longue parenthèse.
En définitive, l’Union européenne s’est
principalement agrandie au détriment de l’ancien
pacte de Varsovie. Pendant vingt ans, la Russie
ne s’est guère opposée à cette expansion, soit
parce qu’elle n’en avait pas les moyens, soit
parce qu’elle ne le désirait pas. Mais si l’on
fait exception des trois pays baltes, l’Union
européenne n’est pas entrée sur ces territoires qui
faisaient partie de l’URSS et que la Russie considère encore aujourd’hui comme relevant de sa
« sphère d’influence ».
En 2014, la négociation d’un accord d’association de l’Union européenne avec l’Ukraine a
toutefois changé la donne. C’est à la faveur d’un
contexte de troubles internes dans ce pays et de
la chute du gouvernement que la Crimée a été
100
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
annexée/rattachée à la Russie le 18 mars 2014.
Moscou semble bien avoir voulu signifier par
là son opposition à toute velléité de l’Union de
s’étendre plus à l’Est. De leur côté, les anciens
« pays de l’Est » ne cachent pas leur inquiétude
et la nécessité, plus que jamais, de garantir leur
souveraineté face à la Russie.
Le rêve lointain
de la pax europea
À l’heure où se font entendre des bruits de
bottes à la frontière entre l’Ukraine et la Russie,
se pose la question de ce qui peut bien tenir
ensemble cette Union européenne. C’est l’occasion de revenir à un rêve relativement ancien,
qui eut une influence considérable dans l’histoire européenne, l’union pacifique du continent. Celui-ci trouva déjà une pleine expression à
l’époque des Lumières avec des penseurs comme
l’abbé de Saint-Pierre et, plus tard, Jean-Jacques
Rousseau, sous forme de l’idéal de la paix perpétuelle qui prônait la convergence des volontés
politiques des États particuliers au sein d’un
système européen pacifique. Le congrès de
Vienne de 1815 fut l’occasion d’une première
expérimentation (plus ou moins réussie) : traité
multilatéral signé par presque tous les États
du continent, la Sainte-Alliance contribua à la
création d’un système politico-diplomatique
qu’on appellerait bientôt le « Concert européen ».
Au lendemain de la Première Guerre mondiale,
les mouvements pacifistes liés à la SDN se
réclamèrent quant à eux de la ligue des peuples
proposée par Kant. C’est également la paix par
le droit, longtemps décriée par les adeptes de la
Realpolitik, qui finit par s’imposer en Europe
occidentale, après la Seconde Guerre mondiale.
Après chaque grande guerre européenne, les
projets d’unification européenne qui émergèrent
visèrent à résoudre deux éventualités : le risque
d’un empire paneuropéen et les querelles entre
États qui mènent à la guerre 6.
lll
6 Stella Ghervas, « Antidotes to Empire : From the Congress
System to the European Union », in EUtROPEs : The Paradox of
European Empire, University of Chicago Press, Chicago, 2014.
« L’Eu r op e éla r g ie »
d ’a p r ès 1989 : c o m m e n t s e ré o ri e n t e r d a n s l a p e n s é e ?
Sans doute, l’identité de l’Europe – au sens
politique – ne saurait se résumer à l’idéal de la
paix, mais c’est bien là que l’on trouve un large
consensus des opinions publiques nationales.
L’Union européenne a assez clairement défini sa
raison d’être, voire son identité, par rapport à la
paix. Ses institutions et ses politiques semblent
reposer sur un postulat fondamental : la réponse à
long terme aux guerres et aux crises économiques
se trouve nécessairement dans une alliance
pacifique librement consentie, organisée au sein
d’un système juridique plus ouvertement fédéraliste. Sur le plan institutionnel, la paix ne figure
pas seulement comme une valeur communautaire, mais le traité de Lisbonne l’a élevée en 2007
au rang d’objectif premier. La crise économique
de 2008-2009 a produit une dynamique de discipline budgétaire commune et d’union bancaire
qui laisse présager une extension des compétences
supranationales de l’Union.
Cet idéal de pacification dans les traités
européens permet également de définir l’identité de l’Europe politique par opposition. Il
tranche en effet avec une autre doctrine qui
reste en vigueur aux États-Unis, en Russie et en
Chine, selon laquelle la paix doit être garantie
par une force militaire dotée de moyens offensifs. Cette doctrine peut, le cas échéant, légitimer
une guerre, comme cela a par exemple été le cas
avec l’Irak et l’Afghanistan. On se souvient de
la commotion aux États-Unis en 2003, à la fois
pour la classe politique et l’opinion publique,
causée par le refus de la France d’approuver le
plan d’invasion de l’Irak au Conseil de sécurité
de l’ONU – une position qui avait trouvé un large
consensus populaire dans les pays européens.
Lorsque les États-Unis ont envisagé une intervention militaire en Syrie en 2013, le soutien a
de nouveau manqué au sein des pays européens.
L’Europe politique n’est toutefois pas monolithique dans ses attitudes. Les rôles de la France
et du Royaume-Uni se sont d’ailleurs renversés.
Alors qu’en 2003 la première s’est opposée à une
intervention armée, en 2013 c’est le Parlement
britannique qui a rejeté une intervention en
Syrie. Passée l’urgence de la crise ukrainienne,
une distinction pourrait se faire jour entre la
conception américaine de la sécurité par la force
militaire – via l’OTAN – et la position plus soft
power de l’Union européenne.
Cette opposition idéologique entre deux
conceptions de la paix n’est pas nouvelle, puisque
c’est en réaction à l’équilibre des puissances que
l’idéal de la paix perpétuelle est né en Europe
à l’époque des Lumières. Cet idéal commence
aujourd’hui à s’imposer de façon durable au
niveau du continent. On a pu sourire – notamment au moment de la guerre froide – de ce
pacifisme « angélique », d’autant que l’Europe
continue de recourir à la commode protection
militaire américaine.
C’est ce qui pose la question fondamentale – et paradoxale – de savoir si les Européens
comptent un jour financer leur propre défense
grâce à des recettes fiscales communautaires,
plutôt que de continuer à en faire porter le poids
à leur allié d’outre-Atlantique, lui-même en difficulté budgétaire. L’idée d’une armée commune
est assez ancienne, puisqu’elle avait déjà été
évoquée par l’abbé de Saint-Pierre en 1713
dans son Projet de paix perpétuelle, et par la
Communauté européenne de défense du début
des années 1950. Les Européens, déjà émancipés
de la Russie, vogueraient certes sur une route de
plus en plus souveraine. Mais un tel acte seraitil réellement conforme aux idéaux pacifiques de
l’Union ? Le débat reste ouvert. n
Bibliographie
●● Peter I. Barta (dir.), The
Fall of the Iron Curtain and the
Culture of Europe, Routledge,
New York, 2013
●● Michel Foucher (dir.),
L’Europe entre géopolitiques et
géographies, SEDES, Paris, 2009
●● Stella Ghervas, « La
paix par le droit, ciment de
la civilisation en Europe ?
La perspective du Siècle des
Lumières », in Antoine Lilti et
Céline Spector (dir.), Commerce,
Civilisation, Empire. Penser
l’Europe au xviiie siècle, Voltaire
Foundation, Oxford, 2014
●● Stella Ghervas, « Les
valeurs de l’Europe : entre
l’idéal, le discours et la réalité »,
Rethinking Democracy,
Kiev, février 2012 (http://
rethinkingdemocracy.org.ua/
themes/Ghervas_fr.html)
●● Stella Ghervas et François
Rosset (dir.), Lieux d’Europe.
Mythes et limites, Éditions de la
Maison des sciences de l’homme,
Paris, 2008
●● David Reynolds (dir.),
The Origins of the Cold War
in Europe: International
Perspectives, Yale University
Press, New Haven et Londres,
1994
●● Geoffrey Roberts, The
Unholy Alliance: Stalin’s pact
with Hitler, I. B. Tauris, Londres,
1989
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
101
Regards sur le monde
réseaux sociaux :
de nouveaux acteurs
géopolitiques
* Tristan Mendès France
Tristan Mendès France *
est blogueur et journaliste, spécialiste
des nouvelles cultures numériques. Il
L’essor des réseaux sociaux entraîne une nouvelle forme
de circulation de l’information entre individus, mais
de la communication), à l’université
également entre institutions et individus et entre institutions
Paris 7-Diderot et à l’École des métiers
elles-mêmes. Les États tirent notamment de plus en
de l’information à Paris.
plus parti de leur usage, en particulier à travers les jeux
d’influence qui s’y déploient.
Plusieurs conflits récents ont montré que la communication
diplomatique ou la propagande étaient devenues des pratiques fort
développées sur les réseaux sociaux. Quant aux plateformes qui sont
à l’origine de ces réseaux, elles sont confrontées en retour
à des pressions importantes qui les hissent au rang de nouveaux
acteurs des relations internationales.
enseigne au CELSA (École des hautes
études en sciences de l’information et
Les réseaux sociaux ont fait une apparition
spectaculaire sur la scène mondiale au moment
de ce que les médias ont appelé les « printemps
arabes » 1. A soudainement fait surface l’expression de voix, nombreuses et décentralisées, de
simples individus, qui restaient jusque-là étouffées par des régimes dictatoriaux ou autoritaires.
Ces voix ont atteint une audience mondiale qui
leur était auparavant inaccessible.
Si ces plateformes sont désormais bien
installées dans les usages du monde contem1
Sur le sujet, voir le dossier spécial de Questions internationales,
« Internet à la conquête du monde », no 47, janvier-février 2011,
et notamment l’article de Youssef El Chazli, « De quelques
usages politiques d’Internet sur les bords du Nil », qui prédisait la
chute du régime de Hosni Moubarak à partir d’une mobilisation
des Égyptiens sur les réseaux sociaux.
102
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
porain, c’est d’abord du fait de leurs utilisateurs, militants ou non, qui en ont montré toute
la puissance. Dans le même temps, les réseaux
sociaux sont devenus un enjeu international, car
les États ont commencé à s’en emparer pour leur
communication, diplomatique notamment. Ayant
réalisé tardivement l’importance du phénomène,
ils tentent dorénavant de rattraper leur retard,
avec plus ou moins de bonheur.
Contrairement aux logiques traditionnelles de communication, les réseaux sociaux
brouillent les lignes classiques entre émetteur
et récepteur et invitent les acteurs étatiques à
s’y exprimer d’une façon qui ne leur est pas
toujours familière. À ce premier niveau de
difficulté s’ajoute le fait que les usages qui en
découlent sont encore loin d’être définitivement
R és ea ux s o c i a u x : d e n o u v e a u x a c t e u r s g é o p o l i t i q u e s
établis. Reste que les États ne peuvent plus faire
abstraction de l’audience que constituent les
1,8 milliard d’internautes qui sont aujourd’hui
présents sur les réseaux sociaux 2.
Un nouveau mode
de communication
Un réseau social est un espace en ligne
sur lequel un internaute peut se connecter pour
émettre ou recevoir un contenu multimédia
en direction ou provenant d’une communauté
qu’il a générée ou à laquelle il s’est agrégé.
Certains réseaux sociaux regroupent des amis,
d’autres ont pour objectif de se créer un cercle
de relations, de chercher un emploi, des activités,
des partenaires commerciaux, d’échanger des
photos ou des informations.
Apparus autour de 2005, les réseaux
sociaux s’apparentent à des plateformes de
partage de contenus s’organisant en communautés. Les réseaux sociaux ont ceci de particulier
qu’ils brouillent les repères de la communication
classique entre émetteur et récepteur, puisque, à
la différence des médias traditionnels comme la
télévision ou la presse, chaque utilisateur peut en
effet recevoir et émettre des données.
Il existe de nombreuses plateformes dites
« sociales » parmi lesquelles les plus connues sont
Google+ (le réseau social de Google), Instagram
(proposant l’échange d’images), LinkedIn ou
Viadeo (des réseaux sociaux professionnels)
ou Weibo (le Twitter chinois). Face à la multiplicité des acteurs et des enjeux liés à chacun
d’entre eux, l’analyse se limitera toutefois aux
deux acteurs historiques que sont Facebook et,
surtout, Twitter. De même, ne sera-t-il ici évoqué
que le versant public de la communication qui
s’y déploie et non les messages à caractère privé
que ces réseaux véhiculent. Facebook et Twitter
permettent de publier les mêmes contenus qu’ailleurs sur le web (textes, images ou vidéos), mais
sur une seule plateforme qui s’adresse en priorité
à une communauté – celle que l’internaute a
constituée ou à laquelle il s’est agrégé.
Simon Kemp, « Social, Digital & Mobile Worldwide in 2014 »,
blog We are Social, 9 janvier 2014 (http://wearesocial.net/
blog/2014/01/social-digital-mobile-worldwide-2014).
2 Contrairement au mode classique de
communication, les informations circulent sur
les réseaux sociaux grâce à la recommandation
personnelle produite par leur émetteur auprès de
sa communauté. Une personne relaie – et donc
recommande – une information sur sa plateforme, et les internautes qui suivent son compte
décident, ou non, de la relayer à leur tour sur leur
propre compte auprès de la communauté qui y
est rattachée.
Cette communication spécifique, qualifiée de « communication sociale », est d’autant
plus puissante qu’elle se joue essentiellement au
niveau de communautés d’individus qui se font
confiance ou s’apprécient. La force prescriptrice du message en est alors significativement
augmentée, car elle a tendance à susciter l’adhésion d’une audience en principe captive.
Les émetteurs peuvent indifféremment
être des individus, des organisations, des institutions, des marques, etc. C’est ainsi que rares
sont désormais les ministères qui ne disposent
pas d’un compte Twitter. En France, le ministère des Affaires étrangères a le sien (https ://
twitter.com/francediplo), tout comme le chef
de la diplomatie (https ://twitter.com/laurentfabius). Cette activité en ligne implique la
diffusion de contenus à caractère public, mais
également la réception de messages adressés
par ce biais. Elle offre aux institutions la possibilité d’échanger de manière ouverte et directe
avec leurs ressortissants, avec les opinions
publiques étrangères, ou même des représentants d’autres États.
