Questions internationales Questions L’Europe élargie d’après 1989 Le rôle croissant des réseaux sociaux Paix et guerre de Raymond Aron La mort de Jean Jaurès L’Été 14 CANADA : 14.50 $ CAN M 09894 - 68 - F: 10,00 E - RD ’:HIKTSJ=YVUUUX:?k@k@g@i@a" N° 68 Juillet-août 2014 D’un monde à l’autre (1914-2014) Reviv Re vivez ez le début de la guerre à travers les publications officielles 24 € En vent vente e chez votr votre e librair libraire, e, sur www.ladocumentationfr www.ladocumentationfranc ancaise.fr aise.fr et par corr correspondanc espondance e: DILA – 29, quai Volt Voltair aire e – 75344 Paris Paris cede cedex x 07 Questions internationales Conseil scientifique Gilles Andréani Christian de Boissieu Yves Boyer Frédéric Bozo Frédéric Charillon Jean-Claude Chouraqui Georges Couffignal Alain Dieckhoff Julian Fernandez Robert Frank Stella Ghervas Nicole Gnesotto Pierre Grosser Pierre Jacquet Christian Lequesne Françoise Nicolas Marc-Antoine Pérouse de Montclos Fabrice Picod Jean-Luc Racine Frédéric Ramel Philippe Ryfman Ezra Suleiman Serge Sur Équipe de rédaction Rédacteur en chef Serge Sur Rédacteur en chef adjoint Jérôme Gallois Rédactrices-analystes Céline Bayou Ninon Bruguière Secrétaire de rédaction Anne-Marie Barbey-Beresi Traductrice Isabel Ollivier Secrétaire Marie-France Raffiani Cartographie Thomas Ansart Patrice Mitrano Antoine Rio (Atelier de cartographie de Sciences Po) Conception graphique Studio des éditions de la DILA Mise en page et impression DILA Contacter la rédaction : [email protected] Retrouver Questions internationales sur : Questions internationales assume la responsabilité du choix des illustrations et de leurs légendes, de même que celle des intitulés, chapeaux et intertitres des articles, ainsi que des cartes et graphiques publiés. Les encadrés figurant dans les articles sont rédigés par les auteurs de ceux-ci, sauf indication contraire. Éditorial ’ L Été 14, c’est évidemment aussi bien 2014 que 1914. Difficile d’échapper à la pression du Centenaire et au demeurant pourquoi s’y dérober ? Le premier conflit mondial, la Grande Guerre, a été de tant de conséquences sur tous les plans, en France, en Europe et dans le monde, son souvenir et ses effets restent tellement présents qu’ils méritent que l’on y revienne. Cet immense conflit a été longtemps occulté par le second, plus mondial encore et la longue période qui a suivi. Maintenant que la guerre froide est résorbée, l’impact de la Grande Guerre revient en pleine lumière et l’on voit mieux comment ses suites ont contribué à façonner le monde dans lequel nous vivons. C’est ce à quoi s’emploie le présent dossier, non dans une perspective historique ou commémorative, mais dans une optique comparative, mesurer ce que le présent doit à cette période convulsionnaire et dans quelle mesure il l’a dépassée ou lui a échappé. Il l’a certainement dépassée en ce que la perspective d’un grand conflit mondial entre États, avec son cortège de massacres et de haines, d’exacerbations nationalistes et d’hostilités irréconciliables n’est plus à l’ordre du jour ni à l’horizon visible. Mais qui peut dire que la paix est enracinée, que le fantôme de la guerre ne continue pas de rôder ici et là, que la mémoire des grandes tragédies du xxe siècle ne contribue pas à l’exorciser ? Il n’est certes pas inutile de se rappeler comment l’on peut y tomber à reculons. Sur d’autres plans, notre temps procède de la Grande Guerre. Celle-ci est le début du premier siècle américain, elle métamorphose pour un temps la mondialisation sans l’arrêter, elle amorce la fin de la domination de l’Europe sur le monde, la décolonisation, elle contribue à faire de grands mouvements de masse des facteurs de l’histoire, elle réveille des peuples endormis, elle accélère la course au progrès scientifique et technologique comme moteur des relations internationales, elle remet en jeu tous les facteurs de la puissance. Le début du xxie siècle fait parfois écho au début du xxe – même si la puissance militaire n’en est plus le grand instrument, montée de l’Allemagne et de l’Asie ou, sur un autre plan, expansion sans frein du capitalisme de marché et déficit corrélatif de gouvernance globale… Sans en être directement inspirées, les autres rubriques de cette livraison de Questions internationales peuvent s’inscrire dans le prolongement du dossier. Le rôle des drones évoque par exemple les transformations de la guerre, le retour de la Russie traditionnelle rappelle d’anciens clivages, la construction de l’Europe trouve ses racines dans la volonté de surmonter des divisions mortelles et les interrogations à son sujet sur leur retour latent. Démocratie ou ethnicité, démos ou ethnos, sont en tension, et les réseaux sociaux peuvent favoriser l’une aussi bien que l’autre. Quant aux « Histoires de Questions internationales », l’assassinat de Jean Jaurès rappelle par exemple la fragilité de l’internationalisme généreux et pacifiste. Il présage l’effacement du socialisme démocratique. Pour le maître ouvrage de Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, il remonte à plus d’un demi-siècle. On pourrait le considérer comme anachronique, et il l’est à certains égards, notamment par son manque de considération pour le droit international. Mais la problématique de la sécurité reste centrale dans les relations internationales, sécurité qui est demeurée fortement armée tout au long du dernier siècle et qui demeure aujourd’hui à réinventer. Questions internationales Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 1 N 68 Sommaire o dossier… L’Été 14 : d’un monde à l’autre (1914-2014) – L’Été 1914, 4Ounuverture siècle après : ruptures, dynamiques, invariants Serge Sur Guerre, 12 Luna Grande accélérateur de la mondialisation Georges-Henri Soutou siècle d’interprétations 25Un et de polémiques historiographiques Entretien avec Gerd Krumeich e système international 29 Lentre 1914 et 2014 Gilles Andréani 43 Ldeeslatransformations guerre depuis 1914 Yves Boyer es États-Unis au cœur 54 Ldes métamorphoses de la puissance © Présidence de la République et Wikicommons 2 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 Pierre Buhler Regards sur le monde es conséquences 64 Léconomiques sociaux : 102Rdeéseaux nouveaux acteurs de la Grande Guerre géopolitiques Markus Gabel Tristan Mendès France urope 1914-Asie 2014 : 78 Eune comparaison en débat Pierre Grosser Et les contributions de Fabien Baumann (p. 73), Claire Delahaye (p. 61), Christine de Gemeaux (p. 22), Amaury Lorin (p. 37) et Christelle Taraud (p. 51) Chroniques d’actualité histoires de Questions internationales aix et guerre 107Pentre les nations, un demi-siècle plus tard Serge Sur ean Jaurès : 116Jmort criminelle, assassinat inutile Wars : le programme 88Drone américain d’éliminations Amaury Lorin ciblées en débat Grégory Boutherin retour 92L’épineux stratégique de la Russie Renaud Girard Questions européennes L’Europe élargie » 94 «d’après 1989 : comment se réorienter dans la pensée ? Stella Ghervas Les questions internationales sur internet 123 Liste des cartes et encadrés Abstracts 125 et 126 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 3 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre L’Été 1914, un siècle après : ruptures, dynamiques, invariants Un siècle après le déclenchement de la Grande Guerre, le temps est celui des commémorations, mais aussi des analyses et des interrogations. On aurait pu penser que, avec la disparition des derniers combattants ou témoins, l’événement se réduirait à l’histoire froide, celle des études dépassionnées, des synthèses sereines, apanage d’un milieu aussi érudit que restreint de spécialistes. Il n’en est rien, au moins en France et dans d’autres pays profondément atteints par ce conflit. Cette première guerre des peuples contemporaine a laissé des traces sociétales profondes, les mémoires familiales sont présentes, la chair vive des nations reste sensible. Il n’est que de constater pour le mesurer l’affluence des nouvelles générations lors des cérémonies du 11 Novembre aux monuments aux morts, ou encore l’attention avec laquelle souvenirs, correspondances, émissions, publications sont recueillis ou suivis. En l’occurrence, les États ont oublié plus vite que les peuples, et il est vrai que les conséquences politiques, économiques et sociales du premier conflit mondial ont été immenses et durables. Présence de l’été 1914 De plus en plus, l’été 1914 est perçu comme le point de départ d’un nouveau monde, alors 4 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 qu’il avait été éclipsé dans les perceptions collectives par la Seconde Guerre mondiale, 1945, année zéro, rupture profonde avec le passé. L’éloignement dans le temps a en quelque sorte rapproché 1914 dans les esprits. En même temps, ces perceptions restent très différentes en fonction des pays concernés. En France, pays sans doute le plus touché par la durée et la violence des combats, territoire en partie dévasté, une génération de jeunes hommes, ces Français de Saint-André-desChamps chers à Marcel Proust, fauchés avec des conséquences démographiques durables, l’affaiblissement du pays dans sa substance, il a fallu près d’un siècle pour se relever. Une victoire difficile et vite gâchée a été suivie d’une défaite humiliante, puis d’une régénération aujourd’hui en question. C’est à cette aune que l’on juge souvent 1914. La bataille idéologique a succédé aux combats, et il n’est pas rare d’entendre que les soldats de 1914-1918 ont été des victimes sacrifiées, tuées par l’incurie de leurs propres généraux, alors qu’ils sont des héros, morts les armes à la main en défendant leur sol. L’occupation allemande et la déportation devraient faire réfléchir aux conséquences du pacifisme défaitiste qui a prospéré durant ces années noires. Fallait-il laisser passer les armées du Kaiser et consentir au dépeçage du pays ? Cette génération admirable ne l’a pas cru et nous lui en sommes redevables. Il s’agit toutefois ici non du conflit en lui-même, mais de la comparaison entre le monde de 1914 et celui de 2014. Elle peut s’amorcer par une observation sur les conditions d’entrée en guerre, régulièrement revisitées et qui donnent lieu à de multiples analyses. Un ouvrage récent de l’historien Christopher Clark, Les Somnambules 1, a semblé à beaucoup renouveler le sujet en montrant l’aveuglement de l’ensemble des grands acteurs du moment qui seraient entrés dans le conflit sans l’avoir voulu, par un mélange d’inconscience et d’abandon, sans qu’au fond personne ne soit responsable, ou plutôt avec une responsabilité partagée. Cet ouvrage est en réalité construit sur deux sophismes, l’un acceptable mais banal, l’autre inadmissible. Le premier sophisme est que, lorsque l’on cherche les causes d’un événement, quel qu’il soit, la causalité est tellement multiple qu’elle tend à se dissoudre. Les sophistes, qui ne sont pas, ou pas seulement les rhéteurs opportunistes que l’on décrie mais aussi de profonds philosophes 2, utilisaient l’exemple de l’athlète blessé par un javelot sur un stade lors des Jeux olympiques : quelle est la cause ? Le lanceur, le soleil qui l’a aveuglé, l’athlète sur la trajectoire, le vent qui l’a modifiée, le fabricant du javelot, l’arbre dont on l’a extrait, l’organisateur des jeux qui a fixé la date et l’ordre des compétitions, etc. ? Tout concourt et rien n’est décisif à soi seul. Faire appel à une pluralité de causes est dans le principe même affaiblir la causalité, que l’on peut démultiplier sans fin. Dès lors, la notion de cause est remplacée par un récit qui articule un prétendu déterminisme, et l’on peut de façon indéfinie dérouler des récits différents et également rationnels. Voici pour le bon sophisme, qui souligne l’illusion du déterminisme fermé dans les sciences sociales. 1 Chr. Clark, Les Somnambules. Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, Flammarion, Paris, 2013. 2 Jacqueline de Romilly, Les Grands Sophistes dans l’Athènes de Périclès, Éd. de Fallois, Paris, 1988. Pour le mauvais sophisme, il consiste d’abord à mélanger causalité, donnée objective, et responsabilité, donnée juridique. Il consiste ensuite, sur le plan juridique, à renverser la présomption. Sans doute, concédera-t-on, l’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie et à la France puis envahi un pays neutre, la Belgique, avec comme buts de guerre la conquête et de nouvelles annexions 3 – mais les autres auraient pu empêcher le conflit et ne l’ont pas fait. Il ressort ainsi de ce brouillard que la responsabilité est partagée, et Christopher Clark de le reprocher à la Russie et à la France notamment. On peut préférer à cet embrouillamini, qui mélange causalité supposée et responsabilité avérée, des idées simples qui ne sont pas pour autant des idées fausses. La réconciliation n’est pas l’oubli. L’Allemagne a soutenu l’Autriche-Hongrie dans son dessein d’écraser la Serbie, et c’est elle qui a déclaré la guerre, en prenant dès lors la responsabilité juridique et historique. Au-delà du rêve éveillé de Guillaume II 4, elle y est entrée avec un enthousiasme populaire loin d’être partagé par les belligérants malgré eux, qui ont mené sur leur territoire une guerre défensive contre une agression extérieure. Les débats intellectuels et politiques sur les origines, les dimensions et les conséquences de la Grande Guerre sont toujours vivants et promettent de ne pas être clos de sitôt, avec une nouvelle génération de chercheurs et l’accès à des archives toujours plus nombreuses. Si l’on considère de façon cavalière les transformations du monde entre 1914 et 2014, on doit écarter l’idée que toutes découleraient de la guerre qui serait comme un acte fondateur – ce serait retomber dans la causalité appauvrie et trompeuse que l’on écartait à l’instant. Mais il est clair que l’influence de cette guerre 3 Voir la contribution de Christine de Gemeaux dans le présent dossier, p. 22. 4 Voir la lettre du chancelier von Bülow reproduisant une lettre de l’empereur Guillaume II anticipant dès 1905 l’invasion immédiate de la Belgique en cas de guerre et « le pillage dans la belle France » (« Lettre du 30 juillet 1905 au ministère allemand des Affaires étrangères », in Correspondance secrète de Bülow et de Guillaume II, Grasset, Paris, 1931, p. 142), reproduite dans l’encadré, p. 11. Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 5 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre a été importante, qu’elle a été un point soit de départ, soit d’éclosion ou de cristallisation, soit d’activation de toutes les contradictions du xxe siècle. Plusieurs d’entre elles se sont résorbées depuis lors, de sorte que l’on a parfois le sentiment que le monde de 2014 emprunte un chemin à rebours vers le xixe siècle – en particulier, conflits balkaniques, montée en puissance de l’Asie, mondialisation économique… Mais entre 1914 et 2014, que de ruptures, que de dynamiques à l’œuvre ! En profondeur aussi, des invariants qui donnent tout son sens à la comparaison. Ruptures Le plus apparent, le plus évident, ce sont les ruptures. Qu’a de commun le monde de 2014 avec celui de 1914 ? Alors l’Europe dominait la terre entière, à l’exception certes notable du continent américain, chasse gardée d’États-Unis en pleine ascension mais isolationnistes. Sa domination reposait sur la puissance militaire et le rayonnement culturel, des empires coloniaux subjuguant des populations ultramarines jugées inférieures, le développement des sciences et technologies, une population nombreuse qui s’exportait, une prospérité économique et financière sans égale, l’Europe atelier et financier universel. Il est vrai qu’en regard elle était profondément divisée et forte l’hostilité entre ses États, toujours impériaux par quelque côté. Depuis le début du xxe siècle, l’ombre de la guerre planait sur le continent, et les conflits locaux en son sein apparaissent rétrospectivement comme une répétition générale de la Grande Guerre. Aujourd’hui, tout est inversé. L’Europe, unie et pacifique mais réduite à ellemême, est sous contrôle des États-Unis, économiquement et militairement dominants, culture, innovation scientifique et technologique sont américaines, la Russie qui était un partenaire majeur est rejetée sur les marges. Autre rupture, les grandes guerres avec montée aux extrêmes dans la logique du théoricien militaire Carl von Clausewitz ont disparu. 6 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 L’Europe en avait été durant trois siècles le théâtre : guerre de Trente Ans au xviie siècle, close en 1648 par le traité de Westphalie ; au xviiie, guerre de Succession d’Espagne achevée par le traité d’Utrecht en 1713 ; au xixe, guerres napoléoniennes, en quelque sorte guerres de succession de France, terminées en 1815 par le traité de Vienne ; enfin les deux guerres mondiales du xxe siècle, la première aboutissant en 1919 au traité de Versailles et la dernière ne comportant pas de traité de paix général mais des règlements particuliers, longuement différés pour certains – la réunification allemande étant la véritable fin du conflit. Ces guerres ont été d’intensité croissante, avec des partenaires et des champs de bataille chaque fois plus nombreux, elles ont ruiné l’Europe et mis fin à sa domination, transformée en subjugation. Pour autant, la conflictualité n’a pas disparu, mais elle a changé de visage. Finies les grandes mobilisations populaires, l’enthousiasme belliqueux des populations, des guerres asymétriques, pas moins cruelles, guérillas, terrorisme, voire retour des mercenaires professionnels, des guerres ou des « frappes » que l’on masque sous des noms attrayants, sécurité, démocratie, droits des peuples, humanité. Une autre rupture, d’ordre idéologique cellelà, concerne le socialisme. Il était au début du xxe siècle la grande promesse de l’avenir, comme une religion séculière, l’espérance des classes laborieuses et la lumière de nombre d’intellectuels. Certes divisé entre écoles différentes – le marxisme devenait dominant mais le socialisme réformiste n’en était pas moins puissant quoique divers –, il semblait annoncer une nouvelle société qui prolongerait la démocratie en la conduisant à sa perfection, solidarité sociale, égalité concrète, fin de l’exploitation économique par des classes dominantes égoïstes et avides, paix internationale par la disparition des rivalités de tous ordres entre peuples épris de paix. Le xxe siècle a connu, du fait de la Grande Guerre, la réalisation concrète du socialisme sous diverses formes – révolution russe puis chinoise, socialisme démocratique en Europe, mais aussi perversions totalitaires et belliqueuses du fascisme et du nazisme, et in fine un socialisme tiers-mondiste lié à la construction des États issus de la décolonisation. Puis, les différentes versions du socialisme réel se sont effondrées tour à tour : les totalitarismes avec la Seconde Guerre mondiale, le communisme par épuisement, le tiers-mondisme par la persistance du sous-développement, le socialisme démocratique sous les coups de boutoir du marché, de sorte que les inégalités de tous ordres prospèrent et semblent ramener au xixe siècle. Aller-retour, le xxe siècle a été tout à la fois le berceau et le tombeau du socialisme concret. Une dimension du socialisme, particulièrement au début du xxe siècle, était l’internationalisme, et un socialisme lié au pacifisme. Certes le marxisme-léninisme prônait la révolution universelle et escomptait qu’elle naîtrait de guerres révolutionnaires, entre États ou entre États et peuples. Mais la paix restait au moins officiellement l’aspiration générale des mouvements internationalistes, au-delà de leurs diverses obédiences, démocratiques, fédéralistes, socialistes et autres. L’Internationale devait devenir le genre humain. On peut craindre que tel ne soit plus le cas aujourd’hui, et c’est peut-être le sens profond de l’assassinat de Jean Jaurès à l’aube de la Grande Guerre. On parle désormais plus volontiers de transnationalisme que d’internationalisme. L’internationalisme était abstrait et océanique, le transnationalisme est concret et de terrain. Le premier s’appuie sur des idées, le second promeut des intérêts. Anti-étatiste, il se tourne volontiers vers une conception compétitive voire belliqueuse des relations internationales. Il est compétitif avec la concurrence mondiale des firmes transnationales qui visent à absorber leurs rivales et dont le ressort est la rentabilité privée plus que la solidarité publique, comme avec la volonté de domination culturelle répandue à travers des médias multiples mais convergents. Il est belliqueux avec le retour des extrémismes religieux qui se répandent au sein des populations, dont le terrorisme est l’instrument et la conversion l’objectif. Les guerres de religion vont-elles, par un retour non au xixe siècle mais à des temps plus reculés, devenir l’avenir du monde ? Dynamiques Lorsque l’on compare 1914 et 2014, on peut éprouver à la fois un sentiment d’étrangeté et un sentiment de proximité. À certains égards, et dans le prolongement de tendances anciennes, le monde s’est dilaté, mais à d’autres il s’est rétréci. Changements d’échelle, nouvelles dimensions, mais aussi uniformisation et réduction de l’espace-temps, effet miroir de modèles dominants, conformisme et imitation. Ces dynamiques ont parfois éloigné et parfois rapproché les deux mondes. Les effets de leurs mouvements n’ont pas été rectilignes. Dans l’intervalle, des détours ont pu les écarter l’un de l’autre, et parfois en définitive les voir revenir l’un vers l’autre, comme à reculons. Voici quelques exemples. l La dilatation est d’abord humaine, avec la croissance gigantesque de la population du globe, passée de moins de deux milliards en 1900 à plus de six en 2000. Même si l’on annonce une transition démographique, ses effets ne seront pas immédiats et resteront différenciés suivant les continents. La dynamique des transformations économiques, politiques, culturelles, religieuses reste imprévisible, mais l’Europe, plus vieillissante que d’autres, pourra y ressentir comme un prolongement des pertes des guerres mondiales. La dilatation est aussi étatique, la décolonisation, liée à l’affaiblissement de l’Europe, conduisant à multiplier le nombre d’États par quatre en quelques décennies. Elle a contribué au métissage des sociétés occidentales, facilité par les guerres qui ont amené combattants et travailleurs d’outremer dans les métropoles, puis par l’immigration. Le monde projeté en Europe a remplacé Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 7 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre l’expansion européenne dans le monde, mais cette dialectique n’est qu’un prolongement des mouvements lancés par les conquêtes et leurs reflux. Le succès de l’économie de marché et la croissance rapide des États-Unis attirent aussi en Amérique du Nord nombre d’hommes fuyant les pays pauvres. La dilatation est parallèlement physique, puisqu’en 1914 le monde utile se réduisait aux espaces terrestres et maritimes, et que nombre d’espaces terrestres restaient inoccupés. Désormais s’y ajoutent l’espace aérien et l’espace extra-atmosphérique, dont la conquête et l’exploitation ont été fortement accélérées par les deux conflits mondiaux. Les activités humaines se déroulent toujours sur terre, mais elles sont de plus en plus tributaires des espaces fluides, mers et océans pour les transports de marchandises, air pour les transports humains, tandis que l’espace commande les communications immatérielles. Sur terre, en 1914 les grandes villes étaient peu nombreuses mais déjà en expansion, en 2014 les villes mondiales se multiplient et leur développement semble sans limite. Il est lié à la mondialisation qui établit entre elles des liens horizontaux mais, avant 1914, une première mondialisation était déjà à l’œuvre. Sur le plan technologique, électricité, pétrole, moteur à explosion, téléphone étaient déjà présents et actifs, et leur croissance en un siècle a été exponentielle. Tout se passe comme si les lignes de force étaient ouvertes et comme si la Grande Guerre avait accéléré leur course. l Et cependant le monde est parallèlement en voie de rétrécissement. Effet de sa dilatation même, qui raccourcit les distances par la vitesse, rend chimériques les horizons aussitôt avalés, impose la présence humaine dans des espaces longtemps inviolés et préservés. Voici un siècle préoccupation locale et urbaine – les taudis, l’hygiène publique, l’assainissement des voiries –, l’environnement est devenu une question globale – Amazonie en proie à la déforestation, mers surexploitées et souillées, espèces animales menacées, 8 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 déserts eux-mêmes devenus zones de trafics, bases pour terroristes ou terrains d’exploitation minière. En termes de sécurité, en 1914 la méfiance était de règle, la menace sensible et l’on se préparait à défendre ses frontières par les armes ou alors on méditait la conquête de nouveaux territoires. La géopolitique était à l’ordre du jour. Après la Seconde Guerre mondiale en revanche, l’opposition Est-Ouest était d’une autre nature, l’ubiquité de la menace relativisait les territoires, tandis que la dissuasion nucléaire homogénéisait et rapprochait les espaces et que la prospérité était en quelque sorte dématérialisée. Puis, la chute du mur de Berlin a correspondu à une décennie de confiance et de rapprochement généralisé, de sorte que la perspective d’une paix durable paraissait renvoyer le vieux monde au musée. Aujourd’hui revient le fantôme du monde de 1914, qui rapproche non plus les espaces mais les temps, redécouverte de la géopolitique, méfiance croissante entre États, bruits de bottes, conflits ethniques, agitation de sociétés repliées sur des espaces qui leur sont chers. C’est aborder une autre forme de rétrécissement, de caractère politique, économique et social. Il existe dorénavant un modèle unique, d’origine occidentale même s’il est fondamentalement américain et s’il s’éloigne de l’Europe classique, élitiste et hiérarchique, qui tolérait avec bonne conscience la diversité des civilisations par leurs degrés d’infériorité relative. Ces gens pouvaient, dans les régimes coloniaux, conserver leurs mœurs et croyances pourvu qu’ils acceptent leur soumission. La diversité était objet de curiosité et d’étude, la réduire n’était pas un projet. Désormais, la mondialisation tend vers l’homogénéisation sur tous les plans. À la pluralité des civilisations, des systèmes politiques et sociaux, elle substitue des valeurs universelles, les droits de l’homme et la démocratie représentative mâtinés par la libération des échanges. Elle entraîne aussi la constitution d’une catégorie dominante transnationale, privilégiée et nomade, qui vit dans l’espace mondialisé, physique ou virtuel, tandis que les populations vernaculaires subissent délocalisations, pertes d’emplois et sont tentées en réaction par un nationalisme frustré, passéisme qui menace la construction européenne même et un peu partout la paix civile. Ces tendances contradictoires évoquent également le monde d’avant 1914, avec une double aspiration, celle des nationalismes belliqueux et celle de l’internationalisme pacifique. La différence, comme on l’a déjà noté, c’est que le socialisme, même démocratique, ne semble plus en mesure de résoudre ces contradictions en les dépassant. Point n’est plus besoin d’assassiner Jaurès. Invariants Ruptures et dynamiques s’appuient sur des éléments invariants de la société internationale, sur sa nature dialectique, polyphonique ou cacophonique suivant les cas, fragmentation d’un côté, attraction internationale de l’autre pour citer Frédéric Ramel 5. Le maintien de la diversité des États et de leurs sociétés, l’aspiration à l’unité et au minimum à une gestion organisée des questions d’intérêt commun, dont la gouvernance est la dénomination contemporaine, sont des constantes. Mais aucune harmonie préétablie, bien au contraire, de sorte que, présence du passé, en 2014 comme en 1914, la société internationale demeure une société complexe. Société politique en gestation et société polémique virtuelle, elle emprunte des traits à chacun de ces types de sociétés. l Le pluralisme des États et des sociétés est plus que jamais d’actualité, et leur dialectique se démultiplie. Les États d’abord demeurent très attachés à leur souveraineté, en dépit des apparences, et même l’Union européenne ne porte pas en réalité atteinte à celle de ses membres. La souveraineté permet de placer l’intérêt national au-dessus de toute autre Frédéric Ramel, L’Attraction mondiale, Presses de Sciences Po, Paris, 2013. 5 considération, de sorte que la forme d’organisation politique que constitue l’État, la seule légitime depuis des siècles, attire irrésistiblement entités et groupes à la recherche d’une existence internationale. Ce n’est pas par hasard que l’on a assisté depuis un siècle à une prolifération d’États nouveaux. En même temps, au-delà du principe de leur égalité juridique, ces États sont très inégaux en termes de puissance et cette inégalité est source d’une hiérarchie qui est régulatrice si elle est acceptée, source de désordre si elle est contestée. Montée et déclin de puissance sont un grand ressort des relations internationales, aujourd’hui comme hier. Les grandes puissances s’efforcent de contrôler de grands espaces, de définir un ordre régional, les petites puissances y concourent ou le refusent. Consentement ou coercition sont des outils que l’on utilise tour à tour ou concurremment. Déjà avant 1914, par exemple, l’Asie s’éveillait et le Japon tentait de la dominer en résorbant la présence occidentale. En 2014, c’est la Chine qui se prépare à développer un ordre régional. Dans les deux cas, ils se heurtent aux États-Unis, le Japon par la guerre, la Chine par une montée en puissance jusqu’à maintenant pacifique. Quant aux sociétés, la question est celle de leur rapport avec le gouvernement qui les dirige, mais aussi avec le cadre étatique dans lequel elles sont insérées. Les difficultés internes des États prennent une dimension internationale, et les problèmes provoqués par la défaillance des États ne sont pas nouveaux, même si la multiplication du nombre des États les a rendus plus fréquents. La fin des empires a toujours entraîné des troubles plus ou moins retardés, qu’il s’agisse de l’Empire ottoman, de l’AutricheHongrie, des empires coloniaux et plus récemment de l’URSS. Les peuples des petits États qui surgissent des partitions éprouvent souvent des frustrations et tendent à entraîner les grandes puissances dans leurs affrontements locaux. La Grande Guerre en a procédé en son temps, de même qu’aujourd’hui nombre de facteurs belliQuestions internationales no 68 – Juillet-août 2014 9 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre gènes sont liés à des frottements entre voisins petits et moyens, que les puissances extérieures sont appelées à calmer si elles ne veulent pas y être entraînées. À huit décennies de distance, la question des Balkans occidentaux, Bosnie et Serbie en 1914, les mêmes en 1992 avec la dislocation de la Yougoslavie, a illustré les deux hypothèses. L’annexion de la Bosnie par l’Autriche-Hongrie en 1908 a pesé lourd dans le climat de méfiance qui a favorisé le recours à la guerre en 1914. L’indépendance du Kosovo en 2008, à la suite d’une intervention de pays membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en 1999, n’a pas eu de conséquences aussi tragiques, mais elle n’en est pas moins grosse de conséquences à long terme. La société internationale comme société politique et comme société polémique. Une société politique repose sur le refus de la violence armée pour régler les différends en son sein, sur la perception d’une identité commune, sur la gestion collective des questions d’intérêt général. Les sociétés internes sont en principe politiques, la société internationale l’est de façon virtuelle. La Charte des Nations Unies adoptée en 1945 condamne le recours à la force armée dans les relations internationales. Elle offre aux États membres, pratiquement tous aujourd’hui, un cadre pour atteindre des objectifs aussi bien politiques, économiques et sociaux au bénéfice de tous. Elle crée un instrument pour maintenir la paix et la sécurité internationales, le Conseil de sécurité. Si elle avait été appliquée de bonne foi, elle aurait rompu avec le monde d’avant 1914, elle aurait exclu tout conflit international en établissant les conditions d’une solidarité des États au service d’objectifs communs. Mais si le droit est nécessaire il n’est pas suffisant, et l’on sait que la Charte n’a réalisé que partiellement ces ambitions. La gouvernance à laquelle elle aspirait n’a pas disparu pour autant, et le Conseil de sécurité conserve un rôle important quoique intermittent. Désormais, ce sont des instances informelles et auto-instituées, comme le G7, le G8 ou le G20, regroupant les princi- l 10 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 paux États, qui reprennent le Concert international à leur compte. Par-là on revient sur un plan universel à ce qu’était le Concert européen au xixe siècle, avec les bénéfices et les limites de l’exercice. Société polémique, la société internationale le reste à beaucoup d’égards, c’est-à-dire une société dans laquelle la violence armée est à la fois un problème et une solution, un instrument à la disposition des États et qu’ils utilisent. Sans doute existe-t-il des régions plus avancées, et l’Union européenne en est le modèle, qui a établi entre les États membres une paix structurelle. Mais, même sur l’Union européenne pèse l’ombre de l’OTAN, et l’affaire ukrainienne montre en 2014 que certains membres aimeraient bien la précipiter dans de nouveaux affrontements, contrairement à ses principes fondateurs. Sans doute, depuis plus d’un siècle, l’effort de restriction du recours à la force armée par les États a-t-il été continu, des premières conférences de la paix en 1899 et 1907 à la Société des Nations (SDN), puis à l’ONU. Mais ces efforts n’ont empêché ni la Grande Guerre ni la Seconde Guerre mondiale, et l’on a déjà noté que la conflictualité demeurait diffuse dans la société internationale. Elle ne ressemble ni à la paix perpétuelle à la manière de Kant, ni à la guerre perpétuelle à la manière de Carl Schmitt 6. Composite et complexe, elle repose toujours sur la sagesse des grandes puissances et la stabilité des petites. Les portes de la guerre ne sont jamais closes, la mondialisation n’est pas la paix, la transnationalisation ne peut se substituer à la politique. Accepter le pluralisme et respecter le droit international, telles sont les conditions de la paix en 2014 comme en 1914. n Serge Sur 6 Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle, 1795 ; Carl Schmitt, Le Nomos de la Terre, 1950. Ò POUR ALLER PLUS LOIN Quand Guillaume II jouait à la guerre (1905) Le Chancelier prince de Bülow au ministère des Affaires étrangères Norderney, 30 juillet 1905 Sa Majesté [Guillaume II] télégraphie dans le plus grand secret cet après-midi de Dantzig : « […] D’autres faits aussi, comme la grave communication du comte Metternich sur l’animosité croissante en Angleterre (confirmée par une lettre privée de Coerper 1 au baron de Senden) ne permettent pas d’écarter entièrement l’idée de projets malveillants à notre égard. J’ai donc examiné à fond ces éventualités avec Jules de Moltke, qui cet hiver remplacera le comte de Schlieffen 2. Voici les conclusions auxquelles nous sommes arrivés : il est tout à fait invraisemblable que l’Angleterre fasse un “coup de tête” alors qu’une partie de sa flotte est dans la Baltique. Celle-ci se trouverait en effet coupée par nous qui occuperions aussitôt le Danemark et fermerions les Belt, tandis que notre flotte pourrait aller ravager les côtes anglaises de la mer du Nord. Mais il ne faut pas s’attendre à cette faute de la part d’un adversaire prudent et de bon jugement dans les choses militaires. Mais si l’Angleterre, d’une façon ou d’une autre, nous déclare la guerre ou nous attaque, il faut que Votre Altesse envoie aussitôt un télégramme à Bruxelles et un à Paris, avec sommation de se déclarer dans les six heures pour ou contre nous. Nous entrerons immédiatement en Belgique, Attaché naval allemand à Londres. Chef du grand état-major allemand de 1891 à 1905. Il fut remplacé en effet par Moltke. 3 La princesse Marguerite, fille du duc de Connaught, nièce d’Édouard VII, venait d’épouser Gustave-Adolphe, petit-fils d’Oscar II roi de Suède. 1 quelle que soit sa réponse. Pour la France, il s’agit de savoir si elle restera neutre (ce qui est peu vraisemblable, mais non impossible) : il n’y aurait pas lieu alors de se préoccuper du casus foederis avec la Russie. Si la France mobilise, c’est une menace de guerre dirigée contre nous au profit de l’Angleterre ; il faudra alors que les régiments russes marchent avec nous et je crois que la perspective de se battre et de se livrer au pillage dans la belle France sera un appât suffisant à les attirer. À l’occasion, on pourrait voir s’il ne serait pas possible d’offrir une compensation à la France afin qu’elle se comporte bien à notre égard comme par exemple un arrondissement de territoire, au détriment de la Belgique ; cela la dédommagerait de l’Alsace-Lorraine. La présence de la flotte anglaise dans la Baltique s’explique tout naturellement par l’accueil extraordinairement cordial fait à la nôtre à Copenhague, ce qui a beaucoup surpris les Anglais. L’Amiral May est sûrement chargé de rappeler au Danemark que l’Angleterre le considère, de même que le Portugal, comme un satrape obéissant et en outre comme son avant-poste du côté de l’Allemagne ; il ne doit donc pas se permettre de nous faire les yeux doux. La même chose se passera probablement en Suède maintenant qu’une princesse anglaise 3 vient de s’y fixer. On ne peut compter pour la période qui vient sur une aide active de la Russie, son armée est occupée par la guerre et la révolution, et sa flotte est détruite. Mais elle nous laisse le dos libre ! Aide passive, voilà qui est parfait ! » * 2 * Extrait de Bernhard von Bülow et Guillaume II, Correspondance secrète de Bülow et de Guillaume II, Grasset, Paris, 1931, pages 141-143. Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 11 dossier L’Été 14 : d’un monde à l’autre La Grande Guerre, un accélérateur de la mondialisation Georges-Henri Soutou * * Georges-Henri Soutou est membre de l’Institut. La Grande Guerre a été une épouvantable catastrophe. Mais, en même temps, elle a bousculé des structures, elle a transformé les sociétés et les économies, elle a bouleversé le système international. Le conflit a amené l’humanité à commencer à prendre conscience d’elle-même dans sa globalité. Il a constitué une étape essentielle dans la mondialisation. La Grande Guerre, malgré les divisions et les haines durables qu’elle a suscitées, a aussi été un puissant accélérateur de la mondialisation. D’abord parce que la plupart des États de l’époque ont fini par y prendre part, y compris des États non européens comme les États-Unis, le Japon et, vers la fin de la guerre, la plupart des pays de l’Amérique latine. Le Japon a ainsi conforté sa position de puissance régionale asiatique, évidente depuis sa guerre contre la Chine en 1894 puis celle contre la Russie en 1904. Les États-Unis ont accédé d’un seul coup au rang de puissance mondiale – que l’on songe que la légation de France à Washington n’avait été élevée au rang d’ambassade qu’en 1893. Ce phénomène d’accélération est encore plus évident concernant les empires des métropoles européennes. Pour les Britanniques, l’Inde et les dominions « blancs » (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande), pour la France, l’Indochine, l’Afrique du Nord et l’Afrique noire fournissent matières premières, travailleurs et soldats. C’est la « force noire » 1 imaginée par le général 1 Charles Mangin [1866-1925], La Force noire, Hachette, Paris, 1910. 12 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 Mangin et le point de départ de l’immigration de main-d’œuvre nord-africaine en métropole. Il y aura d’énormes conséquences : c’est à partir des sacrifices consentis, par exemple par les « Anzac » à Gallipoli 2, qu’Australiens et Néo-Zélandais s’affirmeront comme nations distinctes de la Grande-Bretagne. Conséquences également pour les sociétés africaines, et pour l’Afrique du Nord, où renaît alors chez certains un sentiment d’indépendance. Nouvelle étape ou coup d’arrêt dans la mondialisation économique ? Le bouleversement des circuits commerciaux induit par la guerre et la rétraction de 50 % La péninsule de Gallipoli était l’un des objectifs militaires des Alliés qui cherchaient à s’emparer du détroit des Dardanelles sous contrôle ottoman. Les « Anzac » – acronyme de Australian and New Zealand Army Corps (corps d’armée australien et néo-zélandais) – y débarquèrent le 25 avril 1915 pour combattre l’armée ottomane. 2 3 Elizabeth S. Johnson (dir.), The Collected Writings of John Maynard Keynes: Volume XVI: Activities 1914-1919: The Treasury and Versailles, published for The Royal Economic Society, Macmillan, Londres, 1971. © AFP du commerce mondial durant la crise de 1929 amènent parfois à prétendre que 1914-1918 a marqué un temps d’arrêt de la mondialisation. Certes, le libéralisme mondialisant qui prévalait depuis 1860 est remis en cause et, dans les deux camps, on envisage pour l’après-guerre soit des zones économiques protégées – la Mitteleuropa de Berlin – soit des mesures d’exclusion du commerce ennemi (Conférence économique interalliée de Paris de 1916). La révolution d’Octobre a en outre largement fait sortir la Russie des circuits économiques et financiers mondiaux. En même temps, l’arrivée d’une deuxième place financière mondiale, Wall Street, à côté de la City et l’augmentation des exportations de produits finis américains et japonais marquent le début d’une deuxième phase de mondialisation qui n’est plus centrée sur l’Europe – avant 1914, c’était l’économie européenne qui se mondialisait, important des matières premières de tous les continents et exportant des produits finis partout, irriguant la planète de ses capitaux. Cette économie mondiale, mais eurocentrée, ne correspondait pas encore à une véritable mondialisation multilatérale. Bien plus que tous les conflits précédents, la Grande Guerre a été financée à crédit. La plupart des monnaies flottent, les budgets sont massivement en déséquilibre et, sans une gigantesque expansion du crédit, tout se serait arrêté. Elle marque la fin du mercantilisme – puisque accumuler un stock d’or n’a plus de sens –, celle des physiocrates et le triomphe définitif des méthodes empiriquement mises au point par les Britanniques tout au long des French Wars depuis le xviiie siècle. La guerre les rend définitivement conscients de leur originalité et du fait que l’économie est désormais débarrassée de la « relique barbare » de l’or, comme le remarque dans ses écrits John Maynard Keynes dès le début du conflit 3. Bien sûr, les autres pays, et d’abord les États-Unis, imiteront ces méthodes. Et la Reproduction de la une du quotidien tchèque Narodni Listy annonçant l’assassinat de François-Ferdinand d’Autriche et de sa femme, le 28 juin 1914 à Sarajevo. mondialisation qui a été lancée à ce moment-là, qui a connu des mouvements de ralentissement ou même des blocages dans les années 1930 et 1940, mais qui a repris de façon décisive depuis les années 1970, n’aurait pas été possible sans une marée de crédits à peu près libérés des critères classiques d’une « saine » gestion monétaire et financière 4. 4 Pour un essai de méthodologie, voir Georges-Henri Soutou, « Introduction à la problématique des mondialisations », paru dans le dossier « Les mondialisations, vol. 1 », Relations internationales, no 123, automne 2005. Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 13 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre La montée en puissance des valeurs universelles et de l’affirmation des droits de l’homme La Grande Guerre a eu un immense impact sur la perception et le développement des valeurs universelles. Selon la thèse la plus répandue actuellement, cet impact a été très négatif et on parle volontiers d’une « brutalisation des sociétés européennes » 5. Que la Grande Guerre ait beaucoup contribué à l’avènement des totalitarismes du xx e siècle – nazisme, communisme, fascisme – est difficilement contestable, même si leurs racines idéologiques sont en fait bien antérieures. Mais la notion de « brutalisation » pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. La guerre est par essence brutale, et tend par elle-même à monter au paroxysme de la violence, comme l’a montré le théoricien militaire prussien Carl von Clausewitz 6. Or, c’est à partir de 1914, et non pas seulement de 1945, que l’on assiste aussi au phénomène inverse. La notion de « crime de guerre » commis par des troupes d’occupation est pour la première fois introduite dans le droit international par le premier conflit mondial. Elle apparaît en effet dans le traité de Versailles – la notion de « massacres » commis pendant la guerre sur le territoire ottoman, donc un crime intérieur et non pas international, figure même dans le traité de Sèvres avec la Turquie, à propos du massacre des Arméniens. C’est ainsi que l’on nota scrupuleusement dans les dossiers officiels, dès l’automne 1914, et que l’on qualifia de « crimes de guerre » des faits que l’on ne relevait que de façon rapide et globale encore en 1870-1871, comme des conséquences naturelles de toute George L. Mosse, Fallen Soldiers: Reshaping the Memory of the World Wars, 1re éd. en allemand en 1990, et en français sous le titre De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Hachette, Paris, 1999 ; Centre de recherche de l’Historial de Péronne, 14-18. La Très Grande Guerre, Le Monde éditions, Paris, 1994 ; Annette Becker, Oubliés de la Grande Guerre : humanitaire et culture de guerre, 1914-1918 : populations occupées, déportés civils, prisonniers de guerre, Noêsis, Paris, 1998. 6 Carl von Clausewitz [1780-1831], De la guerre, Éditions de Minuit, Paris, 1959. 5 14 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 guerre, ou dont on ne se préoccupait même pas, comme le viol. Depuis 1870, les conceptions et les sensibilités avaient beaucoup évolué 7. Le conflit marqua un développement significatif du droit dans la guerre (jus in bello), au-delà des conférences internationales de la paix de La Haye de 1899 et 1907. Le jurisconsulte du Quai d’Orsay, Louis Renault, consacra sa conférence comme représentant de l’Académie des sciences morales et politiques lors de la rentrée solennelle des cinq Académies, le 25 octobre 1914, aux développements récents du droit de la guerre, en y incluant les observations les plus actuelles sur le comportement des troupes allemandes en Belgique et en France occupées 8. La guerre a marqué le début de la judiciarisation de la vie internationale. Elle a commencé dès le traité de Versailles, qui stipulait la livraison aux Alliés afin qu’ils soient jugés de plus de 800 responsables allemands, empereur en tête. Psychologiquement et politiquement, ce fut la plus désastreuse de toutes les clauses du traité – d’ailleurs, elle fut la première, dès 1920, à ne pas être exécutée –, mais c’était une anticipation du tribunal de Nuremberg. Bertrand de Jouvenel a notamment souligné le glissement du traité de Versailles de la sphère politique traditionnelle à la volonté d’appliquer, dans le domaine international, les normes juridiques du droit interne – ainsi des « réparations » se substituant à la traditionnelle « indemnité de guerre » –, ce qui est bien une anticipation de la « judiciarisation » des relations internationales à laquelle nous assistons 9. Le wilsonisme et l’entrée des États-Unis sur la scène mondiale Le facteur essentiel dans le phénomène de mondialisation du conflit a certainement été le wilsonisme, et pas seulement pour de simples raisons d’extension géographique du conflit. Le 7 Martin Motte et Frédéric Thébault (dir.), Guerre, idéologies, populations. 1911-1946, L’Harmattan, Paris, 2005. 8 Bulletin de l’Institut, 1914. 9 B. de Jouvenel, Après la défaite, Plon, Paris, 1941. © AFP De gauche à droite, le Premier ministre britannique Lloyd George, le président du Conseil italien Vittorio Orlando et son homologue français, Georges Clemenceau, et le Président des États-Unis Woodrow Wilson, à Paris le 18 janvier 1919 lors de l’ouverture de la conférence de la Paix. président américain Woodrow Wilson estimait que les responsabilités dans le déclenchement du conflit étaient partagées entre les Alliés et l’Allemagne. Néanmoins, dès le début de la guerre, il pencha plutôt du côté de la France et de la Grande-Bretagne, et les aida en particulier par divers arrangements financiers discrets, malgré bien des crises dues au blocus organisé par les Alliés, qui ne respectait guère les droits des pays neutres. En effet, si Woodrow Wilson ne recherchait pas l’écrasement de l’Allemagne, il estimait qu’une victoire des Alliés, qu’il souhaitait au départ aussi limitée que possible, était à tout prendre préférable, car ils étaient malgré tout plus libéraux, plus démocratiques que le Reich. En 1915, la politique wilsonienne resta limitée à l’hémisphère occidental. Le président était persuadé qu’après la guerre les Alliés et les puissances centrales constitueraient des blocs économiques fermés sur eux-mêmes. Les ÉtatsUnis ne pourraient empêcher cette évolution et devraient, par une doctrine de Monroe modernisée, regrouper autour d’eux l’Amérique du Sud pour y remplacer l’influence et les intérêts européens. La majorité de l’opinion et des milieux économiques américains partageait cette forme d’isolationnisme offensif. À partir de 1916, Wilson, au fur et à mesure qu’il se rendit compte que les ÉtatsUnis ne pourraient pas rester définitivement en dehors du conflit, abandonna progressivement ce programme fondamentalement isolationniste. Il adopta une vision internationaliste beaucoup plus active du rôle de l’Amérique dans le monde, que l’on qualifie de « doctrine de l’Open Door ». Il défendit une nouvelle approche des relations internationales, rompant avec la diplomatie secrète du Concert européen traditionnel. Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 15 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre Une diplomatie ouverte, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la liberté des mers, le désarmement, voilà les orientations qu’allait désormais défendre Wilson de plus en plus fermement, au nom d’une expansion mondiale des valeurs du libéralisme américain, politique et économique. Par là, Wilson se ralliait à la politique non plus isolationniste mais pourrait-on dire « atlantique » que lui recommandaient, contre une majorité de l’opinion publique et les industriels de l’Amérique profonde, les grands intérêts économiques de la côte Est – et en particulier Wall Street, très proche de la City de Londres – qui souhaitaient pour l’après-guerre une collaboration étroite avec les Alliés. était plus prudente qu’on ne le croit parfois. Elle tenait certes compte du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais aussi de l’histoire et des équilibres stratégiques et économiques. La Belgique serait restaurée, la Pologne rétablie, l’Alsace-Lorraine rendue à la France. Mais ni l’Autriche-Hongrie ni la Turquie ne seraient dissoutes, elles seraient seulement réformées, sur la base de droits égaux pour leurs différentes populations. Pour les frontières italiennes et des États des Balkans, on tiendrait compte des nécessités stratégiques et économiques. La rupture avec les principes du Concert européen d’avant 1914 n’était donc pas totale. En ce qui concerne l’Allemagne, il n’était pas question de lui imposer un changement de régime. Le président américain était encore L’entrée en guerre aux côtés des Alliés, en persuadé que le Reich resterait la première avril 1917, ne devait pas modifier les grandes puissance d’Europe continentale et influenorientations du président Wilson. Il rejeta cerait fortement l’Europe immédiatement l’ensemble centrale et orientale. C’était à des accords secrets conclus ses yeux inévitable et admisentre les Alliés depuis le La Grande Guerre sible, à condition que Berlin début de la guerre, réaffirma n’invente pas la accepte les règles internal’Open Door contre leurs tionales du wilsonisme, et objectifs territoriaux et mondialisation, il n’était pas question pour économiques exclusifs et mais elle la structure lui d’exclure après la guerre traditionnels, refusa de se le Reich de l’ordre internaqualifier d’« allié », mais tional, politique et économique. seulement d’« associé » de Londres et Paris. Cette position lui permit, et c’était nouveau, On comprend que les Alliés britanniques d’exposer des buts de guerre reposant sur des et surtout français, qui poursuivaient contre le principes clairement compréhensibles pour les Reich des objectifs territoriaux et économiques opinions publiques et qui eurent le plus grand beaucoup plus radicaux et n’avaient pas l’intenécho jusque chez les puissances centrales. tion de l’admettre après la guerre dans le nouvel Cela lui permit aussi de conserver une pleine ordre international, aient été fort peu satisfaits indépendance par rapport aux Alliés et de des quatorze points, finalement tournés presque promouvoir, dans un langage universaliste, une autant contre leurs projets que contre ceux des ouverture mondiale aux valeurs économiques et puissances centrales. Mais le durcissement politiques du libéralisme tout à fait conforme des positions de Wilson, consécutif aux événeaux intérêts d’une Amérique qui représenments du printemps 1918, permit finalement une tait déjà plus du tiers de l’activité industrielle convergence des buts de guerre des Alliés et de mondiale. l’Amérique, convergence pas totale mais suffisante pour gagner la guerre et imposer les traités Wilson proclama ses objectifs par son de 1919. discours fameux des « quatorze points », le “ „ 8 janvier 1918. Il commençait par y réaffirmer les grands principes de la diplomatie ouverte, de la liberté des mers, de la non-discrimination économique. Mais la suite de son discours 16 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 Le printemps 1918 vit les Allemands conclure avec les bolcheviks à Brest-Litovsk (3 mars), puis avec les Roumains à Bucarest (7 mai), des traités aux termes très durs. Ces traités persuadèrent les Alliés, et en particulier Wilson, du caractère totalement et définitivement impérialiste de la politique allemande, ce qui provoqua un nouveau raidissement de leur attitude. Dès lors, les Alliés et Wilson tombèrent d’accord pour estimer qu’il faudrait imposer à l’Allemagne un changement profond de régime et de dirigeants, une démocratisation immédiate, comme condition de la paix. On ne pourrait plus se contenter, comme Wilson y était disposé jusqu’alors, d’une simple adhésion du Reich wilhelmien aux principes internationaux du wilsonisme. Lors de la demande d’armistice par les Allemands, en octobre 1918, Wilson exigea comme préalable la « démocratisation » du Reich. Ce « regime change » avant la lettre allait avoir les plus grandes conséquences. Du coup, les traités de paix et la période de l’après-guerre allaient être l’équivalent d’une profonde révolution du système international 10. La Grande Guerre n’inventa pas la mondialisation mais elle l’accéléra, et au développement spontané de celle-ci, par le jeu de l’économie et des empires coloniaux des métropoles européennes, elle essaya de substituer un début d’organisation internationale et de définitions normatives. Depuis 1815 et les traités de Vienne, le monde tournait autour de l’Europe, et celle-ci s’organisait dans le cadre du Concert européen des grandes puissances. Ce système, par lequel les grands pays pratiquaient entre eux une concertation permanente, mais sans guère consulter les petits États, était déjà de plus en Voir la biographie de Wilson par Arthur S. Link, Wilson, 4 volumes, Princeton University Press, Princeton, 1956-1965, et Lawrence E. Gelfand, The Inquiry: American Preparations for Peace: 1917-1919, Greenwood Press, Westport, 1976 [1re éd., 1963] ; Hans-Jürgen Schröder (dir.), Confrontation and Cooperation. Germany and the United States in the Era of World War I: 1900-1924, Berg, Providence, 1993 ; Lloyd E. Ambrosius, Woodrow Wilson and the American Diplomatic Tradition, Cambridge University Press, Cambridge, New York, 1987 ; Klaus Schwabe, Woodrow Wilson: Revolutionnary Germany and Peacemaking: 1918-1919, University of North Carolina Press, Chapel Hill, 1985. 10 © AFP / David Azia Le début d’une nouvelle organisation mondiale des relations internationales Un vétéran indien de la Seconde Guerre mondiale lors des cérémonies du Memorial Day à Londres, le 11 novembre 2005, qui commémore chaque année la fin des deux guerres mondiales. Durant la Grande Guerre, plus de 130 000 Indiens servirent en France et en Belgique dans les troupes britanniques. plus critiqué à la fin du xixe siècle. En effet, il n’avait pas empêché plusieurs conflits – guerre de Crimée en 1854, guerre franco-prussienne de 1870 – et il devenait de moins en moins stable avec la division du continent en deux systèmes d’alliances opposés (Triplice et Triple-Entente). D’où l’apparition, dès avant la guerre, d’un concept nouveau, celui de « sécurité collective », qui devait triompher après 1919. Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 17 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre La sécurité collective était aussi une réaction contre les alliances permanentes du temps de paix, qui conduisirent à l’engrenage de l’entrée en guerre en 1914, par un mécanisme apparemment inexorable qui avait beaucoup marqué les contemporains. En particulier, l’alliance franco-russe de 1891-1893 – alliance secrète, automatique – avait laissé un très mauvais souvenir chez les dirigeants, même s’ils ne pouvaient pas trop l’avouer publiquement, à cause des polémiques des années 1920 et 1930 sur les responsabilités françaises et russes dans la guerre. Certes, la SDN se révéla rapidement inefficace, puisqu’elle s’avéra une tribune internationale plus qu’une véritable organisation de maintien de la paix. Mais il s’agissait d’un point de départ, que reprit l’ONU en 1945 en essayant d’éliminer certains des défauts de conception et d’organisation de la SDN. Celle-ci reste dans l’histoire comme la première organisation internationale mondiale. On estima donc qu’il fallait désormais établir la sécurité avec l’adversaire potentiel, et non contre lui. Il convenait alors de bannir les alliances bilatérales qui désignaient en quelque sorte l’adversaire potentiel, au lieu de l’inclure, et de passer à des traités multilatéraux. Cette philosophie très nouvelle inspira le président Wilson et la création, en 1919, de cette Société des Nations (SDN) qu’il avait réclamée dès le début de la guerre 11. Dans son esprit, tous les pays étaient appelés à en faire partie, y compris, à terme, l’Allemagne. Wilson joua là encore un rôle déterminant. Lorsque les États-Unis entrèrent en guerre en 1917, il n’avait pas encore réfléchi à la question des colonies. Il avait néanmoins déclaré publiquement à plusieurs reprises que les puissances coloniales devraient en être simplement « mandataires » jusqu’à ce que les populations soient prêtes pour l’autonomie et même l’indépendance. Il estimait que les rivalités coloniales avaient été l’une des causes essentielles de la guerre. En septembre 1917, le Foreign Secretary britannique Lord Balfour, qui savait bien que la Grande-Bretagne devait désormais tenir le plus grand compte des vues américaines, proposa que les colonies allemandes soient internationalisées après la guerre. C’est l’origine de la formule des mandats de la SDN. Les conversations anglo-américaines conduisirent finalement à un rapprochement sur la question coloniale, que l’on retrouve dans le discours prononcé par le Premier ministre britannique Lloyd George devant les Trade-unions le 5 janvier 1918 et dans les quatorze points du président Wilson le 8 janvier. Pour Lloyd George : « La conférence de la Paix disposera du sort des colonies allemandes. Sa décision devra avoir pour premier critère les souhaits et les intérêts des autochtones habitant ces colonies. » Le président Wilson, qui voulait internationaliser les colonies, va plus loin dans son cinquième point : « Arrangement librement débattu, dans un esprit large et absolument impartial, de toutes les revendications coloniales, basé sur la stricte observation du Une différence fondamentale existait entre le Concert européen d’avant 1914 et la conception de Wilson, et des États-Unis en général : celle-ci était résolument et par définition universelle, mondiale (« to make the world safe for democracy »). Notons que le thème d’un impérialisme mondialisant américain d’un type nouveau, non plus territorial mais informel, et en fait directement enté sur de nombreux vecteurs de la mondialisation, en particulier financiers, apparaît très tôt 12. Ainsi, dès avant 1914, certains observateurs constatent une propension américaine à intervenir dans les affaires intérieures d’autres États, et à dire le droit – en particulier à propos des violations des droits de l’homme, comme les pogroms en Russie impériale ou les massacres récurrents d’Arméniens dans l’Empire ottoman. Dès 1913, Wilson avait lancé une initiative tendant à faire admettre l’obligation d’un arbitrage avant tout recours aux armes. 12 Henri Hauser, L’Impérialisme américain, Pages libres, Paris, 1905 ; Octave Homberg, L’Impérialisme américain, Plon, Paris, 1929. 11 18 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 Le point de départ de la décolonisation L’Europe politique (1914-2014) 1914 Océan glacial arctique Islande SUÈDE Finlande NORVÈGE M e r Christiana du Nord Irlande DANEMARK GrandeBretagne Océan Atlantique Copenhague PAYSLondres BAS LUX. FRANCE PORTUGAL Vienne AUTRICHEHONGRIE SUISSE ROUMANIE Bucarest M e r N o i r e SERBIE BULGARIE MONT. Sofia Constantinople ALB. ITALIE Madrid Lisbonne Berlin ALLEMAGNE BELG. Paris Rome ESPAGNE GRÈCE Gibraltar (Gr.-Br.) EMPIRE OTTOMAN Athènes Algérie (France) Maroc (France) Tunisie (France) Maroc espagnol Dodécanèse Chypre Malte (It.) (Gr.-Br.) M e r M é d i t e r r a n é e (Gr.-Br.) Cyrénaïque Tripolitaine Égypte Source : F. W. Putzger, Historischer Weltatlas, Cornelsen, Berlin, 1995. * ARYM : Ancienne République yougoslave de Macédoine Océan glacial arctique Reykjavik ISLANDE 2014 RUSSIE St-Pétersbourg Stockholm SUÈDE FINLANDE NORVÈGE ROYAUMEIRLANDE UNI Dublin Océan Atlantique PORTUGAL Madrid Lisbonne ESPAGNE Gibraltar (R.-U.) Oslo Helsinki RUSSIE Stockholm ESTONIE DANEMARK LETTONIE Moscou Copenhague LITUANIE Minsk Kaliningrad PAYSLondres BAS (Russie) BIÉLORUSSIE Berlin Varsovie BELG. ALLEMAGNE POLOGNE Kiev R. TCHÈQUE Paris LUX. UKRAINE SLOVAQUIE FRANCE SUISSE MOLDAVIE AUT. Vienne Budapest SLOV. HONGRIE ROUMANIE CROATIE Bucarest M e r N o i r e SERBIE ITALIE BOSNIE-H. BULG. MONT. K. Sofia Rome Istanbul ARYM* ALB. TURQUIE GRÈCE Athènes MAROC TUNISIE ALGÉRIE KAZAKHSTAN GÉORGIE AZER. ARMÉNIE IRAN SYRIE Nicosie La Valette LIBAN MALTE CHYPRE Mer Méditerranée ISRAËL PALESTINE JORDANIE LIBYE ÉGYPTE Questions internationales n 68 – Juillet-août 2014 o IRAK ARABIE SAOUDITE 19 Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014 Mer du Nord Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre principe que, dans le règlement de ces questions de souveraineté, les intérêts des populations en jeu pèseront du même poids que les revendications équitables du gouvernement dont le titre sera à définir. » En 1919, le retentissement du principe wilsonien du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » vaut surtout en Europe et un peu au Moyen-Orient, guère en Afrique. Quelques signaux d’alarme se font toutefois entendre. En mai 1919, cinq Algériens adressèrent une lettre à Wilson, fort critique de la présence française en Algérie, et demandèrent l’application à l’Algérie du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ainsi que de pouvoir envoyer une délégation à la future SDN. Des Tunisiens lui firent également parvenir des messages dans le même sens. La situation fut beaucoup plus tendue en Égypte, où la Grande-Bretagne avait renforcé sa présence dès 1914. Le nationalisme égyptien y était très développé et disposait d’un puissant parti organisé. Il y eut de violentes émeutes en octobre 1918, avec là aussi un appel à Wilson. La conférence de la Paix se pencha sur ces questions, et le traité de Versailles est assez développé dans ce domaine. Pour concilier les objectifs des Alliés et ceux de Wilson – les ÉtatsUnis étaient en effet « associés » et non « alliés », selon une distinction très soigneusement imposée par eux afin de préserver leur totale liberté d’action et de ne pas risquer de devoir se solidariser avec la politique de leurs Alliés, dont ils se méfiaient, et ils n’avaient pris aucun engagement envers les buts de guerre des Alliés européens ou japonais –, le système des « mandats de la SDN » fut mis au point. Il s’agissait au départ d’une idée du Sud-Africain Jan Smuts destinée à établir un compromis entre Wilson, qui souhaitait un système international de supervision des colonies, et les Alliés, surtout les dominions et le Japon, qui voulaient annexer purement et simplement les anciennes colonies allemandes. Trois catégories de mandats furent établis : – des mandats A. Pour les pays de vieille civilisation (en clair, l’Empire ottoman), la puissance mandataire n’a que des pouvoirs limités et une indépendance relativement rapide est prévue ; 20 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 – des mandats B. Avec des pouvoirs plus importants, ils concernent essentiellement les colonies allemandes en Afrique que se répartissent la France, la Belgique et le Royaume-Uni. Là, l’indépendance reste une perspective beaucoup plus lointaine. En fait, le régime n’est guère différent de celui des anciennes colonies – qui ne sont pas concernées par ce système ; – des mandats C. En pratique, ils reviennent à une annexion – la puissance mandataire les gère « comme une partie intégrante de son territoire ». Il s’agit essentiellement du Sud-Ouest africain allemand, remis à l’Afrique du Sud. Des garanties pour les populations sont néanmoins prévues dans le texte – garantie du bien-être et du développement, liberté de conscience, de commerce, pas de recrutement de soldats, protection contre les trafics d’esclaves, d’armes, d’alcool. Une commission des mandats de la SDN est en outre établie, et on spécifie la nécessité, même pour les mandats C, d’un rapport annuel de la puissance mandataire 13. Malgré les évidentes limites du système, le principe d’un contrôle international est donc posé. Après 1945, l’ONU va s’emparer des mandats, devenus « tutelles », et en faire un instrument de décolonisation, une évolution que les vainqueurs de 1919 n’avaient pas imaginée. On notera également l’évolution des positions du Vatican voulant réagir contre certaines confusions entre le rôle religieux des missionnaires et leur rôle au service de leur pays. En préconisant le détachement du catholicisme de la puissance coloniale, pour ne pas gêner l’apostolat, l’encyclique de Benoît XV, Maximum Illud, de novembre 1919, condamne cette confusion. L’encyclique prévoit même explicitement les mouvements d’indépendance et préconise le développement d’« un réseau de prêtres indigènes » pour que le catholicisme survive au départ de la puissance coloniale. Là encore, c’est l’Église catholique du xxie siècle qui commençait à se préparer. lll 13 Ruth Henig, The League of Nations, Haus Publishing, Londres, 2010. © AFP / Éric Feferberg Des légionnaires entourent le cercueil de Lazare Ponticelli, décédé le 12 mars 2008 à l’âge de 110 ans, lors d’une cérémonie d’hommage dans la cour des Invalides à Paris. D’origine italienne, le dernier poilu avait accepté des obsèques nationales à condition que l’hommage englobe « tous ceux qui sont morts, hommes et femmes » pendant la Grande Guerre. Saint Augustin nous a appris que le bon et le mauvais toujours s’entremêlent, mixta permixta. Certes, la Grande Guerre a été une épouvantable catastrophe. Mais, en même temps, elle a bousculé des structures, elle a remis en mouvement des plaques tectoniques, elle a transformé les sociétés, elle a bouleversé les modèles culturels, elle a forcé les responsables à se remettre en cause. Elle a amené l’humanité à commencer à prendre conscience d’elle-même dans sa globalité. Certains des grands courants à l’œuvre en notre temps en sont issus. Tous ne sont pas négatifs. n Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 21 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre Ò POUR ALLER PLUS LOIN Géopolitique et positions allemandes face à la guerre S’agissant du rôle de l’Allemagne durant la Première Guerre mondiale (1914-1918), la géopolitique 1 livre une clé permettant de comprendre les circonstances de l’entrée en guerre du pays et les évolutions survenues depuis lors. Frank-Walter Steinmeier, l’actuel ministre fédéral des Affaires étrangères, a récemment souligné que l’Allemagne, de par sa situation géopolitique, a assumé une responsabilité particulière en 1914. Placée au centre de l’Europe, elle aurait additionné les conflits au lieu de les affronter 2. Cette situation – le fragile équilibre des puissances dans l’espace continental – expliquerait août 1914. Dans quelle mesure cela est-il exact ? Peut-on parler de la responsabilité, de l’impérialisme et du militarisme du Reich ? Enfin, quelles continuités peut-on dégager de ces positions ? Géopolitique et responsabilités allemandes En 1914, le Reich compte 67 millions d’habitants contre 39,6 millions pour la France. Son territoire s’étend sur plus de 540 000 km² – celui de la RFA en 2014 est de 357 000 km² – de l’Alsace-Moselle à Königsberg (Prusse orientale), en passant par les provinces polonaises 3, sans compter les 2,5 millions de kilomètres carrés répartis entre l’Afrique, l’Océanie et la Chine – concession de Tsingtao –, soit 13 millions d’indigènes. Son développement économique et démographique rapide fait de l’Allemagne la deuxième puissance économique occidentale en 1900. Cette dynamique, conjuguée à la position géopolitique du pays, à ses frontières traditionnellement mouvantes, suscite de très fortes tensions. Promue par le géographe allemand Friedrich Ratzel (1844-1904), la notion de géopolitique concerne à Yves Lacoste, Géopolitique. La longue histoire d’aujourd’hui, Larousse, Paris, 2006. 2 Débat du 28 janvier 2014 au ministère fédéral des Affaires étrangères. 3 Poznanie et Silésie. 1 22 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 la fois une « géographie politique » – analyse d’une situation géographique particulière – et une « activité politique » dans un espace considéré comme « naturel » 4. Elle légitime l’expansion allemande. Liée au concept de Lebensraum (« espace vital ») 5, elle est présentée comme la poussée naturelle vers des territoires nécessaires à la survie nationale, rappelant le Drang nach Osten vers l’Est slave 6. La politique d’alliances continentales 7 menée par Otto von Bismarck (1815-1898), chancelier impérial de 1871 à 1890, avait assuré au nouveau Reich l’équilibre continental, face au gigantesque espace russe d’une part, à l’espace austro-hongrois et occidental d’autre part, en isolant la France « revancharde ». La transformation de cette politique en une politique de puissance mondiale par l’empereur Guillaume II (Weltpolitik, 1890-1918) expliquerait la position belliciste allemande, voire la responsabilité majeure du pays dans le déclenchement de la guerre. C’est le point de vue exprimé, dès 1961, par l’historien allemand Fritz Fischer 8, qui fit scandale dans le contexte d’apaisement de l’après-1945. Le Reich, avec Theobald von Bethmann Hollweg (1856-1921), chancelier de 1909 à 1917, aurait souhaité la guerre sans en prendre l’initiative. Durant la crise de juillet 1914, le gouvernement allemand Frédéric Encel, Comprendre la géopolitique, Le Seuil, Paris, 2009, 2e éd., 2011. 5 Friedrich Ratzel, Der Lebensraum. Eine biogeographische Studie [1901], Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1966. 6 À l’époque du Saint Empire (Heiliges Römisches Reich Deutscher Nation), voir Jean-Luc Fray, « De l’idée impériale en Allemagne à l’idée d’Allemagne impériale », in Ch. de Gemeaux (dir.), Empires et colonies. L’Allemagne du SaintEmpire au deuil postcolonial, Presses universitaires BlaisePascal, Clermont-Ferrand, 2010. 7 La Triplice ou Triple-Alliance (18 juin 1881, renouvelée le 27 mars 1884). 8 Fritz Fischer, Les Buts de guerre de l’Allemagne impériale, 1914-1918, Éd. de Trévise, Paris, 1970 [1re éd. en allemand en 1961]. 4 1871-1914 : l’Empire allemand Berlin Prague Vienne Récemment reprise en Allemagne 10, cette thèse reste controversée, notamment par l’historien australien Christopher Clark 11, et par l’historiographie traditionnelle allemande pour laquelle, selon le mot de David Llyod George (1863-1945) 12, l’Allemagne aurait simplement « dérapé » dans un climat général belliciste. En France, l’historien Jacques Droz a souligné le mérite de Fritz Fischer d’avoir « secoué aux yeux des Allemands l’image flatteuse et confortable qu’ils se faisaient de leur passé » 13. Impérialisme et militarisme allemands Après le départ forcé de Bismarck en 1890, l’Allemagne ne se présente plus en « puissance saturée », aspirant à la stabilité géopolitique en Europe et dans le monde. Absente de la première vague de colonisation, mais présente outre-mer dès le xvie siècle d’un point de vue commercial et scientifique 14, elle dispose de protectorats (Schutzgebiete) depuis 1884. En 1890, l’Allemagne devient ouvertement impérialiste. Elle développe sa flotte de guerre et cherche à étendre son empire. Le chancelier von Bülow déclare en 1897 que le pays a droit à sa « place au soleil ». C’est l’expression d’une revendi- Plan établi le 9 septembre 1914, cinq semaines après le début de la guerre. Voir dans ce dossier l’entretien avec Gerd Krumeich. 11 Christopher Clark, Les Somnambules. Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, Flammarion, Paris, 2013. Clark fait peser la responsabilité majeure sur les Serbes et les Russes. 12 Chancelier de l’échiquier. Voir War Memoirs of David Lloyd George, Ivor Nicholson and Watson, Londres, 1933. 13 Jacques Droz, « Préface », in F. Fischer, op. cit., p. 11-12. 14 Ch. de Gemeaux, Empires et colonies. […], op. cit. 9 10 Königsberg Kiel AUTRICHEHONGRIE Budapest 1 000 km L’Empire allemand Alsace-Lorraine (1871) Empire allemand (1871-1914) L’Allemagne aujourd’hui Sources : Georges Duby, Atlas historique mondial, Larousse, Paris, 2003, et Colin McEvedy, Atlas de l’histoire des XIXe et XXe siècles. L’Europe depuis 1815, R. Laffont, Paris, 1985. Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014 refuse les médiations diplomatiques, l’appel au tribunal d’arbitrage de La Haye. Confirmant la thèse d’une politique agressive, le « programme de septembre » (Septemberprogramm) de Bethmann Hollweg 9 révèle ses objectifs de guerre – annexions territoriales dans l’est et dans le nord de la France, en Belgique, annexion intégrale du Luxembourg ; projets concernant la Russie, création d’une union économique centre-européenne, sous contrôle allemand, et d’un empire colonial d’un seul tenant au centre de l’Afrique. cation géopolitique, qui accompagne le militarisme ambiant 15. L’unification allemande de 1870-1871 par « le fer et le sang » et la tradition prussienne de l’armée ont marqué les esprits. Les théoriciens des guerres antinapoléoniennes, Carl von Clausewitz (17801831) et Otto August Rühle von Lilienstern (17801847) sont lus, notamment par Helmuth von Moltke (1848-1916), Generaloberst de l’état-major général depuis le 27 janvier 1914. Partisan d’une guerre préventive contre la Russie, il cautionne auprès de Guillaume II l’ultimatum autrichien à la Serbie le 23 juillet 1914. Forte de 800 000 hommes, l’armée impériale est un modèle d’organisation. Elle est un État dans l’État qui représente l’autorité absolue. Alliée à la puissance industrielle allemande, l’armée paraît invincible. Durant les hostilités, l’empereur suit toutes les décisions de l’état-major général. De ce Wolfram Wette, Militarismus in Deutschland. Geschichte einer kriegerischen Kultur, Fischer Taschenbuch, Francfort, 2011. 15 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 23 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre fait, le président américain Woodrow Wilson refuse de négocier avec le militarisme et de donner suite à la note allemande du 3 octobre 1918 proposant une négociation sur la base des « quatorze points ». L’empereur doit abdiquer de facto le 9 novembre 1918. L’Allemagne est déjà « libérée » du poids colonial suite à la perte des colonies, dès le déclenchement des hostilités en 1914 16. Sous la république de Weimar, la responsabilité des militaires est niée tant par les généraux 17 que par les dirigeants politiques 18. Ils demandent la révision du « diktat » de Versailles. Après un long épisode révolutionnaire (octobre 1918-avril 1920) revient le militarisme que Hitler sait utiliser. En 1945, « année zéro » de l'Allemagne, le pays est divisé en zones d’occupation jusqu’en 1949. Il ne dispose à nouveau de forces armées qu’en 1955 – création de la Bundeswehr (« force de défense fédérale ») en RFA – et en 1956 – création de la Nationale Volksarmee (« Armée populaire nationale ») en RDA. Sur les plans économique et stratégique, les « blocs » s’opposent à la frontière germano-allemande. Le chancelier Konrad Adenauer défend l’idée de l’intégration à l’Europe de l’Ouest et rejette la neutralisation du territoire allemand proposée par l’URSS. Dès les années 1970, les forts mouvements pacifistes refusent de voir le pays devenir un champ de bataille nucléaire. Ils participent de la marche vers la réunification (1990). La situation actuelle De nos jours, l'objectif géopolitique de l'Allemagne est de retrouver une nouvelle place dans une Mitteleuropa transformée par l'intégration à l'Union européenne de nombreux pays d'Europe centrale et orientale. Sa puissance économique est son principal atout. L’Allemagne n’est plus militariste et fait preuve, à l’image des chanceliers successifs, de pragmatisme. Les aventures guerrières sont rejetées – en témoignent le refus de la guerre en Irak en 2003 L’article 119 du traité de Versailles (28 juin 1919) retire à l’Allemagne ses colonies. En particulier, von Ludendorff (1865-1937) qui propage la légende d’une défaite due à « l’arrière ». 18 Notamment, les ministres Gustav Noske (1868-1946) et Gustav Stresemann (1878-1929). 16 17 24 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 et de l’intervention en Libye en 2011 –, la majorité des citoyens est hostile aux engagements militaires et le pays prône les solutions politiques. Depuis l’arrivée au pouvoir d’une génération née après 1945, et tout spécialement depuis le gouvernement de Gerhard Schröder (chancelier de 1998 à 2005), l’Allemagne est néanmoins plus active sur la scène internationale. Elle participe à des actions menées par l’Organisation des Nations Unies (ONU), l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ou l’Union européenne afin d’occuper une place à la mesure de son poids économique et de son influence politique. Elle a renoué avec sa tradition d’offensive commerciale, fondée sur l’alliance entre l’industrie et la recherche. Sa diplomatie, ses experts et ses hommes d’affaires sont présents en Europe centre-orientale, en Pologne où la coopération bilatérale germano-polonaise est très active, en Ukraine, en Russie, surtout en matière d’énergie. Elle est très dynamique en Asie – en Chine et en Inde notamment –, en Amérique du Sud (Brésil) et en Afrique, où elle soutient ses anciennes colonies, en particulier le Togo et le Cameroun. En 2014, l’Allemagne est la grande puissance géopolitique du centre de l’Europe, mais, consciente de ses faiblesses – déclin démographique et risque économique dû à la crise de l’Union européenne –, elle accentue encore sa présence dans le monde. Christine de Gemeaux * * Professeur, Civilisation et histoire des idées allemandes, responsable du master franco-allemand « Médiations culturelles », université François-Rabelais, Tours. Quelques publications : « Bismarck et les enjeux allemands de la Conférence de Berlin », in Christine de Gemeaux et Amaury Lorin, L’Europe coloniale et le grand tournant de la Conférence de Berlin. 1884-1885, Éd. Le Manuscrit, Paris, 2013 ; « Le Staatskunst et l’empire colonial allemand d’Afrique à l’épreuve de la défaite de 1918 », in African Yearbook of Rhetoric, vol. 4-1, 2013 ; « Le “Reich” et l’Allemagne à l’âge des empires coloniaux et de l’impérialisme européen 1871-1919 », in Amaury Lorin et Christelle Taraud, Nouvelle Histoire des colonisations européennes. xixe-xxe siècles, PUF, Paris, 2013. Un siècle d’interprétations et de polémiques historiographiques Entretien avec… Gerd Krumeich* Questions internationales – Un siècle après le déclenchement de la Grande Guerre, existe-t-il dorénavant un consensus chez les historiens à propos des origines du conflit ? Dit autrement, le débat historiographique est-il clos ou l’apparition de nouvelles interprétations et l’exhumation de « nouvelles sources » sont-elles toujours possibles ? Gerd Krumeich – Le débat, que l’on avait pensé à peu près clos après les polémiques des années 1960 et 1970 autour de l’ouvrage de l’historien allemand Fritz Fischer, Les Buts de guerre de l’Allemagne impériale. 1914-1918 1, s’est récemment rouvert en raison notamment du travail de l’historien australien, professeur à Cambridge, Christopher Clark. Son ouvrage Les Somnambules. Été 1914 : Comment l’Europe a marché vers la guerre, paru en 2013 2, disculpe en grande partie l’Allemagne pour mieux souligner la part de responsabilité de la Serbie, de la Russie et de la France dans les origines et le déclenchement de la guerre. Les travaux de l’historien allemand Stefan Schmidt sur la responsabilité de la France dans la crise de juillet 1914, s’attachant au rôle du président Raymond Poincaré, et ceux de Jean McMeeking sur les origines russes de la Première Guerre mondiale sont aussi revenus sur de nombreux éléments explicatifs que l’on QI – Quelles ont été les principales différences d’interprétation entre les historiens français et leurs homologues allemands et anglo-saxons au cours du xxe siècle ? G. K. – Les historiens britanniques, américains et français ont en général eu tendance Éditions Trévise, Paris, 1970 [1re éd. en allemand : Der Griff nach der Weltmacht, Droste Verlag, Düsseldorf, 1961 et 2013]. 2 Chez Flammarion, Paris [1re éd. en anglais : The Sleepwalkers: How Europe Went to War in 1914. HarperCollins, New York, 2012]. 3 J’ai tenté de résumer mes arguments dans un ouvrage qui vient de paraître en Allemagne (Juli 1914. Eine Bilanz, Verlag Ferdinand Schöningh, Paderborn, 2013) et dont l’édition française doit prochainement sortir chez Belin. c r oy a i t a c q u i s d e * Gerd Krumeich longue date. est historien, professeur émérite à En fait, le sujet l’université Heinrich-Heine de Düsseldorf des origines de la guerre et professeur associé à l’Institut d’histoire fait l’objet d’un débat du temps présent. Il est vice-président entre experts depuis les du Centre international de recherche de années 1920. Dès la fin l’Historial de la Grande Guerre de Péronne du conflit, les historiens (Somme) et membre du conseil scientifique de la Mission du Centenaire. ont présenté et revisité les sources à l’aune de leurs convictions. Et, en vérité, les ouvrages récents que je viens de citer, pour sensationnels qu’ils puissent paraître, n’apportent rien, ou presque, de neuf. Je reste pour ma part profondément convaincu que les décisions qui ont conduit à la guerre sont principalement dues aux dirigeants allemands et austro-hongrois qui ont voulu profiter de l’assassinat de l’archiduc FrançoisFerdinand à Sarajevo pour mater la Serbie et « tester » la volonté russe d’entrer en guerre 3. 1 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 25 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre à insister sur la responsabilité indéniable de l’Allemagne, sur le choc des impérialismes des années 1910 et sur la course aux armements des années 1912 et 1913. Au contraire, les historiens allemands ont longtemps affirmé que la Russie avait tramé, en accord avec la France, un complot contre la sûreté du Reich, complot que la GrandeBretagne aurait rejoint après la crise d’Agadir en 1911. Pour eux, le processus d’encerclement de l’Allemagne par les autres grandes puissances se serait achevé en 1914 à la suite des pourparlers autour d’une entente navale russo-britannique, dont les Allemands eurent vent, en mai 1914, grâce à un espion placé dans l’ambassade de Russie à Londres. Aux yeux des historiens allemands, la mobilisation générale de la Russie, le 31 juillet 1914, aurait alors rendu la guerre inévitable. QI – Cette position des historiens allemands a-t-elle ensuite évolué ? G. K. – Les historiens allemands sont pour la plupart restés convaincus de la véracité de cette approche jusque dans les années 1960. Puis est intervenue la polémique déjà mentionnée autour des travaux de Fritz Fischer. L’historien hambourgeois s’est attiré l’ire de nombre de ses confrères en prétendant que l’Allemagne impérialiste avait eu le projet d’accéder au statut de puissance mondiale par le biais de la guerre. Et qu’elle aurait sciemment préparé et déclenché cette guerre en 1914 afin de mener à bien ses projets et desseins impérialistes. De l’ouvrage de Fritz Fischer ont résulté un important débat international et une remise à plat des documents d’origine. Un fossé s’est creusé entre les fischériens et leurs adversaires, souvent des historiens âgés qui avaient participé à la Grande Guerre, à l’instar de Gerhard Ritter, qui fut l’adversaire le plus acharné de Fritz Fischer. Dans les années 1990, le débat s’est apaisé lorsque furent mises en évidence certaines exagérations de Fritz Fischer, relatives notamment au compte à rebours de l’agression durant l’été 1914. La plupart des historiens ont alors convenu que c’était bien le gouvernement allemand qui avait déclenché le conflit, non pour des raisons liées à une quelconque agressivité ou par volonté de maîtriser les événements, mais en raison de sa crainte d’être la victime 26 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 d’un encerclement (plutôt imaginaire) de la part des autres puissances européennes (GrandeBretagne, Russie, France). Cette interprétation doit beaucoup aux travaux de chercheurs non allemands, parmi lesquels on peut citer ceux de l’Américain Samuel Williamson ou du Français Georges-Henri Soutou, dont l’ouvrage Le Sang et l’Or. Les buts de guerre économiques de la Première Guerre mondiale 4 est fondamental. Il convient en outre de souligner que les travaux récents confirment tous, pour l’essentiel, la pertinence des analyses de l’historien français Pierre Renouvin dans les années 1920 et 1930, en particulier dans son ouvrage Les Origines immédiates de la guerre, paru en 1924 5. QI – Les polémiques nées au moment de la Kriegsschuldfrage – le débat public qui s’est déroulé en Allemagne après la Grande Guerre afin d’établir la part de responsabilité allemande dans les origines du conflit – sont-elles définitivement éteintes ? G. K. – Le débat autour du Sonderweg, c’est-à-dire un prétendu particularisme allemand, est un débat qui a surtout été très virulent dans les années 1970 et 1980. Dans leurs travaux, Hans-Ulrich Wehler et Wolfgang Mommsen ont alors en effet affirmé que la phobie de l’encerclement était pour l’Allemagne une façon de se séparer du reste des nations démocratiques de l’Ouest. Cette thèse du Sonderweg allemand a été largement reprise en France, mais énergiquement contredite par des historiens anglosaxons, comme Geoff Eley, Richard Evans et Niall Ferguson. De nos jours, la démocratisation de l’Allemagne étant complètement acquise, l’intérêt historico-politique de cette thèse va s’affaiblissant, même en France. QI – Le nazisme n’est-il pas autant le produit de l’impérialisme du Kaiser que celui du traité de Versailles ? G. K. – Le nazisme est le produit d’un grand nombre de facteurs parmi lesquels les Fayard, Paris, 1989. J’en ai récemment proposé la synthèse dans l’ouvrage précité sur juillet 1914 (Juli 1914. Eine Bilanz) et dans le livre coécrit avec Jean-Jacques Becker, La Grande Guerre. Une histoire franco-allemande (Tallandier, Paris, 2012). 4 5 QI – Les marxistes, notamment Lénine, furent les premiers à proposer une réflexion historique sur les origines profondes de la Première Guerre mondiale. Les Russes ont-ils substantiellement revu leur perception des causes de la guerre après la chute de l’Union soviétique ? G. K. – Il me semble surtout qu’après Lénine le communisme a étouffé tout débat d’idées et a abouti à un long silence. Aujourd’hui, il n’existe pas, à ma connaissance, de position historiographique « russe » sur les origines de la guerre. C’est bien dommage. QI – Depuis une vingtaine d’années, l’Histoire dite globale se développe aux États-Unis et en Europe. Ce courant d’étude historique, qui met l’accent sur les processus de divergences et de convergences entre les diverses régions du globe, a-t-il renouvelé les travaux sur la Première Guerre mondiale ? Des historiens asiatiques ou africains travaillent-ils sur cette période ? G. K. – Il est vrai que l’Histoire se veut désormais « transnationale ». Les historiens s’attachent à analyser des procès à caractère mondial, ils essaient de s’affranchir des bornes d’une vision de l’histoire par trop « nationale ». Toutefois, si les phénomènes transnationaux ont bien eu une réalité, ils ne peuvent être appréhendés ni compris d’une façon transnationale, puisque tout historien est formé dans © AFP / Eric Cabanis mentalités militaristes et autoritaires héritées du xixe siècle ont leur part. Il est aussi le produit de la défaite non comprise de 1918 et du soupçon de la trahison. Alors qu’ils n’étaient encore qu’un groupuscule, les nazis ont insisté sur cette thèse de la trahison, du « coup de poignard dans le dos de l’armée invaincue ». Elle a permis aux Allemands en général, et aux soldats frustrés en particulier, de punir les traîtres et de prendre une revanche sur le traité de Versailles. Lorsque la crise économique a éclaté en 1929 et que le parti nazi a renforcé son emprise sur les couches moyennes de la société allemande, ce substrat idéologique lui a permis d’accroître son audience d’une manière, à mon avis, décisive. C’est ainsi que les nazis sont devenus simultanément le parti de la « révolution nationale » et celui de l’ordre établi, ou à rétablir. La statue d’un poilu traité à la manière du David de Michel-Ange par le sculpteur français Auguste Guenot (1882-1966), dans le village de Mas-Grenier (Tarn-et-Garonne). Plus de 1 000 projets ayant reçu le label « centenaire », c’est-à-dire inscrits au calendrier officiel des commémorations de la Grande Guerre, sont prévus partout en France pour la seule année 2014. sa façon de penser par les traditions nationales. Une historiographie internationale n’est jamais transnationale mais internationalement comparative. Le décalage qui existe entre les phénomènes transnationaux reste extrêmement difficile à franchir. Nous manquons – à tout jamais ? – de moyens pour parler d’une façon « transnationale » des phénomènes dépassant le cadre d’une nation. Nos manières de sentir, de penser et de parler sont toujours façonnées par la tradition nationale du discours de l’histoire et de l’historien. Pourra-t-on dépasser cela dans des délais imaginables ? Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 27 Dossier QI – Voyez-vous des analogies entre ce qui se passe actuellement en Crimée et les événements qui ont eu lieu dans les Balkans au début du xxe siècle et qui sont en partie à l’origine de la Grande Guerre ? Certains ressorts – nationalisme, bellicisme et impérialisme – ne sont-ils pas identiques ? G. K. – Je me méfie fortement de ces raccourcis historiques. L’analogie que l’on pourrait discerner, c’est le manque d’empathie et de compréhension pour les intérêts et les intentions de l’autre. En 1914, les dirigeants des nations européennes ont tous pensé et agi dans le seul cadre de leurs propres intérêts, sans prendre en considération ce que l’autre, l’adversaire éventuel, pourrait et voulait faire. Depuis cette époque, le monde a néanmoins beaucoup changé, notamment grâce à la mise en place d’un système de sécurité collective avec l’ONU. Normalement, dorénavant, dans les situations de crise, le téléphone fonctionne entre les chefs d’État ou de gouvernement. Avec la crise en Crimée, on assiste à une sorte de retour en arrière vers une période que l’on croyait révolue. Les Occidentaux n’ont pas suffisamment analysé le seuil de tolérance de la Russie. Avec beaucoup de légèreté, ils ont estimé qu’une extension de l’Europe communautaire, et de l’OTAN, jusqu’aux marches de la Russie ne serait nuisible à personne. Ils n’ont pas imaginé à quel point leur présence accrue dans une zone qui fut longtemps le pré carré de Moscou pourrait être anxiogène pour les Russes. Les Occidentaux ont malencontreusement oublié que la Crimée était depuis toujours au centre des intérêts russes, que cette région était consi- 28 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 dérée par les Russes comme partie intégrante de leur territoire. Comment ne pas imaginer que Moscou ne réagirait pas à l’abolition du russe comme langue officielle en Ukraine, au lendemain de la révolution du Maidan ? Alors même que certaines parties de l’Ukraine sont habitées à 90 % par des russophones ? QI – Les mécanismes de sécurité collective mis en place après 1945 ne seraient plus suffisants pour prévenir le déclenchement d’un nouveau conflit d’ampleur mondiale ? G. K. – Il y a six mois, je pensais qu’ils étaient suffisants. Aujourd’hui, je ne suis plus certain que cela soit vrai, compte tenu de ce que je viens de dire au sujet de la Crimée et de l’Ukraine. QI – Vous êtes membre du conseil scientifique de la Mission du Centenaire. En cette année de commémorations, la perception de l’Armistice du 11 Novembre vous semble-t-elle identique de part et d’autre du Rhin, en particulier pour les jeunes générations ? G. K. – Les perceptions sont complètement différentes. Pour les Français et les Belges, la Grande Guerre demeure un élément constitutif de leur propre nation et de la citoyenneté de tout un chacun. Pour les jeunes Allemands, au contraire, la Première Guerre mondiale est un événement certes tout à fait important, à l’instar de la guerre de Trente Ans ou de la Révolution française, mais qui n’a rien à voir, ou presque, avec l’histoire de leur belle République. Pour beaucoup d’Allemands, spontanément, l’histoire commence en… 1945. n Le système international entre 1914 et 2014 Gilles Andréani * * Gilles Andréani est professeur associé à l’université Panthéon-Assas (Paris II). Le système international actuel a peu à voir avec celui en vigueur il y a un siècle. Cependant, certains enjeux, comme la mondialisation des échanges ou l’incorporation de puissances montantes, se répètent aujourd’hui. Au-delà des comparaisons, cette similitude des défis justifie de rechercher comment le système de 1914 y a répondu pour voir si, en positif ou en négatif, il y a pour notre temps des leçons à en tirer. Il apparaît pourtant moins important de procéder à une comparaison entre les mondes de 1914 et de 2014 que d’illustrer la distance qui les sépare. Le système international, cela a toujours été la même chose : des États, inégaux par la puissance, concurrents et parfois ennemis, et dont aucune autorité supérieure ne règle la rivalité, ni n’arbitre les conflits. En conséquence, « la crainte, l’honneur et l’intérêt » leur commandent de maintenir leur rang face aux autres, car « il a toujours été chose établie que le plus faible soit tenu en respect par le plus puissant », selon la formule célèbre de Thucydide 1. À ce niveau de généralité, rien n’a changé : la puissance continue de dominer les affaires internationales, il n’y règne d’autre droit que celui auquel les États eux-mêmes ont consenti, et ce sont d’eux que dépendent en fin de compte la guerre et la paix. Pourtant, de nos jours, le système international de 1914 paraît singulièrement éloigné : centré sur l’Europe, dominé par quelques grandes puissances qui sont soit des empires, soit des puissances coloniales à vocation 1 Thucydide [v. 460 av. J.-C.-v. 400 av. J.-C.], Histoire de la guerre du Péloponnèse, Robert Laffont, Paris, 1990, p. 209 [Livre Premier, § 76]. mondiale, il est profondément hiérarchique. Il est animé par une sociabilité étroite, et presque intime, celle du Concert européen et d’une diplomatie de cabinet aux pratiques d’Ancien Régime. Indissociable du Concert, l’équilibre domine le système de 1914. Pour le maintenir, des systèmes d’alliances stables se sont substitués depuis les années 1890 aux coalitions changeantes qui avaient cours depuis 1815. Ils ont pour effet de faire planer sur le système international la menace d’une guerre générale, en favorisant l’extension des crises locales. Ce risque, la nature des appareils militaires, fondés sur des mobilisations générales impossibles à arrêter une fois lancées, mais surtout l’état des esprits l’accentuent. L’aspiration à la paix, dominante, coexiste avec une conviction confuse, sans doute minoritaire mais qui produit une impression croissante dans les esprits, que la guerre est inévitable. En 1914, la guerre reste ainsi au centre du système, comme un instrument légitime de la politique internationale, et la guerre générale comme une issue possible, et même de plus en plus probable, des rivalités Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 29 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre ses possessions coloniales, sa technologie, ses investissements, et le trop-plein démographique qu’elle a exporté vers les États-Unis et les pays neufs depuis le début du xixe siècle – environ 50 millions d’hommes et de femmes. Évolution du nombre d’États (1816-2012) NB : ne sont pas pris 180 en compte ici les colonies, protectorats et autres 160 formes de dépendances de même que les territoires dont l’autonomie 140 est fortement limitée par le pouvoir 120 d’une autre entité étatique. 