L’absence de hiérarchie sur les réseaux
sociaux entraîne la formation d’une sorte de
marché ouvert des idées où les messages du
président Obama sont aussi visibles que ceux du
guide iranien Khamenei, du président Poutine ou
de certaines factions terroristes. À chaque utilisateur de ces plateformes de choisir le compte qu’il
souhaite suivre et/ou relayer.
La vitesse de circulation d’une information
sur les réseaux sociaux est en principe liée à la
démultiplication de décisions individuelles visant à
la recommander ou à la relayer auprès de communautés données. Les réseaux sociaux représentent
donc un espace décentralisé difficile à contrôler, où
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
103
Regards sur le monde
le poids relatif des acteurs dépend de la capacité
d’influence qu’ils parviennent à y déployer.
Des vecteurs de politiques
d’influence nationale
Dans les relations internationales, les
réseaux sociaux ont en effet pour l’essentiel un
objectif d’influence. Ces plateformes s’intègrent
de plus en plus souvent dans les stratégies de
communication des acteurs étatiques, notamment d’un point de vue diplomatique. Les
chancelleries de la majorité des États invitent
dorénavant leurs ambassadeurs et leur personnel
diplomatique à s’engager dans ce nouvel espace
virtuel. L’objectif, parfois hasardeux, restant
d’étendre l’influence du pays d’appartenance de
ces personnels.
Cette pratique est souvent facile à identifier. Lorsque la communication d’un acteur
public sur Twitter se fait dans une langue qui
n’est pas celle d’origine de son auteur, il est
évident qu’elle vise à influencer une audience
extérieure. L’ambassadeur de Suède en France,
Gunnar Lund, explique ainsi le rôle que joue son
compte Twitter dans le cadre de ses fonctions
diplomatiques : Twitter « fait partie d’une
politique réfléchie d’une diplomatie publique ».
L’ambassadeur cherche à y « susciter l’intérêt
des Français » pour son pays. Il rappelle aussi
que le ministre des Affaires étrangères suédois,
Carl Bildt, encourage expressément tous ses
diplomates à s’en emparer et s’en servir 3.
Cette incitation à s’exprimer sur les
réseaux sociaux est un mouvement général, que
l’on constate dans de nombreux pays démocratiques mais pas uniquement.
Ce sont les États-Unis qui ont les premiers
ouvert la voie à travers la popularisation de la
diplomatie dite « numérique ». « L’importance
accordée par l’administration Obama à la diplomatie numérique trouve ses racines dans le
concept de smart power, destiné initialement
à reconquérir l’autorité morale, perdue par les
Interview du Cercle des Européens, « D’autres ambassadeurs
arriveront bientôt sur Twitter », 24 avril 2012 (www.lexpress.fr/
actualite/monde/europe/interview-du-cercle-des-europeens-dautres-ambassadeurs-arriveront-bientot-sur-twitter_1107882.html).
3 104
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
États-Unis au cours des années Bush », rappelle
Thomas Gomart, chercheur à l’Institut français
de relations internationales (IFRI) 4.
La Russie a aussi considérablement
investi les réseaux sociaux, notamment durant la
récente révolution ukrainienne. Elle a développé
sa présence sur les réseaux sociaux américains (Twitter, Facebook), où son ministère des
Affaires étrangères et ses ambassades sont actifs,
mais également sur ses propres réseaux sociaux
nationaux comme VKontakte 5 qui surclasse
Facebook en Russie, ou même sur les réseaux
sociaux chinois comme Weibo 6, l’équivalent de
Twitter dont l’accès depuis la Chine est bloqué
par les autorités. Cette stratégie de communication, qui s’adapte aux interlocuteurs présents
sur les différentes plateformes, permet ainsi à la
Russie d’optimiser son jeu d’influence.
Également, aussi surprenant que cela
puisse paraître, le régime de Bachar al-Assad
en Syrie n’a pas hésité à s’emparer des réseaux
sociaux pour y déployer sa propagande. Le
compte officiel de l’agence nationale d’information syrienne, la Syrian Arab News Agency
(SANA), est très actif sur Twitter (https ://twitter.
com/SANA_English). Cette agence y livre une
information en anglais destinée à une audience
internationale située hors des frontières du pays
en proie à la guerre civile. Même la dictature
nord-coréenne s’y essaye avec un profil officiel
sur Twitter (https ://twitter.com/uriminzok),
Uriminzok (« notre nation »). Malgré une
audience relativement faible, le régime le plus
reclus de la planète a compris qu’il pouvait, à
peu de frais, entrer dans cette agora virtuelle et y
déverser sa propagande.
Les réseaux sociaux intègrent donc assez
naturellement les stratégies globales d’influence
des pays qui décident de les adopter. Mais c’est
4 Thomas Gomart, « De la diplomatie numérique », Revue des
Deux Mondes, janvier 2013, p. 134-135.
5 Roland Gauron, « Ukraine : comment Poutine mène l’offensive
sur les réseaux sociaux », Le Figaro, 6 mars 2014 (www.lefigaro.
fr/international/2014/03/06/01003-20140306ARTFIG00145ukraine-comment-poutine-mene-l-offensive-sur-les-reseauxsociaux.php).
6 Eugène Zagrebnov, « Ukraine : la Russie règle ses divergences
avec les USA en Chine », La Voix de la Russie, 11 mars 2014
(http://french.ruvr.ru/2014_03_11/La-Russie-regle-sesdivergences-avec-les-Etats-Unis-sur-l-Ukraine-en-Chine-6628/).
R és ea ux s o c i a u x : d e n o u v e a u x a c t e u r s g é o p o l i t i q u e s
lors de conflits que leur rôle semble toutefois le
plus novateur.
Un nouvel acteur dans
les conflits internationaux
Au-delà du monologue mis en scène par
certains comptes sociaux d’acteurs étatiques dès
lors qu’ils s’adressent à une audience internationale, il arrive parfois que les réseaux sociaux
génèrent des échanges d’une nature totalement
inédite. On en donnera deux exemples récents.
L’un des premiers qui vient à l’esprit
remonte au 14 novembre 2012. Sur son profil
Twitter, le ministère israélien de la Défense
(@DFSpokesperson) annonçait avoir lancé une
campagne armée contre la bande de Gaza et
interpellait directement les membres du Hamas
en leur conseillant de rester terrés s’ils voulaient
rester en vie. La brigade Alqassam, la branche
armée du Hamas, présente également sur Twitter
à l’époque, décida de lui répondre publiquement
en promettant aux Israéliens de leur ouvrir les
portes de l’enfer 7.
Au-delà du contexte particulier et de la
virulence des propos échangés, les belligérants
peuvent dorénavant engager ouvertement – du
moment qu’ils sont sur la même plateforme
sociale – un échange direct à la vue de tous, dans
une logique de lobbying ou d’activisme en ligne.
Ce canal singulier de communication devrait
connaître un essor certain dans les années à venir,
et d’autres crises internationales pourraient
trouver des modes de traduction similaires sur les
réseaux sociaux.
Tout récemment, la révolution ukrainienne
et ses conséquences géopolitiques ont donné un
autre exemple de ces nouvelles pratiques diplomatiques par réseau social interposé. Durant les
événements de Kiev, en février 2014, la diplomatie russe a été très active sur le réseau Twitter
tandis que, Jeux olympiques de Sotchi obligent,
le président Poutine restait relativement discret
sur la situation jusqu’à l’annexion de la Crimée
par les forces russes en mars 2014. Moscou
7 Eline Gordts Israel, « Hamas Fight Twitter War », The World
Post, 15 novembre 2012 (www.huffingtonpost.com/2012/11/15/
israel-hamas-twitter_n_2138841.html).
s’est engagé dans une campagne d’explications
tous azimuts comme l’on montré les échanges
piquants entre l’ambassade du Royaume-Uni
en Russie et celle de Russie au Royaume-Uni
quelques jours avant l’annexion 8.
Au-delà des arguments de fond, c’est la
forme de cette discussion publique entre diplomates qui surprend. L’impression est celle de
lire un échange entre deux individus ordinaires
s’invectivant sur les affaires du monde. Or il
s’agit bien de deux comptes d’ambassades. Le
nouveau mode de communication qu’induisent
certaines plateformes comme Twitter, en laissant
peu d’espace pour s’exprimer (140 caractères
maximum) et en reposant sur l’instantanéité
des échanges, impose, il est vrai, de nouvelles
contraintes auxquelles les diplomates doivent
s’adapter sous peine de perdre toute crédibilité
auprès de la communauté des réseaux sociaux.
Le plus souvent, ce canal d’échanges en
temps réel ne suit pas les circuits classiques de
validation de propos publics tenus par les diplomates – il faut répondre vite pour ne pas donner
l’impression de la langue de bois – et bouleverse
la chronologie classique de diffusion de l’information. Les chancelleries doivent s’y adapter tout
en se gardant des risques de dérapages : l’économie de mots et l’instantanéité des échanges
sont en effet propices tant aux incompréhensions
qu’aux quiproquos.
Les plateformes de réseaux
sociaux impliquées
dans les controverses
internationales
Vu l’importance des enjeux liés à l’usage
des réseaux sociaux, il arrive que certaines plateformes en tant que structure de diffusion fassent
l’objet de pressions – amicales ou inamicales –
de la part des États.
En 2009, en Iran, après la réélection
contestée de Mahmoud Ahmadinejad lors de ce
qu’on a appelé la « révolution verte », violemment réprimée par le régime, Twitter fut largement
8 S o u r c e : h t t p s : / / t w i t t e r. c o m / u k i n r u s s i a / s t a t u s /
446201991925334016.
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
105
Regards sur le monde
utilisé par les manifestants et les responsables
politiques opposés au régime pour communiquer entre eux et avec le reste du monde. À tel
point que, lorsque la plateforme annonça qu’elle
allait s’arrêter de fonctionner pour des raisons de
maintenance, Hillary Clinton fit pression auprès
de l’entreprise américaine afin qu’elle reporte la
coupure. La secrétaire d’État américaine expliqua
à l’occasion « que garder cette ligne de communication ouverte et permettre aux gens de partager
des informations, à un moment où il n’y a pas
beaucoup d’autres sources d’information, est un
aspect important du droit de s’exprimer et de la
capacité à s’organiser » 9. Téhéran a ensuite bloqué
Twitter et Facebook sur le territoire iranien.
La censure est une réponse assez fréquente
de la part de nombreux régimes autoritaires ou
dictatoriaux, qu’elle soit temporaire, comme
récemment en Turquie avec Twitter, ou à plus
long terme, comme dans le cas de la Chine ou de
la Corée du Nord 10.
D’autres conséquences inattendues peuvent
concerner les entreprises qui gèrent les réseaux
sociaux, notamment lorsqu’il existe des conflits
d’ordre territorial. En effet, la majeure partie des
plateformes sociales imposent à leurs utilisateurs de choisir leur pays d’appartenance. Si cette
exigence ne pose pas de problème pour les États
bénéficiant d’une reconnaissance internationale,
certaines situations s’avèrent plus complexes.
Un conflit territorial, l’absence de reconnaissance d’un territoire par un ou plusieurs États,
des zones revendiquées par plusieurs États, l’apparition ou la disparition d’un pays, tous ces cas de
figure mettent les administrateurs des réseaux
sociaux dans des situations délicates. Doivent-ils
les ajouter dans la liste des pays qu’ils reconnaissent et, si oui, sur quels critères ? Il n’existe
pour l’heure aucune règle précise si ce n’est que
les plateformes sociales essayent de prendre le
moins possible parti.
« Quand Hillary Clinton défend Twitter pour les Iraniens », Le
Nouvel Observateur, Spécial Iran, 18 juin 2009 (http://tempsreel.
nouvelobs.com/special-iran/20090618.OBS1067/quand-hillaryclinton-defend-twitter-pour-les-iraniens.html).
10 Dana Liebelson, « MAP: Here Are the Countries That
Block Facebook, Twitter, and YouTube », Mother Jones,
28 mars 2014 (www.motherjones.com/politics/2014/03/
turkey-facebook-youtube-twitter-blocked).
9 106
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
Lors de l’indépendance du Kosovo
en 2008, Facebook a rapidement proposé que
ses utilisateurs puissent préciser qu’ils étaient
de nationalité kosovare, reconnaissant par là
implicitement la souveraineté du nouvel État
– à l’instar du gouvernement américain. Une
polémique s’est alors développée à propos du
rôle de la plateforme dans cette reconnaissance.
À la question des motivations qui avaient orienté
son choix, Facebook, mal à l’aise, a répondu
en des termes particulièrement vagues : « Les
compagnies n’ont clairement aucun rôle à jouer
dans la reconnaissance formelle des États dans la
mesure où c’est à la communauté internationale
de se prononcer. Nous essayons de faire en sorte
que notre service réponde aux besoins de nos
utilisateurs [...] en reflétant les dénominations
géographiques qui sont d’usage courant 11. »
Les soucis de la plateforme sont loin d’être
terminés. À l’heure de la rédaction de cet article,
lorsqu’on s’inscrit sur Facebook en indiquant
la capitale de la Crimée, Simféropol, comme
ville d’origine, le formulaire indique automatiquement l’Ukraine comme pays de localisation.
Et ceci malgré son rattachement de facto à la
Russie depuis mars 2014, un rattachement auquel
Washington est opposé. Quant à Tskhinvali,
l’actuelle capitale de l’Ossétie du Sud déclarée
indépendante en 2009, elle est toujours considérée
par Facebook comme étant située en Géorgie.
lll
Les réseaux sociaux sont désormais
porteurs de nouveaux enjeux qui dépassent largement leur fonction initiale de simples outils de
communication entre individus. Leur rôle croissant dans l’arène internationale remet en cause la
manière dont les diplomates envisagent leur rôle.