100 80 Membres : 60 de l’ONU de la SDN 40 1820 1850 19 0 14 20 1900 1950 2000 Source : Kristian S. Gleditsch & Michael D. Ward, «Interstate System Membership: A Revised List of the Independent States since 1816.» International Interactions, n°25, 1999, p.393-413, http://privatewww.essex.ac.uk/~ksg/statelist.html ; www.un.org/fr/members/growth.shtml ; www.indiana.edu/~league/nationalmember.htm Réalisaation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014 200 entre les blocs rivaux qui se sont constitués parmi les principales puissances. Terme à terme, ces différentes caractéristiques du système international de 1914 ont désormais disparu : le monde est global et n’est plus centré sur l’Europe, il n’y a plus d’empires ni de diplomatie de cabinet, les organisations internationales ont remplacé le Concert, l’équilibre entre blocs rivaux a disparu, et il n’y a pas de guerre générale imaginable à l’horizon du système international de 2014. Un système européen En 1914, le système international se confond, à peu de chose près, avec le système européen. Les cinq grandes puissances de 1815, l’Angleterre, la France, l’Autriche, la Russie et la Prusse (élargie à l’Allemagne depuis 1871), ont conservé, un siècle après, leur statut. Elles sont les arbitres de l’équilibre européen, dans un monde que l’Europe domine par sa force militaire, 30 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 Ce cercle des grandes puissances européennes s’est élargi à deux puissances de moindre importance : l’Empire ottoman, admis en 1856 « au bénéfice du Concert européen » et l’Italie. Mais le statut ainsi octroyé à l’Empire ottoman va de pair avec une relation inégale, qui aboutit à sa mise sous tutelle de fait par les grandes puissances européennes qui gèrent en commun la « question d’Orient ». Quant à l’Italie, elle pèse suffisamment pour que les autres recherchent son soutien – elle est incluse en 1882 par Bismarck dans un système d’alliance à trois avec l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne, la Triple-Alliance ou Triplice –, mais elle n’est pas tout à fait le sixième Grand du Concert européen. Hors d’Europe, il n’y a que les ÉtatsUnis et le Japon qui puissent rivaliser avec les puissances européennes. Cependant, les ÉtatsUnis restent à l’écart des affaires européennes et des contentieux coloniaux qui leur sont liés. Depuis les indépendances, le continent américain n’est plus un champ pour le colonialisme européen, situation qu’a confortée la doctrine Monroe. En Amérique latine, l’influence économique et politique européenne reste globalement prépondérante. Le Japon est la première civilisation non européenne à s’affirmer sur la scène mondiale en employant les méthodes des puissances européennes. Même si sa montée a été encouragée par l’Angleterre, dont il est l’allié depuis 1902, sa victoire sur la Russie en 1905 retentit en Europe comme annonçant des temps futurs où les Européens n’auront plus sur les autres races, comme l’on dit à l’époque, la supériorité dont ils jouissent depuis le début de l’ère industrielle. C’est aux États-Unis qu’est négociée la paix entre le Japon et la Russie sous les auspices du président Theodore Roosevelt. Cependant, le Japon, capable de contrecarrer les desseins de la Russie dans sa sphère d’intérêts immédiate, l’Extrême-Orient, n’est encore qu’une puissance régionale. Au total, l’Europe est au centre du système international, qui se confond avec le système européen, élargi de façon pragmatique à de nouveaux venus dans les limites du champ de leurs intérêts. Leur montée ne remet pas en cause à horizon prévisible la position centrale de l’Europe. D’autres puissances montantes, les dominions britanniques, les pays neufs, comme l’Argentine, font davantage figure de filiales que de rivales potentielles de l’Europe. En 1914, celle-ci a moins à craindre de ses rivaux que de ses propres divisions. Un système hiérarchique Le monde de 1914 est un monde d’empires. Des neuf puissances qui le dominent et que nous venons d’évoquer, cinq sont constitutionnellement des empires : l’Allemagne, l’AutricheHongrie, la Russie, le Japon et l’Empire ottoman. Les quatre autres sont des puissances coloniales : la Grande-Bretagne, la France, l’Italie et les États-Unis, même si la carrière coloniale des deux dernières est récente et limitée. L’Allemagne, le Japon et la Russie combinent les deux dimensions, impériale et coloniale. Seuls l’Empire ottoman et l’Autriche-Hongrie, deux empires multinationaux sur la défensive depuis un siècle face à la montée des nationalités, n’ont pas d’ambition coloniale. Ces puissances considèrent dans l’ordre des choses l’expansion territoriale, continentale ou outre-mer, et la domination de peuples allogènes, que celle-ci résulte de droits historiques ou dynastiques, ou de la hiérarchie des civilisations. Les ligues coloniales et maritimes, la géopolitique naissante, l’idée de mission civilisatrice ou encore le simple appétit de puissance y concourent, même si toutes ces idées sont L’Europe et le monde 1913 2008 Part de la population (en%) 7,8 19,1 80,9 92,2 Part du PIB (en%) 19,1 37,9 62,1 Europe 80,9 Reste du monde Source : Angus Maddison, The World Economy: Volume 1: A Millennial Perspective and Volume 2: Historical Statistics, 2008. Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014 Le système européen s’est montré suffisamment souple pour incorporer ces puissances nouvelles, et d’autres quand c’est nécessaire. Il s’élargit notamment au Japon et aux États-Unis pour la gestion des affaires chinoises. Les ÉtatsUnis sont associés à la conférence de Berlin de 1885 sur le partage de l’Afrique. Ils jouent un rôle actif dans la conférence d’Algésiras (1906) en raison de leurs intérêts au Maroc. portées par des groupes de pression minoritaires plutôt que par de larges mouvements d’opinion. Plus fondamentalement, l’idée de hiérarchie entre peuples, races ou religions est le prolongement naturel, dans l’ordre international, des hiérarchies sociales et des valeurs qui structurent les sociétés. Largement agraires et patriarcales, surtout à l’est et au sud de l’Europe, elles restent des sociétés d’ordres, où les hiérarchies traditionnelles, l’aristocratie, les notables, les Églises, coexistent avec l’encadrement bureaucratique et les forces montantes, syndicats et partis, caractéristiques des sociétés industrielles. Rien d’étonnant à ce que, pour de telles sociétés, l’idée d’un système international formellement hiérarchique, entre les grandes et les petites puissances, entre les métropoles impériales et leurs dépendances, entre les colonisateurs et les colonisés, ait pu paraître naturelle. L’autre composante de l’esprit impérial, la rivalité avec les autres puissances, la crainte d’avoir soit à grandir, soit à dépérir, bref l’aventurisme impérial, est inégalement partagée. Les opinions y sont généralement réticentes, comme en Grande-Bretagne Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 31 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre échaudée par les revers initiaux et le coût de la guerre des Boers en Afrique du Sud. Mais le souci de tenir son rang, de ne pas se laisser diminuer ou humilier par les autres puissances, est général. Partout, en tout cas, les milieux d’affaires, intégrés à l’échelle européenne et mondiale, jouent plutôt un rôle modérateur dans les affaires internationales, dans la mesure de leur influence dans ce domaine, qui est limitée. La thèse du capitalisme fauteur de guerre, « de l’impérialisme stade suprême du capitalisme », selon Jaurès et Lénine, ne résiste pas à l’examen des faits. Joseph Schumpeter a expliqué 2 la force persistante de l’impérialisme et le militarisme, dans l’Europe en paix de 1914, par l’influence disproportionnée et anachronique de forces sociales pré-modernes, qui persistaient au sein de sociétés bourgeoises aux aspirations fondamentalement pacifiques. De fait, c’est là où la décision politico-militaire était la plus soumise à ces forces, et la plus soustraite au contrôle des pouvoirs civils et de l’opinion, que les décisions les plus aventureuses ont été prises dans la crise de l’été 1914, c’est-à-dire en Autriche-Hongrie, en Allemagne et en Russie. Le Concert et l’équilibre Dans son fonctionnement, le système international de 1914 repose sur une pratique, progressivement perfectionnée au cours du xixe siècle, le Concert, et sur un principe ancien du système européen – il remonte au traité d’Utrecht de 1713 –, l’équilibre. Le premier commande aux principales puissances de se concerter collectivement sur toutes les grandes affaires susceptibles d’entraîner entre elles des tensions ou de modifier le statu quo territorial, dans le cadre de conférences ou de congrès. Le second veut qu’entre les principales puissances aucune ne soit en position d’imposer sa volonté aux autres, et que règne entre elles un équilibre approximatif. Dans Impérialisme et classes sociales, Flammarion, Paris, 1984, p. 151-153. (Ce volume rassemble trois essais parus en allemand, écrits entre 1919 et 1927.) Le Concert n’interdit pas des ententes particulières entre ses membres, mais elles se produisent au cas par cas, et ne sont pas déterminées a priori. Cette relative liberté des opinions et des coalitions garantit le bon fonctionnement du Concert et facilite le rappel à la norme commune d’un État dont le comportement menacerait l’équilibre, puisqu’il n’est jamais sûr par avance de la réaction des autres puissances. Le Concert et l’équilibre vont ainsi de pair. L’instrument du Concert, c’est la diplomatie professionnelle qui connaît son apogée dans les années précédant la Première Guerre mondiale, diplomatie secrète, formelle, prudente et temporisatrice, qui fait écrire à l’un de ses plus célèbres représentants, Paul Cambon, ambassadeur de France à Londres à propos des négociations qui s’y déroulent sur la crise balkanique en 1913 : « Tant que nous sommes réunis autour d’une table, on peut parler d’accord européen et aucune Puissance ne peut se livrer à un acte irréparable. C’est l’essentiel 3. » De fait, les innombrables frictions entre puissances européennes auxquelles les contentieux coloniaux et la question d’Orient ont donné lieu n’ont pas débouché sur une guerre entre les principales puissances. Cependant, le système international s’est modifié, depuis que les grandes puissances européennes s’en sont remises à des alliances permanentes pour assurer l’équilibre. Du système d’alliances conçu par Bismarck pour isoler la France, il reste la Triplice, alliance germanoaustro-italienne déjà mentionnée, à laquelle font pièce, depuis 1893, l’alliance franco-russe et, depuis 1904, l’entente cordiale franco-britannique. Ensemble, la France, la Grande-Bretagne et la Russie ne forment qu’une entente lâche, sous l’effet de la réticence des Britanniques à rentrer dans une alliance formelle, même avec la France, et à nouer des liens confiants avec une Russie autocratique et longtemps rivale. Le système des alliances, s’il permet de faire contrepoids à l’Allemagne, première puissance du continent, affaiblit le Concert, en dessinant une ligne de faille structurelle entre la 2 32 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 3 Paul Cambon, Correspondance 1870-1924, tome III, Grasset, Paris, 1946, p. 45. Triple-Entente et la Triple-Alliance, qui nuit à la flexibilité et à l’esprit de concorde du Concert. La course aux armements, les accords militaires entre la France et la Russie, entre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie et entre la France et la Grande-Bretagne accentuent cette rigidité en rendant chacun plus dépendant de ses alliances pour sa sécurité, et font plus que jamais de la paix mondiale une paix armée. Pourtant, le Concert survit à la constitution de ces deux groupements. Il résout la succession rapide des crises qui se produisent entre 1905 et 1912 : la Bosnie-Herzégovine, les deux crises marocaines, les guerres balkaniques. Il préside aux premières conférences de la paix qui, en 1899 et en 1907, produisent les premiers accords de désarmement et d’arbitrage obligatoire. L’idée de Société des Nations (SDN), popularisée par Léon Bourgeois dès 1909, sort de ces efforts. Enfin, avant même les conférences de la Paix, s’est mis en place le système des unions qui, moyennant une institutionnalisation minimale, permet de régler les problèmes de normes complexes que doit surmonter l’internationalisation des échanges économiques. Un monde post-européen et post-impérial De ce monde d’hier, que reste-t-il en 2014 ? Point par point, pas grand-chose, à commencer par le plus évident, le rôle central de l’Europe, qui n’est plus qu’un souvenir. L’Europe est le principal centre de puissance du monde jusqu’à la Première Guerre mondiale. Elle reste un enjeu stratégique central de la guerre froide, qui commence et finit en Europe. Mais ses deux principaux protagonistes, les États-Unis et l’Union soviétique, sont des puissances extraeuropéennes. Depuis la fin de la guerre froide, l’Europe n’est plus qu’une province du monde comme les autres. En même temps que ce décentrage de l’Europe, le monde impérial a disparu. En 1989-1991 s’achève un cycle qui, depuis la Première Guerre mondiale, a vu s’effondrer les empires les uns après les autres : d’abord les empires multinationaux européens, l’Autriche- Hongrie et l’Empire ottoman, puis les empires coloniaux outre-mer et, enfin, l’URSS, la dernière puissance impériale d’Europe dont l’effondrement clôt le cycle commencé en 1914 4. À l’échelle historique, cette fin des empires éclipsera sans doute en importance les totalitarismes du xxe siècle et la guerre froide. La forme politique qui domine le système international est désormais celle des Étatsnations même si ceux-ci sont imparfaits, récents, ou précaires pour beaucoup : 193 membres des Nations Unies en 2014, entre lesquels les distinctions formelles qui avaient cours en 1914 ont disparu. La société internationale, démocratique en apparence, affirme leur égalité souveraine, c’est-à-dire leur égalité en droits et en dignité, et leur indépendance. Les phénomènes de domination n’ont pas disparu, mais sont informels. Et lorsque l’intervention internationale prend une apparence néo-impériale, entraîne une mise sous tutelle de fait comme au Kosovo, en Bosnie, ou en Irak, il y a en 2014 une différence fondamentale par rapport à 1914, c’est la durée. En 1914, l’on pouvait penser que l’Empire ottoman ou l’Empire britannique dureraient toujours. Aujourd’hui, l’on sait que les États-Unis, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ou l’Organisation des Nations Unies (ONU) ne peuvent ni ne veulent demeurer indéfiniment, et les acteurs locaux anticipent partout leur départ. La Russie, dira-t-on, n’a pas tout à fait renoncé à l’empire. Comment s’en étonner ? Il n’y a jamais eu d’État-nation russe. La Fédération de Russie, elle-même une construction multinationale, regarde son étranger proche, souvent russe depuis des siècles, comme une zone d’intérêt légitime pour elle. Elle cherche à construire des groupements qui rendent compte de cette réalité, et l’état d’esprit impérial revient à Moscou d’autant plus que ces tentatives échouent. Cet état d’esprit de frustration et de ressentiment ne fait pas de la Russie un nouvel empire mais accompagne son cheminement difficile et dont l’affaire ukrainienne montre aujourd’hui les risques, mais 4 Voir le dossier « Les empires », Questions internationales, no 26, juillet-août 2007. Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 33 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre qu’on peut juger inéluctable historiquement, vers une identité post-impériale. Au-delà de l’équilibre et des alliances L’équilibre ne règle plus le système international. Certes, de nouveaux centres de puissance émergent à la faveur de la mondialisation et l’on s’achemine vers un monde multipolaire. Mais le déséquilibre du système est devenu structurel. Les États-Unis dominent le monde de l’après-guerre froide par leur puissance militaire, l’étendue de leurs intérêts géopolitiques, leur vitalité économique et scientifique. Ce constat ne veut pas dire que les autres puissances s’en accommodent, comme s’en flattent les Américains lorsqu’ils se proclament « première superpuissance non impérialiste de l’histoire 5 ». L’idée d’un monde unipolaire, où l’Amérique ferait figure de puissance hégémonique bienveillante (benign hegemon), a sombré en 2003 dans l’aventure irakienne. Mais les autres centres de pouvoir, en particulier les puissances émergentes, sont trop réalistes et divisés pour chercher à combiner leurs forces dans une entente qui ferait pièce à la superpuissance américaine. Au demeurant, le principal basculement qui s’opère dans le système international en ce début de xxie siècle est économique et démographique. Grâce à la mondialisation, aux réformes lancées en 1990 par Deng Xiaoping, l’Asie est en passe de retrouver la place de premier centre de richesse du monde qui était la sienne avant la révolution industrielle. La Chine, principale bénéficiaire de ce basculement tectonique, sait que le temps joue pour elle. Elle n’a donc aucun intérêt à se poser prématurément en rivale des États-Unis. Le monde de 2014 ne s’est pas structuré en systèmes d’alliances rivaux. Les alliances américaines de la guerre froide ont survécu, tout en changeant de fonction. En Extrême-Orient, l’alliance nippo-américaine a été discrètement L’expression est de l’économiste et homme politique américain Larry Summers. 5 34 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 réorientée vers la Chine. Face à une Russie isolée, l’OTAN élargie est dans un rapport trop inégal pour ne pas se l’aliéner. Elle n’est ni assez unie ni assez résolue pour la contrer efficacement, comme on l’a vu en Géorgie ou en Crimée. Sauf improbable nouvelle guerre froide avec la Russie, elle va principalement rester un instrument d’influence politico-militaire des États-Unis en Europe, et un tremplin pour leurs interventions ailleurs, dans ce que Washington appelle le « Grand Moyen-Orient ». Ces alliances, asymétriques et au contenu stratégique incertain, ne sont pas vitales pour la survie de leurs membres, à la différence de celles de 1914. Elles coexistent avec des alignements qui changent en fonction des sujets, comme ceux qui se sont produits pour et contre l’invasion de l’Irak au sein de l’Alliance atlantique. Il reste qu’on peut s’interroger sur le maintien, vingt-cinq ans après la fin de l’URSS, du système d’alliance américain monté contre elle pendant la guerre froide. Il projette une impression d’anachronisme, et de domination occidentale maintenue sur la sécurité internationale au-delà de ce que justifieraient les menaces qui pèsent sur elle. L’élargissement du système international, aujourd’hui véritablement mondial, va de pair avec une régionalisation des problèmes de sécurité. Faute de s’inscrire dans un système de rivalité planétaire comme l’étaient les rivalités européennes d’avant 1914, ou comme l’a été la guerre froide, beaucoup de ces problèmes sont redevenus locaux. D’autres ont un impact global comme le terrorisme jihadiste, ou la prolifération nucléaire. Ni dans l’un ni dans l’autre cas les alliances n’apparaissent comme le niveau de réponse pertinent. L’ONU et les nouveaux Concerts À la fin de la guerre froide, le Conseil de sécurité des Nations Unies a pu commencer à fonctionner conformément à la Charte. Ce fut le moment du nouvel ordre mondial. Le système international actuel repose sur les institutions internationales créées après la Seconde Guerre mondiale, revitalisées ou adaptées, et qui se sont avérées d’une conception assez solide pour rester pertinentes soixante-dix ans après. Moins dominé par l’Occident que dans les années qui ont suivi la guerre froide, le Conseil de sécurité est redevenu un lieu de débats et de divisions, sans être sujet aux blocages systématiques qui l’avaient paralysé pendant la guerre froide. Ce retour du Conseil de sécurité n’est pas partout effectif : les ÉtatsUnis continuent à veiller à ce qu’il ne mette pas en cause Israël, et la Russie a empêché qu’il joue un rôle en Syrie ou en Ukraine. Le Conseil de sécurité n’est pas tout à fait la combinaison du Concert des Grands et de l’organe représentatif de la communauté des nations que les concepteurs de la Charte avaient envisagée. Les Grands ne sont pas assez d’accord sur leur conception du système international, ni assez représentatifs pour cela. À côté du Conseil de sécurité, le G20, qui associe les principales puissances développées et émergentes, témoigne de ce que le système international est à la recherche d’une nouvelle forme de Concert, qui pallie les imperfections et les anachronismes des institutions internationales existantes. Au niveau régional, le besoin de cadres de concertation nouveaux se fait ainsi sentir : APEC (Asia Pacific Economic Cooperation, Forum de coopération économique de l’Asie-Pacifique), « ASEAN + 3 » (l’Association of Southeast Asian Nations plus le Japon, la Chine et la Corée du Sud) en Asie, ce dernier forum témoignant à la fois de l’autonomisation de l’Extrême-Orient par rapport aux États-Unis et de l’influence croissante de la Chine sur ses voisins. Partout où elle se manifeste, la montée des nouvelles puissances s’accompagne de l’invention de nouveaux cadres de concertation où elles puissent trouver leur place. Avec la prudence qu’impose ce type de comparaisons, il semble que les transformations du système international conduisent à redécouvrir la nécessité et les vertus, trop longtemps oubliées, du Concert. lll Dans Paix et guerre entre les nations, Raymond Aron définit le système international comme « l’ensemble constitué par des unités politiques qui entretiennent les unes avec les autres des relations régulières et qui sont toutes susceptibles d’être impliquées dans une guerre générale » 6. La définition s’applique sans problème au monde de 1914 ou à celui de la guerre froide. En 2014, deux circonstances apparaissent qui conduisent à s’interroger sur la définition de Raymond Aron. D’une part, le système est de nos jours, et pour la première fois de l’histoire, universel. Tous entretiennent avec tous des « relations régulières ». Le besoin d’institutionnalisation du système s’en trouve accru, en même temps que sa segmentation paraît inévitable. 193 États ne peuvent s’en remettre à leurs relations bilatérales pour le bon fonctionnement du système, d’autant plus qu’ils ne reconnaissent entre eux aucune hiérarchie formelle. Le renforcement à la fois des institutions internationales et des cadres régionaux de coopération en est rendu indispensable. D’autre part, et c’est sans doute la différence essentielle avec le monde d’avant 1914, comme avec celui de la guerre froide, on ne voit pas dans le système de 2014 dans quelle « guerre générale » ces 193 États seraient susceptibles, de se retrouver impliqués. Les multiples lignes de faille qui traversent désormais le système international ne se recouvrent pas suffisamment pour dessiner deux ensembles de puissances majeures entre lesquels pourrait éclater un conflit mondial. C’est ce qui rend 2014 préférable à 1914 dans l’ordre international, sans qu’on sache si le caractère plus pacifique, globalement considéré, du système international tient à la structure du système, à l’évolution de sociétés en moyenne plus démocratiques, ou à celle des esprits et des mœurs. Qu’il faille préférer, face au risque de guerre et aux menaces internationales, être jeune en 2014 que l’avoir été en 1914 relève du bon sens mais n’épuise pas l’analyse. Il faut se demander si le système de 1914, malgré les terribles réserves de violence qu’il recelait, n’avait pas dans son fonctionnement des caractéristiques dont le monde actuel pourrait s’inspirer. Nous en citerons quelques-unes pour conclure. 6 Calmann-Lévy, Paris, 1962, p. 103. Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 35 dossier L’Été 14 : d’un monde à l’autre ➜ INSOLITE Musique dans les tranchées : Dans la malle du Poilu Avec le label du « Centenaire », de la Mission officielle du centenaire de la Première Guerre mondiale, vient de paraître un CD d’œuvres pour violon et piano, interprétées par deux jeunes musiciennes, Amanda Favier (violon) et Célimène Daudet (piano) 1. Ce programme, qui va de Clara Schumann à Lucien Durosoir en passant notamment par Lili Boulanger, Gabriel Fauré ou Florent Schmitt, n’a pas été défini au hasard. Il reprend les partitions retrouvées dans une malle par le descendant d’un musicien mobilisé, Lucien Durosoir, qui a interprété ces œuvres de chambre sur le front, avec comme public les poilus, ses compagnons d’armes. Rien dans cette musique n’évoque la guerre, aucun esprit belliqueux ou chauvin. Plutôt de la musique élégiaque, rêveuse et méditative, où passent nostalgie de la paix et de la douceur de vivre. Témoignage révélateur d’une mentalité de soldats conduits dans une guerre défensive, qu’ils n’avaient pas voulue et qui ne leur faisait pas abdiquer leur humanité, mais qu’ils ont su gagner. Questions internationales 1 Dans la malle du Poilu, Arion, 2013. Le système d’avant 1914 avait su s’élargir, laisser pragmatiquement une place à de nouvelles puissances. Il avait su régler les problèmes techniques liés à l’internationalisation des échanges. Il ne laissait pas sa place à la procrastination : s’il se trouvait un problème 36 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 qu’il était de l’intérêt des Grands de régler, on trouvait une solution, et on l’imposait au besoin. À l’été 1914, le système a failli notamment parce que plusieurs Grands, l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne, refusèrent de régler à l’échelle européenne une crise dont ils soutenaient qu’elle n’était pas d’intérêt général, mais devait rester « localisée ». L’Histoire a démontré le contraire. Il faut méditer cette règle classique du système européen, hélas ignorée en juilletaoût 1914 : tout sujet mettant en cause la guerre et la paix est justiciable d’un traitement collectif des puissances. Cette règle, l’on continue aujourd’hui de l’ignorer dans le cas du conflit israélo-arabe ou du Cachemire, deux conflits dont la diplomatie classique d’avant 1914 serait peut-être plus efficacement venue à bout que le système international actuel. Enfin, le Concert d’avant 1914, bien que créé pour la conservation de l’ordre de 1815, a su accepter que les choses dussent changer. Il a perdu l’obsession du statu quo, en particulier territorial, qui est souvent le masque du maintien des situations acquises et, tout en restant fort prudent, n’a pas hésité à procéder aux changements nécessaires, principalement de frontières : indépendances grecque et belge, différends coloniaux, effondrement de l’Empire ottoman en Europe en 1912, tous changements gérés de façon finalement assez pragmatique et efficace. Plus pacifique, plus juste, moins hiérarchique, le système international de 2014 est aussi, de ce point de vue, moins souple que celui de 1914. n Ò POUR ALLER PLUS LOIN Les colonies dans la Grande Guerre : les prémices de la décolonisation ? © Imperial War Museum, Londres Troupes indiennes lors de la Première Guerre mondiale. Les ambitions coloniales supposées des belligérants, notamment de l’Allemagne, ne sont pas davantage à l’origine directe de la Première Guerre mondiale qu’elles ne figurent au premier rang de ses enjeux. Pourtant, la participation décisive aux côtés des métropolitains, dès les premiers combats de 1914, de soldats de toutes origines ethniques issus des grands empires coloniaux du début du xxe siècle a contribué aux nombreux changements qui ont affecté la société internationale après 1914. Les sociétés impériales européennes contractent alors une dette morale, de sang, vis-à-vis des populations ultramarines qu’elles ont annexées lors de la « course aux empires » engagée un siècle et demi plus tôt. Rendu nécessaire par le prolongement de la « guerre totale », le recours des principaux belligérants européens aux contingents de leurs colonies ainsi que les espoirs d’émancipation qu’il va susciter chez ces derniers annoncent-ils, pour autant, une inéluctable décolonisation ? En d’autres termes, le précieux appoint militaire des colonies aux « mères patries » a-t-il renforcé ou, au contraire, fragilisé la cohésion impériale ? L’appel aux empires En fournissant aux Alliés tout à la fois des matières premières, de la main-d’œuvre et des soldats, les colonies des deux principaux empires coloniaux européens – britannique et français, vastes respectivement de 34 et de 10 millions de kilomètres carrés, peuplés de 400 et de 50 millions d’habitants en 1914 – vont profondément modifier la Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 37 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre nature du lien qui les unissait jusqu’alors à Londres et à Paris. Appréciées dès les premiers combats de septembre 1914 pour leur endurance et les qualités guerrières qu’on leur prête, les troupes africaines aident à remporter bon nombre de succès militaires capitaux de la Grande Guerre. Elles participent même aux combats les plus durs sur le front de France 1. À la Belle Époque, les stéréotypes raciaux dominants s’appliquent aux soldats coloniaux selon leurs mérites martiaux : la brutalité et la sauvagerie des guerriers africains – dont les Européens pensent que l’assaut sans pitié est dans la nature même –, la docilité des Malgaches, la ruse des Maghrébins, etc. Le recours à l’Empire est massif dans le cas britannique. Plus de 2,7 millions d’hommes sont appelés à servir dans les armées des dominions et des colonies de l’Empire entre 1914 et 1918, soit, tous statuts juridiques confondus, près de la moitié des mobilisés britanniques (5,7 millions) 2. Ils apportent à Londres un soutien militaire et financier inestimable. La stratégie militaire globale de l’Empire est d’ailleurs définie avec les Premiers ministres de chaque dominion, invités à rejoindre le cabinet de guerre impérial à Londres à partir de 1917. Dans le cas français, même si la proportion est sensiblement inférieure, des soldats coloniaux sont également déployés pendant la Première Guerre mondiale dans des proportions sans précédent. Entre 1914 et 1918, le gouvernement français, manquant désespérément d’effectifs, enrôle ainsi dans l’armée 7,5 % de soldats venus d’outremer – environ 600 000 sur quelque 8 millions de mobilisés 3 –, affectés pour la plupart dans des régiments de tirailleurs. L’introduction de cette population « exotique » sur le sol français, accompagnée de près de 300 000 travailleurs chinois et 1 Anthony Clayton, Histoire de l’armée française en Afrique 1830-1962, Albin Michel, Paris, 1994, p. 126. 2 Jacques Frémeaux, « Les contingents impériaux au cœur de la guerre », Histoire, économie et société, vol. 23, no 2, 2004, p. 216. 3 Jacques Frémeaux, Les Colonies dans la Grande Guerre : combats et épreuves des peuples d’outre-mer, 14-18 Éditions, Paris, 2006, p. 63. 38 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 coloniaux, constitue une première dans l’histoire de France, seule puissance européenne avec le Royaume-Uni dans ce cas. Dans quelles circonstances la France se résout-elle à mobiliser la population de son Empire ? Le « loyalisme patriotique » L’utilisation de la « Force noire » est préconisée dès 1910 par le lieutenant-colonel Charles Mangin, archétype de l’officier colonial français de la IIIe République ayant notamment participé à la mission Congo-Nil (1898-1900). Elle est conçue comme compensatoire de la faiblesse de la population métropolitaine en cas de conflit avec l’Allemagne, une crainte obsessionnelle de la France. Le recours au réservoir humain des colonies apparaît bientôt, dans l’urgence du conflit, comme le moyen le plus efficace de remédier à l’insuffisance de la démographie. Pour autant, les troupes dites « coloniales » 4 sont d’abord utilisées avec réticence. L’offensive du Chemin des Dames (Aisne) le 16 avril 1917 représente un tournant : pas moins de vingt bataillons de tirailleurs dits « sénégalais » – ils viennent en fait de toute l’Afrique-Occidentale française (AOF) – sont engagés en première ligne ce jour-là 5. Dès lors, les troupes coloniales seront utilisées massivement. Leur participation aux combats sur le front européen ne va pas tarder à poser mille épineuses questions pratiques – du respect des prescriptions coraniques à la traduction des manuels d’instruction, en passant par l’adaptation au climat local. Les « troupes indigènes » françaises, devenues « Troupes coloniales » en 1900 avant la création de « l’Armée coloniale indigène » en 1915, sont composées de soldats initialement recrutés sur la base du volontariat. Le haut-commandement français multi- 4 Rémy Porte, « Les troupes coloniales européennes, de la conférence de Berlin à la Première Guerre mondiale (18781914) », in Amaury Lorin et al. (dir.), L’Europe coloniale et le grand tournant de la conférence de Berlin (1884-1885), Le Manuscrit, Paris, 2013, p. 263-292. 5 Bastien Dez, Dans la « guerre des Toubabs ». Les tirailleurs « sénégalais » en 1917, mémoire de recherche, Université Paris IV-Sorbonne, 2007, p. 15. © BNF / Gallica Tirailleurs marocains en 1914. plie les appels à l’engagement dans les colonies, particulièrement en AOF. Les populations africaines sont notamment invitées au « loyalisme patriotique, au rassemblement sous les plis du drapeau de la “mère patrie” » par le Sénégalais Blaise Diagne, premier représentant d’origine africaine élu à la Chambre des députés le 10 mai 1914. Ces appels à la mobilisation suscitant un faible enthousiasme, la contrainte est utilisée et, très vite, les conditions de l’engagement des « troupes indigènes » font débat. La brutalité des réquisitions forcées déclenche résistances, désertions et révoltes, réprimées dans le sang. Le problème des effectifs déclinants 6 est tel que Georges Clemenceau, redevenu président du Conseil le 16 novembre 1917, charge alors Blaise Diagne, nommé commissaire de la République, d’organiser une campagne en Afrique noire : 63 000 hommes sont recrutés en AOF et 14 000 en Afrique-Équatoriale française (AEF), au secours de la « nation civilisa6 Michel Winock, Clemenceau, Perrin, Paris, 2007, p. 436. trice » 7. L’accès à la citoyenneté pleine et entière, promise à l’issue du conflit aux enrôlés, explique ces chiffres. Une promesse lourde de conséquences politiques après la guerre. Une réserve de « chair à canon » ? Les troupes d’outre-mer ont-elles été de la « chair à canon » destinée à épargner le sang métropolitain ? La question sensible de savoir si les régiments coloniaux ont été davantage exposés au feu que les régiments métropolitains reste disputée par l’historiographie. Sur les 600 000 soldats « indigènes » incorporés dans les rangs de l’armée française entre 1914 et 1918, le nombre de « morts ou disparus » au front est estimé à près de 75 000 hommes 8, soit un taux de perte Marc Michel, « La Force Noire et la “chair à canon” : Diagne contre Mangin, 1917-1925 », in Marc Michel et al. (dir.), Les Troupes coloniales et la Grande Guerre, Vendémiaire, Paris, 2014, à paraître. 8 Jacques Frémeaux, Les Colonies dans la Grande Guerre […], op. cit., p. 202. 7 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 39 dossier L’Été 14 : d’un monde à l’autre (12,5 %) légèrement inférieur au bilan national (16 % de morts en proportion du nombre de mobilisés). Les chiffres sont toutefois plus parlants pour les seuls « Sénégalais », envoyés prioritairement en première ligne à la fin du conflit 9 : 189 000 sont mobilisés par la France pendant la guerre, 16 % d’entre eux n’en sont jamais revenus 10. La lourdeur des pertes des combattants « indigènes » est surtout due au fait qu’ils ont servi avant tout dans des unités d’infanterie, les plus exposées 11. Le « soldat indigène » – particulièrement le mythique tirailleur sénégalais et le spahi maghrébin – occupe une place singulière dans l’iconographie de la Grande Guerre 12. Les souffrances de la guerre, de l’exil et du déracinement s’accumulent pour les « indigènes » appelés des cinq continents à la rescousse et venus parfois de très loin pour se battre sur le front occidental. Les troupes coloniales et métropolitaines apprennent aussi à se connaître et à se mélanger dans la boue du front. La fraternité au combat entre « troupes de couleur » et « troupes blanches » est soulignée par les récits des combattants. À la faveur de l’expérience combattante, l’Empire devient ainsi une réalité humaine vécue, et le front le creuset de fortes interactions avec la métropole. Après guerre, les polémiques ne tardent toutefois pas à apparaître sur la participation des soldats d’outre-mer au conflit. La question des pensions cristallise notamment un contentieux sensible. L’apport stratégique que peut constituer l’empire colonial dans la reconstruction de la puissance nationale est, malgré tout, souligné par tous ceux qui ont tenté d’augmenter la contribution coloniale à l’effort de guerre. La présence de soldats africains sur le front européen au cours de la Grande Guerre est aussi 9 Pap Ndiaye, « Les coloniaux ont-ils été moins bien traités ? », in « 14-18, la catastrophe », Les Collections de L’Histoire, no 61, novembre 2013, p. 42. 10 Marc Michel, Les Africains et la Grande Guerre. L’appel à l’Afrique (1914-1918), Karthala, Paris, 2003, p. 12. 11 Jacques Frémeaux, « Les contingents impériaux au cœur de la guerre », art. cité, p. 223. 12 Robert Galic, Les Colonies et les coloniaux dans la Grande Guerre. L’Illustration, ou l’Histoire en images, L’Harmattan, Paris, 2013. 40 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 à l’origine d’une longue série de ressentiments, jusqu’au point d’orgue de la « honte noire », une campagne de propagande déclenchée par l’extrême droite allemande dans les années 1920 afin de dénoncer l’humiliation ressentie par le peuple allemand lors de l’occupation de la Rhénanie par des troupes coloniales françaises. Elle fera bientôt le lit du racisme hitlérien. Une preuve d’intégration ? Alors que les forces vives des belligérants sont, dans leur quasi-totalité, réunies sous les statuts juridiques les plus divers, la catégorisation de soldats « indigènes » non citoyens devient rapidement problématique. Doivent-ils payer un « impôt du sang » à la puissance coloniale en contrepartie des efforts de la nation pour les « civiliser » ? La logique de l’assimilation implique-t-elle de leur accorder en retour la citoyenneté comme une récompense de leurs services rendus à la nation ? La tension entre l’universalisme républicain – au cœur de la culture politique de la France de la IIIe République – et la différence raciale – légitimant un traitement discriminatoire des soldats coloniaux par l’armée française sous prétexte de promesse d’assimilation – change singulièrement avec l’expérience de la Grande Guerre. Devenus de géniaux « grands enfants », les soldats coloniaux, considérés positivement après leur concours à la lutte de la « civilisation » contre la « barbarie allemande », peuvent désormais être traités d’égal à égal avec leurs frères d’armes métropolitains. Les sacrifices qu’ils ont consentis sur le champ de bataille leur ont fait acquérir des droits légitimes 13. Après guerre, le gouvernement français érige une Grande Mosquée dans le centre de Paris afin de rendre hommage au sacrifice des troupes coloniales, notamment d’Afrique du Nord. Elle est solennellement inaugurée le 19 octobre 1922 par le Marc Michel, « Les tirailleurs ont espéré l’égalité des droits après avoir payé le prix du sang », in « 14-18. Les leçons d’une guerre. Les enjeux d’un centenaire », Le Monde, Hors-Série, février 2014, p. 30-31. 13 Les empires coloniaux en 1914 Féroé OCÉAN ATLANTIQUE Canal de Suez Río de Îles Vierges Oro danoises OCÉAN PA C I F I Q U E Guam Antilles néerlandaises É q u a te u r Wake Río Muni OCÉAN INDIEN SainteHélène OCÉAN PA C I F I Q U E Sources : P. Vidal-Naquet, Histoire de l'humanité, Hachette, Paris, 1992 ; Le Grand Atlas de l'histoire mondiale, Encyclopædia Universalis, Albin Michel, Paris, 1979 ; Grosser historischer Weltatlas, Bayerischen Schulbuch-Verlag, München, 1957. France (métropole et départements algériens) et empire (colonies et protectorats) Royaume-Uni, dominions et empire (colonies et protectorats) Allemagne (Reich et colonies) Japon États-Unis (Union, territoires et dépendances) Danemark et dépendances Pays-Bas et empire Empire belge États indépendants Portugal et empire Espagne et empire Italie et empire Empire ottoman Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014 maréchal Lyautey, premier résident général au Maroc (1912-1925) 14. européen, engagées par les métropoles coloniales européennes pendant l’entre-deux-guerres. La participation solidaire des colonies aux combats de 1914-1918, preuve d’intégration et symbole de réussite de l’idée impériale pour certains, a finalement prouvé qu’il était possible d’engager avec succès des contingents d’outre-mer dans une guerre européenne. L’expérience des « combattants indigènes », à l’origine de profondes mutations et d’amères désillusions, ne constitue cependant qu’une des voies, après 1914-1918, de leur long parcours vers l’émancipation. L’importante contribution humaine et financière des populations ultramarines à l’effort de guerre en 1914-1918 ne signifie pas encore le vrai commencement de l’ère postcoloniale. Elle ouvre toutefois la voie à des réformes ardemment souhaitées par les colonisés de retour du front Il faudra cependant attendre la Seconde Guerre mondiale pour que l’inexorable décolonisation, en partie mentalement amorcée dès la Grande Guerre, ne s’engage véritablement, à la manière d’une bombe à retardement 15. L’aspiration à la souveraineté s’amplifie après chacun de ces conflits, alors qu’ils provoquent une perte de prestige considérable pour les puissances coloniales, dont l'image d’invincibilité est à chaque fois davantage entamée. Un « mémorial du soldat musulman » y a été inauguré le 18 février 2014 par le président François Hollande. 14 Le principe juridique du droit à l’autodétermination, dit « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », est solennellement édicté par l’article premier de la Charte des Nations Unies de 1945. Sa mise en œuvre ne va pas sans difficultés. La décennie qui 15 Amaury Lorin, « La décolonisation », dossier « Un bilan du xxe siècle », Questions internationales, no 52, novembredécembre 2011, p. 52-55. Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 41 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre ébranle le monde – entre Dien Bien Phu (1954), la conférence de Bandung (1955), la nationalisation du canal de Suez (1956) et l’indépendance de l’Algérie (1962) – projette alors violemment sur le devant de la scène les acteurs trop longtemps oubliés de l’histoire coloniale 16. Amaury Lorin * * Docteur en histoire de l’Institut d’études politiques de Paris (prix de thèse du Sénat 2012), ancien boursier de l’École française Amaury Lorin, « L’héritage colonial », dossier « La France dans le monde », Questions internationales, no 61-62, mai-août 2013, p. 63-66. 16 1:2014 de demain ngère proje Politique étra tre avenir. Guerre sur no de la Grande érations op nalismes, co n États et natio , organisatio ux na res régio appareils lib et ui s éq ie g és d té ra ou ational, st rn te in es ce té er ri ent hé du comm onnées largem d es d t : en es ir m milita violem nflit mondial, du premier co é. lit par l’actua interpellées i confronte ptionnel qu ce ex o ér m Un nu lus brûlants enjeux les p x au e ir to is l’h ui. d’aujourd’h ng politique étra tou rges-Henri Sou Parent • Geo chan nd • Joseph rges • Hew Stra nne de Dura Moreau Defa eld anel • Philippe es • Adam Rotf acques Font t • Klaus Larr on men Gord vène Che • John • Jean-Pierre Michel Goya • Georges Corm • Doro thée Sch mid oung-kwan Yoon Star k s Han • arcl ens Pier re de Sen ère La Grande Gue INTERNAS LE SYSTÈME , RUPTURE DAN ROPE • ANDE GUERRE UCTION DE L’EU N ET CONSTR RETOUR DU L • DESTRUCTIO DE PAIX • LE E TUR CUL , E? URE DE GUE RRE TION DE L’EUROP RISA ILITA S UNE DÉM STIO N ONALISME • VER AIN E EN QUE ITAI RE AMÉ RIC IE MIL L’AS CE • T SAN RIEN PUIS MOYEN-O OMPOSITION AU ? SIÈCLE DE REC ROPE DE 1914 -T-ELLE À L’EU 014 RESSEMBLE 245 mm rre et le monde 4-2014 Grande Guerre main e monde de de University Press, Baltimore, ●● Claude Carlier et Guy 2008 Pedroncini, Les Troupes coloniales dans la Grande Guerre, Economica, Paris, 1997 ●● Jacques Frémeaux, Les Colonies dans la Grande ●● Richard S. Fogarty, Race Guerre : combats et épreuves and War in France: Colonial des peuples d’outre-mer, Subjects in the French Army, 14-18 Éditions, Paris, 2006 1914-1918, John Hopkins GUERRE LA GRANDE DE DEMAIN E ET LE MOND tte l’héritage 162 mm e 1:2014 que étrangèr Bibliographie 4 1 0 2 1914 21 mm 162 mm d’Extrême-Orient, a notamment publié Nouvelle Histoire des colonisations européennes (xixe-xxe siècles) : sociétés, cultures, politiques (avec Christelle Taraud, PUF, 2013) et L’Europe coloniale et le grand tournant de la conférence de Berlin (18841885) (avec Christine de Gemeaux, Le Manuscrit, 2013). n française Documentatio En vente à la rancaise.fr nf tio ta en cum Sur www.lado VOL.79 PRINTEMPS 2014, -0 ISBN 978-2-36567-229 PRIX 23 € 1- 2014 ngère n° Politique étra € 23 252 pages, politique étrangere.indd 1 42 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 15/05/14 12:35 Les transformations de la guerre depuis 1914 Yves Boyer * * Yves Boyer est professeur à l’École polytechnique, chargé du Si le facteur humain demeure central, les façons de penser la guerre, de la concevoir, de la préparer et de internationales » ; directeur adjoint de la Fondation pour la recherche la mener ont été, en un siècle, radicalement modifiées stratégique (FRS). sous l’effet de l’évolution technologique. Cette dernière a conféré au temps et à l’espace, facteurs essentiels dans tout affrontement militaire, des dimensions nouvelles, provoquant une mutation extraordinaire de « l’art de la guerre ». cours « Stratégie et relations Qu’y a-t-il de commun entre l’infanterie française partant, en août 1914, au-devant des armées du Kaiser, et les unités de l’opération Bagration, offensive soviétique la plus importante de la Seconde Guerre mondiale 1 ? Entre la pacification du Soudan français à la fin du xixe siècle – aujourd’hui le nord du Mali – et le raid aérien de neuf heures des Rafale, venus de France, lors de l’opération Serval en janvier 2013 2 ? Entre le premier combat aérien, le 5 octobre 1914, qui vit un avion Voisin français abattre un Aviatik allemand 3, et les drones, dirigés depuis les États-Unis, frappant, au Pakistan ou en Afghanistan, des cibles avec une précision extraordinaire ? Sans aucun doute, le facteur humain. Quelles qu’en soient les formes, à la guerre, comme l’écrit Ernst Jünger, « les 1 Sur les évolutions de la guerre au xixe siècle, voir l’ouvrage « classique » de Jean Colin, Les Transformations de la guerre, Flammarion, Paris, 1re éd. 1911. Une édition moderne a été publiée en 1989 par Economica. 2 Pour une réflexion générale sur la guerre au début du xxie siècle, voir Julian Lindley-French et Yves Boyer (dir.), The Oxford Handbook of War », Oxford University Press, Oxford, 2012. 3 Peu de temps après la traversée de la Manche par Louis Blériot en 1909, le maréchal Foch affirmait : « L’aviation pour l’armée, c’est zéro ! » (D’après Éric Muraise, Introduction à l’histoire militaire, Éd. Charles-Lavauzelle, Paris, 1964.) abîmes de la plus pitoyable bestialité s’ouvrent à côté de valeurs parvenues à leur sommet » 4. Penser et préparer la guerre Si, comme elle l’a fait pour les modes de production industriels, l’évolution technologique a révolutionné les procédés du combat, il a fallu, pour en tirer un effet décisif en la matière, que la pensée militaire s’approprie ces évolutions et les transforme en procédés d’action militaire. Il est frappant de constater combien, de générations en générations, une pléiade de stratèges ont mutuellement et cumulativement enrichi la pensée militaire et la pratique de la guerre. Le legs napoléonien et celui de Carl von Clausewitz ont été, de ce point de vue, considérables. Ils ont irrigué et fécondé la pensée militaire 5 et, plus précisément, les réflexions des Français et du haut état-major allemand tout au long du xixe siècle. Ernst Jünger, Carnets de guerre 1914-1918, Christian Bourgois éditeur, Paris, 2014. 5 Voir, par exemple, Benoît Durieux, Clausewitz en France. Deux siècles de réflexion sur la guerre. 1807-2007, Economica, Paris, 2008. 4 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 43 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre À l’Ouest, dès les débuts de la Première Guerre mondiale, l’effet des nouvelles armes et des nouveaux moyens de communication – mitrailleuses, transmissions à distance, aviation, gaz de combat, etc. – conjugué à la production en masse de matériels – artillerie, munitions, etc. – a abouti à geler le front et modifié la composition interne des armées. C’est ainsi qu’entre 1914 et 1918 l’armée française a réduit de 40 % la part des effectifs de l’infanterie ou de la cavalerie hippomobile, alors que celle de l’artillerie n’a diminué que de 26 %. En revanche, les effectifs des services – génie, santé, intendance, etc. –, de la cavalerie blindée et de l’aviation naissante ont accaparé une part toujours plus grande d’hommes. Cette tendance à diminuer le nombre de combattants par rapport aux effectifs des unités de soutien s’est s’accentuée dans les décennies suivantes. En 2011, sur des effectifs de l’ordre de 36 000 hommes, la Royal Air Force ne disposait que de 520 pilotes qualifiés pour voler sur des avions de combat. En 1918, les unités de combat de l’armée de terre américaine représentaient 53 % des effectifs. Elles n’étaient plus que 39 % en 1944-1945, 35 % au Vietnam et 30 % lors de l’opération Tempête du désert de 1991 6. La diminution des effectifs des unités de combat ne signifie toutefois pas un amenuisement des performances. En 2014, une frégate FREMM (frégate multimissions) de la marine française comme l’Aquitaine, servie par un équipage de 108 hommes, déplaçant 6 000 tonnes, possède une capacité de détection aérienne, de surface et sous-marine ainsi qu’une puissance de feu sans commune mesure avec celle des croiseurs lourds français de 1939 (10 000 tonnes de déplacement, équipage de 605 hommes) 7. 6 John J. McGrath, « The Other End of the Spear: The Tooth to-Tail Ratio (T3R) in Modern Military Operations », The Long War Series Occasional Papers, no 23, Combat Studies Institute Press, Fort Leavenworth, Kansas, 2007 (www.dtic.mil/cgi-bin/ GetTRDoc?AD=ADA472467). 