Loin d’être établies, les pratiques qu’induisent ces
plateformes sont en constante évolution du fait des
avancées technologiques de l’Internet, du Web et
des applications qui les enrichissent sans cesse.
L’usage des réseaux sociaux devrait donc contribuer à bouleverser encore un peu plus les affaires
internationales dans les prochaines années. n
11 www.numerama.com/magazine/27625-facebook-reconnaitle-kosovo.html
histoires de Questions internationales
> Paix et guerre entre les nations,
un demi-siècle plus tard
La bougie n’éclaire pas sa base
Serge Sur *
Paix et guerre entre les nations, publié par Raymond Aron
en 1962, est un ouvrage majeur d’analyse et de théorisation
est professeur émérite à l’université
des relations internationales dans le second xxe siècle.
Panthéon-Assas et secrétaire
général de l’Association des
Au-delà de la conjoncture politique et stratégique
internationalistes .
de son temps, celui de l’opposition Est-Ouest,
il est une réflexion fondamentale sur la structure
et la dynamique des relations entre États.
Quels enseignements en retenir aujourd’hui ?
* Serge Sur
1
Raymond Aron (1905-1983) est l’un des
penseurs français qui ont marqué le xxe siècle,
et ceci sur plusieurs plans. Philosophe, historien,
mais aussi sociologue, économiste, stratège et
spécialiste des relations internationales, l’histoire
des idées et doctrines l’a toujours passionné 2.
Il a mis le monde en idées comme d’autres en
conflits. Plus exactement, il l’a analysé comme
un débat d’idées au sein desquelles il circulait
avec une aisance impressionnante. Sans déconsidérer aucune, il les examinait et les évaluait sans
complaisance comme sans animosité.
Le parallèle avec son camarade Jean-Paul
Sartre (1905-1980) les valorise tous les deux dans
leurs divergences mêmes. Elles ne les ont pas
empêchés de se retrouver à la fin de leur vie intellectuellement opposée sur des valeurs humanistes
communes. Tous deux normaliens, agrégés de
philosophie et bourgeois, ils ont beaucoup écrit,
livres, textes savants mais aussi articles de presse
Le présent texte reprend pour l’essentiel une étude intitulée « Le
point de vue d’un juriste », publiée dans le « Dossier II : Relire
Paix et guerre entre les nations de Raymond Aron cinquante ans
après (1962-2012) », du Bulletin de l’Académie des sciences
morales et politiques, no 5, mars-août 2013, p 101-114.
2
On trouve une illustration de la diversité de son œuvre dans un
recueil d’articles, Les Sociétés modernes, textes rassemblés et
introduits par Serge Paugam, PUF, Paris, 2006.
1
ou de circonstance, et se sont politiquement
engagés à des degrés divers dans les affaires de
la Cité. Ni philosophes sur l’Aventin ni militants
disciplinés, leurs engagements ont découlé de leur
jugement et non de leur docilité.
Cependant, leurs caractères et leurs convictions les ont séparés, l’un vers la gauche extrême,
l’autre vers la droite modérée. Leur style répond
à cette opposition. Sartre est polémiste, subjectif,
imprécateur, dénonciateur, péremptoire, injuste,
lyrique et littéraire, il adore cibler et exécuter
des ennemis 3. Aron analyse, adopte un ton
équanime, retourne une question sous tous ses
angles, consulte les experts, écoute les témoins,
développe longuement une motivation ouverte et
hésite à conclure. Cette différence de brio peut
expliquer que, dans un pays littéraire comme la
France, dont les intellectuels sont plus friands de
polémique que de justice, il est devenu proverbial
de dire que mieux vaut avoir tort avec Sartre que
raison avec Aron. Son style parfois filandreux peut
fatiguer là où les formules de Sartre soulèvent.
On trouve un répertoire particulièrement suggestif dans la série
de Situations, I à X, publiés chez Gallimard entre 1947 et 1976.
Il s’agit d’une série d’essais ou articles repris en volumes, textes
de circonstances, préfaces, entretiens, textes plus approfondis, en
liaison avec l’actualité.
3
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
107
histoires de Questions internationales
De Sartre demeure sur le plan politique
une symphonie des erreurs et d’Aron une
lucidité désenchantée. On lit le premier dans
le flux des grands écrivains qu’il a rejoints, les
divertissements de l’imaginaire, et le second
avec la certitude d’en tirer des enseignements
actuels, la stimulation de la réflexion. Les
formules de Sartre font mouche. Les longs
paragraphes d’Aron éduquent. Aux flèches
acérées de l’un répond le poison lent de l’autre
et sa causticité. L’un a été une tête chercheuse,
l’autre un gyroscope. L’un a rédigé des essais,
déséquilibre en mouvement, l’autre des études,
en recherche d’équilibre.
C’est précisément l’une de ces études qui
nous retient ici, l’une des plus connues, des plus
complètes : Paix et guerre entre les nations, publié
en 1962 et largement réédité depuis mais resté
fidèle à sa genèse 4. Ce livre est le point d’orgue
de ses travaux sur les relations internationales,
dont il a été l’un des introducteurs en France, sans
aller, hélas, jusqu’à faire consacrer leur caractère de discipline universitaire. Pour beaucoup
d’internationalistes, il a été leur éducation sentimentale en matière de relations internationales.
On ne s’attachera qu’à deux caractéristiques de
l’ouvrage, qui demeure un maître livre. Il est un
témoin de la profusion de la culture de Raymond
Aron, de son érudition socratique mais aussi de
l’une de ses limites, en tant qu’il est un contempteur du droit international.
Une érudition socratique
Entendons-nous sur cette expression.
Socrate, maître de rhétorique et parfois aussi
sophiste que ceux qu’il décrie, n’était pas un
érudit et n’a rien écrit. En outre, se connaître
lui-même était plus important que rendre raison
du vaste monde. Sur ces points, Aron n’est pas
son disciple. Son érudition multiforme doit peu
à la pensée grecque, beaucoup plus influencé
qu’il est par la gravité de la pensée germanique
et une certaine arrogance de la pensée angloaméricaine 5. Sa curiosité intellectuelle est avant
Les références à Paix et guerre […] qui suivent sont opérées à la
5e édition revue et corrigée, coll. « Liberté de l’esprit », CalmannLévy, Paris, 1968.
4 108
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
tout tournée vers les autres. En revanche, il se
rapproche de Socrate sur deux points au moins :
la maïeutique, qui interroge thèses et doctrines
pour en souligner les faiblesses ; le caractère
toujours ouvert de sa réflexion, plus attachée à
soulever des questions qu’à les résoudre.
Une analyse spectrale
L’une des supériorités incontestables de
Raymond Aron est son ouverture d’esprit et sa
curiosité intellectuelle permanente, son extraversion, le souci d’éclairer le plus complètement
possible un jugement jamais acquis, de remettre
l’ouvrage sur le métier. Cela ne l’empêche pas
d’avoir des convictions, et fortes, mais elles ne
dépendent pas de l’humeur et se veulent toujours
fondées en raison. Une autre est la multiplicité
de ses centres d’intérêt dont témoigne la variété
de ses ouvrages, même s’ils s’organisent autour
de pôles attracteurs, d’une part l’histoire et la
dynamique de la pensée sur les sociétés, celle
qu’elles développent sur elles-mêmes et leur
évaluation aronienne – Les Étapes de la pensée
sociologique, peut-être son meilleur livre, est à
cet égard à la fois un discours de la méthode et
un objet de choix 6 –, d’autre part, la réfutation du
marxisme, pour lui obsession et défi 7.
Dans cet éventail aronien toujours ouvert,
les questions internationales occupent une place
importante et peut-être croissante. Paix et guerre
entre les nations en est le carrefour, l’état le plus
achevé et le compas le plus large de sa réflexion
– avec ce qu’à son époque on dénommait volontiers une analyse spectrale. On ne saurait lui
reprocher, plus de cinquante ans plus tard,
d’être devenu pour partie anachronique. Monde
bipolaire, opposition idéologique, politique et
stratégique entre États-Unis et URSS, subtilités et périls de la dissuasion nucléaire se sont
résorbés tout ensemble. On ne lui fera pas non
Raymond Aron a comparativement peu utilisé les grands
auteurs de l’Antiquité gréco-latine, accompagnant l’ample
mouvement d’oubli de ces racines de la civilisation européenne
qui caractérise l’après Seconde Guerre mondiale intellectuelle
en France.
6 Les Étapes de la pensée sociologique, Fayard, Paris, 1967.
7 Dans ce cadre il peut adopter un ton polémique. Par exemple,
Marxismes imaginaires. D’une sainte famille à l’autre, collection
« Idées », Gallimard, Paris, 1970.
5 Paix e t g ue r r e en t r e l es n a t i o n s u n d e m i s i è c l e p l u s t a rd
© AFP
Raymond Aron (deuxième à partir de la droite), le 17 juin 1983,
au côté de l’ancien secrétaire d’État américain Henry Kissinger,
à Draguignan, où ils participaient à un débat public sur le thème
« conjoncture mondiale, risques et espoir ».
plus grief d’une ultime erreur de jugement dans
son ouvrage posthume, Les Dernières Années du
siècle 8, dans lequel il prévoit la finlandisation de
l’Europe sous la pression de l’URSS.
Disparu en 1983, il n’a pu mesurer le
degré de décomposition de l’URSS ni vivre la
chute du mur de Berlin. Mais qui avait anticipé
ces événements aussi rapides ? Raymond Aron
demeure donc un penseur de l’époque des
conflits du xxe siècle, de la guerre froide particulièrement. Les changements de la dernière
décennie du siècle l’auraient sans doute conduit
à reprendre sa réflexion sur le nouveau cours
des relations internationales. Marqué par les
tourments d’une période conflictuelle, désireux
d’en analyser les racines et les ressorts, il s’est
largement consacré à l’étude de la guerre et des
penseurs de la guerre, des moyens de la préparer
et si possible d’en éviter le retour. Paix et
guerre […] traite beaucoup plus de la guerre que
de la paix – mais pas vraiment sous l’angle de
la conduite des conflits, plutôt de leur menace
et des postures que génèrent leur anticipation et
leur prévention.
Un monde de l’entre-deux
Cette pensée de la guerre le rapproche du
théoricien militaire Carl von Clausewitz, auquel
il a consacré plus tard une étude substantielle 9,
mais aussi à certains égards du juriste, philosophe
et intellectuel catholique allemand Carl Schmitt,
dont tout aurait dû le séparer, hormis cette imprégnation commune. Il ne met guère en doute que le
politique est distinction de l’ami et de l’ennemi 10,
ni que la guerre soit la continuation de la politique
par d’autres moyens, formules aussi contestables
l’une que l’autre. Tout comme Clausewitz et
Schmitt, Aron considère la société internationale
comme une société polémique, non comme une
société politique. Elle ne comporte pas d’autre
légitimité que celle des États, et chacun d’eux est
seul face à son destin dans un monde à l’hostilité
ouverte ou latente. La sécurité doit être armée et sa
Penser la guerre. Clausewitz, 2 vol., Gallimard, Paris, 1976.
Carl Schmitt, La Notion de politique [1932], préface de Julien
Freund, Calmann-Lévy, Paris, 1972.
9 10 8 Les Dernières années du siècle, Julliard, Paris, 1984.
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
109
histoires de Questions internationales
pérennité dépend d’un grand nombre de facteurs
qu’il convient de connaître et de maîtriser.
Il semble pour autant vain de classer
Aron dans des catégories faciles et artificielles.
Simplement peut-on dire que la puissance lui
semble le facteur essentiel des relations internationales, un fil rouge qu’il suit sous tous ses
aspects, visibles ou non, sur différents registres,
ceux des théories et systèmes, de la sociologie,
de l’histoire, de ce qu’il appelle enfin la « praxéologie » 11, sorte d’évaluation de l’éthique des
gouvernants. Les contenus de ce qui constitue
les quatre parties de son ouvrage, distribué en
XXIV chapitres, ne correspondent pas nécessairement à ces intitulés, spécialement en ce qui
concerne la sociologie et l’histoire : cette dernière
se limite en effet à l’âge thermonucléaire 12.
Quant au concept de puissance, sa
méthode d’analyse est exemplaire. Il passe en
revue les différentes définitions fournies par
différents auteurs, avec une érudition confondante, les critique, pose, chemin faisant, ses
propres critères mais en définitive ne conclut
pas, comme si le doute devait toujours bénéficier
à son objet 13. Il n’est nullement cartésien, dans la
mesure où Descartes utilise le doute pour en tirer
des certitudes. Il n’est pas non plus kantien, parce
que, historien et sociologue plus que métaphysicien, il ne pose pas l’espace et le temps comme
formes a priori de la sensibilité, pas davantage
que, sur un autre registre, il ne croit à la paix
perpétuelle 14. Il est socratique dans la mesure
où ses questionnements et analyses passent au
prisme des pensées d’autrui et de leur réfutation.
Et comme Socrate, philosophe du concept, il n’a
pas formulé de concepts 15.
Si Raymond Aron n’a guère de certitudes, il a des convictions. Un antitotalitarisme
Quatrième partie de Paix et guerre […], p. 563-750.
« Le système planétaire à l’âge thermonucléaire » est en effet
le sous-titre de la troisième partie, consacrée à l’« Histoire »,
p. 367-559.
13 Chapitres II et III de la première partie de Paix et guerre […],
respectivement « La puissance et la force… » et « La puissance, la
gloire et l’idée… », p. 58-103. Voir également l’article « Macht,
power, puissance : prose démocratique ou pensée démoniaque »,
Archives européennes de sociologie, vol. 1, 1964, p. 27-51 ; repris
in Les Sociétés modernes, op. cit., p. 603-626.
14 Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle, 1795.
15 Albert Thibaudet, Socrate, Avant-propos de Michel Leymarie,
Éditions du CNRS, Paris, 2008.
11 12 110
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
absolu, un anticommunisme résolu, un attachement indéfectible au libéralisme politique qu’il
ne dissocie pas du libéralisme économique, à la
démocratie représentative, une solide méfiance
à l’égard de toute révolution dont les résultats
sont immanquablement désordre et risque de
dictature. Cet attachement aux valeurs occidentales classiques, héritées de la philosophie des
Lumières, en fait un atlantiste convaincu 16 et
un penseur en garde contre tout nationalisme.
Intellectuellement élitiste, il partage un certain
pessimisme aristocratique, une vision tragique
de l’histoire, avec Alexis de Tocqueville, dont il
a largement contribué à faire redécouvrir l’œuvre
alors injustement oubliée en France. Ce pessimisme explique-t-il son dédain à l’égard du droit
international, qu’il méconnaît et sous-estime ?
L’ignorance, l’oubli
ou le mépris
du droit international
Raymond Aron ne s’intéresse guère au droit,
lacune dans sa curiosité humaniste généralisée.
En particulier, le droit international ne retient pas
son attention, sinon pour le disqualifier. Il évoque
son « imperfection essentielle » 17, mais il n’a pas
dialogué avec les experts. En revanche, les juristes
internationalistes se sont intéressés à Raymond
Aron, le plus souvent pour déplorer son dédain 18.
Est-ce l’influence sur lui des auteurs américains
en relations internationales, eux-mêmes pour la
plupart ignorants ou méprisants en la matière ? 19
Voir par exemple Le Grand Débat. Initiation à la stratégie
atomique, Calmann-Lévy, Paris, 1963. Raymond Aron y fait
l’apologie de l’Alliance atlantique par opposition à la stratégie
de force de frappe nucléaire indépendante du général de Gaulle.
17 Tel est l’intitulé d’une section du chapitre XXIII de Paix et
guerre […], quatrième partie, p. 704-711.
18 Voir notamment la préface de Jean-Pierre Cot à SFDI, Droit
international et relations internationales. Divergences et convergences, Pedone, Paris, 2010, p. 5-6.
19 Le droit international public au sens européen du terme
est relativement peu enseigné aux États-Unis, à l’inverse des
relations internationales, que l’on a parfois qualifiées de « discipline américaine ». La conception que retiennent les auteurs
américains du droit international tend en outre souvent à n’en
faire qu’une branche externe du droit interne des États-Unis.
Une apologie de cette conception est présentée par exemple dans
Jon Kyl, Douglas J. Feith et John Fonte, « The War of Law: How
New International Law Undermines Democratic Sovereignty »,
Foreign Affairs, juillet-août 2013, p. 115-125.
16 Paix e t g ue r r e en t r e l es n a t i o n s u n d e m i s i è c l e p l u s t a rd
Cette distance l’éloigne en toute hypothèse d’un
Kant et le rapproche curieusement de Marx :
le droit n’est qu’une vaine superstructure, une
apparence, un langage destiné à masquer des
rapports réels, ceux de la puissance.
Ne pas confondre idéologie juridique
et droit international
Paix et guerre […] comporte certes un
chapitre XXIII, « Au-delà de la politique de
puissance. I. La paix par la loi » 20. Mais ce
chapitre, quoique long et documenté, repose
sur une confusion majeure. Plus précisément, il
repose sur une double erreur, ou sur une erreur à
tiroir, parce que la première renferme la seconde.
La première consiste en ceci que, lorsqu’il croit
traiter du droit international, il traite en réalité de
l’idéologie juridique internationaliste, à partir de
quelques doctrines, en négligeant de considérer
le droit positif. Tout se passe comme si cet auteur
socratique n’avait pas en l’occurrence détaché
son regard du fond de la caverne et ne s’était
attaché qu’à une illusion, au reflet du droit international déformé par la doctrine, sans l’analyser
dans sa réalité juridique.
On n’en prendra qu’un exemple, mais
au cœur de la problématique de Paix et guerre
[…] Aron fait sienne la doctrine de Sir Hersch
Lauterpacht, auteur britannique de l’entredeux-guerres, suivant laquelle la paix est un
postulat légal 21. En d’autres termes, un prétendu
système juridique qui ne peut discriminer entre
les recours légaux et les recours illégaux à la
force armée ne mérite pas la qualification de
système juridique. Or il est constant que le droit
international classique, celui du droit public de
l’Europe, reposait sur le droit inconditionné
des États d’utiliser la guerre comme moyen de
politique nationale. Les évolutions de ce droit
au xxe siècle, surtout avec la Charte de l’ONU,
n’impressionnent pas Aron, parce qu’en définitive chaque État conserve un droit de légitime
défense, individuelle ou collective, qu’il peut
Paix et guerre […], op. cit., p. 704-711.
Raymond Aron cite à cet égard l’ouvrage classique de
H. Lauterpacht, The Function of Law in the International
Community (Clarendon Press, Oxford, 1933) et approuve sa
conclusion, « l’assimilation de l’ordre juridique et de l’ordre
pacifique » (Paix et guerre […], p. 704).
20 21 qualifier discrétionnairement de tel. Sir Hersch
en conclut que le droit international est le point
où le droit s’évanouit. Mais ce postulat légal
relève de l’idéologie juridique, non du droit
international positif.
Il est vrai que ce postulat peut être découpé
en deux branches, l’une maximaliste, l’autre
minimaliste. Dans la première, il s’agirait d’une
interdiction complète du recours à la force armée
par les États, avec une autorité internationale dotée
des moyens juridiques et militaires permettant de
la faire respecter. C’est le schéma théorique du
Conseil de sécurité, ce qui signifie que, même aux
yeux d’un juriste comme Sir Hersch, la novation
de la Charte devrait conférer la plénitude du
caractère juridique au droit international sur cette
base. Sans entrer dans une discussion ici hors de
propos, le postulat légal est respecté, du moins
sur le plan normatif. Dans la seconde branche,
l’interdiction complète n’est pas nécessaire,
mais ce qui importe est de pouvoir distinguer de
façon obligatoire pour tous entre usages illicites
et usages licites. Là encore, la Charte le permet,
puisque la compétence de qualification appartient
au Conseil de sécurité. Dans les deux branches
donc, le caractère juridique du droit international
n’est pas contestable.
En toute hypothèse, ce postulat légal
ne semble nullement nécessaire. Pourquoi un
système qui autorise le recours à la force ne
serait-il pas un système juridique ? Il y a là une
pétition de principe infondée, ou entée sur l’idéologie pacifiste, qui oublie que dès sa fondation
avec l’apparition des États modernes, le droit
international a été un droit de la guerre et de la
paix. L’intitulé du canonique ouvrage de Grotius
en 1625, De Jure belli ac pacis, l’atteste. La vie
du droit international s’est largement structurée
autour du problème de la guerre, de sa légalité,
de ses limites, jus ad bellum et jus in bello, que
l’on dénomme désormais droit humanitaire. Carl
Schmitt n’écrivait-il pas en substance que l’histoire du droit international depuis son origine n’est
rien d’autre que l’histoire du concept de guerre ?
Le propos n’est pas ici de discuter la
question de savoir si les limitations radicales
du droit de recourir à la force armée dans les
relations internationales qui découlent de la
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
111
histoires de Questions internationales
Charte sont ou non efficaces. Il est de constater
que rien ne permet de conclure qu’un système
qui autorise la force armée n’est pas juridique.
Qu’on le regrette ou non est une autre affaire.
Ceci conduit à la seconde erreur, qui est de
méconnaître le rôle structurant du droit international dans la société internationale, dans celle
même qu’envisage Aron, la société interétatique. Le recours à la force armée est en effet un
monopole des États, ce qui est en soi une limitation juridique. Le monopole du recours à la force
est même pour Max Weber, auteur de référence
pour Aron, la définition de l’État.
Le droit international,
structure et instrument à toutes fins
de la société internationale
Les États sont des êtres juridiques, c’est
entre eux que se noue l’essentiel des relations
internationales, c’est à eux que Raymond Aron
consacre la substance de Paix et guerre entre
les nations. Nations dans l’intitulé renvoie bien
à États. Comment concevoir les États sans le
droit international, puisque leur statut même
en découle ? Au surplus, si l’on considère
les relations pacifiques entre eux, comment
pourraient-elles s’organiser et se dérouler sans
recours à ces instruments juridiques que sont
les traités internationaux ? Comment nouer et
maintenir des rapports officiels réguliers sans
un droit diplomatique, coutumier aussi bien
que conventionnel ? Le domaine des échanges
économiques internationaux, qui est une composante essentielle du droit de la paix, n’est-il pas
juridiquement organisé et ce droit n’est-il pas
globalement respecté ?
On pourra objecter que Raymond Aron
rejette surtout le droit international comme garant
efficace de la paix. C’est montrer à nouveau que
Paix et guerre […] ne s’intéresse en réalité qu’à
la guerre. Mais les guerres ne s’achèvent-elles pas
par des traités de paix ? Aron a dû être fâcheusement impressionné par le malheureux destin
du traité de Versailles. Les traités de Vienne
de 1815 ont pourtant assuré une paix globale en
Europe pour plusieurs décennies. Il est vrai que
des responsables politiques ont appliqué, implicitement ou cyniquement, la théorie du chiffon de
112
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
papier. Le réalisme conduit à constater que cette
théorie n’a guère bénéficié à ceux qui l’ont mise
en pratique. Aron aurait pu le remarquer, sur le
plan historique, stratégique comme politique. Le
droit international n’est pas toute la réalité, mais il
a son ordre de réalité et d’efficacité.
Il en est de même pour les systèmes de
sécurité, qui ont pour objet de prévenir la guerre et
sont donc à l’articulation du droit de la paix et du
droit de la guerre. Leur dimension juridique peut
être importante. L’équilibre n’en a pas nécessairement besoin, mais les alliances, ou la sécurité
collective, reposent sur des instruments juridiques.
Quant à la dissuasion nucléaire, sujet de choix de
Paix et guerre […], Aron traite de la maîtrise des
armements (arms control) comme d’un instrument de sa gestion 22. Mais ne repose-t-il pas,
dès l’époque où il écrit, sur des traités, bilatéraux ou multilatéraux ? Ces traités n’ont-ils pas
été négociés avec le plus grand soin, leur application suivie avec la plus grande attention par les
États parties ? Plus largement, comment concevoir
et réaliser une action diplomatique, politique et
même militaire sans le concours du droit 23 ?
Le réalisme même conduit à constater que
le droit international dans ses diverses dimensions et instruments est l’outil principal des
relations internationales 24. En vertu de ce droit,
les États souverains se voient dotés d’une plénitude de compétences internationales, reconnaissent et respectent la souveraineté d’autrui
et la liberté d’utilisation des espaces internatioPaix et guerre […], p. 636-657. L’auteur est sceptique quant au
succès de la politique de maîtrise des armements, qui a rationalisé
les conduites des deux grands partenaires de la dissuasion jusqu’à
la chute de l’URSS. Henry Kissinger déplore même que les
négociations sur l’arms control aient dominé les relations entre
eux pendant des décennies (Diplomatie, Fayard, Paris, 1996).
23 Les décennies récentes ont illustré la fécondité et même la
nécessité opérationnelle du droit international en matière de
sécurité internationale, voire d’emploi de la force. Loin de se
limiter à des normes déclaratoires, ce droit est devenu un outil
indispensable et largement utilisé pour la réalisation d’actions
internationales collectives. Mise à disposition de troupes, règles
d’engagement, partenariats entre acteurs, accords relatifs au
stationnement de troupes à l’étranger conditionnent les opérations militaires dans le cas de recours à la force armée et civilomilitaires dans le cas d’opérations de paix.
24 Sur cette dimension du droit international, l’ouvrage de Guy de
Lacharrière, La Politique juridique extérieure, IFRI/Economica,
Paris, 1983, est un classique très éclairant. L’auteur a été directeur
des affaires juridiques au Quai d’Orsay puis juge à la Cour internationale de justice de La Haye.
22 Paix e t g ue r r e en t r e l es n a t i o n s u n d e m i s i è c l e p l u s t a rd
naux, maritimes, extra-atmosphérique notamment. Tout cela est-il insignifiant en pratique ?
Ne s’agit-il pas d’éléments de la paix, éventuellement de la guerre ? Mais leur violation, leur
inexécution ? Pas de juge international obligatoire, pas de voies d’exécution forcée ? C’est
sous-estimer les mécanismes subtils de la
politique juridique, de l’équilibre des engagements, de la réciprocité, des contre-mesures,
du calcul rationnel qui régule la conduite des
rapports entre États, de tout ce qui élève le coût
du non-respect des obligations juridiques.
Ainsi le droit international est en quelque
sorte l’inconnu dans la maison Aron, le point
aveugle ou encore le Dieu caché de Paix et
guerre […], puisque au fond l’ouvrage ne traite
que de la société internationale juridiquement
organisée et structurée par le droit, celle des États,
qui n’existeraient pas même sans lui. Les acteurs
non étatiques, sans statut juridique international,
ne sont pas ou presque pas pris en considération par Aron. Comme la bougie de Spinoza, il
n’éclaire pas sa base, pire il la méconnaît. Encore
s’est-on placé ici dans sa logique, en laissant de
côté ce qu’il néglige, l’impact de la Charte des
Nations Unies, la puissance juridique et pratique
du Conseil de sécurité. Il n’a retenu que l’hypothèse de son échec. On ne saurait lui faire grief, à
l’époque où il écrivait, de ne pas en avoir anticipé
les développements, mais ils rendent son ouvrage
en partie anachronique, parce qu’il ne tient pas
compte de la fécondité organisatrice et créatrice
du droit international, et en l’occurrence des
résolutions du Conseil de sécurité 25.