7 Le Chevalier Paul et le Forbin, frégates de 1er rang de la marine nationale, sont, pour leur part, capables d’intercepter une cible à très grande vitesse à près de 100 km. Placées en Méditerranée orientale, elles sont en mesure de suivre l’ensemble du trafic aérien sur toute cette zone. 44 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 Entre la fin de 1914 et le début de 1918, la stratégie du front continu s’est révélée être une impasse. La rupture, recherchée en vain, des lignes ennemies s’est traduite par des pertes colossales sans que soient atteints des objectifs stratégiques. À l’Ouest, le premier jour de l’offensive sur la Somme, le 1er juillet 1916, les Britanniques ont perdu 58 000 hommes, dont environ un tiers de tués. L’offensive du Chemin des Dames, à partir du 16 avril 1917, a été préparée par le tir de 5 millions d’obus par l’artillerie française. Elle a coûté, en vain, 30 000 morts aux Français. À l’Est, l’échec de l’offensive Broussilov (avril-octobre 1916) destinée à soulager les Français engagés à Verdun et concomitante de l’offensive britannique sur la Somme a précipité l’effondrement de l’armée russe et la chute du régime tsariste. Après la Grande Guerre, Allemands et Soviétiques s’emploient à tirer les leçons de leurs échecs – les premiers car ils ont tout perdu, les seconds parce que l’ère nouvelle qui se lève en URSS appelle à une relecture de la guerre à l’aune du marxisme-léninisme. Les Allemands, qui avaient été les premiers attaqués en masse par les chars, ont mesuré dans les années 1920-1930 – d’ailleurs bien mieux que les Français et les Britanniques, dont la pensée militaire va, à de rares exceptions près, devenir conservatrice à l’excès et perdre toute créativité – le parti que l’on pouvait tirer de leur utilisation combinée avec l’avion pour aboutir à la Blitzkrieg, qui réservera des surprises aux Franco-Britanniques en mai 1940. Du modèle soviétique… Si l’Allemagne de Weimar est particulièrement intéressante à étudier du point de vue de l’organisation militaire – avec la création de la Reichswehr, elle-même à l’origine de la Wehrmacht –, c’est en Union soviétique que l’on trouve les théoriciens les plus remarquables qui renouvellent l’art militaire. Sous l’inspiration inventive du trio formé par le maréchal Toukhatchevski 8, les « kombrig » (commandants Voir Richard Simpkin et John Erickson, Deep Battle: The Brainchild of Marshal Tukhachevskii, Brassey’s Defence, Londres, Washington, 1re éd.1987. 8 © Imperial War Museum, Londres Alors qu’en 1909 le maréchal Foch affirmait : « L’aviation pour l’armée, c’est zéro ! », le Premier Lord de l’Amirauté Winston Churchill (ici à côté d’un aéroplane en 1914) prend des leçons pour être pilote et favorise le développement de l’aviation navale britannique avant la guerre. de brigade) Vladimir Triandafilov 9 et Georgii Isserson 10, les Soviétiques innovent en promouvant l’art opératif (operativnoe iskusstvo), c’està-dire le moyen d’assembler sur un large théâtre d’opérations des sous-ensembles de forces aux effets différents dans le combat pour atteindre des objectifs stratégiques 11. Ils le portent à un haut degré d’excellence. Durant la Seconde 9 Voir Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, Joukov, l’homme qui a vaincu Hitler, Perrin, Paris, 2014. 10 La traduction en anglais du livre de Georgii Samoilovich Isserson peut être consultée sur le site de l’US Army Combined Arms Center (http://usacac.army.mil/cac2/cgsc/carl/download/ csipubs/OperationalArt.pdf). 11 Un des exemples les plus connus de la mise en œuvre de « l’art opératif » est celui de la bataille de Jassy-Kichinev durant l’été 1944 où s’affrontèrent plusieurs centaines de milliers d’hommes et qui vit l’effondrement du groupe d’armées sud-allemand. (Voir Major R. McMichael, « The Battle of JassyKishinev (1944) », Military Review, juillet 1985, p. 52-65.) Guerre mondiale, leur conception de la guerre leur permet, malgré les déboires initiaux de l’été 1941 largement imputables aux grandes purges du corps des officiers de l’Armée rouge en 1937 et à la tergiversation de Staline en juin 1941 – alors même que les Allemands ont déjà lancé leur offensive contre l’URSS –, de vaincre la meilleure armée du monde, celle de l’Allemagne hitlérienne 12. Les Soviétiques continuent d’être des pionniers durant les années 1970, avec les travaux du maréchal Ogarkov et des généraux Gareiev et Vorobiev, notamment. Contrairement à une idée reçue, les travaux de l’état-major soviétique sont 12 La « grande guerre patriotique » de 1941-1945 a entraîné la mort de 26 millions de Soviétiques. À cet égard, la visite du musée de la Grande Guerre patriotique, dans le parc de la Victoire situé sur la colline Poklonna à Moscou, est tout à fait impressionnante. Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 45 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre alors menés avec une très grande latitude offerte aux officiers pour exprimer leurs opinions. Le recours à l’histoire militaire y est de rigueur, tant pour M. Toukhatchevski que pour N. Ogarkov. C’est ainsi qu’une notion centrale dans l’art opératif, celle de simultanéité des opérations, provient en ligne droite des idées du général russe Nicolaï Okouniev 13, qui l’avait développée dès le xviiie siècle. L’origine des groupes de manœuvre opérative 14, mis sur pied du temps d’Ogarkov et qui a procuré beaucoup de soucis aux militaires occidentaux, puise ses racines dans les guerres russo-turques de 1877-1878 et de 1941-1945 contre l’Allemagne. Pour que ce cheminement dialectique de la pensée militaire par-delà les frontières politiques et idéologiques porte ses fruits, il faut que les conditions politiques, sociétales et industrielles qui prévalent dans un pays à un moment donné favorisent l’éclosion d’une pensée militaire créative et, corrélativement, la construction de l’outil militaire ad hoc. Arrivés, à la fin des années 1970, à un haut degré d’excellence avec des innovations opératives remarquables 15, les Soviétiques ne peuvent néanmoins exploiter concrètement le fruit de leur réflexion doctrinale en raison de l’incapacité du système économique de l’URSS à fournir les outils cybernétiques sur lesquels devait reposer l’architecture d’un nouveau type d’armée. … au modèle américain Côté occidental, l’entrée en guerre des États-Unis contre les puissances de l’Axe fin 1941 leur permet de marquer de leur empreinte la façon de penser et de faire la guerre. Parmi les nombreux facteurs qui ont pesé sur la réflexion militaire américaine, 13 Le général Okouniev est évoqué dans l’ouvrage d’Antoine Henri de Jomini, Précis de l’art de la guerre, éditions Champ libre, Paris, 1977. Cette édition reprend intégralement celle parue en 1855 aux éditions Tanera à Paris. 14 Les groupes de manœuvre opérative (GMO), grosses unités interarmes, étaient chargés de s’infiltrer derrière les lignes ennemies et d’atteindre des objectifs dont la destruction ou la capture auraient favorisé le succès de la manœuvre opérative. 15 Comme la mise en place de structures de commandement novatrices telles que le TAMS (théâtre d’action militaire stratégique – Teatrï Voennykh Deïstiviï, TVD), la mise en place des GMO et la compréhension moderne de la bataille en profondeur. 46 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 plusieurs doivent être soulignés. En s’éloignant de sa politique isolationniste, l’Amérique a été conduite à des engagements militaires outre-mer au profit d’alliés. Tous ne mettant pas nécessairement en cause les intérêts vitaux du pays, la vie des soldats américains doit être épargnée au maximum. La richesse nationale et l’abondance de dollars doivent, dès lors, servir à mobiliser une capacité de production industrielle sans équivalent afin de fabriquer en qualité et en quantité les équipements nécessaires pour les forces armées. L’entrée des États-Unis dans le cercle des puissances militaires avait eu lieu à Cuba en 1898. Leur marine, combinée au corps des Marines, s’était alors illustrée en menant d’une façon novatrice des assauts amphibies. Île-continent, les États-Unis accédaient au rang de grande puissance grâce à leur force navale. En témoigna l’envoi par Theodore Roosevelt d’une escadre américaine, la Great White Fleet, pour une « croisière » autour du globe entre décembre 1907 et février 1909. Les États-Unis affirmaient ainsi le rôle décisif des forces navales dans leur politique de défense. L’Amérique, devenue la seule grande puissance aéronavale, s’impose lors du second conflit mondial, notamment dans le Pacifique. Entre 1942 et 1945, face aux Allemands, elle pratique un mode de guerre où la puissance de feu et la logistique apparaissent comme deux caractéristiques de la guerre « à l’américaine ». D’ailleurs, si Dwight D. Eisenhower est devenu commandant en chef du théâtre des opérations en Europe, c’est avant tout du fait de ses qualités de logisticien – ce n’était pas le cas de son homologue sur le front de l’Est, le maréchal Joukov, beaucoup plus manœuvrier. La puissance de feu de l’aviation américaine réduisait l’intérêt de la manœuvre, là où les Allemands se révélaient infiniment meilleurs. Ces derniers finirent d’ailleurs par être écrasés par une quantité pharamineuse d’obus et surtout de bombes. Lors de la réduction de la poche de Falaise (en Normandie) en juillet 1944, ces dernières annihilent quelquesunes des meilleures divisions allemandes, dont la Panzer Lehr, où avaient été appelés les plus brillants commandants et chefs de blindés de la Wehrmacht. Ainsi, avec la Seconde Guerre mondiale apparaissent deux modèles de guerre dominants et non exclusifs l’un de l’autre : – l’attrition, c’est-à-dire l’usure des forces ennemies par la puissance de feu, qui submerge les forces, la manœuvre étant destinée à exploiter l’effet du feu. C’est la voie choisie par les Américains après les leçons tirées de leur participation à la guerre de 1917-1918 en Europe ; – la manœuvre sur l’ensemble du théâtre d’opérations. Ce modèle recherche un effet stratégique par une action opérative qui tolère des échecs tactiques et concentre une puissance de feu massive sur des secteurs particuliers de l’espace de la bataille. C’est le mode d’action privilégié par les Soviétiques. L’irruption de la stratégie nucléaire C’est cette combinaison de moyens qui a permis, entre juillet 1941, lorsque le programme de recherche nucléaire américain sort des limbes sous l’impulsion du scientifique Vannevar Bush (1890-1974), et juillet 1945, de lancer l’une des plus grandes entreprises scientifiques, industrielles, technologiques et militaires jamais tentées, le projet Manhattan. Il dote les États-Unis de l’arme nucléaire et révolutionne la stratégie. À la stratégie « classique » s’ajoute dès lors la stratégie nucléaire. Cette dernière est, aux ÉtatsUnis, autant l’apanage des milieux militaires que d’« intellectuels » civils, tels Bernard Brodie, Thomas Schelling ou Albert Wohlstetter. Ces réflexions dans un domaine bouleversant profondément la stratégie favorisent également le développement de think tanks dont certains sont même chargés de la recherche © AFP/Historial de Péronne Dans cette dialectique entre penseurs militaires soviétiques et américains, ces derniers ont puisé dans les domaines d’excellence de la société américaine, à savoir sa capacité d’innovation et de production servie par des ressources humaines de très grande qualité et des capacités financières quasi illimitées, pour organiser la puissance militaire américaine et imposer leur vision à leurs alliés européens et asiatiques. La Première Guerre mondiale a accentué le contrôle des individus et l’encadrement de l’information dans les démocraties. En 1917-1918, une coopération limitée des services de renseignement alliés, mettant en commun certaines informations stratégiques et des listes d’individus suspectés d’espionnage au profit de l’ennemi, fut mise en place. opérationnelle, comme la Rand Corporation. La stratégie nucléaire prend différentes formes : celle de la politique « déclaratoire » (declaratory policy) et celle de l’« action policy ». La première énonce la position des dirigeants américains sur la dissuasion et sur la façon dont le président des États-Unis explique au peuple américain, au Congrès qui vote les fonds nécessaires au développement de l’arsenal nucléaire, aux Alliés et aux adversaires potentiels comment il comprend la dissuasion et envisage l’éventuel usage des armes nucléaires. L’action policy concerne la façon dont Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 47 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre les armes nucléaires pourraient être effectivement employées en cas de conflit. Aux États-Unis, cette dernière a atteint une réelle maturité avec la définition, dès 1961, d’un plan unique de frappe intégrée (Single Integrated Operational Plan, SIOP 16) qui a évolué tout au long de la guerre froide et qui, cette dernière terminée, a pris une nouvelle configuration, l’Operation Plan 17. Lorsque la France est entrée, en 1960, dans le club restreint des puissances nucléaires, elle a dû consentir un effort considérable pour se doter avec crédibilité des moyens nécessaires à cette force – production de matières fissiles, mise au point des charges nucléaires, vecteurs, réseaux de transmission, capacité nouvelle de renseignement. Elle a dû aussi faire preuve d’une grande créativité conceptuelle, grâce à des hommes comme le général Lucien Poirier, pour définir sa propre stratégie nucléaire, qui ne pouvait être calquée sur celle des Américains pour des raisons évidentes de disparité de moyens et d’une posture géopolitique très différente, en particulier à l’égard de l’URSS. De nouvelles formes de guerre Dans les années 1970, après l’épisode du Vietnam, l’US Army eut à redécouvrir le théâtre d’opérations européen et à envisager l’hypothèse d’un affrontement massif contre les forces blindées et mécanisées du pacte de Varsovie. Cette redécouverte des conditions de l’affrontement de haute intensité s’est traduite pour les Américains par une série d’efforts convergents mais d’inspiration et de portée différentes. États-Unis : de la « révolution dans les affaires militaires » à la stratégie de « transformation » En premier lieu, à partir de diverses sources – travaux d’état-major, manœuvre, ordre de bataille, collecte d’information chez l’adverSur l’histoire du SIOP, voir Desmond Ball, « Targeting for Strategic Deterrence », Adelphi Papers, vol. 23, no 185, International Institute for Strategic Studies, Londres, 1983. 17 L’OPLAN 8010-12, Strategic Deterrence and Force Employment, a été adopté en juillet 2012. 16 48 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 saire potentiel, etc. –, les Américains prirent conscience de la qualité de la pensée militaire soviétique et de la pertinence de la réflexion sur l’art opératif ainsi que de la corrélation étroite existant alors chez eux, dès le temps de paix, entre l’action des forces et les structures de commandement si le Kremlin décidait d’attaquer l’Europe occidentale. En second lieu, les prodigieuses capacités de l’industrie américaine et la créativité de la société américaine, propice à l’innovation technologique, ont permis aux Américains, notamment à partir des années 1980, contrairement aux Soviétiques, de concrétiser les concepts innovants que ceux-ci avaient imaginés – comme les « systèmes de reconnaissance et de frappe » à l’échelon opératif et les « systèmes de reconnaissance et de feu » à l’échelon tactique. Les Soviétiques n’ont pu de leur côté les traduire en systèmes de forces par manque de capacités industrielles et de savoirfaire dans les technologies de l’information et de la communication (TIC). L’évolution de ces dernières était en passe de permettre des progrès considérables, dont les applications militaires ont été mises en évidence dans le cadre du rapport Discriminate Deterrence de 1988 18. D’une certaine manière, ce rapport a orienté depuis lors la « stratégie génétique 19 » américaine, c’est-à-dire la stratégie des moyens. La dynamique ainsi créée par les Américains les a conduits, sans doute prématurément, à proclamer une « révolution dans les affaires militaires », liée à l’effet prodigieux des perspectives ouvertes par les TIC. Dès lors, l’innovation technologique a occupé une place considérable dans la façon de penser et de faire la guerre à l’américaine. À partir de cette époque, où « l’ennemi » soviétique a par ailleurs disparu, les États-Unis s’engagent dans la voie d’une « stratégie de transformation » de leur appareil militaire avec 18 Rapport de la Commission on Integrated Long-Term Strategy, présidée par Albert Wohlstetter et Fred Iklé (http:// usacac.army.mil/cac2/CSI/docs/Gorman/06_Retired/01_ Retired_1985_90/26_88_Integrated LongTermStrategy_ Commission/01_88_DiscriminateDeterrence_Jan.pdf). 19 Sur ce sujet voir Joseph Henrotin, La Stratégie génétique dans la stratégie des moyens, coll. « Les Stratégiques », Institut de stratégie et des conflits, Paris, 2004 (www.institut-strategie.fr/ SGSM_6.htm). Les limites face aux guerres asymétriques Les limites de l’outil militaire américain apparaissent néanmoins rapidement face aux « petites guerres » 20, qui n’ont pas, pour autant, disparu de l’horizon militaire avec notamment pour les Français les guerres d’Indochine 21 et d’Algérie. C’est la conjonction du mirage technologiste promu par les « transformationnistes » et des engagements armés, suite aux attentats du 11 septembre 2001, en Afghanistan puis en Irak, qui conduisent les États-Unis, et avec eux leurs alliés, sur des chemins dont certains mènent à des impasses. Passée l’euphorie du succès de la première phase de l’opération Iraqi Freedom en 2003, les États-Unis touchent les limites de leurs capacités à modifier l’environnement international par l’usage d’un outil militaire pourtant porté au summum de ses capacités. La guérilla menée par les insurgés irakiens et afghans utilise des procédés asymétriques – comme les « explosifs improvisés » – contre lesquels les Américains ne trouvent pas vraiment de parades satisfaisantes. L’enlisement en Irak justifie une augmentation débridée du budget militaire et l’utilisation accrue de sociétés paramilitaires privées pour soutenir les forces déployées en nombre croissant. Ces différentes dimensions se retrouvent également, bien que dans une moindre mesure, 20 Sur le thème de la « petite guerre », voir Christian Malis, Hew Strachan et Didier Danet (dir.), « La guerre irrégulière », Economica, Paris, 2011. 21 L’amiral Raoul Castex (1878-1968) rappelait qu’« en Indochine nous étions chez l’ennemi en même temps que l’ennemi était chez nous ». Raoul Castex a publié en 1925 Théories stratégiques. Il est à l’origine de la création, en 1936, du Collège des hautes études de la défense nationale qui est devenu l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN). © AFP/Historial de Péronne l’augmentation du nombre de matériels moins traditionnels que ceux que réclamaient les forces armées – chars, avions, bateaux, etc. Les systèmes de surveillance, de communication, de commandement utilisant souvent des moyens spatiaux sont particulièrement concernés. Cette « transformation » s’impose comme le concept dominant qui sert à structurer l’appareil de défense américain. Couverture d’un livre de juin 1918 montrant un homme et son cheval portant un masque à gaz. Durant la Grande Guerre, l’Allemagne et la France utilisèrent massivement les gaz de combat, dont le chlore et l’ypérite (« gaz moutarde »). En revanche, lors du second conflit mondial, les belligérants s’abstinrent d’utiliser les armes chimiques dont ils étaient pourtant abondamment pourvus. en Afghanistan. La complexité de la situation afghane modifie les conditions de l’engagement américain. Aux côtés des acteurs militaires traditionnels, la CIA s’impose et pèse considérablement sur la politique à Kaboul et, plus généralement, sur celle de l’antiterrorisme du président Barack Obama. La CIA s’est affirmée comme l’un des bras armés au service du président américain. Elle était en Afghanistan alors que l’Army n’y était pas, en tout cas jusqu’en décembre 2001. C’est elle qui s’est aussi chargée, grâce à un ensemble de moyens spatiaux de reconnaissance et de capteurs divers, de repérer les terroristes proposés à l’élimination par des frappes de drones Predator et Reaper, télépilotés depuis les États-Unis. Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 49 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre Cette multiplication des frappes par la CIA a été largement le fait de l’administration Obama. Elle suscite des interrogations de nature tant éthique que constitutionnelle 22. La place significative des drones armés dans la stratégie américaine, conjuguée aux efforts considérables des Américains pour se prémunir, mais aussi pour être offensifs dans le cadre de la guerre cybernétique, modifie assez substantiellement leur approche globale de leur sécurité et de leur défense. D’une certaine façon, en Occident, les guerres actuelles sont menées par des techniciens. Une réflexion stratégique « made in USA » ? C’est en partageant ces idées nouvelles associées à des concepts militaires précurseurs et en fournissant à ses alliés les moyens sans lesquels une opération militaire d’envergure ne peut être désormais ni planifiée, ni structurée, ni commandée, ni déclenchée, ni menée à son terme que Washington a réaffirmé son leadership. Dénonçant le retard européen supposé s’agissant de certaines technologies à application militaire, tout comme ils l’avaient fait avec le nucléaire en son temps, les États-Unis ont offert à leurs alliés de participer à leur effort de recherche et de production en vue de transformer « clés en main » leurs forces armées peu ou prou selon le modèle américain 23. Ce que certains Européens ont gagné en efficacité militaire, ils l’ont donc perdu en Sur les drones et les polémiques auxquelles leur usage donne lieu, voir la chronique d’actualité de Grégory Boutherin dans le présent numéro. 22 50 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 autonomie stratégique. Le leadership américain sur les affaires de défense occidentale a fini par tarir la réflexion militaire européenne, à l’exception de quelques rares pays. Désormais, la classe militaire européenne utilise des concepts et des procédés qui sont pour beaucoup d’entre eux « made in USA ». Le corpus doctrinal n’est plus exprimé en langue nationale mais en anglais, en paraphrasant la plupart du temps celui des Américains. Contrairement à 1914, les actuelles valeurs des sociétés postmodernes européennes les poussent peu à une ferveur patriotique et encore moins à envisager un instant que défendre leur pays par les armes soit encore une considération sérieuse. L’esprit patriotique, c’est-à-dire le sentiment d’appartenance à une communauté qu’il convient de défendre, s’est largement évaporé et « quand il commence à s’éteindre dans une nation, elle n’a plus que l’apparence de la force militaire. Elle entretient une façade plus ou moins brillante qui s’effondre au premier choc » 24. En France, toutefois, un garde-fou demeure face à cette déliquescence de la pensée militaire européenne : la possession d’un outil nucléaire autonome, qui induit l’existence d’une vision stratégique propre servie par des moyens très divers et de haute technologie qui permettent encore aux Français, comme en 1914, de faire entendre leur voix sur la scène internationale. n À cet égard la saga de l’avion F-35 est révélatrice. Invités à participer, selon différentes modalités, au développement de l’avion, les Britanniques, Italiens et Néerlandais n’ont rien pu faire pour éviter l’augmentation des coûts astronomiques de l’avion et concourir efficacement à corriger ses nombreuses déficiences qui retardent d’année en année sa mise en service. 24 Jean Colin, op. cit. 23 Ò POUR ALLER PLUS LOIN Les effets de la Grande Guerre sur l’émancipation des femmes Contre toute attente et malgré ce qui a longtemps été écrit, la Grande Guerre n’a que marginalement participé à l’émancipation des femmes. Si le conflit de 1914-1918 a bien fait basculer l’Europe et le monde dans le xxe siècle, il a aussi conduit, un peu partout, à une « nationalisation des femmes », c’està-dire à leur mobilisation par l’État. Il a renforcé, à bien des égards, la répartition sexuée des sociétés contemporaines occidentales. Ainsi l’impression de « sortir de la cage » qu’ont eue par exemple certaines Britanniques – et dont elles portent témoignage, après guerre, pour l’Imperial War Museum 1 – doit-elle être relativisée au regard de la force et de la permanence des relations inégalitaires entre les sexes qui n’ont été que très ponctuellement remises en cause par la guerre. Travail et travailleuses dans l’entre-deux-guerres Premier enjeu majeur de cette remise au pas : la place des femmes dans le marché du travail. La Grande Guerre, dans l’imaginaire collectif européen et occidental, est effectivement considérée comme le premier grand moment du travail salarié des femmes. Bien que cette assertion soit fausse – c’est l’industrialisation, donc le xixe siècle, qui a lancé le mouvement 2 –, il est en revanche incontestable que la guerre a eu un impact réel en ce domaine : les femmes remplaçant les hommes, partis au front, dans de nombreux secteurs de l’activité économique 3, y compris les plus masculins 4. Les « munitionnettes » 5 de 1914-1918 ont cependant fait peu d’émules après la guerre du fait de 1 Françoise Thébaud, Histoire des femmes en Occident. Le xxe siècle, Plon, Paris, 1992, p. 33. Avant 1914, on recensait déjà en France 7,7 millions de travailleuses dont 3,5 à la campagne (Ibid., p. 38). 3 En France, en 1917, 6 actifs sur 10 sont des femmes. 4 Comme le souligne Françoise Thébaud, « En quatre ans et demi de guerre, 8 millions d’hommes, soit plus de 60 % des actifs, sont mobilisés en France, 13 millions en Allemagne, 5,7 millions seulement en Grande-Bretagne. » (Ibid., p. 37.) 5 Les munitionnettes sont les femmes qui ont remplacé les hommes dans les usines d’armement. 2 la répartition sexuée du travail et de la peur de la virilisation des femmes. Les profils féminins au travail qui s’imposent alors sont plutôt ceux de la dactylographe, de la secrétaire, de la sage-femme et de l’institutrice – marquant la féminisation de plus en plus accentuée du secteur tertiaire ainsi que l’enfermement des femmes dans des métiers perçus comme très féminins 6. Cependant, dans les années 1920, en France, un actif sur trois est une femme. La Grande Guerre a donc participé à rendre le travail salarié des femmes inéluctable. Pour autant, bien que de plus en plus de femmes travaillent après guerre, les problèmes structurels liés à l’activité féminine depuis le xixe siècle perdurent. Ainsi, le travail salarié des femmes est encore trop souvent considéré comme une activité d’appoint – et non comme une profession légitime – connectée aux besoins économiques de la famille. Travail à temps partiel et chômage, inégalité des salaires et fermeture à certains métiers marquent en effet le quotidien des femmes en ce début de xxe siècle. Cette tendance ne fera que s’accentuer avec la crise économique des années 1930. On voit ainsi que, dans le domaine du travail salarié des femmes, les changements vers plus d’égalité sont très lents. S’y ajoute en outre la question de l’équilibre entre le foyer et le travail. Si les jeunes femmes, de même que les femmes seules – veuves ou divorcées –, travaillent en une importante proportion, les épouses, quant à elles, cessent souvent dès le mariage toute activité professionnelle hors de la maison. Ainsi, en 1930, seules 12 % des Américaines mariées ont un travail – en général lié à une activité considérée comme subalterne –, dont 4 % uniquement sont véritablement engagées dans une carrière professionnelle 7. Travailler pour les femmes, c’est, de surcroît, être soumises « En France, en 1926, 33 % des employés de l’industrie sont des femmes, 40 % des employés du commerce, des banques et s’occupant des “soins personnels”, 40 % des employés du secteur public. » (Christine Bard, Les Femmes dans la société française au xxe siècle, Armand Colin, Paris, 2001, p. 63.) 7 Nancy F. Cott, « La femme moderne. Le style américain des années 1920 », in Francoise Thébaud, op. cit., p. 82. 6 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 51 © Historial de Péronne/STR © Historial de Péronne/STR Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre Rêves de soldats de part... aux rigueurs et aux fatigues de la double journée. Les corvées domestiques et familiales restent en effet, pour l’essentiel, l’apanage du « métier de femme ». Garçonnes et « reines du foyer » : les deux figures de la femme occidentale des années 1920-1930 Évoquer les années 1920 et 1930 en Europe et dans le monde occidental, c’est mettre en avant la figure de la garçonne 8. Femmes modernes et « émancipées », les garçonnes inventent incontestablement une nouvelle féminité – enterrant définitivement la femme Belle Époque avec le sacrifice de la chevelure 9 et l’abandon Voir le livre de Victor Margueritte, La Garçonne, publié en 1922 et qui produisit un immense scandale en France. Le livre a été réédité en 2013 dans la Petite Bibliothèque Payot avec une préface de Yannick Ripa. 9 Ainsi, l’écrivaine et féministe italienne Sibilla Aleramo souligne que couper ses cheveux l’a fait passer « d’une époque à une autre ». Cité par Christine Bard, Les Garçonnes. Modes et fantasmes des années folles, Flammarion, Paris, 1998, p. 22. 8 52 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 ... et d’autre des tranchées. du corset – plus qu’elles ne remettent véritablement en cause la place des femmes dans la société et l’inégalité entre les sexes. Certes, dans l’euphorie hédoniste de l’après-guerre, les garçonnes semblent ébranler un temps les relations traditionnelles entre les hommes et les femmes en produisant, par leur profil androgyne et leur sexualité « déviante » – les années 1920 étant, à l’échelle occidentale, le premier moment de visibilité lesbienne – un véritable « trouble dans le genre » 10. Mais, dans la réalité, l’émancipation des femmes qu’elles sont supposées incarner apparaît bien moins évidente alors que se profile, de surcroît, la crise économique, politique et sociale des années 1930 qui va voir le triomphe des « reines du foyer ». En Europe, l’arrivée au pouvoir de régimes fascistes rappelle assez vite aux femmes que leur rôle « naturel » est d’être de bonnes épouses, de bonnes reproductrices et de bonnes mères mises au service de la famille, de la nation et de la « race », à l’image de 10 Expression empruntée à Judith Butler. la réification, par les nazis, de la politique du « Küche, Kinder, Kirche » (cuisine, enfant, église) au travers de la mise en place de certains dispositifs comme « les prêts au mariage pour les hommes dont les (futures) femmes accepteraient d’arrêter de travailler » 11 après avoir convolé. Dans l’Allemagne du Troisième Reich, cette politique à destination de la population aryenne « pure » et « saine » se double d’une violente campagne antinataliste et eugénique réservée « au matériel biologiquement inférieur pour des raisons héréditaires » et aux « races étrangères » 12. Dans l’Italie fasciste comme dans l’Espagne franquiste, des dispositifs natalistes et familialistes – reposant essentiellement sur l’idée de l’infériorité des femmes et sur la volonté de réaffirmer la place déterminante des hommes comme pères et chefs de famille – sont aussi développés. Mais le souci nataliste et familialiste ne touche pas seulement les régimes fascistes. Les grandes démocraties libérales n’y échappent pas non plus. Ainsi, en France, la loi du 31 juillet 1920 « réprimant la provocation à l’avortement et à la propagande anticonceptionnelle » 13 réaffirme avec force que le corps des femmes ne leur appartient toujours pas et que l’État peut s’assurer du contrôle de leur sexe et de leur ventre. 11 Gisela Bock, « Le nazisme. Politiques sexuées et vie des femmes en Allemagne », in Francoise Thébaud, op. cit., p. 157.12 Ibid., p. 146. 13 La loi sera modifiée en 1923 dans le but de correctionnaliser l’avortement. 14 En France, en 1918, le service de santé militaire peut compter sur 120 000 femmes : 30 000 salariées, 70 000 bénévoles, 10 000 religieuses et 10 000 visiteuses. Sur cette question des infirmières de guerre, voir le très beau film de François Dupeyron, La Chambre des officiers (2001). 15 Notons que, pour la Russie soviétique et l’Allemagne, cette situation est aussi le produit de processus révolutionnaires pendant – révolution bolchévique de 1917 – et après la guerre – révolution spartakiste de 1919. Dans les deux cas émergent alors de grandes figures féministes comme Alexandra Kollontaï et Rosa Luxembourg. 16 Mis en place par la République, le droit de vote des femmes sera d’ailleurs aboli par le régime franquiste en 1939. 17 La Chambre des députés avait pourtant voté dès 1919 l’égalité politique mais, en refusant de la suivre, le Sénat a bloqué cette réforme. Dominé par les radicaux, le Sénat laïque craignait en effet que le vote féminin ne favorise une réaction cléricale. Le vote, un droit globalement reconnu La Grande Guerre a momentanément stoppé l’action d’un mouvement suffragiste occidental très organisé et déterminé depuis la seconde moitié du xixe siècle – à l’image de la force de frappe de la National Union of Women’s Suffrage Societies (NUWSS) au Royaume-Uni, composée de 480 sociétés et possédant 53 000 membres en 1914. La question des droits politiques des femmes rejaillit cependant dès 1918. Ayant fait la preuve tant de leur patriotisme que de leur civisme pendant la guerre – comme le montrent les figures symboliques, et très féminines, des marraines et des infirmières de guerre 14 –, les femmes réclament à nouveau, dès la fin du conflit, d’être enfin traitées comme des citoyennes à part entière. Certains États, comme la Russie soviétique, l’Allemagne 15 ou les États-Unis, leur accordent ce droit sans réserve dès 1918-1919. Mais d’autres, et non des moindres, posent un certain nombre de conditions à l’exercice de la citoyenneté des femmes. Au Royaume-Uni par exemple, seules les femmes de plus de 30 ans obtiennent le droit de vote en 1918, alors que les hommes en sont dotés dès leur majorité à 21 ans. Il faudra attendre 1928 pour que le suffrage soit vraiment universel au Royaume-Uni et 1931 pour que ce dernier s’applique en Espagne 16. Quant à la France, elle n’accordera finalement ce droit aux femmes qu’en 1944 17, avec une guerre de retard. Christelle Taraud * * Enseigne dans les programmes parisiens de Columbia University, Vassar et Wesleyen College et New York University. Membre du Centre de recherche en histoire du xixe siècle (universités Paris I et Paris IV). Auteur de La Prostitution coloniale. Algérie, Tunisie, Maroc (1830-1962), Payot, Paris, 2003 et 2009, et de « Amour interdit ». Marginalité, prostitution, colonialisme (Maghreb, 1830-1962), Petit Bibliothèque Payot, Paris, 2012. Bibliographie ●● Christine Bard, Les Garçonnes. Modes et fantasmes des années folles, Flammarion, Paris, 1998 ●● Christine Bard, Les Femmes dans la société française au xxe siècle, Armand Colin, Paris, 2001 ●● Françoise Thébaud (dir.), Histoire des femmes en Occident. Le xxe siècle, Plon, Paris, 1992 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 53 dossier L’Été 14 : d’un monde à l’autre Les États-Unis au cœur des métamorphoses de la puissance Pierre Buhler * * Pierre Buhler, diplômé de l’École des hautes études commerciales (HEC) et de Sciences Le siècle écoulé depuis le déclenchement, en Europe, du premier conflit mondialisé a été, sans surprise, celui d’administration (ENA), est diplomate et a servi à Varsovie, Moscou, Washington, de la transformation la plus radicale des modalités New York et Singapour. Il a enseigné de la puissance, de son expression et de sa méthode. Celle-ci les relations internationales à Sciences Po a été canalisée dans un ordre politique et juridique pensé et est l’auteur de La Puissance par les États-Unis, un ordre incarné par la Charte des Nations au XXI siècle (CNRS Éditions, 2011) . Unies. La puissance s’est également métamorphosée dans ses formes, avec le modèle nouveau de la construction européenne ou encore les conséquences de la « révolution numérique », qui a permis à des groupes et à des individus de défier les États sur des terrains qui apparaissaient jusqu’alors comme leur domaine réservé. Pour autant, les ressorts profonds de la puissance n’ont pas cessé de façonner l’ordre du monde. Po, ancien élève de l’École nationale e 1 1914. Un nouveau « siècle de l’Europe » semble s’être ouvert. Toute la puissance étatique est concentrée sur ce qui ne s’appelle pas encore le Vieux Continent. Les quelque 200 souverainetés de l’Europe médiévale se sont réduites à une vingtaine d’États-nations et empires qui dominent l’essentiel de l’Afrique, du ProcheOrient et de l’Asie. Seules les Amériques, émanation de l’Europe, échappent à cette emprise, grâce au maniement habile, par les États-Unis, de la doctrine dite de Monroe. La course à la puissance, de l’impérialisme au commerce Mais bien plus que les colonies, le déterminant – et la mesure – de la prééminence 54 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 européenne est la production industrielle, qui diffuse la prospérité, dans un cercle vertueux où interagissent l’enseignement, les inventions, des gains de productivité spectaculaires, l’envolée des courbes démographiques, les capitaines d’industrie, l’accumulation primaire du capital, un commerce conquérant et la toute-puissance du machinisme. Le capitalisme industriel triomphe. La part de l’Europe et de cette extension du continent européen que sont les ÉtatsUnis représente alors 86 % de la production industrielle mondiale. Trois puissances, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et les États-Unis, en assurent plus de la moitié, alors qu’ils cumulent à peine un dixième de la population. 1 L’auteur s’exprime ici à titre personnel. © AFP L’industrie, c’est aussi la mobilité des capitaux et, plus encore, celle des biens, c’està-dire le commerce. Fer de lance de l’aventure industrielle, la Grande-Bretagne a, tout au long de la fin du xixe siècle, façonné l’ordre international pour garantir ses débouchés, en forgeant l’environnement juridique et politique le plus à même de servir ses intérêts – liberté des mers, normes commerciales et financières, stabilité des changes grâce au Gold Sterling Standard… Le degré d’internationalisation de l’économie, par les échanges – malgré les tarifs douaniers – ou la mobilité des capitaux, atteint lors de cette « première mondialisation », ne sera retrouvé qu’au milieu des années 1980. Sans même mentionner l’émigration de dizaines de millions d’Européens vers le Nouveau Monde, la main-d’œuvre se déplaçait sans permis de séjour ou de travail. Certaines années, la GrandeBretagne exportait jusqu’à 9 % de son PIB en investissements directs, et d’autres pays lui emboîtaient le pas, se projetant en Russie, dans l’Empire ottoman, en Amérique latine. L’idée s’était enracinée que cette mondialisation capitaliste en cours depuis un demi-siècle et l’intégration économique des nations dissoudraient les antagonismes politiques. The Great Illusion, un ouvrage publié en 1910 qui professait cette thèse, connut un immense succès et son auteur, Sir Norman Angell, sera couronné, pour l’ensemble de son œuvre, par le prix Nobel de la paix en 1933. Mais d’autres idées ont prospéré au cours des décennies qui ont précédé la Grande Guerre, comme la « géographie politique », dont le fondateur, Friedrich Ratzel, applique la logique du « darwinisme social » aux États, qu’il voit régis par les lois du vivant. Ce sont les réalités géographiques qui dictent la politique de l’État, la Realpolitik, pour se ménager un « espace vital » (Lebensraum) et se hisser sur l’échelle de la puissance. Le nationalisme a lui aussi fleuri, enclin à penser et à décrire la cause nationale comme une singularité de l’histoire, qu’il s’agisse de l’« exceptionnalisme » américain ou du Sonderweg (« chemin particulier ») allemand. La puissance industrielle est également le socle de la puissance militaire. L’irrésistible ascension de l’Allemagne ne se dément pas mais, privée du génie diplomatique d’Otto von Bismarck, elle emprunte une voie plus incertaine, voire inquiétante lorsque, en 1898, l’amiral von Tirpitz obtient le lancement d’un plan de construction d’une marine de guerre capable de rivaliser à terme avec celle de la GrandeBretagne. Le Two Powers Naval Standard, qui veut que la Royal Navy dispose toujours d’un potentiel au moins égal à celui, agrégé, des deux marines de guerre suivantes, est menacé. La normalité de la guerre Cette montée en puissance provoque la lente coalescence des trois puissances européennes concernées par une altération continue de l’équilibre sur le continent. La France et la Russie, tout d’abord, auxquelles se joint la Grande-Bretagne pour la Triple-Entente. Sont ainsi dessinées les formations dans lesquelles l’Europe s’achemine vers la guerre, en un nombre de circonstances qui ont chacune, certes, valeur explicative, mais qui s’effacent devant l’écho lointain du constat de Thucydide Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 55 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse : « la cause véritable de la guerre était la puissance à laquelle les Athéniens étaient parvenus ». L’Europe s’y dirige d’autant plus facilement que la guerre est alors un mode parfaitement légal de conduite des relations internationales et de règlement des différends. Suscités par les horreurs des guerres de Crimée puis de Sécession, les efforts d’encadrement juridique des conflits se sont limités au jus in bello – le droit qui s’applique à la conduite des hostilités, le droit humanitaire, la protection des populations civiles… – sanctionné par les conventions de Genève (1864) et de La Haye (1899). Les tentatives d’encadrer le jus ad bellum, c’est-à-dire les motifs justifiant le recours à la guerre, n’ont abouti qu’à imposer une obligation de déclarer formellement la guerre et à limiter le droit de faire la guerre pour recouvrer une créance (conventions de La Haye et DragoPorter de 1907). La guerre reste un droit de l’État souverain, et les considérations sur la « guerre juste » qui ont, depuis Érasme, animé les réflexions des plus grand esprits ne pèsent guère devant la raison d’État. La guerre est légale, et ceux qui l’estiment légitime ne sont pas en peine de trouver les arguments pour la justifier. La naissance des totalitarismes Le déchaînement de la puissance militaire et, plus encore, l’échelle industrielle que revêt la guerre déclenchée à l’été 1914, très vite sans rapport avec ses enjeux initiaux, forment la matrice d’un ordre politique international foncièrement nouveau, malgré les apparences de continuité. D’abord, en créant les conditions d’une concentration du pouvoir, dans des proportions inédites, dans les mains de l’État. Avant même la fin des hostilités, la révolution russe est certes, d’abord, une entreprise de conquête du pouvoir, mais aussi une vision du monde, l’une et l’autre menées et formulées par un même stratège, Lénine, qui voit dans la guerre le bout de la route du capitalisme et de son avatar qu’est l’impérialisme. Et le prélude à l’« incendie mondial » de la révolution. L’échec, en 1920, de la tenta56 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 tive de le propager par la voie des armes et la posture, qui s’ensuit, de « socialisme dans un seul pays » constituent le cadre de la première aventure totalitaire. Une autre entreprise comparable prospère sur les décombres de la guerre et sur le ressentiment nationaliste entretenu par le règlement de paix, avec le fascisme, d’abord, en Italie, puis avec son incarnation nazie. Quinze ans après l’armistice, les totalitarismes qui hanteront le xxe siècle sont solidement établis au cœur de l’Europe. En affectant, en 1938, 52 % de la dépense publique aux dépenses militaires, le régime nazi mobilise sans retenue la puissance industrielle de l’Allemagne dans un nouveau projet impérial dont Hitler considère qu’elle a été injustement privée. L’Amérique, force de rappel Le second élément fondateur de cet ordre international est l’irruption sur la scène européenne de cette jeune puissance, extérieure au continent, que sont les États-Unis, qui se sont laissé convaincre de se porter au secours des alliés de l’Entente. Sur fond de sympathie pour leur cause et de solidarité anglo-saxonne, mais plus encore parce que le président Wilson comprend que son pays ne peut se complaire dans l’illusion de la sécurité, à l’abri des deux océans qui la protègent et que sa sphère de responsabilité doit désormais couvrir la planète entière. Son approche est proprement révolutionnaire. L’ancien professeur de droit constitutionnel qu’est Thomas Woodrow Wilson entend étendre à la société internationale la méthode qui a fondé la concorde civile au sein de la société politique américaine : les institutions, la règle de droit, les procédures destinées à garantir aux nations la liberté dont jouissent les individus et « rendre le monde plus sûr pour la démocratie ». Il s’agit d’éviter que l’Europe, une fois pansées les plaies de la guerre, retombe dans les errements séculaires de la puissance et de la destruction. C’est le sens des principes consignés dans ses « quatorze points » du 8 janvier 1918 – droit à l’autodétermination, transparence des traités… – et des mécanismes – la Société des Nations, « une Ce retrait des États-Unis et leur repli isolationniste consacrent la faillite, consommée bien avant 1939, de ce système de sécurité collective face aux changements rapides de la tectonique de la puissance. Ce n’est que lorsque les succès foudroyants de la Wehrmacht face à l’Armée rouge, pendant l’été 1941, laissent entrevoir un effondrement de l’URSS et la perspective d’une domination du continent eurasiatique par l’Allemagne et le Japon que les États-Unis descendent dans l’arène internationale. Et il faut l’attaquesurprise contre Pearl Harbor pour précipiter la puissance américaine dans le conflit, lui conférant enfin sa dimension mondiale. Les États-Unis, architectes de la domestication de la puissance Les États-Unis acceptent ainsi ce qu’ils ont toujours refusé, une alliance – de circonstance, certes, s’agissant de l’Union soviétique, mais indispensable à la victoire finale. Surtout, ils préparent le système qui permettra d’assurer la sécurité, présente et future, de l’Amérique – et aussi celle du monde, tant l’une et l’autre apparaissent désormais indissolublement liées. Les fondements en ont été jetés avant même l’entrée des États-Unis en guerre, dans la Charte de l’Atlantique adoptée le 14 août 1941 par Franklin D. Roosevelt et Winston Churchill. La Charte de l’Atlantique consacre les libertés nécessaires à la paix dans le monde, celle des individus de ne pas vivre dans la crainte et l’oppression (« freedom from fear and want »), celle des peuples de choisir leur gouvernement, la liberté de l’accès au commerce et aux matières premières, la liberté des mers. Y figurent égale- Un siècle de commerce de marchandises Exportations mondiales par régions (en milliards de dollars constants de 1990) En 1913 24,0 Amérique du Nord Europe 136,6 26,3 Asie-Océanie 14,6 10,9 Amérique latine et Caraïbes Afrique En 1973 248,7 901,0 377,6 97,2 66,2 En 1998 1 002,1 2 727,7 154,3 1 646,9 286,0 Source : Angus Maddison, The World Economy: Volume 1: A Millennial Perspective and Volume 2: Historical Statistics, 2006. Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014 assurance à 99 % contre la guerre » – que Wilson tente de faire adopter par les dirigeants européens. Il ne les convainc qu’à moitié mais, surtout, il échoue à convaincre ses propres compatriotes, plus sensibles aux mises en garde de George Washington contre les « empêtrements étrangers » et de John Quincy Adams contre la tentation de chercher partout des « monstres à anéantir », au risque d’y perdre son âme. ment l’objectif d’une coopération économique internationale ainsi que le renoncement à l’usage de la force. Ces principes seront ensuite repris dans la Charte des Nations Unies. Ils emportent comme conséquence que, selon les termes d’un proche conseiller de Franklin D. Roosevelt, « l’ère de l’impérialisme est révolue » – en clair, que les jours de la colonisation sont comptés. Mais surtout, ils seront, à la différence de ceux de Wilson, portés par l’engagement plein et entier de la puissance américaine, légitimée Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 57 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre par la victoire, dans l’administration de l’ordre ainsi esquissé. Un ordre inspiré par l’idéalisme wilsonien, mais inscrit dans le réel par des mécanismes qui font droit à la distribution de la puissance dans le monde de l’après-guerre : un directoire des grandes puissances pour administrer, au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies, la « paix et la sécurité internationales », des principes et règles de droit bien définis, des institutions pour promouvoir les normes et les valeurs sur lesquelles reposent l’ordre, le libreéchange et la stabilité monétaire. Franklin D. Roosevelt laisse en viatique à ses successeurs le postulat d’une quasi-identité entre l’intérêt national des États-Unis et l’intérêt collectif, préfiguration de la notion de « bien public mondial ». Malgré toutes les contraintes qu’elle impose aux États-Unis, la Charte des Nations Unies signée à San Francisco le 26 juin 1945, qui incarne ce « bien », est ratifiée par le Sénat américain par 89 voix contre deux. Ce mariage de raison entre le droit et la morale, d’une part, la force d’autre part, est cependant rapidement réduit par la guerre froide au seul second terme de cette alliance, ne laissant la parole qu’à la force et à l’équilibre. Alors que les arsenaux nucléaires déterminent pendant près d’un demi-siècle l’état de « paix impossible, guerre improbable » si bien qualifié par Raymond Aron, l’ordre qui embrasse le monde occidental sous l’hégémonie américaine forme le creuset de l’éclosion des nouvelles voies de la puissance. À base de libéralisme politique et d’économie de marché, cet ordre a constitué un écosystème favorable au développement de l’« interdépendance complexe » entre les États avancés, à cette aventure singulière qu’est la construction européenne, à la révolution numérique, ferment de la « deuxième mondialisation » de l’économie, et, enfin, à la propagation des idéaux démocratiques. L’« interdépendance complexe » Conçues pour éviter la répétition des dévaluations compétitives et des excès du 58 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 protectionnisme qui avaient empoisonné les relations internationales dans l’entre-deuxguerres, les institutions de Bretton Woods et le GATT (General Agreement on Tariffs and Trade, Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) définissent le périmètre du « monde libre » et réunissent les conditions de sa prospérité. Cet environnement favorable a permis des taux de croissance spectaculaires, au Japon, en Europe occidentale, fondant la puissance de l’Ouest sur une base économique solide et un différentiel de plus en plus béant avec le potentiel du camp soviétique, en même temps qu’une intégration qui allait en se renforçant par le jeu de l’expansion des entreprises transnationales. L’observation de ce processus a donné naissance à la théorie dite de l’interdépendance, formulée par deux universitaires américains, Robert Keohane et Joseph Nye. Ceux-ci ont relevé que l’arène internationale était de moins en moins le monopole des États, tant elle était investie par des entreprises multinationales, mais aussi des groupes de pression et organisations non gouvernementales à vocation transnationale, limitant l’autonomie des États et liant ceux-ci dans des réseaux complexes d’interdépendance et de processus d’intégration. La construction européenne Cet environnement est également favorable, dans cette Europe constituée, du côté des vainqueurs comme des vaincus, de « grands brûlés » des excès de la puissance, au déploiement d’un authentique processus d’intégration régionale. Il procède de l’exigence américaine d’une administration multilatérale du plan Marshall, de la création du Conseil de l’Europe, outil d’intégration par la culture et le droit, et surtout de la proposition, au printemps 1950, de Jean Monnet et Robert Schuman d’une approche radicalement nouvelle de la « question allemande ». La solution réside dans la réconciliation franco-allemande, qui doit s’enchâsser dans une construction européenne, au rebours de la logique séculaire de la puissance. Ce choix fondateur, la remilitarisation de l’Allemagne de l’Ouest dans le giron atlantique suite à l’échec en 1954 de la Communauté européenne de défense (CED), et le fiasco, en 1956, de l’expédition francobritannique à Suez – prélude à la décolonisation – ont formé la matrice de l’Europe et écrit les grands chapitres de son histoire contemporaine. Un demi-siècle plus tard, cette entreprise a embrassé une large partie du continent, a accéléré son unification politique et économique, et fondé un nouveau modèle de relations internationales en son sein. au point de définir un nouvel espace de pouvoir, cette capacité amène, outre les entreprises, une myriade d’autres « acteurs » – ONG, réseaux sociaux, terroristes, lanceurs d’alerte (whistle blowers) tels que Julian Assange ou Edward Snowden… – à éroder les apanages des États, ces monopoles qui en faisaient les acteurs centraux et incontestés de l’arène internationale. La « révolution numérique » L’ordre libéral instauré après 1945 par les alliés occidentaux a défié le bloc communiste sur le terrain de l’idéologie, celui où sa supériorité était prétendument la plus manifeste, et a, par l’effet du soft power, contribué à sa dislocation qui s’est opérée en deux ans, entre 1989 et 1991 – même si le mérite premier en revient aux peuples soumis au joug soviétique. L’essayiste Francis Fukuyama avait alors, par un article au titre provocateur, voulu voir là une confirmation de la thèse hégélienne du « sens de l’histoire ». D’abord en faisant valoir que la « lutte pour la reconnaissance », postulée par le philosophe allemand Hegel, restait une force motrice de l’humanité – on vient à nouveau de la voir à l’œuvre en Ukraine en ce début de 2014. Ensuite en soulignant que la diffusion constante des technologies et de l’ordre libéral économique exerce un effet d’homogénéisation. L’aspiration à la liberté et à la démocratie, si elle peut être l’outil d’un affrontement entre systèmes politiques, est d’abord le fruit d’un processus multiforme qui embrasse les sociétés au fur et à mesure de leur développement. Et autant une phase d’industrialisation primaire peut s’accommoder d’un régime autoritaire, autant celui-ci, même sophistiqué, est inadapté pour gérer la complexité des « économies de la connaissance » que sont désormais les pays avancés. Répudiant les prétendues « valeurs asiatiques », nombre de pays de ce continent ont rallié l’ordre libéral, et accédé à la modernité. L’Amérique latine, en proie aux coups d’État et aux juntes militaires pendant des décennies, s’est largement libérée de ces fléaux. En 2011, plusieurs pays arabes ont à leur tour emprunté cette voie. Avec des convulsions et des retours La rivalité militaire avec l’URSS a servi de catalyseur, grâce à une pléthore de programmes de recherche aux États-Unis, à une suite de percées dans les technologies du calcul et des communications. Les synergies entre ces technologies ont engendré un enchaînement vertueux qui a transformé l’ordre du monde. Elles permettent la reproduction et la transmission de l’information à des coûts marginaux unitaires décroissant vers l’infinitésimal. En érigeant le langage numérique en langage universel, elles autorisent également l’abolition des distances, le traitement de cette information en réseau, l’interconnexion sans limites des nœuds et l’intégration complète des réseaux. Grâce à la révolution numérique, l’entreprise multinationale est devenue la colonne vertébrale de l’économie mondiale : 80 % de la production industrielle repose sur un millier seulement de ces entreprises, et la finance est largement intégrée à l’échelle de la planète. Le champ de l’économie politique nationale s’est rétréci comme une peau de chagrin, conférant à ce système une extraordinaire autonomie vis-à-vis de toute autorité de régulation, État ou banque centrale. Des milliards d’individus et des millions d’organisations peuvent en outre interagir grâce à ce réseau sans organisation centralisée et hiérarchisée qu’est Internet, donnant corps à cette capacité humaine à « agir de concert » que Hannah Arendt avait définie, en un raccourci saisissant, comme l’essence du pouvoir. Démultipliée par la logique de réseau La propagation des idéaux démocratiques Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 59 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre en arrière, inévitables, mais qui font partie intégrante du processus, aujourd’hui comme au long du siècle écoulé. Et il suffit de comparer une carte des libertés politiques entre 1914 et 2014 pour mesurer le chemin parcouru. Les trois mondes En ce début de xxie siècle, l’expression, les modalités, la « grammaire » de la puissance se sont profondément métamorphosées, même si ses ressorts profonds restent invariables. Un modèle empirique, mais pertinent, pour décrire ces modalités est celui d’une caractérisation des États en fonction de leur développement historique, qu’a énoncée le diplomate et essayiste britannique Robert Cooper en subdivisant le monde en trois grands ensembles – prémoderne, moderne et postmoderne. l L’ensemble prémoderne est défini par des constructions politiques issues des vagues de décolonisation, formations fragiles qui ne correspondent guère à la définition wébérienne de l’État, unique détenteur du monopole de la violence légitime, dont l’autorité centrale est défiée par des régions insoumises, des factions, des « chefs de guerre ». C’est là que germent non seulement la plupart des conflits et guerres civiles qui interpellent la conscience – justifiant quelquefois l’intervention –, mais aussi le pouvoir de nuisance des activités criminelles qui, à l’instar des camps d’entraînement d’AlQaida, peuvent se développer impunément hors d’atteinte de la responsabilité étatique. l Toujours engagé dans une phase d’industrialisation rapide, le monde moderne est celui du système interétatique classique, « westphalien ». Il est ordonné par l’équilibre, par la force garante 60 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 de la souveraineté et de la sécurité, et réglé par la Charte des Nations Unies et les procédures, plus ou moins fiables, pour en faire respecter les prescriptions. C’est un monde constamment menacé de bouleversements, à la faveur de la redistribution de la puissance, avec l’apparition des puissances émergentes – Chine, Inde, Brésil, Mexique, Afrique du Sud, Indonésie, Turquie… – qui éprouvent le besoin de convertir leur prospérité nouvelle en force militaire. C’est là que l’on trouve aussi la Russie, revenue en force après une période de relative éclipse, résolument ancrée dans ce monde et déterminée à regagner les positions perdues suite à la dislocation de l’Union soviétique. l Le monde postmoderne, enfin, formé par la communauté des États aux économies avancées, et qu’illustre au mieux la construction européenne. Fondée sur les principes d’interférence mutuellement acceptée dans les affaires intérieures, de transparence réciproque, de sujétion des conduites étatiques à des disciplines consenties et à un ordre juridictionnel agréé, de partage des compétences étatiques dans nombre de domaines, cette démarche rend caduque la logique millénaire de la force militaire. Même si elle n’évacue pas les intérêts nationaux et les rapports de force, le modèle qu’elle dessine est celui qui se rapproche le plus du projet kantien de « paix perpétuelle ». Pour autant, ces États ont un pied dans les deux autres « mondes », et à chaque fois que leurs sociétés politiques succombent à la tentation de l’irénisme et de la complaisance, des éruptions telles que le 11 Septembre ou la crise russo-ukrainienne de 2014 et l’annexion de la Crimée les rappellent brutalement à la réalité des épreuves de force et des rapports de puissance. n Ò POUR ALLER PLUS LOIN Les États-Unis et la Grande Guerre : de la neutralité à l’échec de l’idéalisme wilsonien La politique de neutralité, puis la participation des États-Unis à la Grande Guerre servirent de toile de fond à l’émergence du wilsonisme, qui a durablement marqué le discours américain en politique étrangère. Les principes associés au wilsonisme – la démocratie, l’anti-impérialisme, le droit international et le libre-échange – ne sont pas le simple fait de Wilson 1, mais ce dernier sut synthétiser ces notions héritées du libéralisme et les intégrer en un système théorique cohérent. Fortement idéologique, voire idéaliste, le wilsonisme, qui ne fut pourtant pas dénué par certains aspects d’un réalisme prenant en compte les intérêts américains, se heurta à l’épreuve des réalités internationales. Plusieurs raisons expliquent son échec, de la personnalité complexe d’un président persuadé de détenir la seule vérité au contexte politique national et international, en passant par la forme même du discours wilsonien et son langage, empreint d’un moralisme humaniste dont l’idéalisme ne pouvait que désappointer une fois confronté à la réalité. 1914-1917, une politique de neutralité Lorsque le conflit éclata en 1914, les États-Unis annoncèrent leur intention d’observer une stricte neutralité. Aucun intérêt américain n’était directement mis à mal par une guerre marquée par les velléités impérialistes d’une Europe patriotique. Les États-Unis se gardèrent donc de toute promesse envers les belligérants, d’autant que le sentiment pacifiste était vif chez les Américains, en particulier dans les milieux progressistes ou religieux. Cette position de neutralité semblait également nécessaire en termes de politique intérieure, dans un contexte où de nombreux citoyens et résidents étaient nés à l’étranger. Le président Wilson craignait Thomas Woodrow Wilson (1856-1924), vingt-huitième président des États-Unis, a été élu pour deux mandats de 1913 à 1921. 1 en effet pour la sécurité du pays, en imaginant que les sympathisants des deux camps se déchireraient sur le sol américain. Ainsi, certains Américains soutenaient l’Entente, la Grande-Bretagne par affinités culturelles ou linguistiques, la France pour son soutien lors de la révolution américaine. Mais d’autres étaient favorables aux Empires centraux. Les Américains d’origine irlandaise étaient notamment hostiles à la Grande-Bretagne tandis que ceux d’origine allemande prenaient fait et cause pour la mère patrie. Le 4 août 1914, le président Wilson signa la proclamation de neutralité et demanda à ses concitoyens de rester neutres le 18 août. La politique de neutralité de Wilson s’attira les foudres de Theodore Roosevelt qui la qualifia de pleutrerie sans nom. L’ancien président estimait en effet qu’une intervention américaine était une nécessité morale afin de contrer la barbarie allemande. Les exactions commises en Belgique l’avaient convaincu très tôt du devoir des États-Unis. Mais Th. Roosevelt y voyait aussi une occasion de raviver les alliances américaines en Europe et de privilégier la relation entre la Grande-Bretagne et les États-Unis. Surtout, la politique de neutralité de Wilson manquait de vision, ce qui était en partie lié à la pratique politique d’un président prenant nombre de décisions seul. Les pays engagés dans le conflit en Europe ne semblaient pas davantage comprendre les décisions du président Wilson que certains de ses conseillers. Malgré les critiques acerbes de Th. Roosevelt et des partisans d’une intervention armée, Wilson maintint sa politique de neutralité jusqu’en 1917, soutenu par une opinion américaine hostile à la guerre. Le slogan de la campagne pour la réélection de Wilson en 1916 ne laissa pas de doute quant à la popularité de la neutralité américaine : « Grâce à lui, nous avons évité la guerre » (He kept us out of war). Pourtant, l’opinion publique américaine était tenue au courant des méfaits commis par les Allemands, et l’indignation qui suivit le torpillage du paquebot Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 61 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre britannique Lusitania le 7 mai 1915 par l’armée allemande, lors duquel 128 civils trouvèrent la mort, fut grande. L’entrée en guerre inéluctable des ÉtatsUnis donna ainsi lieu à un profond renversement de l’opinion publique, grâce au rôle central de la presse et de la propagande. De la neutralité à l’entrée en guerre Alors que le président Wilson rêvait sûrement de jouer les conciliateurs et d’imposer une paix durable, maintenir la neutralité devint de plus en plus délicat avec l’enlisement du conflit. Les liens économiques privilégiés avec la Grande-Bretagne et ses alliés rendaient de fait la neutralité américaine difficile à observer, d’autant que Wilson ressentait davantage de sympathie pour l’Entente que pour les Empires centraux – à l’instar de son proche conseiller Edward House, envoyé en Europe en 1915 et en 1916. En outre, la menace que représentait une potentielle victoire de l’Allemagne pour la sécurité américaine devint plus pressante dans un contexte où l’Allemagne, violant les droits de la neutralité américaine, déclara le 31 janvier 1917 la guerre sous-marine totale et fit couler en mars quatre navires américains. Le télégramme Zimmermann, promettant au Mexique le soutien de l’Allemagne en cas de conflit contre les États-Unis, publié par les journaux américains, suscita l’indignation de l’opinion publique 2. Ainsi, l’entrée des États-Unis dans la Grande Guerre en avril 1917 donne lieu à plusieurs interprétations historiques. Certains soulignent l’influence d’un complexe militaro-industriel et financier soucieux de préserver ses intérêts économiques 3. D’autres y voient la marque d’une élite politique voulant assurer la victoire d’un capitalisme libéral en réaction au militarisme, au colonialisme et au communisme. D’autres encore insistent sur la position stratégique Le 22 février 1917, le service britannique chargé du décryptage parvint à décoder un télégramme envoyé par le ministre allemand des Affaires étrangères, Arthur Zimmermann, à l’ambassadeur d’Allemagne à Washington qui annonçait l’imminence d’une guerre sous-marine totale et présentait des projets d’alliance avec le Mexique destinés à empêcher toute intervention des États-Unis dans la guerre en Europe. L’interception du message produisit l’effet inverse en précipitant l’entrée en guerre des États-Unis. 3 C’est là la conclusion de l’enquête sénatoriale américaine de 1934-1935, qui a depuis été réévaluée par de nombreux historiens. 2 62 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 d’un président souhaitant imposer une paix durable et qui se trouva cependant confronté à la guerre sous-marine allemande. L’intervention militaire américaine fut décisive, arrivant à point nommé à un moment où les forces alliées étaient en proie à la lassitude. L’envoi massif d’hommes et de matériel en Europe donna aux Alliés un avantage non négligeable, effectif surtout pendant l’été 1918. Aux États-Unis, l’entrée dans le conflit fit du pouvoir fédéral le moteur principal de l’économie américaine et des changements sociaux, en sus de la préparation militaire. Le gouvernement régula la production, l’industrie, l’agriculture, les transports et les prix, organisa la conscription, contrôla l’opinion publique pour étouffer toute dissidence. La présidence en fut bouleversée. L’exécutif vit son rôle grandir, tant en politique intérieure, puisque Wilson tint à appliquer son programme de guerre, mais aussi à l’international, puisque, prophète de la paix, le président en vint à incarner les États-Unis ainsi qu’une certaine vision des relations internationales. En effet, l’intervention américaine fournit une justification morale au conflit : les démocraties d’Europe de l’Ouest, alliées avec les États-Unis et la Russie débarrassée du régime tsariste, combattaient pour la libération des peuples opprimés, contre la tyrannie. Une théorie à l’épreuve des réalités internationales La conception wilsonienne de l’intervention américaine dans la Grande Guerre fut dès le départ celle d’une croisade pour la démocratie. La foi chrétienne du président Wilson, sa croyance en la démocratie et sa conviction que les États-Unis avaient un rôle spécial à jouer dans l’histoire prévalurent. Selon Wilson, les causes de la guerre tenaient à deux facteurs : les systèmes autocratiques, dans lesquels le pouvoir politique était monopolisé par une élite aux dépens de l’ensemble de la population, et l’oppression des minorités ethniques par les groupes dominants politiquement. Il estimait que des États libres et démocratiques garantiraient une paix universelle. Ce fut là le fondement du programme que le président Wilson présenta en quatorze points dans son message au Congrès le 8 janvier 1918. À l’issue du conflit, l’arrivée du président Wilson en Europe pour participer à la conférence de la Paix débutant le 18 janvier 1919 donna lieu à des scènes de liesse populaire sans pareilles. Accueilli en héros, il incarnait pour les populations européennes la promesse d’un nouvel ordre mondial et d’une nouvelle approche des relations internationales. Le contraste entre la théorie politique de Wilson et la pratique, perceptible dès le début de la conférence, n’en fut que plus douloureux. Les puissances victorieuses qui dominaient politiquement et économiquement le monde n’étaient pas vraiment prêtes à abandonner leur ascendant ni à compromettre leurs intérêts nationaux. Ainsi, le principe d’équilibre entre les nations, cher à Wilson, fut dès le départ compromis, y compris parmi les nations qui avaient gagné la guerre. En effet, les débats pendant la conférence furent dominés et dirigés par cinq grandes puissances, les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, l’Italie et le Japon. Cette domination des puissances fut relayée par le projet de la Société des Nations (SDN), présenté le 28 avril par Wilson, puisqu’il leur assurait un siège permanent au Conseil de la nouvelle organisation. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, clef de voûte du système international wilsonien, ne fut pas respecté pour les colonies des empires français et britannique. Les principes présentés comme universels ne devaient donc s’appliquer qu’aux populations occidentales blanches. L’échec du traité de Versailles Lorsque le Sénat américain refusa d’autoriser la ratification du traité de Versailles le 19 mars 1920, Wilson ne s’attendait pas à ce désaveu total de sa politique. Il était persuadé que le pouvoir du président en politique étrangère était absolu, et que le Sénat serait obligé de le soutenir dans ses décisions. Outre ce que l’on pourrait appeler l’aveuglement du président, plusieurs raisons expliquent cet échec : le choix de Wilson de demeurer presque six mois en Europe pour la conférence, excepté pour un bref retour à Washington, avait excédé plus d’un de ses compatriotes, d’autant que c’était la première fois que le chef de l’exécutif se rendait à l’étranger pendant son mandat. En outre, comble de l’ironie pour le chantre de la démocratie à l’international, Wilson ne semblait pas se soucier du choix démocratique exprimé dans son propre pays. En effet, alors que les élections de novembre 1918 avaient redonné la majorité du Congrès aux républicains, Wilson ne choisit pas une délégation reflétant ce choix de l’opinion publique américaine pour l’accompagner à Paris. Erreur politique majeure, Wilson ne prêta pas attention à l’opposition législative qui se dessina bien avant que le traité fût soumis au vote. Certains de ses concitoyens virent l’affiliation des États-Unis à la SDN comme une perte de souveraineté nationale. Le refus du Sénat de voter en faveur du traité sonna le glas de la participation américaine au processus de paix, et les États-Unis s’isolèrent de nouveau diplomatiquement. L’influence du wilsonisme La politique étrangère du président Wilson a eu une influence considérable, notamment en termes idéologiques et discursifs. L’échec de Versailles et l’impopularité de Wilson après 1920 firent cependant que son impact sur la politique étrangère américaine fut quelque peu déconsidéré jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est au moment de la création d’un nouvel ordre international après 1945 que Wilson fut à nouveau reconnu et célébré comme l’instigateur d’une vision de la paix universelle, comme un précurseur et un visionnaire d’un ordre mondial. Le wilsonisme, défini par un idéalisme, inspira et inspire toujours un discours teinté de religiosité et empreint de valeurs politiques aux accents messianiques. De nos jours, l’influence de Wilson se retrouve tant chez les démocrates que chez les républicains qui ont la volonté de façonner un ordre international libéral pérenne selon des valeurs américaines. Claire Delahaye * * Ancienne élève de l’École normale supérieure de Lyon, maître de conférences à l’université François-Rabelais de Tours et membre du centre de recherches « Interactions culturelles et discursives ». Sa thèse, dirigée par Serge Ricard, a obtenu le prix de thèse de la Sorbonne Nouvelle et a été publiée sous le titre Wilson contre les femmes aux Presses de la Sorbonne Nouvelle en 2012. Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 63 dossier L’Été 14 : d’un monde à l’autre Les conséquences économiques de la Grande Guerre Markus Gabel * * Markus Gabel est rédacteur-analyste à la revue Problèmes économiques de La Grande Guerre constitue une matrice pour le XXe siècle. Catastrophe fondamentale du XXe siècle selon la formule de l’historien et diplomate américain George F. Kennan, elle marquerait non seulement une discontinuité totale avec le passé mais contiendrait également en germe la Seconde Guerre mondiale et la guerre froide. D’autres historiens soulignent en revanche les continuités avec l’époque coloniale, voire avec l’ensemble des tendances du XIXe siècle. Selon eux, la Grande Guerre aurait agi comme un accélérateur tout en s’inscrivant dans un continuum historique. C’est à l’aune de ces différentes interprétations qu’il convient d’analyser ses conséquences économiques. La Documentation française et chercheur associé au Centre d’information et de recherche sur l’Allemagne contemporaine (CIRAC). Comprendre les conséquences économiques de la Grande Guerre ne peut se faire sans évoquer au préalable les dévastations colossales que cette confrontation a causées. Aux dix millions de morts qui ont déformé la pyramide démographique des pays combattants pour de nombreuses décennies s’ajoutent les destructions matérielles de grande ampleur, maisons, usines, infrastructures. Des régions entières, dont un grand nombre de villes, ont été détruites, surtout en Belgique et dans le nord de la France. Certains villages et outils de production ont disparu à jamais tandis que des terres agricoles devenaient inutilisables pour des décennies. L’économie mondiale devient multipolaire L’Europe sort très affaiblie des combats. Sa perte d’influence donne lieu à un effet de 64 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 balancier en faveur d’autres pays comme le Japon, la Chine – qui connaît un premier essor commercial international – et les États-Unis. Débiteurs de l’Europe avant 1914, les États-Unis deviennent après la guerre le premier bailleur de fonds mondial 1. Après 1945, ils s’imposent de loin comme la première puissance économique et financière mondiale et leur suprématie s’étend à la sphère sociale et culturelle. Tant l’économie de marché d’inspiration libérale que la société de consommation – The Americain way of life – se diffusent peu à peu à l’ensemble de la planète, y compris aux anciens pays communistes après la chute du mur de Berlin. Ayant supplanté 1 Le stock d’or américain a beaucoup progressé pendant la guerre et représente en 1919 environ la moitié du stock mondial. Voir Paul Bairoch, Victoires et déboires. Tome III. Histoire économique et sociale du monde du xVie siècle à nos jours, Gallimard, Paris, 1997. Un siècle de création de richesse dans le monde En 1913 Part du PIB par pays/territoires dans le PIB mondial (en %) 18,9 10,0 3,5 0,9 0,2 0,0 Moyennes emboîtées (avec isolement des valeurs supérieures) En 2008 x 26 30 000 PIB mondial (en milliards de dollars constants de 1990) 15 000 5 000 Planisphère oblique ; projection à compensation régionale. J. Bertin, 1953. NB : pour 1913, frontières de 1914, pour 2008, frontières de 2008. 1900 1925 1950 1975 Source : Angus Maddison, The World Economy: Volume 1: A Millennial Perspective and Volume 2: Historical Statistics, 2008. la livre sterling au lendemain de la Première Guerre mondiale, le dollar est resté jusqu’à ce jour la monnaie pivot du système monétaire international. Signé le 28 juin 1919 entre l’Allemagne et les Alliés, le traité de Versailles a amorcé une nouvelle organisation internationale, largement inspirée des « quatorze points » du président 2008 Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014 50 000 américain Woodrow Wilson. La création d’un forum de discussion international, incarné par la Société des Nations (SDN), annonce celle de l’Organisation des Nations Unies (ONU) en 1945, à laquelle viendront s’ajouter d’autres institutions comme le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale, le GATT (General Agreement on Tariffs and Trade, Accord général sur les tarifs Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 65 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre douaniers et le commerce), future Organisation mondiale du commerce (OMC). Si à l’issue de la Première Guerre mondiale les pays européens sont affaiblis et voient leur poids dans le monde diminuer, le conflit a également mis en lumière l’utilité d’une réconciliation entre les peuples du Vieux Continent, s’appuyant sur un projet européen commun et capable de garantir à la fois prospérité économique et sécurité. Pensé dans les années 1920 et 1930, ce projet est réalisé après 1945. Aujourd’hui, l’Union européenne est de loin la première puissance commerciale au monde. Son produit intérieur brut (PIB) équivaut à environ un quart du PIB mondial 2. La Grande Guerre constitue donc, en termes géostratégiques, le coup d’envoi d’un monde réellement multipolaire. Son effet sur la mondialisation économique et financière est cependant plus complexe. Avant 1914, le monde a connu une première mondialisation. Mais il s’agissait d’une « mondialisation coloniale », basée sur des situations de rente. Les deux guerres mondiales et la décolonisation ont mis fin à ce processus plaçant l’investissement et le développement au premier rang. Il faut attendre les années 1970 pour voir naître une nouvelle forme de mondialisation, portée par des flux d’échanges commerciaux comparables à ceux de 1900. Force est néanmoins de constater que les marchés financiers et les marchés du travail étaient plus intégrés il y a cent ans qu’ils ne le sont actuellement. En 1914, Londres était de loin le premier centre financier mondial. Les centres financiers se sont désormais multipliés même s’ils demeurent souvent liés à une aire géographique – comme Hong Kong, Sydney ou São Paolo –, signe d’un régionalisme qui se constitue en opposition à la mondialisation 3. Une tendance comparable est observable sur les marchés du travail, où la régulation actuelle des flux d’immigration aux niveaux local et régional, nettement plus stricte qu’en 1900, empêche une véritable intégration mondiale du facteur travail. Une expérience de l’inflation qui marque durablement les esprits L’inflation déclenchée pendant et après la guerre a également considérablement affaibli les pays européens. Le phénomène est alors tout à fait nouveau, puisque le xixe siècle a connu une grande stabilité monétaire. L’effort de guerre a ruiné les finances publiques des États 4. À la fin de la guerre, certains pays atteignent des seuils inédits d’endettement, un problème qui – à l’exception d’une courte période dans les années 1960 – les accompagne tout au long du siècle (voir infra). L’Allemagne doit faire face à la situation la plus difficile, aggravée notamment par les réparations prévues par l’article 231 du traité de Versailles 5. Fixées à la conférence interalliée de Londres en 1922 à 132 milliards de marks-or, ces réparations touchent un pays auquel le traité de Versailles a retiré une partie importante de son territoire – des régions très riches en matières premières et dotées d’une industrie sidérurgique puissante. Face à la crise économique qui s’installe, les gouvernements allemands successifs font donc marcher la planche à billets. L’inflation, qui avait déjà atteint 20 % par an pendant la guerre, s’emballe. Entre janvier 1921 et novembre 1923, les prix sont multipliés par dix milliards, réduisant à néant l’épargne de millions d’Allemands et contribuant à l’appauvrissement d’une grande partie de la population. Le souvenir, vivace en Allemagne, de cette expérience douloureuse explique la grande vigilance qu’accordent les actuels responsables politiques du pays à la stabilité monétaire et financière au sein de l’Union européenne. En Allemagne, la dette publique qui, avant la guerre, représentait un sixième du revenu national, s’élevait après à trois fois la richesse nationale. En France, la dette a triplé durant la guerre. 5 Les réparations, perçues par l’Allemagne comme une condamnation morale et un aveu de culpabilité, constituèrent une pomme de discorde majeure dans l’entre-deux-guerres entre Paris et Berlin. 4 Le produit intérieur brut (PIB) de l’Union européenne, de 16 634 milliards de dollars en parité de taux de change nominal en 2012, correspondait à 23,21 % du PIB mondial. 3 Georges-Henri Soutou, « L’héritage de la Grande Guerre : États souverains, mondialisation et régionalisme », Politique étrangère, no 1, printemps 2014, p. 41-54. 2 66 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 L’hyperinflation en Allemagne (1919-1923) 1 000 000 000 000 100 000 000 000 10 000 000 000 1 000 000 000 100 000 000 Des structures économiques plus rationnelles et plus sociales 10 000 000 La Grande Guerre a façonné un grand nombre de pratiques et de normes du xxe siècle ainsi que confirmé la prééminence économique et sociale du rôle de l’État. Au plan technique, les nécessités de la production en condition de guerre ont poussé l’industrie européenne à développer le travail à la chaîne imité des méthodes américaines. Le taylorisme et le fordisme se sont généralisés en Europe à cette occasion. L’appareil productif a ensuite entamé une phase de concentration. L’organisation plus moderne de la production s’étend à d’autres domaines comme les méthodes de vente avec le développement de la publicité. Le progrès technique prolonge la deuxième révolution industrielle et permet à la productivité d’atteindre des niveaux sans précédent. Cette hausse entraîne celle des investissements et des salaires, augmentant le bien-être de pans de plus en plus larges de la population. En matière fiscale aussi, la guerre a entraîné des changements. En France, un nouvel impôt direct, l’impôt sur le revenu, est mis en place à partir de 1914 pour faire face aux dépenses engendrées par l’effort de guerre. Son adoption conduit à la suppression en 1926 de l’impôt sur les portes et fenêtres remontant au Moyen Âge. Dans le Concert des grandes nations, la France est l’un 10 000 6 En pesant lourdement sur les rentiers, la guerre a mis la bourgeoisie au travail (A. Prost, La Croix, 14 janvier 2014). L’inflation progresse durant les années 1920 et, en 1928, le président Raymond Poincaré procède à une dévaluation du franc en le fixant à un cinquième de sa valeur de 1914. 100 000 Cours du dollar à la Bourse de Berlin 1 000 100 10 Variation de la Bourse 1 (base 1 : juil. 1919) Mai Septembre 1923 Janvier Mai Septembre 1922 Janvier Mai 1921 Janvier Mai Septembre 1920 Janvier Mai Septembre Janvier 1919 Source : “Lebendiges virtuelles Museum Online” (LeMO) du Deutsches Historisches Museums (www.dhm.de) à Berlin http://www.dhm.de/lemo/objekte/statistik/infstad. Extraction des données le 6 mai 2014. Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014 1 000 000 Septembre En France, la valeur du franc en livre sterling est divisée par dix entre 1919 et 1926. Acceptée au début, l’inflation, qui aide à diminuer l’endettement public, finit par peser sur la population 6. Cette période inflationniste dure jusque dans les années 1980 et détermine les politiques économique et budgétaire françaises. Le recours à la dévaluation du franc pour gagner en compétitivité correspond à une perception de l’inflation peu en phase avec celle du voisin germanique. des derniers pays à avoir adopté cet impôt sur le revenu. L’Allemagne et la Grande-Bretagne l’avaient introduit au début du xixe siècle, et les États-Unis en 1913, après de longues querelles constitutionnelles. Sur le plan social, la Grande Guerre constitue une véritable rupture. En Allemagne, c’est à partir de cette époque que se développe la cogestion patronat-syndicat dans les entreprises. Les années de l’après-guerre marquent également le début d’une réglementation sociale au niveau international. Le traité de Versailles a créé l’Organisation internationale du travail (OIT) qui généralise en 1919 la journée de travail de huit heures, suivie de l’obligation du repos hebdomadaire en 1921 et de celle de l’établissement d’un Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 67 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre système d’assurance-maladie et d’assuranceaccident obligatoire un peu plus tard. Une nouvelle société prend forme dès les années 1920 qui porte en elle la croyance d’une augmentation continue du pouvoir d’achat – conception qui se renforce en particulier pendant les Trente Glorieuses. Mais l’ascenseur social commence à se gripper avant la fin du xxe siècle et certains économistes évoquent désormais le risque d’un retour à la société d’Ancien Régime dans laquelle le patrimoine est concentré entre les mains d’une minorité et où il est quasiment impossible de s’enrichir par son travail 7. Enfin, la Grande Guerre a également donné un élan à l’émancipation des femmes 8. PIB par habitant (1913-2008) 2000 2008 1980 1960 1940 1913 1920 En milliers de dollars constants de 1990 30 20 10 5 1 États-Unis Moyenne mondiale Royaume-Uni Le coup d’envoi de l’État-providence France Japon 20 10 5 1 Allemagne* Turquie URSS puis Russie** Brésil Afrique du Sud 5 1 Inde*** * Pour l’Allemagne : - 1913-1935, frontières de 1913 sans l’Alsace-Lorraine ; - 1936-1949, frontières de 1936 ; - 1950-1990, frontières de 1991 avec l’Ouest et l’Est réunis. ** Pour l’URSS, les données de 1913 à 1989 se réfèrent aux frontières de 1990, à partir de 1990 ce sont les données pour la Russie. *** Pour l’Inde, les données de 1913 à 1949 incluent le Bangladesh et le Pakistan. Source : Angus Maddison, The World Economy: Volume 1: A Millennial Perspective and Volume 2: Historical Statistics, 2006. 68 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2014 Chine La guerre de 1914-1918 marque le début d’une forte expansion du périmètre de l’État. En France, par exemple, les prélèvements obligatoires, qui n’avaient guère bougé depuis la Restauration, passent de 10 % à 15 % du PIB en 1918 – ils se situent aujourd’hui à plus de 46 %. Après la guerre, les pensions à verser aux orphelins, aux mutilés et aux veuves de guerre amorcent la généralisation de la protection sociale et de l’État-providence. Une fois la guerre terminée, le souhait d’un retour « à la normale » – l’intervention publique dans l’économie pendant la guerre étant alors perçue comme un remède exceptionnel à une situation exceptionnelle – se fait sentir dans tous les pays. Dans les années 1920, le libéralisme triomphe. Mais, très vite, la crise de 1929, les succès du modèle soviétique du tournant des années 1930 et les défis de la Seconde Guerre mondiale signent le retour de l’État et d’une certaine forme de planification centralisée. La croissance qui suit la Seconde Guerre mondiale aide à la mise en place de l’État-providence dans la plupart des pays occidentaux. Voir Thomas Piketty, Le Capital au xxie siècle, Le Seuil, Paris, 2013. 8 Sur cette question, voir l’encadré de Christelle Taraud dans le présent dossier. 7 © Wikicommons Usine allemande de fabrication de minenwerfer (lanceur de mine) et de munitions en 1916. Ces évolutions sont à l’origine d’une augmentation importante des dépenses publiques durant le xxe siècle. En France, elles représentent 57 % du PIB en 2013 – contre 38 % en 1974 et 17 % en 1913 (pour l’Allemagne, les chiffres respectifs sont : 45 %, 43 % et 16,5 % ; pour le Royaume-Uni : 48,5 %, 48 % et 20 %). L’explosion des dépenses liées à la protection sociale en est largement à l’origine, avec néanmoins des écarts nationaux importants, puisque, en 2012, elles représentaient 30 % du PIB en Corée du Sud et 59 % au Danemark 9. libéralisme classique du laisser-faire de l’avantguerre – prêtant à l’État les seules fonctions régaliennes et laissant le marché s’autoréguler. Désormais, l’État s’assigne un rôle actif dans le pilotage de l’économie. Cette nouvelle prérogative avait commencé à s’imposer à la fin du xixe siècle avec le renforcement du rôle de l’État comme gendarme des marchés – lois antitrust aux États-Unis en 1890 et en 1914 – et la conviction qu’il devait intervenir en présence d’externalités négatives – comme la pollution – ou pour financer par l’impôt certains biens ou services publics. L’État à la manœuvre Il convient de souligner l’influence pérenne des analyses de John Maynard Keynes (18831946), qui attribue un rôle tout à fait nouveau aux politiques économiques. Selon l’économiste de Cambridge, les réparations prévues par le traité de Versailles ne pouvaient que difficilement être payées par un pays affaibli et décimé. En France comme ailleurs, la mise en place de l’État-providence marque la fin du 9 Certains pays ont récemment réussi à stabiliser (l’Australie, le Royaume-Uni) ou à inverser (la Suède, l’Allemagne) cette tendance. Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 69 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre Comme il le prédisait dès 1919 dans son ouvrage Les Conséquences économiques de la paix (The Economic Consequences of the Peace), elles risquaient même de conduire les États européens à une nouvelle catastrophe. Compte tenu de l’interdépendance économique régnant au sein de l’Europe, l’austérité que l’Allemagne doit s’imposer pour verser les réparations pèse lourdement sur ses voisins. Les importations allemandes diminuent et ses produits exportés deviennent plus compétitifs. Le conflit a en outre détruit une bonne partie des infrastructures et fortement déstabilisé le système monétaire européen. Ainsi, selon Keynes, l’effort aurait dû porter sur la reconstruction de l’espace économique européen. Dès 1919, Keynes proposait l’adoption d’une politique de relance, reposant sur le crédit, qui aurait aidé l’Allemagne et le reste de l’Europe à financer la reconstruction. Une fois la situation économique allemande consolidée, le pays aurait retrouvé les ressources nécessaires pour payer à la fois réparations et crédits. Ce n’est qu’à partir du milieu des années 1920 que les gouvernements américain et anglais rejoignent peu à peu cette position en proposant les plans Dawes de 1924 et Young de 1929. Keynes développe ces idées en 1936 dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (General Theory of Employment, Interest, and Money). Derrière cette « révolution keynésienne » figure la conviction que les mécanismes d’auto-ajustement du marché ne permettent pas forcément une allocation optimale des ressources. Il revient à l’État de soutenir la croissance, de stimuler l’économie par des politiques conjoncturelles de relance de la demande en engageant des dépenses publiques supplémentaires. La pensée keynésienne a eu une influence déterminante sur les politiques économiques de très nombreux pays tout au long du xxe siècle. La croyance dans la possibilité de « gérer » l’économie, c’est-à-dire de « piloter » les cycles économiques (le « fine-tuning »), guide jusqu’à nos jours le comportement des gouvernements et des banques centrales – pour le meilleur et pour le pire 10. 70 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 Un fil rouge entre 1914 et 2014 ? La Grande Guerre et plus encore le second conflit mondial ont entraîné une explosion de l’endettement public. Pour le contenir et in fine le réduire, les gouvernements se sont servis d’un ensemble de mesures réunies sous le terme de répression financière 11. Après la Première Guerre mondiale, cette répression financière a principalement pris la forme de l’inflation. Après 1945, elle a été complétée par le contrôle des capitaux, l’encadrement du crédit et, surtout, une politique de taux d’intérêt très faibles. La crise financière née en 2008 s’est soldée par une nouvelle explosion des dettes publiques, comparable à celle traversée par les pays en période de guerre. Les gouvernements ont alors recouru à une nouvelle forme de répression financière, en adoptant des taux d’intérêt quasiment nuls et en réorientant de façon plus ou moins coercitive l’épargne privée vers les titres publics. Cette politique a été mise en place par les banques centrales du monde entier. Autre forme de répression financière, les transferts financiers sont apparus avec le traité de Versailles, qui imposait de lourdes réparations à l’Allemagne 12. Ces réparations avaient également comme fonction d’alléger le poids de la dette des pays vainqueurs. Mais le versement des réparations a connu de nombreuses tribulations : faillite de l’Allemagne en 1922, occupation de la Ruhr et, en particulier, deux grands plans de 10 Les idées de Keynes ont été très critiquées, leur application ayant notamment été remise en cause par les travaux de Friedrich von Hayek, Milton Friedman (grand rénovateur du monétarisme qui considère inefficace, voire nuisible, le rôle de l’État en matière de politique monétaire), Robert Lukas, Thomas Sargent ou Finn E. Kydland. 11 « La répression financière englobe l’obtention par l’État de prêts préférentiels auprès de publics nationaux captifs (tels que les fonds de pension ou les banques nationales), le plafonnement explicite ou implicite des taux d’intérêt, la réglementation des mouvements de capitaux transnationaux et, plus généralement, le resserrement des liens entre l’État et les banques, par une participation publique explicite ou par une lourde “pression morale”. » (Carmen M. Reinhart, « Le retour de la répression financière », Revue de la stabilité financière, Banque de France, no 16, avril 2012, p. 40.) 12 L’Autriche, la Hongrie, la Bulgarie et l’Empire ottoman auraient également dû payer des réparations. 13 À la conférence de Lausanne de 1932, les Alliés décident de renoncer à toute indemnité de guerre, ce qui libère l’Allemagne des réparations. Le pays a finalement payé 23 milliards de marks, soit 17 % du montant prévu en 1921. L’Allemagne a néanmoins dû honorer les dettes contractées sur les marchés lors des emprunts Dawes et Young. Après 1949, la République fédérale d’Allemagne (RFA), contrairement à la République démocratique allemande (RDA), a continué de les honorer, le dernier versement lié à ces prêts ayant eu lieu en 2010. 14 Il s’agit largement d’un boom de la consommation qui n’est pas accompagné de réformes structurelles, contrairement aux exigences de la stratégie de Lisbonne qui prévoyait dès 2000 la mise en place d’une politique de compétitivité, outil indispensable au bon fonctionnement de la monnaie unique. © Historial de Péronne/STR restructuration et d’allègement du volume des réparations, les plans Dawes et Young 13. La récente crise des dettes souveraines en Europe a remis à l’ordre du jour la question des transferts financiers. À nouveau, l’Allemagne s’est trouvée au centre des débats, rejointe cette fois-ci par l’Autriche, les Pays-Bas et la Finlande. Cette crise est liée à l’introduction de l’euro et au boom économique que la monnaie unique a entraîné dans certains pays de l’Union européenne, comme l’Irlande, le Portugal, l’Espagne, la Grèce, l’Italie, la Slovénie ou la Hongrie. La croissance 14 a été rendue possible par la forte baisse des taux d’intérêt et la manne des crédits, provenant souvent des pays du centre de l’Europe. Cependant, les prêteurs des années 2000 ont négligé de prendre en compte la richesse intrinsèque et les prévisions de croissance, principalement des pays du sud de l’Europe. Dix ans plus tard, face à des niveaux d’endettement devenus insupportables et à un décalage compétitif de plus en plus important entre pays européens, les marchés financiers ont retiré leur confiance aux pays du sud de la zone euro. Les pays en crise se sont alors trouvés face à trois options : pratiquer des politiques d’austérité, faire défaut (ou négocier des restructurations de leurs dettes) et, enfin, sortir de l’euro. À des degrés divers, les pays concernés ont finalement mis en place – sous l’égide du FMI et de la Commission européenne – une combinaison des deux premières options. Ils sont grandement épaulés par la Banque centrale européenne (BCE), qui a nettement assoupli sa politique monétaire pour pouvoir renflouer les marchés par des liquidités. In fine, ce sont les créanciers des autres pays européens – en particulier l’Allemagne, mais aussi la France – qui paient un lourd tribut, si les dettes sont restructurées. L’amorce d’une nouvelle forme de transfert financier a en outre été instaurée via le Fonds européen de stabilité financière (FESF), devenu Mécanisme européen de stabilité (MES), auquel tous les pays de la zone euro ont versé des contributions. Cette crise, qui est toujours en cours, a permis des progrès renforçant l’union économique et monétaire – d’abord le MES et ensuite l’Union bancaire, créée en mars 2014 pour améliorer le fonctionnement de la zone euro. Cependant, les questions d’un véritable fédéralisme financier et d’une réorganisation des responsabilités et des pouvoirs décisionnels nationaux au sein de l’Union européenne restent toujours ouvertes. Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 71 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre Peut-on comparer la situation économique de 2014 avec celle de 1914 ? En 1914, l’État allemand jouait un important rôle incitatif et d’entraînement pour l’économie du pays. Il était à la fois donneur d’ordre auprès des industries d’armement, menait une politique de protectionnisme, facilitait les concentrations industrielles et développait une politique sociale novatrice. Le taux de croissance du PIB allemand dépassait celui des autres pays européens et, à la veille de la guerre, l’Allemagne était devenue le premier exportateur mondial. La position économique actuelle de la Chine ainsi que le rôle qu’y joue l’État sont sur de nombreux points semblables à la situation de l’Allemagne en 1914. Le pays est le premier exportateur mondial et dépasse les États-Unis en termes de production industrielle et de croissance économique. Si 2014 n’est pas 1914, des ressemblances existent et des parallèles peuvent être dressés. L’Allemagne occupe à nouveau une situation centrale en Europe, son poids et son rôle dans l’économie sont comparables à ceux de 1914. L’actuelle interdépendance économique et financière, au sein de l’Europe comme sur le plan mondial, est proche de celle qui prévalait entre l’Angleterre et l’Allemagne en 1914. La rivalité et l’interdépendance entre la Chine et les États-Unis présentent des similitudes avec l’émergence de l’Allemagne comme challenger de l’Angleterre il y a cent ans. Dans les deux cas, un pays en situation d’hégémonie est défié par un pays émergent qui bénéficie d’une économie particulièrement dynamique et d’un potentiel militaire important 15. Il y a cent ans, la rivalité anglo-allemande pour la domination économique mondiale a 72 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 indéniablement joué un rôle dans la marche au conflit, bien que, lors des jours décisifs de juillet-août 1914, cet antagonisme ne semble pas avoir été au centre des réflexions des dirigeants 16. Pour comprendre les causes de la guerre, trois explications majeures peuvent être distinguées : la lecture marxiste des guerres impérialistes, l’interprétation qui attribue à la seule Allemagne la responsabilité du conflit 17 et, enfin, l’interprétation selon laquelle les nations européennes auraient, dans un jeu d’interactions multiples, glissé comme des somnambules vers la guerre, sous-estimant collectivement le danger 18. Si l’on soutient la dernière interprétation, on peut en conclure que de nos jours, pour prévenir tout risque de conflit, des efforts doivent être entrepris afin de favoriser l’intégration la plus étroite possible des puissances émergentes – la Chine notamment – dans la mondialisation et au sein du système institutionnel international. Si, au contraire, on retient le principe du seul agresseur, l’Allemagne hier, la Chine aujourd’hui, on pourrait être tenté d’adopter une ligne très dure à l’encontre de Pékin. Finalement, « le recours à l’Histoire est surtout éclairant lorsque nous comprenons que nos discussions à propos du passé sont aussi ouvertes que devraient l’être nos réflexions sur le présent » 19. n 15 Sur les parallèles entre l’Allemagne de 1914 et la Chine de 2014, voir la contribution de Pierre Grosser dans le présent dossier. 