Raymond Aron est victime d’une confusion
fréquente, qui est de considérer que les systèmes
juridiques internes sont les seuls efficaces, parce
que hiérarchisés, centralisés, appuyés par la force
coercitive de l’État et fondés sur sa légitimité. Un
système horizontal et contractuel, intersubjectif,
25 Ne retenir que l’impuissance relative du Conseil revient
à négliger l’importance et l’ampleur des résolutions qu’il a
adoptées depuis la fin de la guerre froide. Mécanismes de désarmement coercitif et de sa vérification, création de tribunaux
pénaux internationaux, stratégie de lutte contre le terrorisme ou la
prolifération des armes de destruction massive… Ces résolutions
sont obligatoires pour tous les États, peuvent autoriser l’emploi
de mesures coercitives jusqu’à la force armée et s’imposent sans
limitation de durée.
ne saurait fonctionner. Aussi considère-t-il que
le droit international ne pourrait être efficace
que s’il évoluait vers un super-État, ce qu’il juge
impossible voire dangereux 26 – d’où une imperfection essentielle déjà mentionnée. Révolution
juridique impossible, efficacité du droit international improbable, conclut-il en substance. Là
encore, anachronisme, et même détournement
du regard, parce qu’il aurait pu prendre en considération, du point de vue de son objet même,
paix et guerre, la construction européenne, déjà
largement amorcée.
Raymond Aron aurait pu, aurait dû s’intéresser dans le cadre même de son objet à cette
entreprise proprement juridique, puisque
la Communauté puis l’Union sont des êtres
juridiques, qui n’existent et ne fonctionnent
que par le droit 27, comme plus généralement
les organisations internationales, qu’il néglige
également. Sans vocation à devenir un État, la
construction juridique européenne a établi entre
ses États membres une paix structurelle qui est
une innovation juridique révolutionnaire, une
rupture conceptuelle, un saut qualitatif dans les
relations internationales depuis des siècles, une
réussite exemplaire de l’organisation juridique
de la paix. Aron méconnaît cette métamorphose
d’une société polémique en société politique. Et
le nom de Jean Monnet ne figure même pas à
l’index de Paix et guerre […].
lll
Il est étrange, au-delà de Paix et guerre […],
que les auteurs d’ouvrages sur les relations internationales en général ou les analystes de situations données n’accordent pas plus d’importance
au droit international – peut-être par dépendance
intellectuelle à l’égard des doctrines américaines,
qui les fascinent, ou par ignorance de ce droit. C’est
26 Paix et guerre […], p. 734-750, « Nations et Fédération »,
« Fédération et Empire ».
27 La Cour de justice des communautés européennes (CJCE),
devenue CJUE, a joué un rôle majeur dans le développement et
la promotion du droit communautaire, qui reste aujourd’hui l’un
des ciments les plus puissants de l’Union. Sur un autre plan, qui
tend à se rapprocher du précédent, la Cour européenne des droits
de l’homme (CEDH) joue un rôle analogue en faisant respecter,
sur la base de la Convention européenne, les règles relatives à une
protection homogène des droits de l’homme dans le for interne
des États parties.
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
113
histoires de Questions internationales
d’autant plus regrettable dans ce champ d’étude
par nature pluridisciplinaire, qui doit conjuguer
histoire, géographie, économie, stratégie, science
politique, et dimension juridique.
Cela est encore plus frappant lorsqu’il s’agit
d’envisager la construction européenne, élément
majeur des relations internationales contemporaines. Or nombre d’ouvrages qui traitent de
leurs approches théoriques l’oublient purement
et simplement, comme si la rupture conceptuelle
et politique qu’elle apporte était sans substance et
sans signification. Le concept de Communauté,
entre organisation internationale classique et
États, peut trouver des antécédents avec par
exemple la confédération interétatique – mais la
spécificité de ses instruments juridiques en fait
une innovation majeure qui mérite examen.
Les critiques et frustrations qui viennent
d’être exprimées n’ôtent rien à l’admiration que
114
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
l’on garde pour Paix et guerre entre les nations,
ce maître livre, et pour son auteur. La disputatio intellectuelle ne peut s’attacher qu’à des
objets qui le méritent. L’ouvrage demeure, par
son ampleur, son compas, sa qualité, les objections même qu’il suscite, une source de réflexion
sans beaucoup d’équivalents en langue française
depuis plus d’un demi-siècle 28. Ce n’est pas
un essai, c’est une somme. Deviendra-t-il,
comme Thucydide et son Histoire de la guerre
du Péloponnèse, un trésor pour tous les temps,
ktêma eis aei 29 ? Il est permis d’attendre, il est
doux d’espérer. n
28
On fera exception pour l’ouvrage très stimulant de Thierry de
Montbrial, L’Action et le système du monde, PUF, Paris, 1re éd.
2002.
29
Albert Thibaudet a ainsi procédé à une comparaison très
suggestive entre la guerre du Péloponnèse et la Première Guerre
mondiale, in La Campagne avec Thucydide, NRF, Paris, 1922.
X
U
E
J
N
E
LES
X
U
A
N
O
I
T
A
N
R
E
T
IN
E
U
Q
I
T
I
L
O
P
O
É
G
N
O
I
S
L’ÉMIS
E
R
U
T
L
U
C
E
DE FRANC
IN
C
R
A
G
Y
R
R
THIE
RENT
U
A
L
C
I
R
E
ET
EDI
R
D
N
E
V
U
A
DU LUNDI
6H45-7H
riat avec
en partena
dcast
o
p
,
e
t
u
o
fr
ééc
Écoute, r franceculture.
histoires de Questions internationales
Jean Jaurès :
mort criminelle,
assassinat inutile
Amaury Lorin *
* Amaury Lorin,
docteur en histoire de l’Institut d’études
politiques de Paris (prix de thèse du Sénat
2012), ancien boursier de l’École française
d’Extrême-Orient, a notamment publié
Une ascension en République : Paul
Doumer, d’Aurillac à l’Élysée. 1857-1932
(Dalloz, 2013).
Jean Jaurès a tout fait, du côté français, pour éviter la Première
Guerre mondiale. Un mois après l’assassinat de FrançoisFerdinand d’Autriche le 28 juin 1914 à Sarajevo, présenté comme
l’événement qui a provoqué la Première Guerre mondiale, le
leader socialiste français est, à son tour, assassiné le 31 juillet 1914
à Paris. Le lendemain, la France lance un appel à la mobilisation
générale avant de sombrer dans quatre années de guerre progressivement
« totale ». Jaurès avait-il les moyens de sauver la paix dans l’engrenage
complexe de la crise de l’été 1914 ?
Alors que, selon les mots de l’historien américain Jay Winter, « une histoire transnationale de la Grande Guerre est en train de
s’écrire » 1, l’éventualité d’un conflit avec l’Allemagne, souhaitée en France par les revanchards
depuis la perte de l’Alsace-Lorraine en 1871, est
sérieusement envisagée après la crise d’Agadir
en juillet 1911, tant au plan national qu’international. L’incident diplomatique et militaire
opposant la France à l’Allemagne est alors
provoqué par l’envoi en baie d’Agadir d’une
canonnière de la marine de guerre allemande,
alors que l’Empire allemand s’estime en retard
en matière de colonisation. Six ans plus tôt, la
crise de Tanger en 1905 s’était soldée par la
démission, obtenue par l’Allemagne, du ministre
français des Affaires étrangères, Théophile
Delcassé.
La « question marocaine » n’en était pas
réglée pour autant. Le « coup d’Agadir » a
notamment pour conséquence de précipiter l’éta-
blissement d’un protectorat français au Maroc,
conclu par le traité de Fès le 30 mars 1912. Il
offre surtout à la France une occasion de tester la
solidité de son alliance avec la Grande-Bretagne,
scellée par un accord d’« Entente cordiale »
– une série d’accords bilatéraux – en 1904. La
Triple-Alliance (l’expression est fréquemment
contractée en « Triplice »), progressivement
conclue entre l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie,
l’Italie puis l’Empire ottoman, s’oppose alors
à la Triple-Entente, qui réunit depuis 1907 la
France, la Grande-Bretagne et la Russie. Les
incidents entre ces deux blocs ne cessent de se
multiplier au début des années 1910. L’épineuse
question des responsabilités partagées du déclenchement de la guerre reste, toutefois, discutée
par l’historiographie 2.
Dans ce contexte de tensions internationales préfigurant la Première Guerre mondiale, la
loi militaire allemande du 30 juin 1913, permettant à l’Allemagne d’accroître sensiblement son
« 14-18 : les leçons d’une guerre, les enjeux d’un centenaire »,
hors-série Le Monde, 2014, p. 96-97.
2
1
116
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
Sur ce sujet, voir l’entretien avec l’historien allemand Gerd
Krumeich dans le dossier de ce numéro.
Jea n J a u rè s : m o r t c ri m i n e l l e ,
a s s a s s i n a t i n u t i l e
armée d’active, est perçue en France comme une
menace. En réponse symétrique, la loi dite des
« trois ans », faisant passer la durée du service
militaire de deux à trois ans, est adoptée par la
France pendant l’été 1913. Promulguée le 5 août
1913, elle a été vivement combattue, sans succès,
par les socialistes, unifiés sous la Section française
de l’Internationale ouvrière (SFIO) depuis 1905.
Parmi eux, Jean Jaurès, élu pour la
première fois député républicain du Tarn en 1885
à l’âge de 26 ans 3, se montre le plus farouchement opposé tout à la fois au nationalisme, au
militarisme et à la colonisation, qu’il lie dans une
même aversion, jusqu’à devenir le porte-parole
du camp des « anti-troisannistes ». Quel parcours
cet admirateur inconditionnel de Gambetta suit-il
avant de tomber sous les balles d’un fanatique le
31 juillet 1914 ?
Un « adversaire
de la guerre » ?
Né le 3 septembre 1859 dans une famille
bourgeoise de Castres (Tarn), Jean Jaurès, normalien, agrégé de philosophie et docteur ès lettres,
s’oriente progressivement vers le socialisme, en
poursuivant une double carrière de professeur et
de journaliste. La grève des mineurs de Carmaux
(Tarn, 1892), qu’il soutient, puis l’affaire Dreyfus
(1894-1906), dans laquelle il s’engage avec
passion en condamnant vigoureusement l’antisémitisme dont est victime le capitaine alsacien
– bien qu’il fût réticent, au début de l’Affaire, à
prendre parti dans un problème « d’officiers et de
bourgeois », selon lui –, lui confèrent rapidement
une stature nationale.
La lenteur, selon lui, des réformes sociales
engagées par le Bloc des gauches (1902-1905)
le déçoit. Jean Jaurès participe malgré tout à
la rédaction de la loi de séparation des Églises
et de l’État (1905). La fondation, par ses soins
en 1904, du journal L’Humanité (sous-titre :
« Journal socialiste »), dont il devient le premier
directeur, est destinée à faciliter la laborieuse
Gilles Candar, « Jaurès député », in « Jaurès : une vie pour
l’humanité », BeauxArts/Archives nationales/Fondation
Jean-Jaurès, 2014, p. 74-95.
3 unification du mouvement socialiste français.
La disparition le 13 août 1913 d’August Bebel,
leader de la social-démocratie allemande, a pour
effet d’accroître l’aura internationale de Jean
Jaurès, qui apparaît dès lors comme une figure
majeure du socialisme européen.
La vive éloquence des discours de Jean
Jaurès, incarnant l’âge d’or du parlementarisme
sous la IIIe République, a été célébrée par la plupart
de ses contemporains. Sa plume, particulièrement
alerte, a produit une œuvre profuse, qui donne
presque le vertige tellement vastes sont les thèmes
qu’elle a embrassés, aucun débat de la Belle
Époque ne semblant avoir échappé à la sagacité
du Tarnais 4. Des critiques littéraires, notamment
sur Arthur Rimbaud, y côtoient d’innombrables
tribunes sur la justice sociale, la « mission civilisatrice » de la France, la question religieuse, l’affaire
Dreyfus, la peine de mort, l’assurance sociale,
etc. 5 Ses textes sont éclairés tout à la fois par une
lucidité frappante et par une certaine utopie, expliquant en partie leur postérité. Et, avec Jaurès,
philosophe en politique, réflexion philosophique
et action politique sont toujours étroitement imbriquées au service de la République.
Condamnant l’alliance franco-russe (18921917), un accord de coopération militaire,
économique et financière potentiellement
dangereux selon lui, car soumettant la France
à son allié russe, Jaurès s’emploie de toutes ses
forces à un rapprochement franco-britannique
dans le prolongement de l’« Entente cordiale ».
Mais l’internationalisme qu’il promeut suscite de
nombreuses résistances. Très vite, le pacifisme,
dont il devient le porte-étendard en France – non
sans danger pour sa personne –, devient son cheval
de bataille. Ses opinions pacifistes assumées lui
valent d’être accusé par la droite française de faire
le jeu de l’Allemagne. Lourd reproche.
L’opposition manichéenne, tentante, entre
pacifisme et patriotisme est toutefois, bien
4 Huit tomes des Œuvres de Jean Jaurès sont parus (Fayard,
Paris, 2000-2013) sur les dix-sept prévus au total. Une sélection
d’extraits de textes de Jean Jaurès est présentée in « Jean Jaurès,
un prophète socialiste », hors-série Le Monde, coll. « Une vie,
une œuvre », mars-avril 2014, p. 21-55.
5 Voir notamment Rémy Pech et al. (dir.), Jaurès : l’intégrale
des articles de 1887 à 1914 publiés dans “La Dépêche”, Privat,
Toulouse, 2009.
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
117
histoires de Questions internationales
entendu, beaucoup plus compliquée qu’il n’y
paraît. Ainsi le combat de Jaurès pour la paix ne
signifie par pour autant un refus catégorique de
toute forme de guerre. Dans son ouvrage L’Armée
nouvelle, publié en 1911, Jaurès présente la
guerre comme le produit du choc d’« intérêts
capitalistes », auxquels la « classe ouvrière »
doit fermement s’opposer 6. Il ne rejette pas pour
autant la guerre défensive de régimes démocratiques contre des régimes autoritaires et n’exclut
pas, pour ce faire, l’utilisation de la grève générale
comme arme ultime en cas de menace de conflit
imminent. Alors que le nationalisme ne cesse de
progresser dans l’opinion française, les déclarations pacifistes de Jaurès attirent tôt les foudres
de la presse nationaliste et belliciste (notamment
de Charles Maurras), pour laquelle il devient très
vite « l’homme à abattre », « ennemi intérieur »
de la nation.
« Sang-froid nécessaire »
« Sang-froid nécessaire » est le titre prémonitoire du dernier article de Jean Jaurès, publié le
jour de son assassinat dans L’Humanité : « Le plus
grand danger », écrit lucidement l’auteur, « est
dans l’énervement qui gagne, dans l’inquiétude
qui se propage ». Toute la journée du 31 juillet
1914, Jaurès s’est efforcé, jusqu’au bout mais
en vain, d’entraver, à la Chambre des députés et
au ministère des Affaires étrangères, la guerre
qui s’annonce. Il a entamé la rédaction d’un
article de mobilisation anti-guerre conçu comme
un nouveau « J’accuse », en référence à la célèbre
tribune publiée par Émile Zola dans L’Aurore le
13 janvier 1898. La parution de cet ultime appel,
désespéré, à la sagesse des gouvernements est
prévue pour l’édition du lendemain. Elle est
censée retarder la conflagration tant redoutée.
Jaurès sort dîner avec ses collaborateurs au
café du Croissant, où il a ses habitudes, 146, rue
Montmartre dans le IIe arrondissement, non loin
du siège de son journal, L’Humanité, au cœur
du bouillonnant quartier parisien de la presse
d’alors. À 21 h 40, à travers une fenêtre ouverte
6 Jean-Jacques Becker, L’Année 1914, Armand Colin, Paris,
2005, p. 98.
118
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
en raison de la chaleur, il est abattu sur le coup
d’une balle en pleine tête tirée à bout portant.
L’émotion populaire causée par cet assassinat est considérable. Toutefois, le désordre
civil craint par le gouvernement, soucieux que
les ouvriers répondent à l’appel imminent à la
mobilisation générale, ne se produit pas. Le
gouvernement condamne fermement l’assassinat. En même temps, la France se trouve
happée par l’urgence du conflit, l’Allemagne
déclarant la guerre à la France le 3 août. Ainsi
les obsèques de Jaurès sont-elles sobres le 4 août
1914, premier jour de la guerre, alors que l’Allemagne envahit la Belgique et le Luxembourg.
Elles rassemblent néanmoins 300 000 personnes
et sont un moment politique très fort, prélude à
l’« Union sacrée ». En permettant le ralliement
de la gauche française, y compris de certains
socialistes encore hésitants, à l’Union sacrée,
l’assassinat de Jean Jaurès précipite-t-il le
déclenchement des hostilités militaires ?
L’Union sacrée
Une première conséquence politique du
31 juillet 1914, non des moindres, est l’élargissement de la fameuse Union sacrée à la majorité de
la gauche française, dont de nombreux socialistes
et syndicalistes jusqu’alors opposés à la guerre 7.
L’expression apparaît d’ailleurs le jour même des
obsèques de Jaurès dans la bouche du président de
la République, Raymond Poincaré, dont la volonté
est rapportée aux deux chambres de représentation nationale : « Dans la guerre qui s’engage, la
France aura pour elle le droit, dont les peuples, pas
plus que les individus, ne sauraient impunément
méconnaître l’éternelle puissance morale. Elle
sera héroïquement défendue par tous ses fils, dont
rien ne brisera devant l’ennemi l’union sacrée et
qui sont aujourd’hui fraternellement assemblés
dans une même indignation contre l’agresseur et
dans une même foi patriotique » 8.
Vincent Chamberlhac et al. (dir.), Les Socialistes français et la
Grande Guerre : ministres, militants, combattants de la majorité
(1914-1918), PUD, Dijon, 2008.
8 Raymond Poincaré, « Message du président de la République
aux Assemblées, 4 août 1914 », Au service de la France, t. IV,
Plon, Paris, 1927, p. 546.
7 Jea n J a u rè s : m o r t c ri m i n e l l e ,
a s s a s s i n a t i n u t i l e
Les crédits militaires sont votés à l’unanimité, toujours le 4 août 1914, par les députés
socialistes unis dans la douleur de la perte de leur
leader 9. Le 26 août 1914, René Viviani, président
du Conseil, forme un gouvernement d’Union
nationale, auquel participent plusieurs socialistes, dont Jules Guesde et Marcel Sembat, un
proche de Jaurès.
L’assassin de Jean Jaurès, un étudiant
rémois de 29 ans à l’esprit perturbé, est membre
de la Ligue des jeunes amis de l’AlsaceLorraine, un groupement d’étudiants ultranationalistes d’extrême droite, partisans de la guerre
et proches de l’Action française. Les portraits de
Gavrilo Princip, assassin du couple archiducal
d’Autriche-Hongrie le 28 juin 1914 à Sarajevo,
et de Raoul Villain, assassin de Jean Jaurès le
31 juillet 1914 à Paris, sont comparés afin d’élucider le mystère du geste du jeune étudiant 10.
Celui-ci, patriote exalté, reproche surtout à Jaurès
son opposition à la loi sur le service militaire de
trois ans, une trahison, selon lui.
La justice française attend la fin de la guerre
pour organiser dans des conditions sereines son
procès. Il est détenu provisoirement pendant
toute la durée du conflit. Ouvert devant la cour
d’assises de la Seine, le procès est largement
médiatisé 11. Les avocats de l’assassin plaident
avec succès la démence d’un homme isolé 12. Le
procès se solde le 29 mars 1919 par l’acquittement de Raoul Villain, au grand dam de la gauche
indignée. L’assassin de Jean Jaurès est, au terme
d’une vie instable, fusillé le 17 septembre 1936 à
Ibiza (Baléares) dans les circonstances troubles
de la guerre d’Espagne.
Après la catastrophe de la Grande Guerre,
de nombreuses communes de France baptisent
des voies de circulation « Jean-Jaurès » pour
honorer la mémoire de celui qui fut, jusqu’à
son dernier souffle, un défenseur acharné de la
paix. Les hommages, tant politiques qu’artisJean Lacouture, Léon Blum, Le Seuil, Paris, 1977, p. 132.
Velibor Colic, « Les assassins de la paix », in « 14-18 : les leçons
d’une guerre, les enjeux d’un centenaire », op. cit., p. 18-20.
11 Romain Ducoulombier, « Raoul Villain devant ses juges », in
« Jaurès : une vie pour l’humanité », op. cit., p. 42-43.
12 Daniel Renoult, « Nul n’est dupe de la mise en scène », Le
Populaire de Paris, 29 mars 1919.
9 10 tiques, se multiplient. Votée par la Chambre des
députés sur une suggestion d’Édouard Herriot,
devenu président du Conseil du gouvernement
de Cartel des gauches 13, l’entrée des cendres de
Jaurès au Panthéon, le 31 juillet 1924 à l’occasion du dixième anniversaire de son assassinat 14,
consacre sa stature d’icône nationale 15. Le transfert solennel, un événement politique minutieusement mis en scène à la manière d’une fête
civique et nationale, est vécu par les amis de
Jaurès comme une revanche sur l’acquittement de
l’assassin cinq ans plus tôt. C’est comme si Jaurès
avait été enterré une deuxième fois ce jour-là. Le
culte de la mémoire de l’« apôtre de la paix »,
devenu « martyr », connaît alors un apogée.
Jaurès est dès lors appelé à incarner, après
sa mort, « une synthèse républicaine, qui [réunit]
le paysan attaché à sa terre et l’intellectuel qui
[combat] pour le progrès humain » 16. Son
héritage, intellectuel tout autant que politique,
restera toutefois disputé par les radicaux, les
socialistes et les communistes d’alors, sans
compter les nombreuses récupérations partisanes
dont il sera ultérieurement l’objet.
L’irruption
du meurtre politique
Jean Jaurès n’est ni la première, ni la
dernière victime d’une longue série d’assassinats
politiques, qui vont se répéter en Europe tout au
long du xxe siècle. Le terrorisme n’est pas, d’ailleurs, une invention du xxe siècle : conspirateurs,
régicides et anarchistes ont en effet développé au
xixe siècle une politique de la violence, conçue
comme « le seul fondement possible de la libération de l’oppression » 17. Le début des années 1930
verra, avec l’assassinat le 6 mai 1932 du président
Avner Ben-Amos, « La “panthéonisation” de Jaurès : rituel et
politique sous la IIIe République », Terrain, no 15, octobre 1990,
p. 4.
14 Paul Vaillant-Couturier, « L’opération Panthéon », L’Humanité,
23 novembre 1924.
15 Thomas Wieder, « L’icône foudroyée », in « Jean Jaurès, un
prophète socialiste », op. cit., p. 6-15.
16 Avner Ben-Amos, « La “panthéonisation” de Jaurès : rituel et
politique sous la IIIe République », art. cité, p. 46.
17 Jean-Claude Caron, « Violence », in Christian Delporte
et al. (dir.), Dictionnaire d’histoire culturelle de la France
contemporaine, PUF, Paris, 2010, p. 845-849.
13 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
119
documentation photographique
L’HISTOIRE ET LA GÉOGRAPHIE À PARTIR DE DOCUMENTS
raphique
ue
raphiq
documentation photog
LA FÉODALITÉ
ANS
À LA GUERRE DE CENT
DE CHARLEMAGNE
Y
DOMINIQUE BARTHÉLEM
documentation photog
le TOUrISMe
LECTURES GÉOGRA
PHIQUES
philippe DUhaMel
raphique
documentation photog
hique
la france LA CHINE
rap
documentation photog
mouvement
une géographie en
DES GUERRES DE L’OPIUM
À NOS JOURS
Xavier paulÈs
Magali reghezza-zitt
11,50 €
Parution en 2014
● Esclavages, de Babylone aux Amériques
● Énergies et ressources minières
● Histoire du Patrimoine
● Habiter le monde
e
● La III République
● Géopolitique du Moyen-Orient
Abonnement 1 an (6 dossiers) : 51,50 €
Abonnement 1 an (dossiers + compléments numériques) : 102 €
Découvrez notre nouvel abonnement papier + numérique (l’ensemble des
documents publiés dans le dossier papier en version numérique téléchargeable,
un entretien avec l’auteur du dossier, des pistes pédagogiques adaptées à l’outil
numérique, etc.)
En vente chez votre libraire, en kiosque,
sur www.ladocumentationfrancaise.fr
et par correspondance : DILA
29 quai Voltaire - 75344 Paris cedex 07
Jea n J a u rè s : m o r t c ri m i n e l l e ,
a s s a s s i n a t i n u t i l e
de la République Paul Doumer 18, l’invention
du crime politique moderne, où se noue le lien
entre violence politique et États 19. On retrouve
d’ailleurs à cette occasion Henri Géraud, un des
trois avocats pénalistes commis d’office pour
défendre Pavel Gorguloff, l’assassin russe du
président Doumer. C’est ce ténor du barreau qui
avait obtenu l’acquittement en 1919 de Raoul
Villain, l’assassin de Jaurès.
Le 31 juillet 1914 confirme toutefois
l’irruption du meurtre politique et constitue
en ce sens un tournant. Le brusque changement de climat qui s’opère alors n’échappe à
aucun contemporain. L’événement, charnière,
symbolise un angoissant basculement dans
l’incertitude pour la plupart des Français, la fin
d’une époque et le début d’une autre, entourée
d’inconnu 20. « Héros tué en avant des armées »,
Jaurès a pressenti avec justesse les horreurs à
venir de la Grande Guerre, qualifiée de « suicide
de l’Europe » par Romain Rolland. La période
qui s’ouvre après son assassinat va soumettre
les sociétés européennes à une « brutalisation »
sans précédent, qui, selon l’historien germanoaméricain George L. Mosse, s’élargit du champ
militaire au champ politique en banalisant la
violence 21, jusqu’à former une « matrice des
totalitarismes ».
Le déferlement hagiographique entourant le centenaire de l’assassinat de Jean Jaurès,
héroïque « prophète socialiste » ayant vécu « pour
l’humanité », seul (pacifiste) contre tous dans une
Europe présentée comme unanimement belliciste au bord de l’embrasement en 1914, mérite-
rait sans doute quelques nuances. Ne s’agit-il pas
là de la situation posthume commune à toutes les
icônes foudroyées, enfermées malgré elles dans
leur légende ? Les circonstances et le contexte de
la disparition du « monument Jaurès » – l’historienne Madeleine Rebérioux parlait du « continent Jaurès » 22 –, les multiples combats qu’il a
menés et son parcours républicain forçant le
respect, favorisent la louange incontestable et
l’inscription dans le marbre du récit national.
Certaines de ses idées – notamment
son anticléricalisme et sa défense du collectivisme –, les méthodes qu’il prônait – la révolution, à laquelle il reste attaché, bien que l’extrême
gauche lui ait au contraire reproché d’être par trop
réformiste –, la virulence de ses articles redoutés
et son intransigeance doctrinaire sur la « question
sociale », n’ont cependant pas été partagés par
tous ses contemporains et ses successeurs, loin
s’en faut.