16 Romaric Godin, « Les rivalités économiques ont-elles conduit l’Europe à la guerre ? », La Tribune, no 77, 7-14 février 2014. 17 Fritz Fischer, Der Griff nach der Weltmacht, Droste Verlag, Düsseldorf, 1961 et 2013. La question de la responsabilité allemande dans le déclenchement du conflit fait l’objet de nombreux débats. Voir l’entretien avec l’historien allemand Gerd Krumeich dans le présent dossier. 18 Voir Christopher Clark, Les Somnambules. Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, Flammarion, Paris, 2013. 19 Christopher Clark, « 1914 rime avec aujourd’hui », Le Monde, 15 janvier 2014. Ò POUR ALLER PLUS LOIN L’horizon du courage : un siècle de cinéma des tranchées Le godillot cherche appui sur l’échelon glissant. Une main agrippe le montant. La jambe accompagne l’effort du bras et presse, alourdie par le poids du fusil, du casque, des grenades à la ceinture, de la boue qui macule tout, la longue pelisse comme les bandes molletières. Ça y est : la silhouette grise, mais qu’on sait bleu horizon, bascule en haut, de l’autre côté. Elle se rue sous le feu, parce que le sifflet de l’officier l’ordonne, parce qu’il le faut, malgré les balles aveugles qui fusent, malgré les geysers de terre qui ensevelissent les corps, malgré les camarades qui s’effondrent. Lorsqu’on pense à la Grande Guerre au cinéma, c’est cet instant incompréhensible que toujours on visualise : la sortie de la tranchée. Comment ont-ils pu faire ? Pourquoi ces hommes ont-ils accepté d’avancer vers la mort, de soumettre leur vie à l’arbitraire atroce de la bataille ? Vertige d’une défenestration consentie et collective, bouillonnement indémêlable de courage insensé, d’effroi, de panurgisme aussi, peut-être. Recréer l’image manquante Cette image que chaque film de tranchée répète depuis un siècle, le cinéma ne l’a pourtant jamais saisie « pour de vrai ». Ni les actualités de l’époque ni les services cinématographiques des armées, quel que soit le pays concerné, n’ont filmé la ligne de feu. Les documentaires que l’on a pu préserver exposent des troupes que l’on transporte ou qui défilent, ils contemplent des batteries d’artillerie qui pilonnent, recueillent sur leur ruban argentique les éclats d’explosions lointaines. On n’a jamais filmé la sortie de la tranchée et la progression dans le no man’s land… parce qu’on ne le pouvait pas. C’était trop dangereux, et puis la machine cinématographique était trop lourde. Il fallait de la lumière, une belle lumière de plein jour, pour impressionner la pellicule, et l’opérateur aurait dû se tenir debout. Impensable. C’est parce que cette image manque que le cinéma n’a eu de cesse de la recréer, à profusion, avec toute la force d’imagination dont il se sait capable 1. Dès 1916, le super-héros italien Maciste combat l’ennemi autrichien dans Maciste chasseur alpin (Maciste alpino) de Luigi Maggi et Luigi Romano Borgnetto. Au milieu des poilus, il brandit un gourdin, invincible ! En 1919, Abel Gance, dans J’accuse !, désigne les coupables bellicistes de la boucherie planétaire. Les fantômes des disparus se lèvent sur le champ de bataille, marchent vers le spectateur, exigent des comptes. L’entre-deux-guerres, en France, au Royaume-Uni, en Amérique, dans l’Union soviétique naissante, et même dans l’objectif de quelques cinéastes vaincus – Georg Wilhelm Pabst en Allemagne par exemple –, s’efforce ensuite de représenter et de comprendre l’hécatombe. Voire de la tourner en dérision, tel le soldat gaffeur joué par Charlie Chaplin dans le premier quart d’heure du Dictateur (The Great Dictator, 1940), seul film sur la guerre de 1914 dans lequel on ne voit pas un seul soldat mourir, puisque la guerre mondiale en fait déjà assez, des morts, tout autour. La tranchée revient dans le cinéma contestataire des années 1960, après le choc des Sentiers de la gloire (Paths of Glory, 1957) de Stanley Kubrick, et génère au moins deux autres chefs-d’œuvre, Pour l’exemple (King & Country, 1964) de Joseph Losey et Les Hommes contre (Uomini contro, 1970) de Francesco Rosi. Le cinéma français, lui non plus, n’oubliera jamais les tranchées qui ont creusé son sol, à travers des œuvres aussi singulières que Thomas l’imposteur (1965) de Georges Franju – d’après le roman de Jean Cocteau –, puis Capitaine Conan (1996) de Bertrand Tavernier ou, plus récemment, La Chambre des officiers (2001) de François Dupeyron et Un long dimanche de fiançailles (2004) de Jean-Pierre Jeunet. Pour une vision d’ensemble, voir le dossier consacré à la guerre de 1914-1918 par la revue Positif, no 638, avril 2014. 1 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 73 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre cinéma. Ensuite, on ne saurait montrer un semblant de vraie guerre, parce que la vision de l’ignominie très vite industrielle du carnage saperait le moral national, et aussi parce que les cinéastes n’ont aucune idée de ce qui se passe au front. Plutôt que la guerre, on filme donc des symboles grandiloquents, à l’image de cette scène fameuse d’Une page de gloire (1915) de Léonce Perret où l’héroïne se jette dans la bataille, s’empare du drapeau d’un régiment décimé par le feu ennemi et drape son nourrisson de la sainte étoffe. Réinterprétations patriotiques Qu’ont en commun ces différentes visions de la guerre de 1914 ? Chacune réinterprète avec les valeurs et la sensibilité de son époque l’innommable originel de la tranchée. Chacune s’efforce de tendre vers toujours plus de réalisme, mais la notion de réalisme elle-même s’avère changeante. Chacune fouille les pensées du poilu sous son casque, mais les notions de courage, de patriotisme, d’héroïsme reflètent toujours l’époque qui filme… et non la période filmée. Ce décalage se fait jour dès les fictions de propagande tournées en France au début de la guerre, en 1914 et en 1915. Ce sont les producteurs eux-mêmes, soulevés par un élan patriotique doublé d’un intérêt commercial bien compris, qui en sont à l’origine, et non la propagande officielle. On soutient la troupe partie pour le front en s’asseyant côte à côte dans la salle de cinéma et en vibrant de concert aux exploits attendus des héros. Or ce cinéma se retrouve vite confronté à deux écueils. D’abord, il est impossible de représenter l’ennemi, car les spectateurs se déchaînent dès qu’apparaît un uniforme allemand, même s’il s’agit d’un costume de 74 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 Il en résulte des films de guerre abstraits et incongrus. Dans son remarquable ouvrage La Grande Guerre au cinéma, de la gloire à la mémoire 2, Laurent Véray identifie et analyse le modèle commun qui sert aux cinéastes : c’est la peinture académique de la fin du xixe siècle, avec ses scènes de la guerre de Crimée ou de 1870 reproduites dans une perspective frontale – la caméra regarde de loin les combats – et métaphorique. Loin, très loin de l’enfer quotidien des tranchées, des officiers de cinéma à belle moustache brandissent leur sabre immaculé. Évidemment, lorsque les permissionnaires reviennent des charniers de Lorraine et de Picardie, ces images les dégoûtent et les révoltent. En 1916, Henri Barbusse obtient le prix Goncourt pour Le Feu, récit insoutenable de la vie, de la mort, de la crasse, de la bêtise et de la fraternité au front. Dès lors, on ne peut plus mentir. Un article publié par le journal de tranchées satirique Le Crapouillot s’indigne en 1917 de ces « innombrables films patriotiques où des escouades de figurants réformés prennent d’assaut les terre-pleins de Vincennes avec une extraordinaire furia, bondissant intrépidement à travers d’inoffensifs feux de Bengale et, après avoir levé les bras au ciel, meurent satisfaits, le sourire aux lèvres, tandis que l’orchestre joue un petit air guilleret » 3. Une image décalée du héros et du courage Dès l’entre-deux-guerres, la vision évolue donc. Tiré du roman autobiographique de Roland Dorgelès, le film de Raymond Bernard Les Croix de bois (1932) 2 3 Ramsay Cinéma, Paris, 2008. Cité par Laurent Véray, op. cit., p. 39. s’ouvre sur un plan extraordinaire, resté célèbre. À l’image de soldats alignés pour la revue se superpose par fondu celle de croix alignées dans un cimetière. Le film entier raconte cette métonymie, cette réification : comment ces corps vivants vont se réduire à deux bouts de bois qui se croisent. Dès la première scène d’assaut, l’illusion du courage et de l’héroïsme vole en éclats. À la sortie de la tranchée, il n’y a pas les braves et les lâches, mais juste ceux qui survivent et ceux qui y restent. Le soldat n’est qu’un pion perdu dans la confusion générale du ciel, de l’air et de la terre. Le moment le plus angoissant de la première demi-heure n’est d’ailleurs pas une scène de combat : les Allemands creusent une galerie sous la tranchée française pour la faire exploser. Les coups de pioche résonnent dans la casemate. Il faut attendre, espérer. Avoir du courage ou pas ne changera rien… La section sera relevée à temps. Ce sont donc d’autres qui mourront, au loin, absurdement. Dans les scènes quotidiennes, les personnages sont très identifiés : l’étudiant Gilbert Demachy – joué par Pierre Blanchar –, un caporal pâtissier dans le civil – Charles Vanel –, un libraire, des paysans... Mais, dès que la guerre se met en branle, le cinéaste cesse d’individualiser le récit. On ne reconnaît plus qui est qui. Des bras jettent des grenades, des silhouettes rampent dans des trous d’obus, des corps s’effondrent, et c’est tout. « C’est une victoire, parce que j’en suis revenu vivant », résume un poilu après un combat dans un cimetière. Le but commun de ces hommes n’est pas de vaincre l’ennemi, mais de rester un groupe malgré les soustractions meurtrières. Demachy se singularise par rapport au cantinier qui assume sa couardise en allant sauver le caporal, blessé par un tir allemand alors qu’il puisait de l’eau. C’est le seul moment d’héroïsme des Croix de bois. Pour Roland Dorgelès, pour Raymond Bernard, pour cette France des années 1930, le héros, ce n’est pas celui qui a décimé les lignes allemandes, c’est celui qui a su préserver, dans l’apocalypse de l’histoire, une certaine idée de la France, avant de crever en pleurant, adossé à un pieu, dans la désolation universelle du champ de bataille. Cette leçon fraternelle, c’est évidemment celle que Jean Renoir aurait rêvé que les nations retiennent du conflit. Dans La Grande Illusion, tandis que le crépuscule tombe sur l’entre-deux-guerres (le film date de 1937), un capitaine de Bœldieu (Pierre Fresnay), un lieutenant Maréchal (Jean Gabin), le lieutenant juif Rosenthal (Marcel Dalio), quelques sous-offs et hommes du rang (Carette, Modot, Dasté…), tous emprisonnés, peuvent bien abandonner la lutte des classes, le temps de quelques spectacles travestis et tentatives d’évasion ; et même oublier les frontières, le temps d’une discussion cavalière entre gentlemen (Bœldieu et le commandant von Rauffenstein joué par Erich von Stroheim)… Car l’utopie va tourner court. « Il faut bien qu’on la finisse, cette putain de guerre… en espérant que c’est la dernière », grogne Gabin à la dernière bobine. « Ah ! Tu te fais des illusions », tranchent Dalio… et Renoir. Un conflit va donc balayer l’autre. Mais lorsqu’il filmera les poilus des Sentiers de la gloire près de trente années plus tard, Stanley Kubrick se souviendra à l’évidence du film matriciel de Raymond Bernard. Même sortie des tranchées, même mystère de l’acceptation quasi générale de la mort – bien qu’il faille à un officier un coup de gnôle pour se lancer –, même entière obéissance à la hiérarchie et même Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 75 Dossier L’Été 14 :d’un monde à l’autre répétés des dizaines de fois. Il faut juger trois soldats tirés au sort qui ont pour seul tort de ne pas être morts dans un assaut ? Kubrick n’en fait ni des héros ni des rebelles – ils ne se sont en rien mutinés – mais des anonymes. Ils sont plus ou moins dignes et pathétiques, ce qui finalement n’a guère d’importance quand on meurt au poteau… Seuls deux personnages échappent à l’affairisme écœurant de l’état-major français : le colonel Dax (Kirk Douglas), homme pur qui défend ses soldats, et un vieux capitaine d’artillerie qui a refusé de bombarder ses propres troupes. Dans ce cinéma contre, le concept de courage s’est déplacé. Il n’est plus dans la mort pour la patrie la fleur au fusil ou dans la perpétuation vaille que vaille d’un semblant de société. Il est dans l’acte individuel de résistance. Sans le savoir alors, Kubrick ouvre la voie à toute une veine du cinéma américain qui s’opposera à la guerre du Vietnam. Le lien perdu entre hommes et femmes impossibilité radicale à définir une quelconque notion de vaillance une fois l’enfer du no man’s land atteint. Le cinéaste américain pousse l’indifférence à l’endroit de l’ennemi allemand jusqu’à le faire disparaître : pas un uniforme, pas un canon, pas un « Jawohl ! » 76 Autre originalité, dans tous les films de guerre, le feu sert traditionnellement d’épreuve. Par la bravoure dont on sait faire montre, on se découvre à soi-même dans sa grandeur ou sa petitesse. Or ce traitement, Kubrick le réserve non pas à tel ou tel soldat mais à la France tout entière – une Marseillaise retentit pendant le générique d’ouverture –, pas forcément celle de 1915 d’ailleurs, plutôt celle des années 1950. Une France alors en plein conflit algérien, confite dans une prospérité tranquille, qui comprendra bien le message, protestera auprès de la United Artists contre la sortie du film et empêchera sa projection sur le territoire national jusqu’en 1975. Dans la première séquence des Sentiers de la gloire, un général parcourait une tranchée en posant les mêmes questions personnelles, parfaitement ridicules, à différents poilus. « Je suis un lâche », le surprenait l’un d’eux. Lorsqu’il adapte en 2004 le roman de Sébastien Japrisot Un long dimanche de fiançailles, Jean-Pierre Jeunet se souviendra de cet étonnant incipit. Le film s’ouvre sur les courts portraits successifs de quelques soldats accusés de s’être volontairement mutilés pour échapper aux combats. Un rapide flash-back sur chaque mutilation s’accompagne d’une séquence civile qui montre au spectateur leur vie d’avant. Les lumières mordorées typiques de Jeunet valorisent cette vision rêvée de la France du début du siècle, avec ses artisans compétents, ses blondes rieuses, ses campagnes fertiles. Mais, à l’inverse, il n’y a plus de charge provocatrice ni ironique dans la revendication par un soldat de sa propre lâcheté. Enfin, ultime bouleversement narratif, l’épreuve que filme Kubrick n’est pas celle du courage. Le mot lui-même n’est prononcé qu’une seule fois dans cette œuvre, par un aumônier enjoignant un poilu de se laisser fusiller avec docilité, quand les termes de « couardise », de « lâcheté » et de « peur » sont Pour le spectateur de la France des années 2000, qui s’est réconciliée avec l’Allemagne depuis belle lurette, qui s’est débarrassée du service militaire, l’être-soldat est devenu en soi une absurdité. Pour sûr qu’avant que de porter l’uniforme on est d’abord un menuisier, un soudeur ou l’amoureux d’une petite Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 Bretonne aussi mignonnette qu’Audrey Tautou. C’est même une sorte d’esprit national contestataire qui s’exprime dans l’automutilation. La bravoure, elle consistera pour chacun d’eux à tenter de survivre par l’astuce sur le champ de bataille à ciel ouvert où leur hiérarchie les a sciemment jetés. Plus aucun objectif collectif. Le courage, le vrai, ce sera celui de la fiancée, cette Mathilde qui passe deux heures et demie de film à tenter avec acharnement de retrouver son promis disparu. Presque un siècle après, Jeunet renoue le lien perdu entre les sexes qui marqua la Première Guerre mondiale. Dans Les Croix de bois, Demachy recevait une lettre de sa bien-aimée : « J’ai tellement dansé que j’ai cassé mon talon », lisait-on par-dessus son épaule. Le caporal, lui, maudissait sa femme et lui crachait à la figure en mourant, « à elle et à son type », avant de lui pardonner dans un dernier soupir. Dans Les Sentiers de la gloire, aucune femme, sinon des figurantes dansant au bal des officiers, avant la merveilleuse séquence finale au cours de laquelle une jeune Allemande est contrainte de chanter sur la scène d’un cabaret pour complaire à la troupe. Les soldats la huent puis, peu à peu, se mettent à pleurer, saisis par cette fragile humanité qui est aussi la leur et que la machine guerrière est en train de finir d’anéantir. Dans la scène ultime d’Un long dimanche de fiançailles, l’héroïne, qui s’est émancipée comme toutes les garçonnes de sa génération, retrouve son amoureux au fond d’un joli jardin. Il est amnésique, beau comme un dieu, docile comme un enfant. Qu’ils vont pouvoir s’aimer ! C’est un fantasme pour jeunes femmes des années 2000. Un homme de publicité pour parfum, qui n’a plus rien de la crasse répugnante du poilu. Fabien Baumann * * Critique de cinéma à Positif depuis 2002 et membre du comité de rédaction de la revue. COMPRENDRE LES ENJEUX DU MONDE ARABO-MUSULMAN Tous les trois mois, découvrez les meilleures analyses sur le Moyen-Orient accompagnées de cartes et illustrations. Magazine trimestriel 100 pages • 10,95 euros En vente en France et à l’étranger en kiosques et librairies et sur Internet : AREION Group • Moyen-Orient • 91 rue Saint-Honoré • 75001 PARIS (France) • Tél. : +33(0)1 75 43 52 71 • Fax : +33 (0)8 11 62 29 31 • E-mail : [email protected] Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 77 dossier L’Été 14 : d’un monde à l’autre europe 1914-asie 2014 : une comparaison en débat Pierre Grosser * * Pierre Grosser, agrégé et docteur en histoire, est maître de conférences à l’Institut d’études L’Allemagne continue de fournir un important répertoire d’analogies historiques. L’Allemagne nazie, lorsqu’il s’agit d’assimiler un dictateur à Hitler et de dénoncer le risque d’appeasement, comme face à l’Irak et à l’Iran naguère ; l’Allemagne de Weimar dans les années 1990, lorsqu’il ne faut pas trop humilier la Russie afin d’éviter une réaction nationaliste et autoritaire ; et l’Allemagne impériale, quand la montée en puissance de la Chine semble aussi déstabilisatrice pour les équilibres régionaux et mondiaux actuels que celle de l’Allemagne à la fin du XIXe siècle. Dès la fin de la guerre froide, des politistes ont annoncé que la disparition de la bipolarité allait entraîner le retour à une multipolarité dangereuse en Europe et en Asie. La comparaison est intéressante mais par pour autant convaincante. politiques de Paris 1. À partir du milieu des années 1990, lorsque la Chine a commencé à remplacer le Japon comme grande puissance asiatique, la comparaison avec l’Allemagne d’avant 1914 s’est progressivement imposée. Elle s’est renforcée au fur et à mesure que la Chine poursuivait sa croissance rapide tandis que les États-Unis semblaient en perte de vitesse. Un spécialiste des questions maritimes, John Holmes, a notamment avancé l’idée que le défi militaire chinois, en particulier sur mer, était bien plus dangereux que le défi naval que l’Allemagne avait lancé à la Grande-Bretagne à la fin du xixe siècle. Le politiste américain Joseph Nye a, pour sa part, réfuté l’analogie avec l’Allemagne impériale en Ce texte est une version abrégée et profondément remaniée d’un texte rédigé par l’auteur pour l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM). 1 78 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 soulignant que, d’une part, les États-Unis restent bien plus puissants que la Chine, à la différence des rapports de puissance qui existaient entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne en 1914 et, d’autre part, que la relation entre Washington et Pékin était davantage équilibrée. L’hegemon et son challenger Les cycles hégémoniques Selon certaines interprétations, l’absence de guerre générale en Europe après la terrible séquence 1792-1815 s’expliquerait par l’hégémonie britannique. À la fin du xixe siècle, la Grande-Bretagne aurait débuté son déclin, tandis qu’apparaissait un « challenger », l’Allemagne unifiée en 1871. La contestation allemande © AFP/Tarik Tinazay/2005 Çanakkale (Turquie). Un soldat néo-zélandais, lors de la commémoration du 90e anniversaire du jour de l’Australian and New Zealand Army Corps (ANZAC). La cérémonie rend hommage aux combattants de l’ANZAC qui se sont illustrés pour la première fois en 1915 à Gallipoli, en Turquie, pendant la Grande Guerre. C’est à partir de Gallipoli que l’Australie et la Nouvelle-Zélande se sont affirmées comme nations distinctes de la Grande-Bretagne. de l’hégémonie britannique aurait alors mené aux deux guerres mondiales. En effet, après la Première Guerre, la Grande-Bretagne aurait cessé d’assumer son rôle hégémonique. En ne ratifiant pas le traité de Versailles et en jouant un jeu égoïste lors de la crise économique des années 1930, les États-Unis auraient tardé à reprendre ce rôle, rendant dès lors la Seconde Guerre mondiale inévitable. Les années 1970-1990 ont vu se multiplier les analyses sur la manière dont les Britanniques avaient perdu leur prééminence. En choisissant de se lier à la France, voire à la Russie, alors que ces deux États impériaux étaient les concurrents traditionnels de l’Empire britannique, et en menant une politique trop hostile à l’encontre de l’Allemagne, la Grande-Bretagne aurait non seulement placé celle-ci dans une position intenable, mais elle aurait contribué à donner à la Première Guerre mondiale son caractère mondial et total. Or, cette guerre a affaibli la domination mondiale de la finance britannique et ébranlé l’Empire à partir de 1919. Surtout, elle a eu des conséquences catastrophiques : vague révolutionnaire en Russie et naissance de l’Union soviétique, montée du fascisme et affirmation du nazisme, crise économique. Certains historiens, conservateurs, ont donc affirmé que la Grande-Bretagne n’aurait pas dû entrer en guerre en 1914. Comparer la Grande-Bretagne de 1914 et les États-Unis d’aujourd’hui n’apparaît cependant guère pertinent. Puissance maritime mais également terrestre, la Grande-Bretagne envoyait depuis les Indes des troupes « indigènes » en Afrique, en Asie orientale et en Afghanistan. Mais le pays n’était pas une grande puissance militaire capable de mener seule une grande guerre classique contre des concurrents. Son influence sur la politique extérieure – voire intérieure – d’autres États indépendants n’était en rien comparable à celle qu’exercent les ÉtatsUnis depuis 1945 en Europe et en Asie orientale. Il n’avait pas d’alliances anciennes aux quatre Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 79 Dossier L’Été 14 : d’un monde à l’autre coins du monde. Certes, l’Empire britannique pouvait toujours compter sur sa puissance financière, mais il était économiquement dépassé par les États-Unis et rattrapé par l’Allemagne. Il faisait face à de puissants « nouveaux venus » – États-Unis, Allemagne, Japon –, tout en gérant des rivaux traditionnels – comme la France ou la Russie. La situation est donc très différente entre la Grande-Bretagne de 1914 et les États-Unis de 2014 qui, au-delà des discours sur la fin de l’unipolarité, demeurent, et de loin, la puissance dominante dans le monde. L’Allemagne, un « challenger » tardif La question de l’antagonisme angloallemand a longtemps été centrale dans l’historiographie de la Première Guerre mondiale, prenant le relais de l’importance accordée à la rivalité franco-allemande, obsessionnelle lorsqu’il était question des responsabilités du déclenchement de la guerre. Le débat porte en réalité sur l’évaluation de la perception britannique de la menace allemande. Comme de nos jours aux États-Unis à l’égard d’une menace chinoise, il y avait en Grande-Bretagne depuis la fin du xixe siècle des inquiétudes à l’égard de l’Allemagne. Une fièvre de l’espionite existait notamment depuis les années 1890, alimentée par des best-sellers et des journaux populaires. Pourtant, la priorité du renseignement allemand était alors la surveillance des préparatifs militaires français et russes. L’Allemagne ne préparait en rien une invasion des îles britanniques, d’autant que Londres avait su préserver sa suprématie navale. Actuellement, les stratèges occidentaux les plus alarmistes sur le développement de la marine chinoise estiment que l’intérêt stratégique de la mer de Chine est plus fort pour les États-Unis que ne l’était celui de la mer du Nord pour les Britanniques en 1914. La puissance navale n’a cependant pas la même importance symbolique de nos jours. Résultat de calculs stratégiques à Pékin, la construction d’un porteavions chinois est aussi le fruit d’un « nationalisme naval ». Le développement de la flotte permet à Pékin de mobiliser l’opinion chinoise lors d’incidents provoqués contre des îlots ou des bâtiments japonais ou vietnamiens. Pourtant, 80 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 plus que la course aux armements navals, défier la domination américaine passe dorénavant davantage par la course à l’espace et à sa militarisation, avec sans doute la même recherche de prestige, de « ralliement autour du drapeau » et de fierté patriotique 2. Avant 1914, la Grande-Bretagne n’avait jamais été en guerre contre l’Allemagne, alors que les Américains avaient déjà combattu les troupes chinoises en Corée. De même, l’Allemagne n’était pas une puissance révolutionnaire agitant une propagande anti-hégémonique radicale, alors que la Chine des années 1950 et 1960 fut considérée comme la puissance perturbatrice par excellence, et qu’elle est devenue pour Washington le challenger le plus inquiétant depuis la disparition de l’Union soviétique. L’affirmation de la Chine communiste après 1949 s’est faite contre le système en place, à la différence de la politique bismarckienne. Si les propagandes antiallemande en Grande-Bretagne et antibritannique en Allemagne se sont déchaînées durant la Première Guerre mondiale – comme durant la Seconde –, les historiens soulignent néanmoins désormais à quel point les deux pays s’admiraient et combien étaient nombreux les échanges culturels avant le conflit. Sans revenir de manière exhaustive sur l’histoire des représentations croisées entre les États-Unis et la Chine, il convient en revanche de souligner que les Américains ne sont guère admiratifs de la culture chinoise et qu’ils ont toujours eu une approche « paternaliste » à l’égard d’une Chine qui ne saurait devenir vraiment moderne, selon eux, qu’en ressemblant aux États-Unis. Les interactions au sommet des deux États sont en outre bien moins nombreuses. La Première Guerre mondiale n’est pas née de l’antagonisme anglo-allemand En définitive, la Première Guerre mondiale peut difficilement être interprétée comme un conflit entre une puissance hégémonique (la Grande-Bretagne) et un challenger (l’Allemagne), ce qui rend l’analogie avec la rivalité 2 Voir le dossier spécial de Questions internationales, « L’espace, un enjeu terrestre », no 67, mars-avril 2014. La question de la responsabilité de l’Allemagne dans l’entrée en guerre reste néanmoins l’objet de vifs débats entre historiens européens. Voir, dans ce dossier de Questions internationales, la contribution de Georges-Henri Soutou et l’entretien avec Gerd Krumeich. 3 © AFP/STF sino-américaine actuelle peu opératoire. Si la montée en puissance de l’Allemagne a été rendue possible par le système international tel qu’il existait à l’époque, pourquoi l’Allemagne aurait-elle voulu le changer ? Le problème de l’Allemagne était en réalité moins la Grande-Bretagne que la France et la Russie. Au début des années 1910, la Weltpolitik de Guillaume II, plus revendicative que la Realpolitik de Bismarck, passait en grande partie au second plan, derrière les préoccupations sécuritaires du Reich en Europe. La Grande-Bretagne ne fut pas au cœur de la crise de juillet 1914. Même s’il est possible de considérer qu’à terme la vraie rivalité mondiale aurait été entre l’Empire britannique et une Allemagne dominant le continent européen, avant le déclenchement des deux guerres mondiales les Allemands ont plutôt voulu « neutraliser » les Britanniques. Ces derniers n’avaient pas de leur côté la volonté de déclencher une guerre préventive pour empêcher l’affirmation d’un challenger. Il leur fallait juste empêcher une victoire de l’Allemagne qui lui aurait permis de dominer l’Europe et de menacer ainsi la sécurité britannique. Le problème semblait moins la puissance « structurelle » de l’Allemagne que le comportement d’une élite militariste « prussienne » 3. En revanche, la Chine considère actuellement qu’elle ne peut avoir d’autre ennemi significatif que les États-Unis. Ce sont eux qui sont rituellement accusés de ne pas vouloir laisser la puissance chinoise se développer. Au début du xxe siècle, l’architecte de l’encerclement de l’Allemagne était la France davantage que la Grande-Bretagne avec laquelle le Reich négocia plusieurs fois une tentative de rapprochement. Aujourd’hui, ce sont les États-Unis qui semblent orchestrer l’encerclement de la Chine, de l’Afghanistan à l’Australie en passant par l’Inde et le Vietnam. Il n’y a pas, pour la Chine, la crainte d’une déferlante des hordes russes comme il y Reproduction d’une affiche de la Première Guerre mondiale destinée à convaincre la population française que l’Allemagne a provoqué le conflit. en avait une en Allemagne au début du xxe siècle – ce serait plutôt la Russie qui s’inquiéterait de nos jours du déversement dans son vide extrêmeoriental du trop-plein de population chinoise. Enfin, si les relations sont très mauvaises avec le Japon de Shinzo Abe, la Chine ne craint pas vraiment un revanchisme japonais menant à une guerre pour récupérer des territoires abandonnés en 1945, comme l’Allemagne s’inquiétait du revanchisme français après 1871. La question de l’hégémonie régionale À côté de la quête de « l’harmonie », le discours officiel chinois met depuis quelques années l’accent sur la redécouverte d’un système international sinocentré et de ses bienfaits. Ce système aurait été bien plus pacifique que le système westphalien à l’œuvre en Europe. Il aurait contribué aux échanges commerciaux régionaux et n’était que peu intrusif Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 81 Dossier L’Été 14 : d’un monde à l’autre dans les politiques internes des « vassaux » de l’Empire chinois. L’Occident l’aurait détruit – suivi en cela par le Japon – en poussant à une prétendue égalité des États et à une souveraineté des « vassaux », pour mieux imposer ensuite son impérialisme. La pax sinica aurait été un facteur d’harmonie dans le passé, alors que la pax britannica du xixe siècle était le fruit de l’impérialisme et du colonialisme, et que la pax americana depuis 1945 serait le produit de l’hégémonisme américain et d’interventions militaires répétées. Selon Pékin, si l’Asie du xxie siècle présente quelque ressemblance avec l’Europe d’avant 1914, c’est parce que l’Occident y maintient sa présence. En Occident, lorsque la Chine n’est pas comparée à l’Allemagne impériale, elle est comparée aux États-Unis du xix e siècle, puissance à l’ascension spectaculaire. La guerre civile chinoise et la période maoïste seraient l’équivalent de la guerre civile américaine. Comme les États-Unis après 1865, la Chine donne depuis 1978 la priorité à l’économie, avec une approche plutôt protectionniste. De même, elle développe un discours sur l’harmonie internationale et ne veut pas exercer de leadership mondial. Elle est donc suspectée de vouloir établir une sorte de « doctrine Monroe » à l’égard de l’Asie. Parce que les États-Unis seraient depuis 1945 les garants des équilibres régionaux et de la stabilité internationale, leur repli mènerait à un monde plus militarisé et plus conflictuel. L’engagement américain durant la Seconde Guerre mondiale aurait empêché que l’Europe de l’après-1945 ne ressemble à l’Europe de la première moitié du siècle ; un désengagement américain de l’Asie ferait ressembler l’Asie du xxie siècle à l’Europe de l’avant-1914. Et effectivement, il semble bien que, malgré la fin de la guerre froide, malgré la montée en puissance de la Chine et malgré les résistances et les critiques qu’elle suscite, l’hégémonie régionale américaine perdure. Objet de négociations continues, elle est dans l’ensemble plutôt bien admise par les acteurs régionaux pour qui le coût et les risques de son remplacement seraient trop élevés. 82 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 Les causes de la guerre de 1914 sont-elles reproductibles en Asie orientale ? Les causes structurelles : rivalités et insécurité Les rivalités impériales Les rivalités entre grandes puissances apparaissent comme une cause majeure de la Première Guerre mondiale. Si les compétitions coloniales ont certes contribué à tendre l’atmosphère et à accroître les tensions entre grandes puissances européennes, leur importance ne doit toutefois pas être exagérée. Malgré les fortes tensions franco-britanniques et surtout anglorusses, la guerre n’est pas née directement des compétitions coloniales. Actuellement, les temps ne sont plus à la course aux colonies mais à celle aux marchés et aux matières premières. La Chine est extrêmement dépendante à l’égard du pétrole, importé notamment du Moyen-Orient. Face à la domination américaine des mers, Pékin cherche, par le développement de sa marine, à protéger son accès au pétrole. Le charbon et le fer ont non seulement été au cœur de la puissance militaire de la France et de l’Allemagne mais, rétrospectivement, les années 1870-1945 peuvent apparaître comme une gigantesque bataille franco-allemande, avec de forts enjeux territoriaux, afin de dominer la sidérurgie de l’Europe du Nord-Ouest. Puis la construction européenne, avec la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), a mis en commun cet enjeu belligène. Les tensions actuelles entre pays asiatiques, autour des délimitations maritimes, des îlots contestés et des ressources dans le pourtour maritime de la Chine, ont provoqué maints appels à des formes de gestion coopérative. Or, la construction européenne est née d’un contexte particulier : la défaite complète de l’Allemagne, la nécessité de reconstruction d’une Europe dévastée par la guerre, les encouragements américains à l’intégration européenne et l’inquiétude face à la menace soviétique. Les ressources des mers bordant la Chine sont insuffisantes pour imaginer qu’elles se trouvent au cœur d’un processus semblable de coopération-réconciliation avec le Japon et les États de l’Asie du Sud-Est. Le dilemme de sécurité pour l’Allemagne et la Chine L’Allemagne unie avait surgi au centre du continent européen suite à de brillantes victoires militaires remportées entre 1864 et 1871 4. C’est à l’égard de l’Allemagne que certains États avaient des revendications territoriales, en particulier la France qui avait perdu l’Alsace-Lorraine. La position centrale de l’Allemagne induisait une peur de l’invasion et de l’encerclement. La Chine, qui compte vingt voisins, a plutôt été accommodante depuis vingt ans sur la négociation du tracé de ses frontières. Comme l’Allemagne d’avant 1914, elle peut se sentir corsetée, entre Inde, Russie, Japon et surtout États-Unis. Suscitant l’inquiétude, toute tentation d’affirmation politique marquée se retourne contre Pékin et profite aux États-Unis. Trop forte pour les équilibres régionaux, mais trop faible pour dominer le continent, la Chine semble actuellement faire face en Asie au même défi que l’Allemagne en Europe au début du xxe siècle. Toutefois, une différence majeure existe : la Chine n’a pas à craindre une offensive concertée de voisins puissants. On a en effet du mal à imaginer un déferlement de troupes des puissances vieillies – le Japon et la Russie –, de l’Inde – même si sa population en âge de combattre dépasse désormais celle de la Chine – ou même des États-Unis – qui ont eu bien du mal avec l’Irak et l’Afghanistan. La Chine n’a jamais été autant en sécurité à ses frontières que de nos jours. Les conséquences d’une politique de puissance Des alliances trop rigides ? L’une des « leçons » majeures tirées de la Première Guerre mondiale est que les alliances Sur l’histoire de l’Allemagne, voir le dossier spécial de Questions internationales, « Allemagne : les défis de la puissance », no 54, mars-avril 2012. 4 rigides transforment un conflit localisé en guerre générale. Pourtant, les alliances avant 1914 servaient plus souvent à modérer et contrôler les alliés qu’à les pousser au combat. Chacun craignait des rapprochements entre ses alliés et ses adversaires. Ainsi, la France redoutait un rapprochement entre Londres et Berlin ou entre Saint-Pétersbourg et Berlin, et Londres craignait la possibilité d’une entente franco-allemande, et d’un retour des tensions avec la Russie qui se rapprocherait de Berlin. Lors de la crise de l’été 1914, la peur de l’abandon (« the fear of abandonment ») l’a emporté sur celle du piège (« the fear of entrapment »). « The fear of entrapment » a longtemps marqué les alliances bilatérales américaines en Asie. Washington voulait s’assurer que Taïwan et la Corée du Sud ne s’engageraient pas dans des aventures risquées pour réunifier leurs pays. Le Japon craignait de son côté d’être entraîné dans les guerres américaines en Asie. Washington et Tokyo négocient dorénavant les formes possibles d’utilisation des forces américaines basées dans l’Archipel en cas de nouvelle guerre en Corée. « The fear of abandonment » a également justifié que les Américains, pour conserver leur crédit auprès de leurs alliés, se battent au Vietnam. Il est aujourd’hui souvent question d’une prétendue perte de crédibilité internationale des États-Unis, en raison notamment de leur attitude hésitante dans les crises syrienne et ukrainienne, ainsi que des inquiétudes de leurs alliés – en particulier Israël et l’Arabie saoudite – à l’égard de leur changement de relations avec l’Iran. Pourtant, le degré actuel d’automaticité des alliances américaines est beaucoup plus élevé que dans l’Entente cordiale du début du xxe siècle. De nos jours, il n’existe que très peu d’alliances formelles en Asie. Les États-Unis en ont signé une avec le Japon et une avec la Corée du Sud. La Chine n’en a pas, sinon un lien ancien et fort avec le Pakistan dans le subcontinent indien, et des rapports complexes avec la Corée du Nord. Un des scénarios en vogue rappelant 1914 évoque d’ailleurs une Corée du Nord affaiblie se lançant dans une guerre contre la Corée du Sud, entraînant l’intervention des Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 83 Dossier L’Été 14 : d’un monde à l’autre États-Unis et de la Chine. La Corée du Nord ne revêt néanmoins pas la même importance pour Pékin que celle qu’avait l’Autriche-Hongrie pour Berlin, et la Corée du Sud n’est pas la Serbie. La spirale de la course aux armements Une autre dimension souvent mise en avant pour expliquer le déclenchement de la Première Guerre mondiale est la course aux armements. Celle-ci a considérablement alourdi l’atmosphère avant 1914, sans toutefois rendre la guerre inévitable. En Asie, une possible course aux armements est actuellement observée avec inquiétude. Plusieurs petits États modernisent leurs équipements grâce à des achats coûteux. Les Américains scrutent avec circonspection tout autant l’effort naval chinois qu’une possible rivalité maritime entre l’Inde et la Chine. Ils s’inquiètent de l’augmentation rapide des dépenses militaires de Pékin et de la modernisation de son arsenal nucléaire, longtemps resté minimal. La part globale des dépenses militaires dans le produit intérieur brut des pays asiatiques – en Corée du Sud et à Taïwan par exemple – a néanmoins plutôt diminué depuis la fin de la guerre froide. Mais la prospérité croissante et les progrès technologiques ont fait augmenter mécaniquement les investissements militaires, tandis que la prolifération nucléaire menace la stabilité de la région. Les États-Unis restent de loin la première puissance militaire. Le « rebalancing » vers l’Asie a conduit à un léger renforcement de la présence militaire américaine dans la région. Le rôle des nationalismes et l’« esprit de 1914 » Un choc inévitable des nationalismes ? La Première Guerre mondiale est souvent présentée comme la conséquence inéluctable du choc des nationalismes, une approche qu’il convient là aussi de nuancer. Premièrement, la mêlée des guerres balkaniques en 1912-1913 a été jugée à l’époque plutôt sévèrement en Europe. Deuxièmement, les Empires multinationaux n’étaient en rien condamnés, et l’his84 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 toriographie récente montre que bien peu de dirigeants des « nationalités » envisageaient alors leur disparition. Dans l’ensemble, les mobilisations militaires de l’été 1914 se sont déroulées sans encombre dans les États plurinationaux : c’est l’Autriche-Hongrie qui était la plus faible, tandis que l’Empire ottoman avait tiré les leçons militaires des guerres des années 1911-1913. Troisièmement, et surtout, au-delà de la redécouverte des formes d’internationalisme et de solidarités transnationales, il apparaît qu’à la veille de la Grande Guerre, le nationalisme agressif était très minoritaire. Les peuples sont partis en guerre par patriotisme – parce que chaque gouvernement avait pu affirmer qu’il menait une guerre défensive –, mais sans enthousiasme, contrairement à une légende tenace. De nos jours, les expressions du nationalisme chinois sont scrutées attentivement. Pour la diplomatie chinoise, la convergence du nationalisme d’État et du nationalisme populaire apparaît tout à la fois comme un atout et une contrainte. Les dirigeants chinois pourraient en particulier être tentés d’instrumentaliser le nationalisme si la croissance économique, idéologie de substitution pour le communisme, venait à s’essouffler, ou si les contestations intérieures se développaient. L’« esprit de 1914 » Durant des décennies, les idées en vigueur avant 1914 ont été analysées afin de comprendre les prémices des catastrophes du xx e siècle. Au-delà de groupes révolutionnaires et d’idées « pré-fascistes », il apparaît que nombre de dirigeants, notamment en Allemagne et en Autriche, avaient anticipé une guerre entre les Germains et les Slaves. La guerre était valorisée comme un moyen de renforcer les nations et les races, et permettant aux plus forts de s’imposer. Ce substrat idéologique, qui fait de la guerre un phénomène inéluctable, n’a pas disparu, mais il ne peut toutefois fonctionner comme il y a un siècle. La vision d’une lutte constante entre puissances peut certes nourrir un mélange explosif entre optimisme – la Chine a le temps pour elle, elle est un très vieux pays à la différence des États-Unis – et pessi- misme – la grandeur chinoise est entravée par les États-Unis, ou par un Japon qui a essayé de renverser la hiérarchie asiatique à partir du xixe siècle. Les débats n’en finissent pas pour savoir si l’Allemagne était trop sûre d’elle, de son Sonderweg et de ses capacités militaires, ou si elle était encerclée, pessimiste, et craignant une double attaque. À côté de ces nouvelles approches du premier conflit mondial, on redécouvre depuis une trentaine d’années à quel point les sociétés européennes d’avant 1914 étaient restées traditionnelles, et largement aristocratiques. Les questions d’honneur et de statut – pour les individus, mais aussi pour les États – étaient centrales. De même la masculinité était-elle alors une dimension essentielle – ainsi du chancelier allemand refusant en 1914 l’« autocastration de l’Allemagne ». La guerre était un moyen de « remasculiniser » des sociétés affadies par le progrès et l’urbanisation. À l’heure actuelle, la rivalité sino-américaine peut aussi se muer en concours de masculinité, et les interminables batailles sur l’interprétation de l’histoire dans les manuels scolaires en Chine et au Japon s’inscrivent de même dans ces pratiques symboliques. La Chine parle sans cesse du « siècle d’humiliations » qu’elle a subi. La question des modèles politiques est également posée. Au moment de la Première Guerre mondiale, Britanniques, Français puis Américains ont insisté dès leur entrée en guerre sur la différence majeure qui séparait leur système politique de celui de l’Allemagne et fustigé la « caste militariste » au pouvoir à Berlin. Au même moment, l’Allemagne vantait sa spécificité politique et culturelle. Or, avant la guerre, l’Allemagne était souvent admirée et il n’existait pas de grand fossé idéologique entre les différentes chancelleries européennes. Il est moins sûr que les pays communistes d’Asie se présentent actuellement comme des modèles. Au-delà de certains discours « asiatistes », les écarts idéologiques demeurent importants entre États. En 1914, il n’y avait pas de paria provocateur comme la Corée du Nord. Le pays le plus critiqué alors pour son manque de respect des droits de l’homme, la Russie, était alliée aux deux États les plus attachés aux libertés, la France et la Grande-Bretagne. A contrario, dans les relations sino-japonaises actuelles, les différences idéologiques subsistent entre une Chine socialiste, anti-impérialiste et sinocentriste et un Japon occidentalisé et tenté par des formules du type « arc de liberté et de prospérité ». Au début du xxe siècle comme au début du xxie siècle se pose la question des risques de la première phase de démocratisation. Le nationalisme peut être un instrument de mobilisation et de légitimation dans un combat politique durci par l’absence de culture démocratique. L’Allemagne impériale puis nazie a également donné la preuve que le développement des classes moyennes n’est pas une garantie de démocratisation, puisqu’elles peuvent se tourner vers des idéologies extrémistes. Une guerre inévitable ? Si l’étude des forces profondes reste importante pour comprendre la nature de la Première Guerre mondiale, rien ne permet cependant de considérer que cette accumulation de poudre devait nécessairement provoquer une explosion. Il s’agit plutôt, à un moment donné, d’une conjonction catalysante de facteurs qui a rendu la guerre possible. Et si l’on ne considère plus l’attentat de Sarajevo comme un événement majeur, on peut tout à fait estimer que, sans l’assassinat de François-Ferdinand, il n’y aurait pas eu de guerre. C’est la raison pour laquelle la plupart des scenarii actuels d’une guerre sino-américaine ou asiatique sont basés sur des événements locaux, se déroulant notamment à Taïwan, en Corée, dans les mers, ou sur des incidents ponctuels tendant les relations entre Washington et Pékin. Mais si l’on ne néglige pas la mèche, ce sont surtout les incendiaires qui sont dorénavant scrutés. Au printemps 1914, dans une ambiance qui n’était pas à la guerre, leurs choix ont laissé libre cours aux forces potentielles qui s’étaient accumulées. Ces coteries d’une poignée d’individus sont donc considérées comme responsables de la catastrophe de 1914. Ce rappel constitue un avertissement pour les dirigeants Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 85 Dossier L’Été 14 : d’un monde à l’autre actuels qui voudraient jouer, comme en 1914, avec le feu des nationalismes, du militarisme, des ambitions de domination. Ils pourraient déclencher un nouveau cycle apocalyptique. Garde-fous passés et présents L’historiographie actuelle des causes de la Première Guerre mondiale a évolué dans ses questionnements. Au lieu de dresser la liste des facteurs qui ont mené à la guerre, il est désormais courant de se demander pourquoi les mécanismes ou les forces qui avaient empêché le déclenchement d’une guerre générale au tournant du xxe siècle n’ont pas fonctionné en 1914. Dès lors, le raisonnement peut s’appliquer d’une part aux réflexions naissantes sur les causes de la « paix asiatique » qui dure depuis 1979 – l’absence de guerre entre États après un long siècle de guerres terribles –, et d’autre part aux approches libérales et constructivistes qui s’opposent au pessimisme des réalistes. Pour les tenants de la « paix capitaliste », du « doux commerce » et des vertus de la première mondialisation, le déclenchement de la Première Guerre mondiale reste difficile à expliquer. Certes, le libre-échange était en crise, les guerres douanières se multipliaient et les intérêts des États et des grandes sociétés étaient parfois très liés. Certes, les interdépendances économiques ne s’accompagnaient pas de rapprochements coopératifs entre États, les projets « européens » ayant seulement émergé durant la guerre. Certes, la guerre a commencé là où l’interdépendance économique était la moins forte, à l’est et au sud-est de l’Europe. Certes, la City n’était pas favorable à la guerre. Il n’en demeure pas moins que, d’une part, la compétition économique entre États ne disparaît pas avec le développement des échanges, des investissements et des formes diverses d’intégration et, d’autre part, que la guerre n’intervient pas seulement dans les périodes de crise et de repli économique. De nos jours, les interdépendances économiques ne garantissent en rien qu’une guerre sino-japonaise ou sino-américaine ne puisse avoir lieu. La mondialisation économique 86 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 actuelle, comme celle qui existait au tournant du siècle dernier, peut même accroître les appétits et les tensions stratégiques. Si la « paix capitaliste » n’a pas fonctionné, les formes de gouvernance par le Concert des grandes puissances n’ont pas non plus permis de passer le cap de la crise de l’été 1914, notamment parce que les Britanniques ne l’ont proposée que mollement, et que Berlin et Vienne n’en voulaient pas. Pourtant, durant les guerres balkaniques de 1912-1913, ce mécanisme peu formalisé avait encore eu une certaine utilité. Mais son déclin était de plus en plus marqué, tout particulièrement à cause de la montée en force des nationalismes, de l’« esprit de 1914 », souvent contraire à la fois aux valeurs aristocratiques et bourgeoises qui l’irriguaient, et du retour de bâton de la diplomatie impérialiste. Même les relations intrafamiliales entre les Cours d’Europe devinrent prisonnières des enjeux nationaux tout en restant sujettes aux passions et rivalités personnelles – autour par exemple de la personnalité de Guillaume II. Faute d’avoir cherché à gérer finement les équilibres et à pratiquer une reconnaissance apaisante d’une Allemagne frustrée, Britanniques et Français sont souvent accusés de n’avoir pas réalisé qu’ils acculaient l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie à la guerre. C’est l’Autriche-Hongrie qui avait le plus intérêt au maintien du Concert, puisque la guerre était pour elle quasi suicidaire et sans objectif réel. C’est l’Autriche-Hongrie qui l’a pourtant condamné en déclarant la guerre à la Serbie le 28 juillet 1914. Les cercles étroits de dirigeants qui ont pris les décisions durant l’été 1914 ne pouvaient pas prévoir l’avenir, à savoir une guerre totale de quatre années, mondiale et particulièrement meurtrière. Ils ont certainement cédé à l’illusion d’une guerre courte. Même les Britanniques espéraient, plus qu’un Trafalgar allemand, une guerre économique rapide qui ferait céder Berlin. De leur côté, nombre de dirigeants allemands redoutaient une guerre longue qui obligerait à mobiliser l’ensemble de la population et donc à démocratiser le système politique. Aujourd’hui nous savons ce que serait une nouvelle guerre mondiale, et nous connais- sons les conséquences de l’utilisation de l’arme nucléaire. En Asie, à l’heure actuelle, c’est sans doute l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) qui se trouve dans la meilleure position pour « Aséaniser » la région et lui assurer la paix 5. Malgré tous les espoirs qui ont été placés dans sa capacité à socialiser les grandes puissances régionales grâce à des normes souples, et malgré la multiplication des forums, des groupes et des architectures de discussion, elle semble toutefois avoir quelque peu épuisé sa fonction. Derrière le mouvement d’experts, de bureaucrates et de dirigeants, les 5 Voir Sophie Boisseau du Rocher, « L’ASEAN : une stratégie agitée, une vocation incertaine », Questions internationales, no 44, juillet-août 2010. © AFP/Jung Yeon-je Des répliques de missiles nord-coréens et sud-coréens sont présentées au mémorial de la Guerre de Corée à Séoul en mars 2014. Un scénario actuellement en vogue rappelant 1914 évoque une Corée du Nord affaiblie se lançant dans une guerre contre la Corée du Sud, entraînant l’intervention des États-Unis et de la Chine. fondations du système américain demeurent, tandis que la Chine et le Japon rivalisent pour empêcher l’autre d’exercer seul un leadership ou de définir les contours d’une organisation. L’Asie du Nord-Est n’est guère couverte institutionnellement, et les pourparlers à Six (Six Party Talks) qui encadrent la crise nucléaire nordcoréenne n’ont pas abouti à de grands résultats. En Asie du Sud-Est, les questions territoriales en mer de Chine du Sud ne sont pas gérées collectivement, la Chine préférant le format bilatéral. Il n’est donc pas certain que le tissu institutionnel et organisationnel en Asie résiste à de fortes tensions internationales. n Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 87 Chronique d’actualité GéostratéGiQue Les « Chroniques d’actualité » ont pour vocation d’ajouter une dimension plus personnelle et subjective au didactisme volontaire de la revue. Questions internationales espère ainsi accroître son intérêt et rester fidèle à son objectif : contribuer à la connaissance comme à l’intelligence des relations internationales par le public francophone. Les opinions exprimées par les auteurs relèvent de leur seule appréciation. > Drone Wars : le programme américain d’éliminations ciblées en débat Le 3 novembre 2002, à une centaine de kilomètres de est docteur en droit public, chef Sanaa, la capitale yéménite, de l’équipe « Prospective et études un missile Hellfire tiré de sécurité », Centre de recherche depuis un drone américain de l’Armée de l’air 1. Predator tuait Qaed Salim Sinan al-Harethi, le cerveau présumé de l’attentat contre le destroyer USS Cole qui, deux ans auparavant, avait coûté la vie à 17 marins américains. Il s’agissait de la première frappe effectuée dans le cadre d’un programme d’éliminations ciblées (targeted killings) conduit jusqu’à présent par la CIA, visant Al-Qaida et ses affiliées, et dans lequel les aéronefs pilotés à distance deviendraient au fil des ans l’outil de prédilection de l’agence américaine de renseignement 2. Si les drones ne sont pas l’unique moyen permettant de telles actions – ces assassinats pouvant tout aussi bien être perpétrés par un tireur de grande précision, avec du poison, par un raid de forces spéciales ou d’une unité clandestine, etc. –, ils présentent des caractéristiques telles, à commencer par l’absence d’empreinte au sol, autrement dit l’absence de déploiement de forces Grégory Boutherin, Les propos et réflexions exprimés dans ce texte n’engagent que la responsabilité de leur auteur et aucunement celle du ministère de la Défense ou de l’Armée de l’air. 2 Il est toutefois prévu que la responsabilité de ces frappes soit transférée de la CIA au Pentagone, afin notamment de gagner en transparence. 