Un siècle après la disparition de « l’enfant
de Castres », qui n’a occupé aucune fonction
gouvernementale, la cohérence de la « synthèse
jaurésienne », envisageant d’abord le socialisme
comme un humanisme, demeure néanmoins tout
à la fois une référence et une source d’inspiration
pour les responsables politiques du xxie siècle. n
22 Madeleine Rebérioux, Jaurès : la parole et l’acte, Gallimard,
Paris, 1994.
Bibliographie
●● Gilles Candar et Vincent
Amaury Lorin, « On a tué le président ! », L’Histoire, no 375,
mai 2012, p. 32-33.
19 Franklin Ford, Le Meurtre politique : du tyrannicide au
terrorisme, PUF, Paris, 1990, p. 21.
20 Jean-Jacques Becker, 1914 : comment les Français sont entrés
dans la guerre, FNSP, Paris, 1977.
21 George L. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme : la
brutalisation des sociétés européennes, Hachette littératures,
Paris, 1999 (traduction en français).
18 Duclert, Jean Jaurès, Fayard,
Paris, 2014
●● Paul Marcus, Jaurès.
L’humaniste, Coll. « Tribuns »,
La Documentation française/
Assemblée nationale, Paris, 2011
●● Collectif, Jaurès : une vie
pour l’humanité, Beaux Arts/
●● Jean Rabaut, 1914, Jaurès
Archives nationales/Fondation
assassiné, Complexe, Bruxelles,
Jean-Jaurès, catalogue de
2005
l’exposition « Jaurès » du 4 mars
au 2 juin 2014 aux Archives
nationales
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
121
Questions
internationales
L’actualité internationale
décryptée par les meilleurs spécialistes
10 €
Tous le 2 mois
128 pages
> Les questions internationales
sur Internet
Europeana 1914-1918
www.europeana1914-1918.eu/fr
Lancée en 2008 par la Commission
européenne, Europeana est une bibliothèque numérique qui centralise les
ressources des bibliothèques nationales
des 28 États membres. Pour le centenaire de la Première Guerre mondiale, le
site a lancé dès 2011 une campagne de
collecte de souvenirs et de documents
originaux auprès des bibliothèques
nationales de huit États ayant pris part
au conflit, mais également auprès de
particuliers. Ce projet international
de numérisation, qui a pris le nom
d’« Europeana 1914-1918 », offre
ainsi une approche inédite du conflit.
En regroupant à la fois des films et des
documents historiques ainsi que des
souvenirs et des mémoires d’individus
en provenance de toute l’Europe, il
dépasse le cadre d’étude traditionnel
du conflit. Plus de 400 000 documents
numérisés, officiels ou personnels, sont
ainsi disponibles sur le site. Classés par
grands thèmes (Family stories, News
from the front, People in documents…),
les documents, photos, lettres ou papiers
d’identité sont accompagnés de contributions écrites qui permettent de les
recontextualiser et d’offrir une nouvelle
vision du premier conflit mondial qui a
marqué la population européenne.
d’archives départementales ou d’autres
fonds publics ou privés. Un espace
scientifique très complet cohabite
avec un espace pédagogique destiné
à tous les types d’apprentissage. Un
diaporama recense même les jeux
vidéo consacrés à la Grande Guerre et
la bande dessinée n’a pas été oubliée.
Un site sur lequel l’internaute peut
naviguer pendant des heures…
Mission du centenaire de la
Première Guerre mondiale
www.centenaire.org
Placée sous l’autorité du secrétaire
d’État aux Anciens Combattants et à
la Mémoire, la Mission du centenaire
de la Première Guerre mondiale est
chargée d’organiser, de 2014 à 2018,
les temps forts du programme commémoratif de la Grande Guerre. Espace
de ressources dédié aux commémorations locales, nationales et internationales, aux événements culturels
du Centenaire, son site Internet est
d’une très grande richesse. Il permet
d’accéder en ligne à d’innombrables
documents – photos, cartes, peintures,
cartes postales, affiches, témoignages,
fac-similés de la presse de l’époque ou
de documents officiels comme le traité
de Versailles, etc. – en provenance de
la Bibliothèque nationale de France,
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
123
CARTES
EN LIGNE
La documentation Française

www.ladocumentationfrancaise.fr/cartes
Plus de 850 planisphères et cartes qui couvrent l’ensemble des thèmes
de l’actualité politique, économique, sociale, internationale

En accès gratuit
Élargissements successifs
CEE
(1957)
Islande
1957
1973
OCÉAN
1981
Finlande
Irlande
RoyaumeUni
Pays-Bas
Allemagne
2
Belgique
Luxembourg
2004
2007
Lituanie
Kaliningrad
(Russie)
Biélorussie
Pologne
4
Autriche
Suisse
AMÉRIQUE
DU NORD
Pays candidats
Ukraine
Pays qui ont refusé
OCÉAN PACIFIQUE
d’entrer dans l’Union
Slovaquie
AMÉRIQUE
Brésil
RUSSIE
métropole
2
3
4
autre ville
Malte
Taille des villes
15
5
1
0,25
500 km
*Ancienne République yougoslave de Macédoine.
Union
Sources : Portail de l’Union européenne (http://europa.eu) et Toute l’Europe (www.touteleurope.fr)
européenne
La construction européenne de 1957 à 2010
7 368
OCÉAN INDIEN
KAZAKHSTAN
Source : Water Footprint Network, 2010,
A.K. Chapagain et A.Y. Hoekstra dans Water International
Vol. 33, No 1, mars 2008, 19-32.
10
2
0,5
120°E
0 km
500
Pays échangeant
peu d’eau virtuelle
Pays
Les principaux
PIBimportateurs
par habitant (en dollars
PPA,flux
données 2006)
d’eau virtuelle
d’eau virtuelle
Exportations nettes en km3/an
Exportations nettes en km3/an
Importations nettes en km3/an
> à 10
: La Documentation photographique
© Dila,
Paris, 2010.
© Dila, Paris,
2010.
Entre 1 et 9,9
MONGOLIE
Yinchuan
GANSU
Xining
QINGHAI
INDE
SHAANXI
Lanzhou
NÉ
PA
Xi'an
Chengdu
Lhassa
L
Source : http://www.databasesports.com/Olympics/
Fait avec Philcarto, http://philgeo.club.fr
BANGLADESH
200
BIRMANIE
Kunming
YUNNAN
Investissements directs étrangers
de
médailles par pays
par province (en milliards de dollars)
lieux de la mondialisation
325
franges en voie d'intégration
200
Réalisation
: Roberto Gimeno et
2 547
1
13 43 100143 770
provinces
intermédiaires
20°N
de cartographie de Sciences Po.
golfe
50 du BengaleAtelier
terres enclavées
10
* Pour la période 1952-1992
© Dila, Paris, 2010.
5
1
marges proches
Source
: Questions
Source : Annuaire
statistique de
la Chine, 2007.
L A OS
périphéries continentales
internationales
(n°44 juillet-août
2010)
THAÏLANDE
Les territoires chinois dans la mondialisation en 2007
124
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
JAPON
Nankin SHANGHAI
Shanghai
ANHUI
Hangzhou
États fondateurs
le 14 décembre 1960
ZHEJIANG mer de Chine
orientale
Nanchang
JIANGXI
FUJIAN
Autres États membres
Négociations pour l'adhésion
à l'OCDE en cours
Fuzhou
TAIWAN
GUANGXI
VIETNAM
Hefei
HUNAN
Guiyang
Les degrés
d'intégration
Nombre
total
à la mondialisation
Jaune
JIANGSU
Wuhan
Changsha
GUIZHOU
épaisseur des flèches
(en milliards de dollars)
50
100
10
SHANDONG
Chongqing
BHOUTAN
exportation par province
CORÉE
DU SUD
HUBEI
CHONGQING
SICHUAN
Shenyang
CORÉE
LIAONING
DU NORD
mer
SHANXI
Zhengzhou
HENAN
Source : Questions internationales (n°36 mars-avril 2009)
Dalian
Jinan
TIBET
Extraversion des provinces
en 2006
Taiyuan
NINGXIA
© La Documentation française
> à 50
Le produit
intérieur brut par habitant dans les pays méditerranéens en 2006
Changchun
HEBEI
PÉKIN
Pékin
Tianjin
TIANJIN
Shijiazhuang
MONGOLIE INTÉRIEURE
Hohhot
Roberto Gimeno et Atelier de cartographie
de Sciences Po, janvier 2009
Données
3 915Entre 25
et 49,9 absentes
Source
: La Documentation photographique n°8078
JILIN
URSS*
XINJIANG
9 975
> à 10
Les échanges agricoles d’eau virtuelle dans le monde, 1997-2001
1 339
19 612
Harbin
Source : PNUD, http://hdr.undp.org/en/statistics/
Entre 15 et 24,9
Entre 1 et 9,9
31 980
Les cinq exportateurs et importateurs
les plus importants sont indiqués :
Exportateur : Brésil ; importateur : Japon
Sont indiquées les valeurs la plus forte et la plus faible.
En km3/an, entre espaces régionaux
HEILONGJIANG
Entre 0,99 et -0,99
Réalisation : Roberto Gimeno
Source : Bureau d’État
et Atelier de cartographie de Réalisation
Sciences Po.
des Statistiques
de la RPC.
40°N
OCÉANIE
500 km
Pays exportateurs
d’eau virtuelle
KIRGH
IZ Iseptembre-octobre
STAN
Source : Questions internationales
(n°45
2010)
Urumqi
Médailles aux Jeux olympiques par pays entre 1896 et 2008
TERRITOIRES
PALESTINIENS
MÉDITERRANÉE
ASIE DU
SUD-EST
La circulation d’eau virtuelle des produits agricoles entre 1997 et 2001
Chypre
en millions d'habitants
Hongrie (1ersemestre 2011)
Pologne (2e semestre 2011)
MAROC
3 915
OCÉAN ATLANTIQUE
Argentine
80°E
en 2006
1
MER
Australie
Turquie
Population urbaine
Grèce
Espagne (1 ersemestre 2010)
Belgique (2 e semestre 2010)
ASIE DU SUD
ET DE L’EST
MOYENT-ORIENT
AMÉRIQUE
DU SUD
MonténégroKosovo Bulgarie
Albanie ARYM*
Présidence tournante du Conseil de l’Union
Japon
AFRIQUE
CENTRALE
Russie
MER NOIRE
EUROPE
DE L’EST
Italie
Pays dont l’Union
a reconnu la « vocation »
à devenir membre
Bosnie-H.Serbie
Italie
Espagne
INDÉPENDANTS
EUROPE
DE L’OUEST
États-Unis
Moldavie
3 Hongrie
Slovénie
Roumanie
Croatie
1
Allemagne
Royaume-Uni
Canada
100°E
Portugal
Estonie
Lettonie
Rép. tchèque
France
COMMUNAUTÉ DES ÉTATS
1995
Suède
FRANCE
31 980
Russie
1990
Norvège
Danemark
AT L A N T I Q U E
1986
UE
(1992)
GUANGDONG
Canton
Macao
Nanning
Haikou
HAINAN
Hong Kong
Engagement renforcé
en vue d'une éventuelle adhésion
Réalisation : Roberto Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po.
© Dila, Paris, décembre 2009.
L’Organisation de coopération et de développement économiques en 2010
Geneviève Decroix,
mer de Chine UMR 8586 PRODIG, CNRS
méridionale © La Documentation française
Source : La Documentation photographique n°8064
Source : www.oecd
Source : Questions internationales (n°41 janvier-février 20
La
documentation
Française
La librairie du citoyen
liste des cartes et GraphiQues
L’Europe politique (en 1914 et en 2014)
p. 19
1871-1914 : l’Empire allemand
p. 23
Évolution du nombre d’États (1816-2012)
p. 30
L’Europe et le monde (en 1913 et en 2008)
p. 31
Les empires coloniaux en 1914
p. 41
Un siècle de commerce de marchandises (en 1913, en 1973 et en 1998)
p. 57
Un siècle de création de richesse dans le monde (en 1913 et en 2008)
p. 65
L’hyperinflation en Allemagne (1919-1923)
p. 67
PIB par habitant (1913-2008)
p. 68
listes des principaux encadrés
Géopolitique et positions allemandes face à la guerre (Christine de Gemeaux)
p. 22
Les colonies dans la Grande Guerre : les prémices de la décolonisation ? (Amaury Lorin)
p. 37
Les effets de la Grande Guerre sur l’émancipation des femmes (Christelle Taraud)
p. 51
Les États-Unis et la Grande Guerre : de la neutralité à l’échec
de l’idéalisme wilsonien (Claire Delahaye)
p. 61
L’horizon du courage : un siècle de cinéma des tranchées (Fabien Baumann)
p. 73
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
125
ABSTRACTS
> Abstracts
The Great War, an Accelerator
for Globalisation
Georges-Henri Soutou
The Great War was a monstrous calamity. But
it also shook up structures, transformed societies
and economies, and threw the international system
into turmoil. It made humanity start to become
aware of itself as a whole. It was an essential step
towards globalisation.
The Great War: a Century
of Historiographic
Interpretations and Disputes
Interview with Gerd Krumeich
The International System
between 1914 and 2014
Gilles Andréani
The present international system has little
to do with the system operating a century ago.
Yet, some challenges, like the globalisation of
trade or the incorporation of rising powers are
being repeated today. These similarities justify
an examination of the way the 1914 system
responded to the same challenges, to see whether
there are lessons to be learnt for our time, be they
positive or negative. Yet it seems less important
to compare the worlds of 1914 and 2014 than to
illustrate the distance that separates them.
Changes in Warfare since 1914
Yves Boyer
Although the human factor is still central,
theoretical and practical approaches to warfare
have changed radically over the last century as
technology has evolved. By giving a new dimension
to time and space – essential factors in any military
conflict –technological change has sparked an
extraordinary mutation of the “art of war.”
The United States at the Centre
of the Metamorphosis of Power
Pierre Buhler
The century since the beginning of the First
World War, in Europe, has unsurprisingly been
126
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
that of the most radical transformations of the
modalities, expression and methods of power.
Power has been channelled into a political and
legal order conceived by the United States, an
order incarnated by the Charter of the United
Nations. It has also taken on new forms, with
the new model of European construction or the
consequences of the “digital revolution,” which
has enabled groups and individuals to defy states
in areas which had previously seemed to be their
preserve. Yet, the mainsprings of power have
constantly shaped the world order.
The Economic Consequences
of the Great War a Century Later
Markus Gabel
The Great War is a matrix for the twentieth
century. The American historian and diplomat
George F. Kennan called it the “seminal
catastrophe of the twentieth century”, claiming
it not only marked a total break with the past but
also contained the seeds of the Second World
War and the Cold War. Other historians point
out continuities with the colonial era and even
with nineteenth-century trends as a whole. They
claim that the Great War was an accelerator and
part of an historical continuum. Its economic
consequences must be measured by the yardstick
of these various interpretations.
Europe 1914-Asia 2014:
A Controversial Comparison
Pierre Grosser
Germany continues to supply a wide range
of historical analogies. Nazi Germany, when there
is question of assimilating a dictator to Hitler and
denouncing the risk of appeasement, as in dealings
with Iraq or Iran in the past; Weimar in the 1990s,
when it was felt that Russia must not be over
humiliated, for fear of sparking an authoritarian
nationalist reaction; and imperial Germany, when
China’s growing power seems to threaten the
stability of regional and world balances as much
as Germany’s did in the late nineteenth century. At
the end of the Cold War, some political scientists
predicted that the end of bipolarity would lead to
the return of a dangerous multipolarity in Europe
and Asia. The comparison is interesting but not
convincing.
developed strongly on the social media. The
platforms behind these networks are under heavy
pressure, which raises them to the rank of new
players in international relations.
Rethinking an “Enlarged Europe”
after 1989
Peace and War, Fifty Years On
Stella Ghervas
The borders of the European Union have
already shifted east and southeast twice since
the beginning of the twenty-first century. This
abrupt, peaceful expansion in 2004 and 2007
has changed the way Europe sees itself; it has
to rethink the idea of a political Europe and
understand what binds it together. But at the
same time these successive enlargements have
spotlighted the difficulty of defining consensual
values for “European awareness.” In the end,
isn’t it the dream of the peaceable unity of the
continent which holds the European Union
together and distinguishes it from other entities?
Social Media: New Geopolitical Actors
Tristan Mendès France
The rise of the social media has changed the
way information circulates between individuals,
but also between institutions and individuals
and among institutions. The States increasingly
take advantage of the social media, especially
exploiting its potential as a means of influence.
Several recent conflicts showed that
diplomatic communication or propaganda had
Serge Sur
Peace and War: A Theory of International
Relations, published by Raymond Aron in 1962,
is a major analysis and theory of international
relations in the second half of the twentieth
century. Going beyond the political and strategic
circumstances of his time – the East-West
opposition –, it is an in-depth examination of the
structure and dynamic of relations between States.
What lessons does it have to teach us today?
Jean Jaurès: Murder,
Useless Assassination
Amaury Lorin
On the French side, Jean Jaurès did
everything he could to avoid the First World War.
A month after the assassination of Archduke
Franz Ferdinand of Austria in Sarajevo on 28 June
1914, presented as the event that triggered the
First World War, the French socialist leader was
assassinated, in his turn, in Paris, on 31 July
1914. The next day, France appealed for general
mobilisation before sinking into four years of
what gradually became “total” warfare. Did
Jaurès have the means to keep the peace in the
complex machinery of the crisis in summer 1914?
Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014
127
Vous avez
rendez-vous …
avec le monde
Déjà parus
no 67
no 66
no 65
no 64
no 63
nos 61-62
no 60
no 59
no 58
no 57
no 56
no 55
no 54
no 53
no 52
no 51
no 50
no 49
L’espace : un enjeu terrestre
Pakistan : un État sous tension
Énergie : les nouvelles frontières
États-Unis : vers une hégémonie discrète
Ils dirigent le monde
La France dans le monde
Les villes mondiales
L’Italie : un destin européen
Le Sahel en crises
La Russie
L’humanitaire
Brésil : l’autre géant américain
Allemagne : les défis de la puissance
Printemps arabe et démocratie
Un bilan du XXe siècle
À la recherche des Européens
AfPak (Afghanistan-Pakistan)
À quoi sert le droit international
no 48
no 47
no 46
no 45
no 44
no 43
no 42
no 41
no 40
no 39
no 38
no 37
no 36
no 35
no 34
no 33
no 32
no 31
no 30
no 29
no 28
no 27
no 26
no 25
no 24
no 23
no 22
no 21
no 20
La Chine et la nouvelle Asie
Internet à la conquête du monde
Les États du Golfe
L’Europe en zone de turbulences
Le sport dans la mondialisation
Mondialisation : une gouvernance introuvable
L’art dans la mondialisation
L’Occident en débat
Mondialisation et criminalité
Les défis de la présidence Obama
Le climat : risques et débats
Le Caucase
La Méditerranée
Renseignement et services secrets
La mondialisation financière
L’Afrique en mouvement
La Chine dans la mondialisation
L’avenir de l’Europe
Le Japon
Le christianisme dans le monde
Israël
La Russie
Les empires
L’Iran
La bataille de l’énergie
Les Balkans et l’Europe
Mondialisation et inégalités
Islam, islams
Le Royaume-Uni
A retourner à la Direction de l’information légale et administrative (DILA) – 29-31 quai Voltaire 75007 Paris
BULLETIN D’ABONNEMENT ET BON DE COMMANDE
Comment s’abonner ?
Où acheter un numéro ?
Sur www.ladocumentationfrancaise.fr
(paiement sécurisé).
Sur papier libre ou en remplissant
ce bon de commande
(voir adresse d’expédition ci-dessus).
En librairie, à la librairie
de la Documentation française,
29/31 quai Voltaire – 75007 Paris
et en kiosque pour l’achat
d’un numéro.
 Par chèque bancaire ou postal à l’ordre
du comptable du B.A.P.O.I.A. – DF
 Par mandat administratif (réservé aux
administrations)
Je m’abonne à Questions internationales (un an, 6 numéros) (1)
■■ France métropolitaine 49 € ■■ Tarifs étudiants et enseignants (France métropolitaine) 41 €
■■ Europe 55 €
■■ DOM-TOM-CTOM 54,60 €
■■ Autres pays 57,80 €
Je commande un numéro de Questions internationales 10 € (2)
Je commande le(s) numéro(s) suivant(s) :
Pour un montant de
Soit un total de
€
€
Participation aux frais de port (3) + 4,95 €
Raison sociale
Nom
Prénom
Adresse
 Par carte bancaire N°
(bât., étage)
Code postal
Date d’expiration
N° de contrôle
(indiquer les trois derniers chiffres situés au dos
de votre carte bancaire, près de votre signature)
Ville
Pays
Téléphone
Ci-joint mon règlement de
Date
(1)
(2)
(3)
Courriel
€
Signature
Tarifs applicables jusqu’au 31 décembre 2014
Pour les numéros 1 à 64 : 9,80 €
Pour les commandes de numéros seulement
marketing de la DILA. Ces informations sont nécessaires au traitement de votre commande et peuvent être transmises à des tiers, sauf si vous cochez ici

Questions
internationales
• La Pologne
• Les grands ports maritimes
Numéros parus :
- L’espace, un enjeu terrestre (n° 67)
- Pakistan : un État sous tension (n° 66)
- Énergie : les nouvelles frontières (n° 65)
- États-Unis : vers une hégémonie discrète (n° 64)
- Ils dirigent le monde…(n° 63)
- La France dans le monde (n° 61-62)
- Les villes mondiales (n° 60)
- L’Italie : un destin européen (n° 59)
- Le Sahel en crises (n° 58)
- La Russie au défi du XXIe siècle (n° 57)
- L’humanitaire (n° 56)
- Brésil : l’autre géant américain (n° 55)
- Allemagne : les défis de la puissance (n° 54)
- Printemps arabe et démocratie (n° 53)
- Un bilan du XXe siècle (n° 52)
- À la recherche des Européens (n° 51)
- AfPak (Afghanistan – Pakistan) (n° 50)
- À quoi sert le droit international (n° 49)
- La Chine et la nouvelle Asie (n° 48)
- Internet à la conquête du monde (n° 47)
- Les États du Golfe : prospérité & insécurité (n° 46)
- L’Europe en zone de turbulences (n° 45)
- Le sport dans la mondialisation (n° 44)
- Mondialisation : une gouvernance introuvable (n° 43)
- L’art dans la mondialisation (n° 42)
- L’Occident en débat (n° 41)
- Mondialisation et criminalité (n° 40)
- Les défis de la présidence Obama (n° 39)
- Le climat : risques et débats (n° 38)
- Le Caucase : un espace de convoitises (n° 37)
- La Méditerranée. Un avenir en question (n° 36)
- Renseignement et services secrets (n° 35)
- Mondialisation et crises financières (n° 34)
- L’Afrique en mouvement (n° 33)
- La Chine dans la mondialisation (n° 32)
- L’avenir de l’Europe (n° 31)
- Le Japon (n° 30)
- Le christianisme dans le monde (n° 29)
- Israël (n° 28)
- La Russie (n° 27)
- Les empires (n° 26)
- L’Iran (n° 25)
- La bataille de l’énergie (n° 24)
- Les Balkans et l’Europe (n° 23)
- Mondialisation et inégalités (n°22)
- Islam, islams (n° 21)
- Royaume-Uni, puissance du XXIe siècle (n° 20)
- Les catastrophes naturelles (n° 19)
- Amérique latine (n° 18)
- L’euro : réussite ou échec (n° 17)
- Guerre et paix en Irak (n° 16)
- L’Inde, grande puissance émergente (n° 15)
- Mers et océans (n° 14)
- Les armes de destruction massive (n° 13)
- La Turquie et l’Europe (n° 12)
Direction
de l'information légale
et administrative
La documentation Française
29-31 quai Voltaire 75007 Paris
Téléphone : (0)1 40 15 70 10
Directeur de la publication
Didier François
Commandes
Direction de l’information
légale et administrative
Administration des ventes
29 quai Voltaire 75344 Paris cedex 07
Téléphone : (0)1 40 15 70 10
Télécopie : (0)1 40 15 70 01
www.ladocumentationfrancaise.fr
Notre librairie
29 quai Voltaire
75007 Paris
Tarifs
Le numéro : 10 €
L’abonnement d’un an (6 numéros)
France métropolitaine : 49 € (TTC)
Étudiants, enseignants : 41 €
(sur présentation d'un justificatif)
Europe : 55 €
DOM-TOM-CTOM : 54,60 €
Autres pays : 57,80 € (HT)
Conception graphique
Studio des éditions DILA
Mise en page et impression DILA
Photos de couverture :
En haut : sommet du G8 à Lough Erne
(Irlande du Nord) le 18 juin 2013.
© Présidence de la République
En bas : Neuf monarques européens réunis
le 20 mai 1910 à l’occasion des funérailles
du roi d’Angleterre Edouard VII à Windsor.
Assis au centre, le roi George V d’Angleterre et,
derrière lui, l’empereur Guillaume II d’Allemagne.
© Wikicommons
IMPACT-ÉCOLOGIQUE
www.dila.premier-ministre.gouv.fr
PIC D’OZONE
IMPACT SUR L’ EAU
CLIMAT
213 mg eq C2 H4
2 g eq PO43840 g eq CO2
Pour un ouvrage
À paraître :
Cet imprimé applique l'affichage environnemental.
Avertissement au lecteur : Les opinions exprimées dans les contributions n’engagent que les auteurs.
© Direction de l’information légale et administrative, Paris, 2014.
«En application de la loi du 11 mars 1957 (art. 41) et du Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992, toute reproduction partielle ou
totale à usage collectif de la présente publication est strictement interdite sans autorisation expresse de l’éditeur. Il est rappelé à cet égard que
l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger l’équilibre économique des circuits du livre.»
Questions
internationales
Juillet-août 2014
N° 68
Dossier
L’Été 14 : d’un monde à l’autre (1914-2014)
Ouverture.
L’Été 14, un siècle après : ruptures, dynamiques, invariants
Serge Sur
La Grande Guerre, un accélérateur de la mondialisation
Georges-Henri Soutou
Un siècle d’interprétations et de polémiques historiographiques
Entretien avec Gerd Krumeich
Le système international entre 1914 et 2014
Gilles Andréani
Les transformations de la guerre depuis 1914
Yves Boyer
Les États-Unis au cœur des métamorphoses de la puissance
Pierre Buhler
Les conséquences économiques de la Grande Guerre
Markus Gabel
Europe 1914-Asie 2014 : une comparaison en débat
Pierre Grosser
Et les contributions de
Fabien Baumann, Claire Delahaye, Christine de Gemeaux, Amaury Lorin
et Christelle Taraud
Chroniques d’actualité
Drone Wars : le programme américain d’éliminations ciblées en débat
Grégory Boutherin
L’épineux retour stratégique de la Russie
Renaud Girard
Questions européennes
Imprimé en France
Dépôt légal :
3e trimestre 2014
ISSN : 1761-7146
N° CPPAP : 1012B06518
DF 2QI00680
10 €
Printed in France
CANADA : 14.50 $ CAN
« L’Europe élargie » d’après 1989 :
comment se réorienter dans la pensée ?
Stella Ghervas
Regards sur le monde
Réseaux sociaux : de nouveaux acteurs géopolitiques
Tristan Mendès France
Histoires de Questions internationales
Paix et guerre entre les nations, un demi-siècle plus tard
Serge Sur
Jean Jaurès : mort criminelle, assassinat inutile
&:DANNNB=[UU[]]:
Amaury Lorin
Les questions internationales sur Internet
Abstracts
Téléchargement