1 88 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 militaires sur le territoire, que leurs coûts – financiers, humains et politiques – sont moindres. Fort de ces avantages, ce mode opératoire a été largement privilégié par Washington depuis novembre 2002. Il a été étendu au Pakistan à partir de 2004, puis a gagné en intensité depuis l’arrivée de Barack Obama à la Maison-Blanche en 2008. Alors que l’on dénombrait 49 frappes pour la totalité des deux mandats de George W. Bush – dont une seule auYémen –, 370 ont été effectuées entre 2009 et fin décembre 2013 uniquement au Pakistan – dont 122 pour la seule année 2010 – soit sept fois plus que pour la période 2002-2008. Ces éliminations ciblées ont soulevé une vague de protestations grandissante. Davantage que le moyen utilisé, c’est le programme lui-même qui suscite les controverses. La question de la légalité interne et internationale D’un point de vue juridique, ce programme pose en effet quelques questions. Au regard du droit international, il serait illégal, puisque les frappes sont réalisées sur le territoire d’États qui ne sont pas le théâtre de conflits armés. Plusieurs responsables américains 3 ont toutefois tenté de En 2010, le conseiller juridique du Département d’État Harold Koh ; en 2011, le responsable à la Maison-Blanche de la lutte contre le terrorisme John Brennan. 3 D r one War s : le p r og r a m m e a m é ri c a i n d ’ é l i m i n a t i o n s c i b l é e s e n d é b a t justifier cette pratique, en soulignant notamment le fait que l’Authorization for Use of Military Force adoptée par le Congrès quelques jours après le 11 Septembre permettait au président des ÉtatsUnis de recourir « à toute la force nécessaire et appropriée contre les nations, organisations et personnes qui ont planifié, autorisé, commis ou aidé les attaques terroristes du 11 septembre 2001 ou ont abrité de telles personnes ou organisations, en vue de prévenir tous actes futurs de terrorisme international contre les États-Unis par ces nations, organisations ou personnes ». Plus récemment, un White Paper du département américain de la Justice rendu public en février 2013 a invoqué l’existence d’un conflit armé non international avec Al-Qaida et ses affiliées, avançant dès lors l’idée que le recours à la force était légal tant du point de vue du droit national qu’au regard du droit international. Le caractère extraterritorial est une autre question juridique qui fait l’objet d’une controverse. Lors du débat qui eut lieu le 25 octobre 2013 dans le cadre de la troisième commission de l’Assemblée générale des Nations Unies, suite à la présentation des rapports remis par Christof Heyns, rapporteur spécial du Conseil des droits de l’homme sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, et par Ben Emmerson, rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, le Pakistan a exigé l’arrêt immédiat des frappes de drones sur son territoire. Et ce alors même qu’Islamabad avait largement soutenu ce programme par le passé, voire en avait bénéficié dans sa lutte contre le Mouvement des talibans du Pakistan (Tehrik-e-Taliban Pakistan, TTP). Plusieurs États, dont la Chine, le Venezuela ou l’Azerbaïdjan, se sont également montrés préoccupés par ce qu’ils considèrent comme des violations de souveraineté. Quelques mois plus tôt, le président Barack Obama avait tenté, dans une certaine mesure, de répondre à ces inquiétudes à l’occasion d’un discours prononcé en mai 2013 à la National Defense University, dans lequel il a expliqué que les États-Unis « agissent contre des terroristes qui constituent une menace imminente et continue pour le peuple américain, et ce lorsqu’aucun autre gouvernement n’est capable de traiter efficacement cette menace ». Le 12 septembre 2001, à travers la résolution 1368, le Conseil de sécurité appelait d’ailleurs « tous les États à travailler ensemble de toute urgence pour traduire en justice les auteurs, organisateurs et commanditaires de ces attaques terroristes et soulign[ait] que ceux qui portent la responsabilité d’aider, soutenir et héberger les auteurs, organisateurs et commanditaires de ces actes devront rendre des comptes ». Il appelait ainsi à une « coopération accrue » pour « prévenir et éliminer les actes terroristes ». La question de l’efficacité L’efficacité contre les terroristes supposés Au-delà de ces controverses juridiques, l’efficacité réelle du programme est également soumise à débat, qu’il soit politique ou académique. Une étude de la New American Foundation dirigée par Peter Bergen 4 relève qu’à ce jour entre 1 623 et 2 787 militants islamistes auraient été tués au Pakistan et entre 669 et 887 au Yémen. Certains souligneront que ces frappes ont permis d’éliminer des cibles importantes, de hauts responsables d’Al-Qaida ou des talibans, à l’image de Akhtar Zadran, l’un des chefs du réseau Haqqani, et de Abu Saif al-Jazeri, l’un des commandants militaires d’Al-Qaida, tués avec une quinzaine d’autres combattants le 2 juillet 2013 dans le Waziristan du Nord. Toutefois, selon l’étude de P. Bergen, seuls 58 militants considérés comme de hauts responsables ont été éliminés au Pakistan entre 2004 et 2013, ce qui ne représente que 2 % du total des individus tués. Il en va de même au Yémen, où les 35 dirigeants éliminés ne constituent que 6 % du total des individus tués par les frappes américaines. Si l’on peut dès lors douter de l’efficacité de ce programme dans une logique de décapiDisponible à l’adresse Internet suivante : http://natsec.newamerica.net/. Voir également Peter Bergen et Jennifer Rowland, « Drone Wars », The Washington Quarterly, vol. 26, no 3, été 2013, p. 7-26. 4 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 89 Chronique d’actualité géostratégique tation de la structure Al-Qaida, ses défenseurs le justifient par le fait qu’il a également permis d’éliminer certains spécialistes (artificiers, financeurs, etc.), déstabilisant ainsi le réseau, perturbant son organisation et dégradant sa capacité de planifier et de conduire des actions. Cet argument est parfois contredit par celui qui fait valoir que ces frappes, à l’inverse d’une capture, ne permettent aucun interrogatoire et privent dès lors de toute collecte de renseignement. Le choix et la justification des cibles fournissent d’ailleurs un autre sujet de discussion, en particulier depuis qu’a été autorisée en 2008 la pratique des « signature strikes », autrement dit la possibilité de cibler des individus qui, du fait de leurs caractéristiques et/ou de leur comportement, sont présumés être des combattants alors que leur identité n’est pas avérée. Outre que cette pratique, qui a été étendue sous les administrations Obama, suscite des controverses au regard notamment du principe de distinction entre combattants et non-combattants 5, elle pose également la question du manque de transparence de ce programme, critique régulièrement formulée à son encontre, aussi bien en ce qui concerne le processus de désignation des cibles que le nombre de victimes, en particulier civiles 6. La question des victimes civiles Ce point est d’ailleurs certainement l’aspect le plus largement décrié, en premier lieu par les mouvements d’opposition issus de la société civile. L’étude de la New American Foundation a recensé au Pakistan un nombre de victimes civiles compris entre 258 et 307 – et allant de 199 à 334 en ce qui concerne les individus n’ayant pu être identifiés comme civils ou comme militants. Concernant le Yémen, le chiffre serait compris entre 81 et 87 (et entre 31 et 50 pour les « unknowns »). Comme le souligne P. Bergen, la proportion des victimes civiles tendrait néanmoins Voir Kevin Jon Heller, « “One Hell of a Killing Machine”. Signature Strikes and International Law », Journal of International Criminal Justice, vol. 11, no 1, mars 2013, p. 89-119. 6 Dans son discours à la National Defense University, le président Obama a d’ailleurs rappelé avoir demandé à son administration de travailler à une plus grande surveillance des actions létales conduites en dehors des zones de guerre. 5 90 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 à diminuer. Si les civils et les unknowns, ou victimes non identifiées représentaient près de 40 % des victimes durant les mandats de George W. Bush, cette part s’est réduite aux alentours de 11 % en 2012 pour atteindre son niveau le plus bas en 2013. L’un des éléments d’explication est la diminution du nombre de frappes depuis le pic de 2010. Cette question des dommages collatéraux a été abordée en octobre 2013 devant l’Assemblée générale des Nations Unies lors de la présentation par Ben Emmerson de son rapport intermédiaire sur l’emploi des drones dans la lutte contre le terrorisme 7, dont le principal objectif est justement « d’évaluer les allégations selon lesquelles l’utilisation croissante d’aéronefs téléguidés a causé un nombre disproportionné de victimes civiles, et de faire des recommandations quant à l’obligation qui incombe aux États de mener des enquêtes indépendantes et impartiales ». Parallèlement, plusieurs organisations non gouvernementales de défense des droits de l’homme se sont saisies de cette question, comme Human Rights Watch et Amnesty International. L’un des derniers rapports d’Human Rights Watch résulte d’une enquête sur les dommages collatéraux causés par les frappes américaines au Yémen. Outre ces ONG et certaines organisations religieuses et/ou pacifiques comme Pax Christi et l’International Fellowship of Reconciliation (Mouvement international de la réconciliation), on observe également que de plus en plus de mouvements se sont spécifiquement créés et organisés en réseau, en particulier aux États-Unis et au Royaume-Uni, pour condamner ces frappes, comme le Drones Campaign Network ou le Network to Stop Drone Surveillance and Warfare. La question des perceptions Les dommages collatéraux induisent évidemment une perception très largement négative au sein des populations locales. Elle se 7 Ben Emmerson, Promotion et protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, Rapport A/68/389, Nations Unies, Genève, 18 septembre 2013, (http://daccess-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N13/478/78/PDF/ N1347878.pdf?OpenElement). D r one War s : le p r og r a m m e a m é ri c a i n d ’ é l i m i n a t i o n s c i b l é e s e n d é b a t voit renforcée par le fait que ce mode d’action serait perçu comme une forme de lâcheté allant à l’encontre des valeurs guerrières traditionnelles auxquelles ces populations peuvent être attachées, tout particulièrement dans les provinces tribales pakistanaises. C’est ce constat qui a pu conduire certains observateurs à juger contre-productif le programme d’éliminations ciblées, puisqu’il renforcerait un sentiment d’antiaméricanisme et constituerait un argument pour le recrutement des militants. À l’inverse, des sondages effectués aux États-Unis depuis 2012 par le Washington Post, ABC News et CBS News témoignent d’un soutien de la population américaine à l’égard des éliminations ciblées, y compris contre des citoyens américains soupçonnés de terrorisme, comme ce fut le cas avec Anwar al-Awlaki le 30 septembre 2011 au Yémen. Plus généralement, ce programme tend à répandre une image fausse de ce que sont réellement les drones. Ils ne servent que rarement à tuer, et cette utilisation ne reflète en rien le large spectre de missions, en particulier de surveillance, qu’ils remplissent. Les drones ne peuvent ni ne doivent être résumés à une pratique létale. Le programme leur fait ainsi une mauvaise publicité. Parce que la presse grand public n’offre pas d’autre analyse, les opinions publiques ont souvent une perception biaisée des drones, ignorant leurs nombreux avantages. Le risque d’un tel programme est donc non seulement de desservir la politique américaine mais également de porter préjudice à un système d’armes essentiel pour la conduite des opérations de nombreux États, qui en font pour leur part un tout autre usage. n Géopolitique, le débat une émission présentée par Marie-France Chatin samedi à 17h, dimanche à 18h (TU, antenne africaine) rfi.fr Aurélia Blanc samedi et dimanche à 20h (heure de Paris, antenne monde) CS 5 Pub RFI Géopolitique Questions Inter 150x110.indd 1 06/05/13 17:27 Questions internationales n 68 – Juillet-août 2014 o 91 Chronique d’actualité GéostratéGiQue > L’épineux retour stratégique de la russie Renaud Girard, grand reporter international au Figaro et essayiste. L’évolution du positionnement international Depuis la chute du mur de Berlin en novembre 1989 et l’effondrement du communisme, la Russie a connu trois phases principales dans son positionnement international. Une phase atlantique ; une phase européenne ; une phase eurasiatique. Dans la première, on voit George H. Bush (le 41e président des États-Unis) préparer, en coopération avec Mikhaïl Gorbatchev, le « Nouvel Ordre mondial », durant l’automne 1990. C’est la réaction internationale à l’invasion du Koweït par l’Irak, c’est la réactivation d’une ONU, où la Charte redevient parole d’évangile. Sur le plan intérieur russe, c’est l’époque où toute la politique économique est édifiée sous le conseil d’« experts » venus de Harvard, où toutes les privatisations sont bâclées sous l’égide des grandes banques d’investissement new-yorkaises. Cette lune de miel va toutefois se ternir à cause des différentes guerres civiles marquant l’explosion de l’espace yougoslave, où les Russes restent systématiquement proches des Serbes, slaves et orthodoxes comme eux. Après l’arrivée de Vladimir Poutine aux affaires (1er janvier 2000), commence la phase européenne, avec un Tony Blair se précipitant à Moscou, alors que les ruines de Grozny fument encore. Par la suite, Vladimir Poutine et le chancelier Gerhard Schröder édifient d’excellentes relations germano-russes. Mais la Commission de Bruxelles ne parvient pas à nouer avec la Russie le partenariat économique que cette dernière souhaite et dont elle a besoin. La guerre de Géorgie d’août 2008 marque une fracture avec tous les pays de l’Europe de l’Est et du Nord qui pressent l’Union européenne de prendre ses distances avec Moscou. C’est alors que s’ébauche au Kremlin le concept d’un espace eurasiatique. Tout naturelle92 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 ment, l’empire russe, en voie de reconstitution, va s’adosser à l’empire chinois, en voie d’expansion maritime. Le deal non écrit entre Moscou et Pékin est le suivant : les deux empires s’adossent l’un à l’autre pour être tranquilles dans la gestion de leurs arrière-cours respectives. La preuve nous en a été donnée par les événements du printemps 2014. Au Conseil de sécurité des Nations Unies, la Chine s’abstient lorsqu’il s’agit de condamner l’annexion de la Crimée par la Russie. En retour, le 20 mai 2014, Vladimir Poutine est à Shanghai, pour lancer des manœuvres navales sino-russes et signer un important contrat gazier. Le message est clair : au moment où les États-Unis font « pivoter » leurs urgences stratégiques vers l’Asie, la Russie soutient symboliquement la Chine. Dans la querelle que Pékin entretient, contre le Vietnam, les Philippines, la Malaisie, l’Indonésie, Brunei et Singapour, sur la délimitation de son espace économique exclusif, Moscou ne se prononce pas. Mais les Russes laissent faire les Chinois. Il y a trente ans, le meilleur allié du Vietnam (contre l’Amérique, puis contre la Chine) était la Russie. De nos jours, le meilleur allié du Parti communiste vietnamien toujours au pouvoir, c’est l’Amérique d’Obama. Quel retournement stratégique ! Si Poutine parvient à obtenir des Occidentaux les deux « F », à savoir la fédéralisation et la finlandisation de l’Ukraine, il ne cherchera plus à s’ingérer directement dans les affaires de son voisin. Mais sera-t-il ensuite assez habile pour se réconcilier avec les Européens et avec les Américains, tout en conservant son assurancevie chinoise ? Tout usage de la force en Ukraine conduirait à une guerre économique contre l’Occident, que la Russie a peu de chance de gagner. Voilà pourquoi devient aujourd’hui épineux son nouveau positionnement. Mais quelles que soient les épines menaçant le Kremlin, le retour stratégique de la Russie depuis dix ans est indéniable. L’ é p i n e u x re t o u r s t ra t é g i q u e d e l a R u s s i e Un retour en plusieurs temps Revenons un peu en arrière. Le 24 novembre 2013, au palais des Nations de Genève, les ministres des Affaires étrangères de l’Iran, de l’Allemagne et des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU signaient un accord intérimaire sur le dossier nucléaire iranien. C’était le plus beau succès diplomatique international depuis les accords de Dayton de novembre 1995, qui mirent fin à la guerre en Bosnie. Il est frappant que le ministre le plus cité par les médias qui relatèrent l’événement fut Sergueï Lavrov, qui parla d’un « accord gagnant-gagnant ». De l’avis de tous les observateurs, le Russe s’était imposé comme l’un des pivots essentiels de cette négociation, car à la fois respecté par les Américains, suivi en toutes choses par les Chinois, écouté par les Iraniens, courtisé par les Britanniques et les Français. Quelle différence avec la conférence de Dayton, où le point de vue russe ne comptait plus pour personne ! Quelle différence avec cette journée du 12 juin 1999, à la fin de la campagne de bombardements de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) contre la Serbie sur la question du Kosovo, où une brigade motorisée russe, arrivée inopinément de Bosnie, fut accueillie comme des libérateurs par les 40 000 Serbes qui vivaient à Pristina. Ces derniers, qui venaient d’être abandonnés par Slobodan Milosevic et qui ne faisaient pas confiance aux troupes arrivantes de l’OTAN pour les protéger des séparatistes albanais, crurent que leurs cousins orthodoxes étaient venus pour les sauver. Ils se trompèrent, car la faible Russie de Boris Eltsine ne sut même pas obtenir une zone d’occupation dans cette province serbe majoritairement peuplée d’Albanais, et il n’y a plus aujourd’hui une seule famille serbe demeurant dans la capitale du Kosovo. Les atouts du Kremlin Un tel scénario – guerre de l’OTAN déclenchée sans autorisation du Conseil de sécurité, marginalisation de toute influence russe sur le terrain – serait aujourd’hui impensable. Car le tsar Vladimir Poutine ne l’accepterait pas. Personne aujourd’hui ne peut prétendre exercer de pression sur le maître du Kremlin en étant sûr de réussir. C’est un homme qui sait admirablement jouer des trois atouts qui sont les siens : des ressources énergétiques gigantesques, un pouvoir intérieur absolu, une défense dotée d’armes nucléaires. Dans l’Histoire, on retiendra l’année 2013 comme celle du grand retour stratégique de la Russie. Au Moyen-Orient, la Russie détient désormais un leadership supérieur à celui de la France, celui du Royaume-Uni ou celui de l’Arabie saoudite. Sur le dossier syrien, Moscou s’est hissé à la hauteur de Washington, comme l’a montré l’accord du 14 septembre 2013 sur le désarmement chimique du régime baasiste, que John Kerry et Sergueï Lavrov négocièrent à Genève, sans songer à inviter quiconque à leur table. Dans le reste du Moyen-Orient, la Russie a su habilement se rapprocher de tous les pays qui, comme elle, combattent l’influence des Frères musulmans. Ses relations avec l’Égypte sont presque redevenues celles qu’elles étaient du temps de Gamal Abdel Nasser. Elle s’entend bien à la fois avec l’Iran, avec l’Arabie saoudite, avec Israël, ce qui est une gageure. Contrairement aux puissances occidentales, la Russie n’a jamais été fascinée par l’« islamisme modéré » du Premier ministre turc Recep Erdogan, dont on s’aperçoit aujourd’hui qu’il n’est pas si modéré que cela… La Russie fut le premier pays à exprimer des réserves face au « néo-ottomanisme » du sémillant ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu. Vladimir Poutine considère que l’effondrement de l’Union soviétique en 1991 est la pire chose qui soit arrivée à la nation russe dans son histoire. Il n’a de cesse d’en rétablir les contours. Mais sa stratégie, toute efficace qu’elle puisse paraître à court terme, souffre d’une grande absence : le soft power. Poutine cultive la ruse et sait manipuler les foules russophones. Mais cette rouerie ne séduit que dans son propre espace. Poutine n’a pas compris que sans État de droit, un empire est condamné à ne pas survivre très longtemps. Sans le dire, les Biélorusses et les Kazakhs se méfient désormais de lui. Poutine a certes regagné la Crimée et le contrôle de la mer Noire, mais il a, sans le vouloir, tué son vieux rêve d’Eurasie. n Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 93 Questions européennes « L’europe élargie » d’après 1989 : comment se réorienter dans la pensée ? Stella Ghervas * * Stella Ghervas est Visiting Scholar au Center for European Studies de l’université de Harvard. Les frontières de l’Union européenne se sont déjà déplacées deux fois vers l’Est et le Sud-Est depuis le début du XXIe siècle. Cette expansion soudaine et pacifique, en 2004 et en 2007, est venue rebattre les cartes de l’imaginaire européen, invité à repenser l’idée d’Europe politique et de ce qui en fait le ciment. Or ces élargissements successifs ont simultanément mis au jour la difficulté de définir des valeurs consensuelles pour la « conscience européenne ». N’est-ce pas en définitive le rêve d’union pacifique du continent qui permet à l’Union européenne de se tenir ensemble et qui la distingue d’autres ensembles ? Des expansions territoriales aussi soudaines et spectaculaires que celles de 2004 et 2007 s’étaient certes déjà produites, et même trois fois en deux siècles – dans les années 1805-1812 avec Napoléon, puis les deux expansions allemandes de 1914-1917 et de 1939-1942. Ces poussées s’étaient cependant manifestées de façon violente, à la faveur de guerres particulièrement meurtrières, et de façon éphémère. En revanche, les deux récentes vagues d’élargissement se sont déroulées pacifiquement, grâce à des adhésions. Ce terme est significatif car, cette fois, ce n’est pas un empire qui s’est imposé à ses voisins : ce sont ces derniers qui ont spontanément rejoint l’Union européenne, afin de former une Europe élargie. 94 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 Si cette expansion s’est déroulée sans effusion de sang, ce n’est pas pour autant qu’elle a été neutre sur le plan des imaginaires. En premier lieu, elle a fait éclater la conception héritée de la guerre froide, qui confondait « Occident », « Europe » et « christianisme latin ». Dans cette vision, les pays au-delà du rideau de fer, donc placés sous l’influence de l’Union soviétique, formaient une Europe « de l’Est », c’est-à-dire relevant de l’Orient, antichambre de l’Asie. Après la chute du rideau de fer en 1989, le rétablissement des échanges réguliers a été l’occasion d’une redécouverte et d’une réappropriation réciproques du patrimoine culturel commun. En quelques années, la notion traditionnelle d’Europe centrale a ainsi refait surface. Elle « L’Eu r op e éla r g ie » d ’a p r ès 1989 : c o m m e n t s e ré o riLors e n t d’une e r d amanifestation n s l a p e n sorganisée é e ? le 2 mars 2014 © AFP / Yuriy Dyachyshyn à Kiev contre l’annexion de la Crimée par la Russie, des étrangers vivant en Ukraine brandissent une pancarte arborant le drapeau européen et le slogan « Ukrainiens, nous vous aimons ! » a renvoyé l’idée de l’« Est » dans les franges les plus éloignées de l’Union et au-delà, en Russie, en Biélorussie et en Ukraine. L’Occident, qui s’était jusque-là perçu comme toute l’Europe, se repense aujourd’hui comme une partie d’un tout plus vaste. Si l’on peut se permettre un jeu de mots à peine forcé, l’Europe tout entière a vécu une réorientation dans la pensée 1, qui a redéfini à la fois ses distances habituelles et ses points cardinaux. Se réorienter, ici, veut littéralement dire « redécouvrir l’Orient ». Avec l’adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie (2007), deux pays orthodoxes qui Il s’agit d’un emprunt au titre de l’essai d’Emmanuel Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? (1786). Selon le philosophe allemand, « s’orienter signifie, dans le sens propre du mot : d’une région donnée du monde (nous divisons l’horizon en quatre de ces régions), trouver les trois autres, surtout l’Orient ». (Emmanuel Kant, œuvres, t. XIII : Mélanges de logique, trad. par J. Tissot, Paris, Librairie philosophique de Ladrange, 1862, p. 320.) 1 viennent s’ajouter à la Grèce qui avait adhéré en 1981, l’idée que l’Europe s’arrêterait là où l’on ne trouve plus de cathédrales gothiques est devenue désuète. Il faut se résoudre à accorder un droit de citoyenneté européenne aux églises byzantines de ces pays, de même qu’aux alphabets grec et cyrillique. Dans les Balkans, l’entrée de la Croatie en 2013 – en majorité catholique – précède d’autres pays candidats – Monténégro, Serbie et Macédoine – où domine aussi une tradition orthodoxe. Pour compléter le tableau, reste enfin l’Albanie, dont la candidature à l’Union a été officiellement déposée mais non encore accueillie. On y rencontre une triple culture musulmane, orthodoxe et catholique. Pour repenser cette « Europe élargie », il nous faut renoncer à une vision traditionnelle, centrée sur les pays fondateurs des Communautés européennes des années 1950, Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 95 Questions européennes pour adopter un « grand angle ». Celui-ci devrait nous permettre d’embrasser l’ensemble de l’Europe politique 2 du présent, qui inclut l’Union européenne (28 pays) et l’Association européenne de libre-échange (4 pays). Ce changement de perspective est cependant loin d’être aisé, car il contredit bien des idées reçues. Désormais, les cinq nouveaux voisins orientaux de l’Union s’appellent (du nord au sud) : Russie, Biélorussie, Ukraine, Moldavie et Turquie. De façon inattendue, cet élargissement de la focale dans l’espace nous conduit à remonter dans le temps au-delà de 1945, une année souvent considérée comme le point de départ de l’unification de l’Europe. C’est l’occasion de redécouvrir un idéal plus ancien, qui joue un rôle primordial dans l’Europe politique, la paix perpétuelle. Le processus de construction européenne : les raisons d’une ambiguïté Les élargissements successifs de l’Union européenne depuis la disparition du rideau de fer compliquent ses efforts de projection d’une image intelligible. Pour répondre à ce défi, les rédacteurs du projet avorté de traité constitutionnel (2005), puis du traité de Lisbonne (2007) avaient entrepris de refonder l’édifice européen sur des « valeurs communautaires ». De cette tentative ont émergé des dichotomies difficiles à résoudre, telles que le marché libre contre la social-démocratie, l’État-nation contre l’État central, l’héritage religieux contre la laïcité, etc. 3. Ces valeurs sont certes apparues comme « consensuelles » aux yeux d’élites européennes déjà persuadées du bien2 Nous utilisons ici l’expression Europe politique pour désigner l’Union européenne (28 membres) ainsi que l’Association européenne de libre-échange (Islande, Liechtenstein, Norvège et Suisse). Il s’agit d’un système dense de traités et d’échanges entre pays européens, qui crée une solidarité de fait entre eux (accords commerciaux, normes légales communes, espace Schengen, etc.). Même si ces pays restent souverains, ils ne sont donc plus indépendants, mais interdépendants. 3 Stella Ghervas, « Les valeurs de l’Europe : entre l’idéal, le discours et la réalité », Rethinking Democracy, Kiev, février 2012 (http://rethinkingdemocracy.org.ua/themes/Ghervas_fr.html). 96 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 fondé de leur démarche : elles étaient le fruit d’un compromis politique atteint suite à une recherche hégélienne de la synthèse entre thèses opposées. En revanche, pour les opinions publiques nationales (française, néerlandaise ou irlandaise), elles ont agi comme de l’huile jetée sur le brasier des polémiques. En 2005, plusieurs campagnes politiques nationales ont été l’occasion d’affrontements émotionnels entre partisans et opposants, sur fond de procès d’intention. De toute évidence, l’Union européenne n’a pas trouvé son salut dans cette démarche. Il lui manque toujours une explication intellectuellement satisfaisante de ce que nous convenons d’appeler la « conscience européenne ». Une croissance opportuniste Le défi est considérable, d’autant que le fonctionnement des institutions communautaires est compliqué. Extérieurement, l’Union européenne reste une entité hybride : partiellement directoriale – à cause du rôle important des chefs d’État des « grands pays » au sein du Conseil européen et de cénacles restreints tels que l’Eurogroupe –, partiellement bureaucratique – c’est l’appareil de la Commission européenne –, et enfin partiellement démocratique – un peu plus depuis 2008 avec l’extension des prérogatives du Parlement européen. Elle est une entité sui generis, c’est-à-dire n’appartenant à aucune catégorie déjà répertoriée… même si une telle affirmation ne peut être qu’un point de départ. Quelles sont les raisons de cet état de fait ? Caractéristique singulière, éminemment antipathique pour des esprits habitués à la rigueur des déductions logiques, il n’y a pas de « grand dessein » dans la démarche de construction européenne ! C’est là une conséquence de sa méthode initiale de construction, un fonctionnalisme qui a longtemps consisté à formuler un objectif, puis à faire abstraction de toutes les idées préconçues. Selon les termes employés par Robert Schuman en 1950, « la mise en commun organique de nos ressources serait une garantie de prospérité, de puissance et de paix ». Un tel procédé était donc « libre de tout engagement idéologique, […] essentiellement pratique par son objet, empirique « L’Eu r op e éla r g ie » d ’a p r ès 1989 : c o m m e n t s e ré o ri e n t e r d a n s l a p e n s é e ? par sa méthode » 4. Dès 1952, avec la Communauté du charbon et de l’acier (CECA), la construction européenne s’est ainsi développée par petits pas et sans modèle préconçu. C’est cette croissance opportuniste qui explique pourquoi les institutions actuelles de l’Union européenne sont très loin d’obéir à une planification cohérente. On est à l’opposé de la Constitution de la Ve République française conçue en quelques semaines durant l’été 1958, sous l’impulsion de Charles de Gaulle et de Michel Debré. L’Union européenne fonctionne en dépit de son « fouillis institutionnel », un peu à l’instar d’une fourmilière : chaque composant y est conscient de sa tâche particulière, mais sans savoir expliquer les principes généraux sur lesquels repose l’ensemble. Une démarche existentielle Tout espoir de donner aujourd’hui un sens au projet d’unification européenne serait-il donc vain ? Faudra-t-il attendre longtemps avant qu’une définition cristalline n’émerge spontanément de sa gangue ? La recherche pourrait apporter une aide bienvenue à l’expérimentation politique. Pour ce faire, le caractère empirique des institutions communautaires, plus précisément la méthode inductive – des petits pas aux grands principes – utilisée depuis un demi-siècle dans la construction européenne, peut nous guider. Le salut n’est donc pas dans de grandes théories préexistantes – l’État-nation, le fédéralisme, l’empire, etc. –, mais dans l’analyse d’une foule de petits faits qui nous permettent de remonter aux grands principes qui sous-tendent l’unification européenne. Ce processus de construction européenne a néanmoins eu un avantage incontestable : véritable innovation, il a réussi là où toutes les tentatives précédentes d’union politique avaient échoué. Ce qui pourrait passer pour un « défaut de conception » n’est en définitive que la conséquence logique d’un choix de construction gagnant. A contrario, l’Europe politique a eu des ratés dès qu’on a tenté de lui faire « forcer le pas » Robert Schuman, « Rapport relatif à la défense européenne », Conseil de l’Europe, 24 novembre 1950. 4 avec des modèles préconçus : on se souvient de l’échec cuisant de la Communauté européenne de défense (CED) devant l’Assemblée nationale française en 1954 ou, en 2005, de la défaite du traité établissant une constitution pour l’Europe dans les urnes en France et aux Pays-Bas. On peut même se demander comment le traité sur l’Union européenne signé à Maastricht en 1992 a bien pu susciter l’adhésion nécessaire dans douze pays. Était-ce le sentiment partagé d’une occasion historique qui ne se répéterait pas ? Nous aborderons ici deux épisodes clés de ce cheminement historique, qui ont en commun d’avoir succédé à un bouleversement violent en Europe. À l’Ouest, le premier esprit européen Le premier acte se déroule au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une époque de crise économique et de désarroi. Les États-nations d’Europe, naguère imbus de leur puissance, prennent la mesure de leur faillite morale après la frénésie de destruction mutuelle, aggravée par des déportations et des massacres de civils d’une barbarie inouïe. En 1945, ils découvrent, en même temps que les horreurs de l’Holocauste nazi, une nouvelle vassalité vis-à-vis des deux superpuissances victorieuses du conflit, les États-Unis et l’Union soviétique, et la plupart des pays d’Europe doivent désormais accueillir des garnisons étrangères sur leur propre territoire. Le continent dévasté s’apprête donc à vivre au sein du système bipolaire dit de la « guerre froide ». Si l’on compare cette situation avec celle qui prévalait encore en 1939, c’est-à-dire l’apogée des empires coloniaux de la GrandeBretagne et de la France – deux pays pourtant parmi les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale –, on mesure la gravité du bouleversement qui frappe alors les esprits. Passée la liesse de la victoire, c’est la prise de conscience collective d’un échec grave et avilissant pour toute la civilisation européenne. Cet état d’esprit est bien illustré dans le tableau de Max Ernst, l’Europe après la pluie, où le Déluge biblique est la métaphore des ravages de la guerre. Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 97 Questions européennes La tension entre les deux blocs antagonistes – représentés au Conseil de sécurité de l’ONU – étant forte et omniprésente, Washington et Moscou s’imposent dans les géographies mentales comme les deux centres du monde. L’appartenance des États d’Europe de l’Ouest au bloc occidental, tout comme celle des pays de l’Est au système soviétique, fera donc partie intégrante de l’identité politique et idéologique des populations. Cette bipolarité de la guerre froide est composite, car les États-nations – même redimensionnés et dépouillés de leurs idéaux de souveraineté absolue et d’autarcie – restent les briques constitutives des deux blocs antagonistes. Pour les pays de l’Ouest européen, la « grande république au-delà de l’Atlantique » est à la fois l’allié d’hier contre l’Allemagne et celui du présent contre l’URSS. Outre la conscience du désastre, c’est la crainte d’une nouvelle occupation qui domine dans les esprits au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En témoigne un passage du discours que l’Anglais Winston Churchill tient le 19 septembre 1946 à l’université de Zurich, où il invoque la création d’un Conseil de l’Europe : « Nous devons recréer la famille européenne dans une structure régionale appelée, peut-être, les États-Unis d’Europe. […] Même si au début la totalité des États d’Europe ne seront pas capables de joindre l’Union, nous devons néanmoins aller de l’avant pour rassembler et combiner ceux qui le voudront et le pourront. Afin de préserver les gens ordinaires de chaque race et de chaque pays de la guerre et de la servitude, il faudra établir de solides fondations et s’appuyer sur la volonté de tous les hommes et femmes de mourir plutôt que se soumettre à la tyrannie 5. » Le ton du discours peut rétrospectivement sembler héroïque, mais le mot est lâché : Union, comme réponse collective des États européens à la menace soviétique. Si cette dernière n’est pas la seule raison d’être de l’unification européenne – la finalité à long terme est la reconstruction politique, économique et morale 5 Winston Churchill, Speech at Zurich University, 19 septembre 1946 (traduction de l’auteur). 98 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 du continent –, il ne fait guère de doute qu’elle a joué un rôle catalyseur dans la mise en route des institutions européennes. C’est avec ces deux idées bien arrêtées – la reconstruction et la défense commune – que Churchill plaide déjà pour une nécessaire réconciliation franco-allemande. Cette idée-force, reprise par la déclaration Schuman du 9 mai 1950, conduira à la cooptation de la République fédérale d’Allemagne comme membre fondateur des Communautés européennes, puis au traité de l’Élysée signé le 22 janvier 1963 entre la France et l’Allemagne. C’est de la Belgique, des Pays-Bas, du Luxembourg, de la France, de l’Italie et de l’Allemagne qu’est parti l’effort de constitution des Communautés européennes dans les années 1950, afin d’amorcer la relance économique tout en mettant un point final aux antagonismes du passé. Ironiquement, le Royaume-Uni de Churchill restera longtemps après lui peu enclin à participer aux affaires du continent : il attendra 1973 avant de rejoindre la Communauté économique européenne (CEE). De plus, et en dépit de la grande idée de l’Europe qu’on décèle dans le discours de 1946, c’est une Europe confinée qui a vu le jour. Bien qu’elle soit demeurée ouverte mentalement au reste du monde, elle a été hermétiquement scellée à l’Est par une frontière artificielle munie de murs, de barbelés et de miradors, le rideau de fer. Cette ligne qui a coupé l’Allemagne en deux a matérialisé la division idéologique entre les esprits – précision nécessaire pour illustrer le changement radical qui s’est ensuite produit dans les mentalités européennes. Le dégagement de l’horizon européen après 1989 La disparition du pacte de Varsovie en 1989, suivie par le retour des « pays de l’Est » dans le concert européen, déboucha en 1991 sur l’éclatement de l’Union soviétique et l’indépendance des trois républiques baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie). Évidemment, la création juridique d’une « Union européenne » par le traité de Maastricht en 1992 ne fut pas qu’une coïncidence temporelle. Bien que cette étape eût été « L’Eu r op e éla r g ie » d ’a p r ès 1989 : c o m m e n t s e ré o ri e n t e r d a n s l a p e n s é e ? préparée depuis longtemps, elle restait problématique tant que l’Union soviétique pouvait s’y opposer : les troupes du pacte de Varsovie constituant une force redoutable, il avait fallu se garder de porter ombrage à la superpuissance de l’Est. Désormais, l’Union européenne pouvait sortir de son confinement à l’ombre des superpuissances, ce qui se traduisit par une modification assez radicale de son attitude dans les cercles de Bruxelles et de Strasbourg. Il y eut bien sûr des obstacles. La réunification de l’Allemagne en 1989-1990 présenta des difficultés économiques et sociales et causa quelques inquiétudes en France mais aussi au Royaume-Uni, où l’on voyait renaître un grand pays qui appuyait à nouveau sa puissance politico-économique sur l’hinterland d’Europe centrale. De façon semblable, les tensions en matière économique entre le Royaume-Uni et les pays de la zone euro sont aussi révélatrices d’une survivance répandue des anciennes méfiances nationales, ainsi que de hantises plus ou moins exprimées de voir naître un nouvel impérialisme sur le continent. En dépit de cela, il faut bien noter l’apparition d’un « second esprit européen », très différent de celui des années 1950. Embrassant un horizon bien plus étendu, émancipé de la peur originelle de l’Union soviétique, il se fait le promoteur d’une unité géopolitique ouvertement supranationale. C’est dans cette perspective que doit être considérée la dynamique des élargissements successifs qui ont abouti à l’Union à 28 membres. Il en va de même pour la pacification des Balkans occidentaux et la politique de voisinage menée par l’Union dans la région de la mer Noire. Dès les années 1990, l’Union européenne s’est trouvée entraînée par son propre élan, sans toujours bien savoir jusqu’où il la mènerait. En 2014, la crise qui l’oppose à la Russie au sujet de l’Ukraine est un test des limites de cette expansion. Les États-Unis souhaitaient bien un ancrage à l’Ouest des pays libérés de la tutelle russe, mais plutôt au travers de l’adhésion à leur instance de prédilection, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Le scénario évolua bien comme ils l’avaient prévu, mais avec une réserve : alors qu’ils avaient visé une alliance défensive d’États-nations alignée sur leur politique extérieure, l’Union européenne soudain renforcée a commencé à manifester des velléités de se positionner de façon autonome, comme contrepoids politique et économique sur l’échiquier international. À l’Est : la redécouverte de l’autre moitié de l’Europe Cet élan d’expansion de l’Union européenne fut largement porté par les pays naguère soumis à l’hégémonie soviétique. En comparaison avec l’attitude désabusée des pays membres du noyau originel de l’Union, on pourrait même parler de ferveur : il s’agissait, d’une part, de garantir l’autonomie politique arrachée à la Russie et, d’autre part, d’atteindre une prospérité économique longtemps hors de portée en raison de l’imposition du système communiste. On se rappellera ainsi les extraordinaires images de la Voie balte, cette chaîne humaine de plus de 500 kilomètres qui s’étendit le 23 août 1989 de Vilnius à Tallinn en passant par Riga pour demander la sortie de la Lituanie, de la Lettonie et de l’Estonie de l’URSS. Pour cette partie de l’Europe, les années 1945-1946 avaient assurément été un moment décisif, où s’était amorcé le processus de mainmise politique par l’Union soviétique qui aboutira inéluctablement au pacte de Varsovie (1955). Mais les populations baltes avaient choisi une date symbolique pour leur manifestation de 1989, le cinquantième anniversaire d’un événement crucial précédant de quelques jours l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale. Le 23 août 1939 correspond en effet à la signature du pacte germano-soviétique (ou Molotov-Ribbentrop) entre l’Allemagne nazie et la Russie soviétique. Dans un protocole additionnel secret, ce texte définissait la notion de « sphères d’influence » ainsi que la « réorganisation territoriale » des États baltes et de la Finlande, de la Pologne, et du sud-est de l’Europe – en particulier de la Bessarabie (aujourd’hui république de Moldavie). Une fois annexés, ces territoires redevinrent la périphérie de Moscou, comme cela avait été le cas jusqu’en 1917. Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 99 Questions européennes En décembre de la même année, alors que la guerre avait déjà éclaté, l’URSS fut expulsée de la Société des Nations (SDN). Cet événement apparemment dérisoire en comparaison des événements tragiques du moment, fut significatif par la cassure qu’il inaugura dans les mentalités en Europe, pour plusieurs décennies : les pays européens venaient de rejeter la Russie et sa périphérie en dehors de leur espace. Pour les populations qui, comme dans les républiques baltes ou en Bessarabie, furent annexées sans ménagement à l’URSS, l’arrachement fut incontestablement violent. Lors de la conférence de Yalta qui, en février 1945, réunit les futurs vainqueurs de l’Allemagne, Staline demanda à ses alliés d’entériner en pratique les acquisitions territoriales de l’URSS convenues lors du pacte conclu avec le IIIe Reich. Pour les territoires concernés – un moment envahis par l’Allemagne puis reconquis de haute lutte par l’Armée rouge –, seul l’éclatement du bloc soviétique en 1991 mit véritablement fin à la « guerre de cinquante ans » commencée en 1939. Souhaitant s’assurer qu’ils seraient dorénavant à l’abri de visées expansionnistes de la Russie, ces pays rejoignirent l’OTAN en deux grandes vagues : 1999 pour la République tchèque, la Hongrie et la Pologne, et 2004 pour les pays baltes, la Bulgarie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie. Leur adhésion volontaire à l’Union européenne en 2004 et en 2007 ne fut donc pas un début, mais au contraire la clôture d’une longue parenthèse. En définitive, l’Union européenne s’est principalement agrandie au détriment de l’ancien pacte de Varsovie. Pendant vingt ans, la Russie ne s’est guère opposée à cette expansion, soit parce qu’elle n’en avait pas les moyens, soit parce qu’elle ne le désirait pas. Mais si l’on fait exception des trois pays baltes, l’Union européenne n’est pas entrée sur ces territoires qui faisaient partie de l’URSS et que la Russie considère encore aujourd’hui comme relevant de sa « sphère d’influence ». En 2014, la négociation d’un accord d’association de l’Union européenne avec l’Ukraine a toutefois changé la donne. C’est à la faveur d’un contexte de troubles internes dans ce pays et de la chute du gouvernement que la Crimée a été 100 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 annexée/rattachée à la Russie le 18 mars 2014. Moscou semble bien avoir voulu signifier par là son opposition à toute velléité de l’Union de s’étendre plus à l’Est. De leur côté, les anciens « pays de l’Est » ne cachent pas leur inquiétude et la nécessité, plus que jamais, de garantir leur souveraineté face à la Russie. Le rêve lointain de la pax europea À l’heure où se font entendre des bruits de bottes à la frontière entre l’Ukraine et la Russie, se pose la question de ce qui peut bien tenir ensemble cette Union européenne. C’est l’occasion de revenir à un rêve relativement ancien, qui eut une influence considérable dans l’histoire européenne, l’union pacifique du continent. Celui-ci trouva déjà une pleine expression à l’époque des Lumières avec des penseurs comme l’abbé de Saint-Pierre et, plus tard, Jean-Jacques Rousseau, sous forme de l’idéal de la paix perpétuelle qui prônait la convergence des volontés politiques des États particuliers au sein d’un système européen pacifique. Le congrès de Vienne de 1815 fut l’occasion d’une première expérimentation (plus ou moins réussie) : traité multilatéral signé par presque tous les États du continent, la Sainte-Alliance contribua à la création d’un système politico-diplomatique qu’on appellerait bientôt le « Concert européen ». Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les mouvements pacifistes liés à la SDN se réclamèrent quant à eux de la ligue des peuples proposée par Kant. C’est également la paix par le droit, longtemps décriée par les adeptes de la Realpolitik, qui finit par s’imposer en Europe occidentale, après la Seconde Guerre mondiale. Après chaque grande guerre européenne, les projets d’unification européenne qui émergèrent visèrent à résoudre deux éventualités : le risque d’un empire paneuropéen et les querelles entre États qui mènent à la guerre 6. lll 6 Stella Ghervas, « Antidotes to Empire : From the Congress System to the European Union », in EUtROPEs : The Paradox of European Empire, University of Chicago Press, Chicago, 2014. « L’Eu r op e éla r g ie » d ’a p r ès 1989 : c o m m e n t s e ré o ri e n t e r d a n s l a p e n s é e ? Sans doute, l’identité de l’Europe – au sens politique – ne saurait se résumer à l’idéal de la paix, mais c’est bien là que l’on trouve un large consensus des opinions publiques nationales. L’Union européenne a assez clairement défini sa raison d’être, voire son identité, par rapport à la paix. Ses institutions et ses politiques semblent reposer sur un postulat fondamental : la réponse à long terme aux guerres et aux crises économiques se trouve nécessairement dans une alliance pacifique librement consentie, organisée au sein d’un système juridique plus ouvertement fédéraliste. Sur le plan institutionnel, la paix ne figure pas seulement comme une valeur communautaire, mais le traité de Lisbonne l’a élevée en 2007 au rang d’objectif premier. La crise économique de 2008-2009 a produit une dynamique de discipline budgétaire commune et d’union bancaire qui laisse présager une extension des compétences supranationales de l’Union. Cet idéal de pacification dans les traités européens permet également de définir l’identité de l’Europe politique par opposition. Il tranche en effet avec une autre doctrine qui reste en vigueur aux États-Unis, en Russie et en Chine, selon laquelle la paix doit être garantie par une force militaire dotée de moyens offensifs. Cette doctrine peut, le cas échéant, légitimer une guerre, comme cela a par exemple été le cas avec l’Irak et l’Afghanistan. On se souvient de la commotion aux États-Unis en 2003, à la fois pour la classe politique et l’opinion publique, causée par le refus de la France d’approuver le plan d’invasion de l’Irak au Conseil de sécurité de l’ONU – une position qui avait trouvé un large consensus populaire dans les pays européens. Lorsque les États-Unis ont envisagé une intervention militaire en Syrie en 2013, le soutien a de nouveau manqué au sein des pays européens. L’Europe politique n’est toutefois pas monolithique dans ses attitudes. Les rôles de la France et du Royaume-Uni se sont d’ailleurs renversés. Alors qu’en 2003 la première s’est opposée à une intervention armée, en 2013 c’est le Parlement britannique qui a rejeté une intervention en Syrie. Passée l’urgence de la crise ukrainienne, une distinction pourrait se faire jour entre la conception américaine de la sécurité par la force militaire – via l’OTAN – et la position plus soft power de l’Union européenne. Cette opposition idéologique entre deux conceptions de la paix n’est pas nouvelle, puisque c’est en réaction à l’équilibre des puissances que l’idéal de la paix perpétuelle est né en Europe à l’époque des Lumières. Cet idéal commence aujourd’hui à s’imposer de façon durable au niveau du continent. On a pu sourire – notamment au moment de la guerre froide – de ce pacifisme « angélique », d’autant que l’Europe continue de recourir à la commode protection militaire américaine. C’est ce qui pose la question fondamentale – et paradoxale – de savoir si les Européens comptent un jour financer leur propre défense grâce à des recettes fiscales communautaires, plutôt que de continuer à en faire porter le poids à leur allié d’outre-Atlantique, lui-même en difficulté budgétaire. L’idée d’une armée commune est assez ancienne, puisqu’elle avait déjà été évoquée par l’abbé de Saint-Pierre en 1713 dans son Projet de paix perpétuelle, et par la Communauté européenne de défense du début des années 1950. Les Européens, déjà émancipés de la Russie, vogueraient certes sur une route de plus en plus souveraine. Mais un tel acte seraitil réellement conforme aux idéaux pacifiques de l’Union ? Le débat reste ouvert. n Bibliographie ●● Peter I. Barta (dir.), The Fall of the Iron Curtain and the Culture of Europe, Routledge, New York, 2013 ●● Michel Foucher (dir.), L’Europe entre géopolitiques et géographies, SEDES, Paris, 2009 ●● Stella Ghervas, « La paix par le droit, ciment de la civilisation en Europe ? La perspective du Siècle des Lumières », in Antoine Lilti et Céline Spector (dir.), Commerce, Civilisation, Empire. Penser l’Europe au xviiie siècle, Voltaire Foundation, Oxford, 2014 ●● Stella Ghervas, « Les valeurs de l’Europe : entre l’idéal, le discours et la réalité », Rethinking Democracy, Kiev, février 2012 (http:// rethinkingdemocracy.org.ua/ themes/Ghervas_fr.html) ●● Stella Ghervas et François Rosset (dir.), Lieux d’Europe. Mythes et limites, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2008 ●● David Reynolds (dir.), The Origins of the Cold War in Europe: International Perspectives, Yale University Press, New Haven et Londres, 1994 ●● Geoffrey Roberts, The Unholy Alliance: Stalin’s pact with Hitler, I. B. Tauris, Londres, 1989 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 101 Regards sur le monde réseaux sociaux : de nouveaux acteurs géopolitiques * Tristan Mendès France Tristan Mendès France * est blogueur et journaliste, spécialiste des nouvelles cultures numériques. Il L’essor des réseaux sociaux entraîne une nouvelle forme de circulation de l’information entre individus, mais de la communication), à l’université également entre institutions et individus et entre institutions Paris 7-Diderot et à l’École des métiers elles-mêmes. Les États tirent notamment de plus en de l’information à Paris. plus parti de leur usage, en particulier à travers les jeux d’influence qui s’y déploient. Plusieurs conflits récents ont montré que la communication diplomatique ou la propagande étaient devenues des pratiques fort développées sur les réseaux sociaux. Quant aux plateformes qui sont à l’origine de ces réseaux, elles sont confrontées en retour à des pressions importantes qui les hissent au rang de nouveaux acteurs des relations internationales. enseigne au CELSA (École des hautes études en sciences de l’information et Les réseaux sociaux ont fait une apparition spectaculaire sur la scène mondiale au moment de ce que les médias ont appelé les « printemps arabes » 1. A soudainement fait surface l’expression de voix, nombreuses et décentralisées, de simples individus, qui restaient jusque-là étouffées par des régimes dictatoriaux ou autoritaires. Ces voix ont atteint une audience mondiale qui leur était auparavant inaccessible. Si ces plateformes sont désormais bien installées dans les usages du monde contem1 Sur le sujet, voir le dossier spécial de Questions internationales, « Internet à la conquête du monde », no 47, janvier-février 2011, et notamment l’article de Youssef El Chazli, « De quelques usages politiques d’Internet sur les bords du Nil », qui prédisait la chute du régime de Hosni Moubarak à partir d’une mobilisation des Égyptiens sur les réseaux sociaux. 102 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 porain, c’est d’abord du fait de leurs utilisateurs, militants ou non, qui en ont montré toute la puissance. Dans le même temps, les réseaux sociaux sont devenus un enjeu international, car les États ont commencé à s’en emparer pour leur communication, diplomatique notamment. Ayant réalisé tardivement l’importance du phénomène, ils tentent dorénavant de rattraper leur retard, avec plus ou moins de bonheur. Contrairement aux logiques traditionnelles de communication, les réseaux sociaux brouillent les lignes classiques entre émetteur et récepteur et invitent les acteurs étatiques à s’y exprimer d’une façon qui ne leur est pas toujours familière. À ce premier niveau de difficulté s’ajoute le fait que les usages qui en découlent sont encore loin d’être définitivement R és ea ux s o c i a u x : d e n o u v e a u x a c t e u r s g é o p o l i t i q u e s établis. Reste que les États ne peuvent plus faire abstraction de l’audience que constituent les 1,8 milliard d’internautes qui sont aujourd’hui présents sur les réseaux sociaux 2. Un nouveau mode de communication Un réseau social est un espace en ligne sur lequel un internaute peut se connecter pour émettre ou recevoir un contenu multimédia en direction ou provenant d’une communauté qu’il a générée ou à laquelle il s’est agrégé. Certains réseaux sociaux regroupent des amis, d’autres ont pour objectif de se créer un cercle de relations, de chercher un emploi, des activités, des partenaires commerciaux, d’échanger des photos ou des informations. Apparus autour de 2005, les réseaux sociaux s’apparentent à des plateformes de partage de contenus s’organisant en communautés. Les réseaux sociaux ont ceci de particulier qu’ils brouillent les repères de la communication classique entre émetteur et récepteur, puisque, à la différence des médias traditionnels comme la télévision ou la presse, chaque utilisateur peut en effet recevoir et émettre des données. Il existe de nombreuses plateformes dites « sociales » parmi lesquelles les plus connues sont Google+ (le réseau social de Google), Instagram (proposant l’échange d’images), LinkedIn ou Viadeo (des réseaux sociaux professionnels) ou Weibo (le Twitter chinois). Face à la multiplicité des acteurs et des enjeux liés à chacun d’entre eux, l’analyse se limitera toutefois aux deux acteurs historiques que sont Facebook et, surtout, Twitter. De même, ne sera-t-il ici évoqué que le versant public de la communication qui s’y déploie et non les messages à caractère privé que ces réseaux véhiculent. Facebook et Twitter permettent de publier les mêmes contenus qu’ailleurs sur le web (textes, images ou vidéos), mais sur une seule plateforme qui s’adresse en priorité à une communauté – celle que l’internaute a constituée ou à laquelle il s’est agrégé. Simon Kemp, « Social, Digital & Mobile Worldwide in 2014 », blog We are Social, 9 janvier 2014 (http://wearesocial.net/ blog/2014/01/social-digital-mobile-worldwide-2014). 2 Contrairement au mode classique de communication, les informations circulent sur les réseaux sociaux grâce à la recommandation personnelle produite par leur émetteur auprès de sa communauté. Une personne relaie – et donc recommande – une information sur sa plateforme, et les internautes qui suivent son compte décident, ou non, de la relayer à leur tour sur leur propre compte auprès de la communauté qui y est rattachée. Cette communication spécifique, qualifiée de « communication sociale », est d’autant plus puissante qu’elle se joue essentiellement au niveau de communautés d’individus qui se font confiance ou s’apprécient. La force prescriptrice du message en est alors significativement augmentée, car elle a tendance à susciter l’adhésion d’une audience en principe captive. Les émetteurs peuvent indifféremment être des individus, des organisations, des institutions, des marques, etc. C’est ainsi que rares sont désormais les ministères qui ne disposent pas d’un compte Twitter. En France, le ministère des Affaires étrangères a le sien (https :// twitter.com/francediplo), tout comme le chef de la diplomatie (https ://twitter.com/laurentfabius). Cette activité en ligne implique la diffusion de contenus à caractère public, mais également la réception de messages adressés par ce biais. Elle offre aux institutions la possibilité d’échanger de manière ouverte et directe avec leurs ressortissants, avec les opinions publiques étrangères, ou même des représentants d’autres États. L’absence de hiérarchie sur les réseaux sociaux entraîne la formation d’une sorte de marché ouvert des idées où les messages du président Obama sont aussi visibles que ceux du guide iranien Khamenei, du président Poutine ou de certaines factions terroristes. À chaque utilisateur de ces plateformes de choisir le compte qu’il souhaite suivre et/ou relayer. La vitesse de circulation d’une information sur les réseaux sociaux est en principe liée à la démultiplication de décisions individuelles visant à la recommander ou à la relayer auprès de communautés données. Les réseaux sociaux représentent donc un espace décentralisé difficile à contrôler, où Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 103 Regards sur le monde le poids relatif des acteurs dépend de la capacité d’influence qu’ils parviennent à y déployer. Des vecteurs de politiques d’influence nationale Dans les relations internationales, les réseaux sociaux ont en effet pour l’essentiel un objectif d’influence. Ces plateformes s’intègrent de plus en plus souvent dans les stratégies de communication des acteurs étatiques, notamment d’un point de vue diplomatique. Les chancelleries de la majorité des États invitent dorénavant leurs ambassadeurs et leur personnel diplomatique à s’engager dans ce nouvel espace virtuel. L’objectif, parfois hasardeux, restant d’étendre l’influence du pays d’appartenance de ces personnels. Cette pratique est souvent facile à identifier. Lorsque la communication d’un acteur public sur Twitter se fait dans une langue qui n’est pas celle d’origine de son auteur, il est évident qu’elle vise à influencer une audience extérieure. L’ambassadeur de Suède en France, Gunnar Lund, explique ainsi le rôle que joue son compte Twitter dans le cadre de ses fonctions diplomatiques : Twitter « fait partie d’une politique réfléchie d’une diplomatie publique ». L’ambassadeur cherche à y « susciter l’intérêt des Français » pour son pays. Il rappelle aussi que le ministre des Affaires étrangères suédois, Carl Bildt, encourage expressément tous ses diplomates à s’en emparer et s’en servir 3. Cette incitation à s’exprimer sur les réseaux sociaux est un mouvement général, que l’on constate dans de nombreux pays démocratiques mais pas uniquement. Ce sont les États-Unis qui ont les premiers ouvert la voie à travers la popularisation de la diplomatie dite « numérique ». « L’importance accordée par l’administration Obama à la diplomatie numérique trouve ses racines dans le concept de smart power, destiné initialement à reconquérir l’autorité morale, perdue par les Interview du Cercle des Européens, « D’autres ambassadeurs arriveront bientôt sur Twitter », 24 avril 2012 (www.lexpress.fr/ actualite/monde/europe/interview-du-cercle-des-europeens-dautres-ambassadeurs-arriveront-bientot-sur-twitter_1107882.html). 3 104 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 États-Unis au cours des années Bush », rappelle Thomas Gomart, chercheur à l’Institut français de relations internationales (IFRI) 4. La Russie a aussi considérablement investi les réseaux sociaux, notamment durant la récente révolution ukrainienne. Elle a développé sa présence sur les réseaux sociaux américains (Twitter, Facebook), où son ministère des Affaires étrangères et ses ambassades sont actifs, mais également sur ses propres réseaux sociaux nationaux comme VKontakte 5 qui surclasse Facebook en Russie, ou même sur les réseaux sociaux chinois comme Weibo 6, l’équivalent de Twitter dont l’accès depuis la Chine est bloqué par les autorités. Cette stratégie de communication, qui s’adapte aux interlocuteurs présents sur les différentes plateformes, permet ainsi à la Russie d’optimiser son jeu d’influence. Également, aussi surprenant que cela puisse paraître, le régime de Bachar al-Assad en Syrie n’a pas hésité à s’emparer des réseaux sociaux pour y déployer sa propagande. Le compte officiel de l’agence nationale d’information syrienne, la Syrian Arab News Agency (SANA), est très actif sur Twitter (https ://twitter. com/SANA_English). Cette agence y livre une information en anglais destinée à une audience internationale située hors des frontières du pays en proie à la guerre civile. Même la dictature nord-coréenne s’y essaye avec un profil officiel sur Twitter (https ://twitter.com/uriminzok), Uriminzok (« notre nation »). Malgré une audience relativement faible, le régime le plus reclus de la planète a compris qu’il pouvait, à peu de frais, entrer dans cette agora virtuelle et y déverser sa propagande. Les réseaux sociaux intègrent donc assez naturellement les stratégies globales d’influence des pays qui décident de les adopter. Mais c’est 4 Thomas Gomart, « De la diplomatie numérique », Revue des Deux Mondes, janvier 2013, p. 134-135. 5 Roland Gauron, « Ukraine : comment Poutine mène l’offensive sur les réseaux sociaux », Le Figaro, 6 mars 2014 (www.lefigaro. fr/international/2014/03/06/01003-20140306ARTFIG00145ukraine-comment-poutine-mene-l-offensive-sur-les-reseauxsociaux.php). 6 Eugène Zagrebnov, « Ukraine : la Russie règle ses divergences avec les USA en Chine », La Voix de la Russie, 11 mars 2014 (http://french.ruvr.ru/2014_03_11/La-Russie-regle-sesdivergences-avec-les-Etats-Unis-sur-l-Ukraine-en-Chine-6628/). R és ea ux s o c i a u x : d e n o u v e a u x a c t e u r s g é o p o l i t i q u e s lors de conflits que leur rôle semble toutefois le plus novateur. Un nouvel acteur dans les conflits internationaux Au-delà du monologue mis en scène par certains comptes sociaux d’acteurs étatiques dès lors qu’ils s’adressent à une audience internationale, il arrive parfois que les réseaux sociaux génèrent des échanges d’une nature totalement inédite. On en donnera deux exemples récents. L’un des premiers qui vient à l’esprit remonte au 14 novembre 2012. Sur son profil Twitter, le ministère israélien de la Défense (@DFSpokesperson) annonçait avoir lancé une campagne armée contre la bande de Gaza et interpellait directement les membres du Hamas en leur conseillant de rester terrés s’ils voulaient rester en vie. La brigade Alqassam, la branche armée du Hamas, présente également sur Twitter à l’époque, décida de lui répondre publiquement en promettant aux Israéliens de leur ouvrir les portes de l’enfer 7. Au-delà du contexte particulier et de la virulence des propos échangés, les belligérants peuvent dorénavant engager ouvertement – du moment qu’ils sont sur la même plateforme sociale – un échange direct à la vue de tous, dans une logique de lobbying ou d’activisme en ligne. Ce canal singulier de communication devrait connaître un essor certain dans les années à venir, et d’autres crises internationales pourraient trouver des modes de traduction similaires sur les réseaux sociaux. Tout récemment, la révolution ukrainienne et ses conséquences géopolitiques ont donné un autre exemple de ces nouvelles pratiques diplomatiques par réseau social interposé. Durant les événements de Kiev, en février 2014, la diplomatie russe a été très active sur le réseau Twitter tandis que, Jeux olympiques de Sotchi obligent, le président Poutine restait relativement discret sur la situation jusqu’à l’annexion de la Crimée par les forces russes en mars 2014. Moscou 7 Eline Gordts Israel, « Hamas Fight Twitter War », The World Post, 15 novembre 2012 (www.huffingtonpost.com/2012/11/15/ israel-hamas-twitter_n_2138841.html). s’est engagé dans une campagne d’explications tous azimuts comme l’on montré les échanges piquants entre l’ambassade du Royaume-Uni en Russie et celle de Russie au Royaume-Uni quelques jours avant l’annexion 8. Au-delà des arguments de fond, c’est la forme de cette discussion publique entre diplomates qui surprend. L’impression est celle de lire un échange entre deux individus ordinaires s’invectivant sur les affaires du monde. Or il s’agit bien de deux comptes d’ambassades. Le nouveau mode de communication qu’induisent certaines plateformes comme Twitter, en laissant peu d’espace pour s’exprimer (140 caractères maximum) et en reposant sur l’instantanéité des échanges, impose, il est vrai, de nouvelles contraintes auxquelles les diplomates doivent s’adapter sous peine de perdre toute crédibilité auprès de la communauté des réseaux sociaux. Le plus souvent, ce canal d’échanges en temps réel ne suit pas les circuits classiques de validation de propos publics tenus par les diplomates – il faut répondre vite pour ne pas donner l’impression de la langue de bois – et bouleverse la chronologie classique de diffusion de l’information. Les chancelleries doivent s’y adapter tout en se gardant des risques de dérapages : l’économie de mots et l’instantanéité des échanges sont en effet propices tant aux incompréhensions qu’aux quiproquos. Les plateformes de réseaux sociaux impliquées dans les controverses internationales Vu l’importance des enjeux liés à l’usage des réseaux sociaux, il arrive que certaines plateformes en tant que structure de diffusion fassent l’objet de pressions – amicales ou inamicales – de la part des États. En 2009, en Iran, après la réélection contestée de Mahmoud Ahmadinejad lors de ce qu’on a appelé la « révolution verte », violemment réprimée par le régime, Twitter fut largement 8 S o u r c e : h t t p s : / / t w i t t e r. c o m / u k i n r u s s i a / s t a t u s / 446201991925334016. Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 105 Regards sur le monde utilisé par les manifestants et les responsables politiques opposés au régime pour communiquer entre eux et avec le reste du monde. À tel point que, lorsque la plateforme annonça qu’elle allait s’arrêter de fonctionner pour des raisons de maintenance, Hillary Clinton fit pression auprès de l’entreprise américaine afin qu’elle reporte la coupure. La secrétaire d’État américaine expliqua à l’occasion « que garder cette ligne de communication ouverte et permettre aux gens de partager des informations, à un moment où il n’y a pas beaucoup d’autres sources d’information, est un aspect important du droit de s’exprimer et de la capacité à s’organiser » 9. Téhéran a ensuite bloqué Twitter et Facebook sur le territoire iranien. La censure est une réponse assez fréquente de la part de nombreux régimes autoritaires ou dictatoriaux, qu’elle soit temporaire, comme récemment en Turquie avec Twitter, ou à plus long terme, comme dans le cas de la Chine ou de la Corée du Nord 10. D’autres conséquences inattendues peuvent concerner les entreprises qui gèrent les réseaux sociaux, notamment lorsqu’il existe des conflits d’ordre territorial. En effet, la majeure partie des plateformes sociales imposent à leurs utilisateurs de choisir leur pays d’appartenance. Si cette exigence ne pose pas de problème pour les États bénéficiant d’une reconnaissance internationale, certaines situations s’avèrent plus complexes. Un conflit territorial, l’absence de reconnaissance d’un territoire par un ou plusieurs États, des zones revendiquées par plusieurs États, l’apparition ou la disparition d’un pays, tous ces cas de figure mettent les administrateurs des réseaux sociaux dans des situations délicates. Doivent-ils les ajouter dans la liste des pays qu’ils reconnaissent et, si oui, sur quels critères ? Il n’existe pour l’heure aucune règle précise si ce n’est que les plateformes sociales essayent de prendre le moins possible parti. « Quand Hillary Clinton défend Twitter pour les Iraniens », Le Nouvel Observateur, Spécial Iran, 18 juin 2009 (http://tempsreel. nouvelobs.com/special-iran/20090618.OBS1067/quand-hillaryclinton-defend-twitter-pour-les-iraniens.html). 10 Dana Liebelson, « MAP: Here Are the Countries That Block Facebook, Twitter, and YouTube », Mother Jones, 28 mars 2014 (www.motherjones.com/politics/2014/03/ turkey-facebook-youtube-twitter-blocked). 9 106 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 Lors de l’indépendance du Kosovo en 2008, Facebook a rapidement proposé que ses utilisateurs puissent préciser qu’ils étaient de nationalité kosovare, reconnaissant par là implicitement la souveraineté du nouvel État – à l’instar du gouvernement américain. Une polémique s’est alors développée à propos du rôle de la plateforme dans cette reconnaissance. À la question des motivations qui avaient orienté son choix, Facebook, mal à l’aise, a répondu en des termes particulièrement vagues : « Les compagnies n’ont clairement aucun rôle à jouer dans la reconnaissance formelle des États dans la mesure où c’est à la communauté internationale de se prononcer. Nous essayons de faire en sorte que notre service réponde aux besoins de nos utilisateurs [...] en reflétant les dénominations géographiques qui sont d’usage courant 11. » Les soucis de la plateforme sont loin d’être terminés. À l’heure de la rédaction de cet article, lorsqu’on s’inscrit sur Facebook en indiquant la capitale de la Crimée, Simféropol, comme ville d’origine, le formulaire indique automatiquement l’Ukraine comme pays de localisation. Et ceci malgré son rattachement de facto à la Russie depuis mars 2014, un rattachement auquel Washington est opposé. Quant à Tskhinvali, l’actuelle capitale de l’Ossétie du Sud déclarée indépendante en 2009, elle est toujours considérée par Facebook comme étant située en Géorgie. lll Les réseaux sociaux sont désormais porteurs de nouveaux enjeux qui dépassent largement leur fonction initiale de simples outils de communication entre individus. Leur rôle croissant dans l’arène internationale remet en cause la manière dont les diplomates envisagent leur rôle. Loin d’être établies, les pratiques qu’induisent ces plateformes sont en constante évolution du fait des avancées technologiques de l’Internet, du Web et des applications qui les enrichissent sans cesse. L’usage des réseaux sociaux devrait donc contribuer à bouleverser encore un peu plus les affaires internationales dans les prochaines années. n 11 www.numerama.com/magazine/27625-facebook-reconnaitle-kosovo.html histoires de Questions internationales > Paix et guerre entre les nations, un demi-siècle plus tard La bougie n’éclaire pas sa base Serge Sur * Paix et guerre entre les nations, publié par Raymond Aron en 1962, est un ouvrage majeur d’analyse et de théorisation est professeur émérite à l’université des relations internationales dans le second xxe siècle. Panthéon-Assas et secrétaire général de l’Association des Au-delà de la conjoncture politique et stratégique internationalistes . de son temps, celui de l’opposition Est-Ouest, il est une réflexion fondamentale sur la structure et la dynamique des relations entre États. Quels enseignements en retenir aujourd’hui ? * Serge Sur 1 Raymond Aron (1905-1983) est l’un des penseurs français qui ont marqué le xxe siècle, et ceci sur plusieurs plans. Philosophe, historien, mais aussi sociologue, économiste, stratège et spécialiste des relations internationales, l’histoire des idées et doctrines l’a toujours passionné 2. Il a mis le monde en idées comme d’autres en conflits. Plus exactement, il l’a analysé comme un débat d’idées au sein desquelles il circulait avec une aisance impressionnante. Sans déconsidérer aucune, il les examinait et les évaluait sans complaisance comme sans animosité. Le parallèle avec son camarade Jean-Paul Sartre (1905-1980) les valorise tous les deux dans leurs divergences mêmes. Elles ne les ont pas empêchés de se retrouver à la fin de leur vie intellectuellement opposée sur des valeurs humanistes communes. Tous deux normaliens, agrégés de philosophie et bourgeois, ils ont beaucoup écrit, livres, textes savants mais aussi articles de presse Le présent texte reprend pour l’essentiel une étude intitulée « Le point de vue d’un juriste », publiée dans le « Dossier II : Relire Paix et guerre entre les nations de Raymond Aron cinquante ans après (1962-2012) », du Bulletin de l’Académie des sciences morales et politiques, no 5, mars-août 2013, p 101-114. 2 On trouve une illustration de la diversité de son œuvre dans un recueil d’articles, Les Sociétés modernes, textes rassemblés et introduits par Serge Paugam, PUF, Paris, 2006. 1 ou de circonstance, et se sont politiquement engagés à des degrés divers dans les affaires de la Cité. Ni philosophes sur l’Aventin ni militants disciplinés, leurs engagements ont découlé de leur jugement et non de leur docilité. Cependant, leurs caractères et leurs convictions les ont séparés, l’un vers la gauche extrême, l’autre vers la droite modérée. Leur style répond à cette opposition. Sartre est polémiste, subjectif, imprécateur, dénonciateur, péremptoire, injuste, lyrique et littéraire, il adore cibler et exécuter des ennemis 3. Aron analyse, adopte un ton équanime, retourne une question sous tous ses angles, consulte les experts, écoute les témoins, développe longuement une motivation ouverte et hésite à conclure. Cette différence de brio peut expliquer que, dans un pays littéraire comme la France, dont les intellectuels sont plus friands de polémique que de justice, il est devenu proverbial de dire que mieux vaut avoir tort avec Sartre que raison avec Aron. Son style parfois filandreux peut fatiguer là où les formules de Sartre soulèvent. On trouve un répertoire particulièrement suggestif dans la série de Situations, I à X, publiés chez Gallimard entre 1947 et 1976. Il s’agit d’une série d’essais ou articles repris en volumes, textes de circonstances, préfaces, entretiens, textes plus approfondis, en liaison avec l’actualité. 3 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 107 histoires de Questions internationales De Sartre demeure sur le plan politique une symphonie des erreurs et d’Aron une lucidité désenchantée. On lit le premier dans le flux des grands écrivains qu’il a rejoints, les divertissements de l’imaginaire, et le second avec la certitude d’en tirer des enseignements actuels, la stimulation de la réflexion. Les formules de Sartre font mouche. Les longs paragraphes d’Aron éduquent. Aux flèches acérées de l’un répond le poison lent de l’autre et sa causticité. L’un a été une tête chercheuse, l’autre un gyroscope. L’un a rédigé des essais, déséquilibre en mouvement, l’autre des études, en recherche d’équilibre. C’est précisément l’une de ces études qui nous retient ici, l’une des plus connues, des plus complètes : Paix et guerre entre les nations, publié en 1962 et largement réédité depuis mais resté fidèle à sa genèse 4. Ce livre est le point d’orgue de ses travaux sur les relations internationales, dont il a été l’un des introducteurs en France, sans aller, hélas, jusqu’à faire consacrer leur caractère de discipline universitaire. Pour beaucoup d’internationalistes, il a été leur éducation sentimentale en matière de relations internationales. On ne s’attachera qu’à deux caractéristiques de l’ouvrage, qui demeure un maître livre. Il est un témoin de la profusion de la culture de Raymond Aron, de son érudition socratique mais aussi de l’une de ses limites, en tant qu’il est un contempteur du droit international. Une érudition socratique Entendons-nous sur cette expression. Socrate, maître de rhétorique et parfois aussi sophiste que ceux qu’il décrie, n’était pas un érudit et n’a rien écrit. En outre, se connaître lui-même était plus important que rendre raison du vaste monde. Sur ces points, Aron n’est pas son disciple. Son érudition multiforme doit peu à la pensée grecque, beaucoup plus influencé qu’il est par la gravité de la pensée germanique et une certaine arrogance de la pensée angloaméricaine 5. Sa curiosité intellectuelle est avant Les références à Paix et guerre […] qui suivent sont opérées à la 5e édition revue et corrigée, coll. « Liberté de l’esprit », CalmannLévy, Paris, 1968. 4 108 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 tout tournée vers les autres. En revanche, il se rapproche de Socrate sur deux points au moins : la maïeutique, qui interroge thèses et doctrines pour en souligner les faiblesses ; le caractère toujours ouvert de sa réflexion, plus attachée à soulever des questions qu’à les résoudre. Une analyse spectrale L’une des supériorités incontestables de Raymond Aron est son ouverture d’esprit et sa curiosité intellectuelle permanente, son extraversion, le souci d’éclairer le plus complètement possible un jugement jamais acquis, de remettre l’ouvrage sur le métier. Cela ne l’empêche pas d’avoir des convictions, et fortes, mais elles ne dépendent pas de l’humeur et se veulent toujours fondées en raison. Une autre est la multiplicité de ses centres d’intérêt dont témoigne la variété de ses ouvrages, même s’ils s’organisent autour de pôles attracteurs, d’une part l’histoire et la dynamique de la pensée sur les sociétés, celle qu’elles développent sur elles-mêmes et leur évaluation aronienne – Les Étapes de la pensée sociologique, peut-être son meilleur livre, est à cet égard à la fois un discours de la méthode et un objet de choix 6 –, d’autre part, la réfutation du marxisme, pour lui obsession et défi 7. Dans cet éventail aronien toujours ouvert, les questions internationales occupent une place importante et peut-être croissante. Paix et guerre entre les nations en est le carrefour, l’état le plus achevé et le compas le plus large de sa réflexion – avec ce qu’à son époque on dénommait volontiers une analyse spectrale. On ne saurait lui reprocher, plus de cinquante ans plus tard, d’être devenu pour partie anachronique. Monde bipolaire, opposition idéologique, politique et stratégique entre États-Unis et URSS, subtilités et périls de la dissuasion nucléaire se sont résorbés tout ensemble. On ne lui fera pas non Raymond Aron a comparativement peu utilisé les grands auteurs de l’Antiquité gréco-latine, accompagnant l’ample mouvement d’oubli de ces racines de la civilisation européenne qui caractérise l’après Seconde Guerre mondiale intellectuelle en France. 6 Les Étapes de la pensée sociologique, Fayard, Paris, 1967. 7 Dans ce cadre il peut adopter un ton polémique. Par exemple, Marxismes imaginaires. D’une sainte famille à l’autre, collection « Idées », Gallimard, Paris, 1970. 5 Paix e t g ue r r e en t r e l es n a t i o n s u n d e m i s i è c l e p l u s t a rd © AFP Raymond Aron (deuxième à partir de la droite), le 17 juin 1983, au côté de l’ancien secrétaire d’État américain Henry Kissinger, à Draguignan, où ils participaient à un débat public sur le thème « conjoncture mondiale, risques et espoir ». plus grief d’une ultime erreur de jugement dans son ouvrage posthume, Les Dernières Années du siècle 8, dans lequel il prévoit la finlandisation de l’Europe sous la pression de l’URSS. Disparu en 1983, il n’a pu mesurer le degré de décomposition de l’URSS ni vivre la chute du mur de Berlin. Mais qui avait anticipé ces événements aussi rapides ? Raymond Aron demeure donc un penseur de l’époque des conflits du xxe siècle, de la guerre froide particulièrement. Les changements de la dernière décennie du siècle l’auraient sans doute conduit à reprendre sa réflexion sur le nouveau cours des relations internationales. Marqué par les tourments d’une période conflictuelle, désireux d’en analyser les racines et les ressorts, il s’est largement consacré à l’étude de la guerre et des penseurs de la guerre, des moyens de la préparer et si possible d’en éviter le retour. Paix et guerre […] traite beaucoup plus de la guerre que de la paix – mais pas vraiment sous l’angle de la conduite des conflits, plutôt de leur menace et des postures que génèrent leur anticipation et leur prévention. Un monde de l’entre-deux Cette pensée de la guerre le rapproche du théoricien militaire Carl von Clausewitz, auquel il a consacré plus tard une étude substantielle 9, mais aussi à certains égards du juriste, philosophe et intellectuel catholique allemand Carl Schmitt, dont tout aurait dû le séparer, hormis cette imprégnation commune. Il ne met guère en doute que le politique est distinction de l’ami et de l’ennemi 10, ni que la guerre soit la continuation de la politique par d’autres moyens, formules aussi contestables l’une que l’autre. Tout comme Clausewitz et Schmitt, Aron considère la société internationale comme une société polémique, non comme une société politique. Elle ne comporte pas d’autre légitimité que celle des États, et chacun d’eux est seul face à son destin dans un monde à l’hostilité ouverte ou latente. La sécurité doit être armée et sa Penser la guerre. Clausewitz, 2 vol., Gallimard, Paris, 1976. Carl Schmitt, La Notion de politique [1932], préface de Julien Freund, Calmann-Lévy, Paris, 1972. 9 10 8 Les Dernières années du siècle, Julliard, Paris, 1984. Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 109 histoires de Questions internationales pérennité dépend d’un grand nombre de facteurs qu’il convient de connaître et de maîtriser. Il semble pour autant vain de classer Aron dans des catégories faciles et artificielles. Simplement peut-on dire que la puissance lui semble le facteur essentiel des relations internationales, un fil rouge qu’il suit sous tous ses aspects, visibles ou non, sur différents registres, ceux des théories et systèmes, de la sociologie, de l’histoire, de ce qu’il appelle enfin la « praxéologie » 11, sorte d’évaluation de l’éthique des gouvernants. Les contenus de ce qui constitue les quatre parties de son ouvrage, distribué en XXIV chapitres, ne correspondent pas nécessairement à ces intitulés, spécialement en ce qui concerne la sociologie et l’histoire : cette dernière se limite en effet à l’âge thermonucléaire 12. Quant au concept de puissance, sa méthode d’analyse est exemplaire. Il passe en revue les différentes définitions fournies par différents auteurs, avec une érudition confondante, les critique, pose, chemin faisant, ses propres critères mais en définitive ne conclut pas, comme si le doute devait toujours bénéficier à son objet 13. Il n’est nullement cartésien, dans la mesure où Descartes utilise le doute pour en tirer des certitudes. Il n’est pas non plus kantien, parce que, historien et sociologue plus que métaphysicien, il ne pose pas l’espace et le temps comme formes a priori de la sensibilité, pas davantage que, sur un autre registre, il ne croit à la paix perpétuelle 14. Il est socratique dans la mesure où ses questionnements et analyses passent au prisme des pensées d’autrui et de leur réfutation. Et comme Socrate, philosophe du concept, il n’a pas formulé de concepts 15. Si Raymond Aron n’a guère de certitudes, il a des convictions. Un antitotalitarisme Quatrième partie de Paix et guerre […], p. 563-750. « Le système planétaire à l’âge thermonucléaire » est en effet le sous-titre de la troisième partie, consacrée à l’« Histoire », p. 367-559. 13 Chapitres II et III de la première partie de Paix et guerre […], respectivement « La puissance et la force… » et « La puissance, la gloire et l’idée… », p. 58-103. Voir également l’article « Macht, power, puissance : prose démocratique ou pensée démoniaque », Archives européennes de sociologie, vol. 1, 1964, p. 27-51 ; repris in Les Sociétés modernes, op. cit., p. 603-626. 14 Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle, 1795. 15 Albert Thibaudet, Socrate, Avant-propos de Michel Leymarie, Éditions du CNRS, Paris, 2008. 11 12 110 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 absolu, un anticommunisme résolu, un attachement indéfectible au libéralisme politique qu’il ne dissocie pas du libéralisme économique, à la démocratie représentative, une solide méfiance à l’égard de toute révolution dont les résultats sont immanquablement désordre et risque de dictature. Cet attachement aux valeurs occidentales classiques, héritées de la philosophie des Lumières, en fait un atlantiste convaincu 16 et un penseur en garde contre tout nationalisme. Intellectuellement élitiste, il partage un certain pessimisme aristocratique, une vision tragique de l’histoire, avec Alexis de Tocqueville, dont il a largement contribué à faire redécouvrir l’œuvre alors injustement oubliée en France. Ce pessimisme explique-t-il son dédain à l’égard du droit international, qu’il méconnaît et sous-estime ? L’ignorance, l’oubli ou le mépris du droit international Raymond Aron ne s’intéresse guère au droit, lacune dans sa curiosité humaniste généralisée. En particulier, le droit international ne retient pas son attention, sinon pour le disqualifier. Il évoque son « imperfection essentielle » 17, mais il n’a pas dialogué avec les experts. En revanche, les juristes internationalistes se sont intéressés à Raymond Aron, le plus souvent pour déplorer son dédain 18. Est-ce l’influence sur lui des auteurs américains en relations internationales, eux-mêmes pour la plupart ignorants ou méprisants en la matière ? 19 Voir par exemple Le Grand Débat. Initiation à la stratégie atomique, Calmann-Lévy, Paris, 1963. Raymond Aron y fait l’apologie de l’Alliance atlantique par opposition à la stratégie de force de frappe nucléaire indépendante du général de Gaulle. 17 Tel est l’intitulé d’une section du chapitre XXIII de Paix et guerre […], quatrième partie, p. 704-711. 18 Voir notamment la préface de Jean-Pierre Cot à SFDI, Droit international et relations internationales. Divergences et convergences, Pedone, Paris, 2010, p. 5-6. 19 Le droit international public au sens européen du terme est relativement peu enseigné aux États-Unis, à l’inverse des relations internationales, que l’on a parfois qualifiées de « discipline américaine ». La conception que retiennent les auteurs américains du droit international tend en outre souvent à n’en faire qu’une branche externe du droit interne des États-Unis. Une apologie de cette conception est présentée par exemple dans Jon Kyl, Douglas J. Feith et John Fonte, « The War of Law: How New International Law Undermines Democratic Sovereignty », Foreign Affairs, juillet-août 2013, p. 115-125. 16 Paix e t g ue r r e en t r e l es n a t i o n s u n d e m i s i è c l e p l u s t a rd Cette distance l’éloigne en toute hypothèse d’un Kant et le rapproche curieusement de Marx : le droit n’est qu’une vaine superstructure, une apparence, un langage destiné à masquer des rapports réels, ceux de la puissance. Ne pas confondre idéologie juridique et droit international Paix et guerre […] comporte certes un chapitre XXIII, « Au-delà de la politique de puissance. I. La paix par la loi » 20. Mais ce chapitre, quoique long et documenté, repose sur une confusion majeure. Plus précisément, il repose sur une double erreur, ou sur une erreur à tiroir, parce que la première renferme la seconde. La première consiste en ceci que, lorsqu’il croit traiter du droit international, il traite en réalité de l’idéologie juridique internationaliste, à partir de quelques doctrines, en négligeant de considérer le droit positif. Tout se passe comme si cet auteur socratique n’avait pas en l’occurrence détaché son regard du fond de la caverne et ne s’était attaché qu’à une illusion, au reflet du droit international déformé par la doctrine, sans l’analyser dans sa réalité juridique. On n’en prendra qu’un exemple, mais au cœur de la problématique de Paix et guerre […] Aron fait sienne la doctrine de Sir Hersch Lauterpacht, auteur britannique de l’entredeux-guerres, suivant laquelle la paix est un postulat légal 21. En d’autres termes, un prétendu système juridique qui ne peut discriminer entre les recours légaux et les recours illégaux à la force armée ne mérite pas la qualification de système juridique. Or il est constant que le droit international classique, celui du droit public de l’Europe, reposait sur le droit inconditionné des États d’utiliser la guerre comme moyen de politique nationale. Les évolutions de ce droit au xxe siècle, surtout avec la Charte de l’ONU, n’impressionnent pas Aron, parce qu’en définitive chaque État conserve un droit de légitime défense, individuelle ou collective, qu’il peut Paix et guerre […], op. cit., p. 704-711. Raymond Aron cite à cet égard l’ouvrage classique de H. Lauterpacht, The Function of Law in the International Community (Clarendon Press, Oxford, 1933) et approuve sa conclusion, « l’assimilation de l’ordre juridique et de l’ordre pacifique » (Paix et guerre […], p. 704). 20 21 qualifier discrétionnairement de tel. Sir Hersch en conclut que le droit international est le point où le droit s’évanouit. Mais ce postulat légal relève de l’idéologie juridique, non du droit international positif. Il est vrai que ce postulat peut être découpé en deux branches, l’une maximaliste, l’autre minimaliste. Dans la première, il s’agirait d’une interdiction complète du recours à la force armée par les États, avec une autorité internationale dotée des moyens juridiques et militaires permettant de la faire respecter. C’est le schéma théorique du Conseil de sécurité, ce qui signifie que, même aux yeux d’un juriste comme Sir Hersch, la novation de la Charte devrait conférer la plénitude du caractère juridique au droit international sur cette base. Sans entrer dans une discussion ici hors de propos, le postulat légal est respecté, du moins sur le plan normatif. Dans la seconde branche, l’interdiction complète n’est pas nécessaire, mais ce qui importe est de pouvoir distinguer de façon obligatoire pour tous entre usages illicites et usages licites. Là encore, la Charte le permet, puisque la compétence de qualification appartient au Conseil de sécurité. Dans les deux branches donc, le caractère juridique du droit international n’est pas contestable. En toute hypothèse, ce postulat légal ne semble nullement nécessaire. Pourquoi un système qui autorise le recours à la force ne serait-il pas un système juridique ? Il y a là une pétition de principe infondée, ou entée sur l’idéologie pacifiste, qui oublie que dès sa fondation avec l’apparition des États modernes, le droit international a été un droit de la guerre et de la paix. L’intitulé du canonique ouvrage de Grotius en 1625, De Jure belli ac pacis, l’atteste. La vie du droit international s’est largement structurée autour du problème de la guerre, de sa légalité, de ses limites, jus ad bellum et jus in bello, que l’on dénomme désormais droit humanitaire. Carl Schmitt n’écrivait-il pas en substance que l’histoire du droit international depuis son origine n’est rien d’autre que l’histoire du concept de guerre ? Le propos n’est pas ici de discuter la question de savoir si les limitations radicales du droit de recourir à la force armée dans les relations internationales qui découlent de la Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 111 histoires de Questions internationales Charte sont ou non efficaces. Il est de constater que rien ne permet de conclure qu’un système qui autorise la force armée n’est pas juridique. Qu’on le regrette ou non est une autre affaire. Ceci conduit à la seconde erreur, qui est de méconnaître le rôle structurant du droit international dans la société internationale, dans celle même qu’envisage Aron, la société interétatique. Le recours à la force armée est en effet un monopole des États, ce qui est en soi une limitation juridique. Le monopole du recours à la force est même pour Max Weber, auteur de référence pour Aron, la définition de l’État. Le droit international, structure et instrument à toutes fins de la société internationale Les États sont des êtres juridiques, c’est entre eux que se noue l’essentiel des relations internationales, c’est à eux que Raymond Aron consacre la substance de Paix et guerre entre les nations. Nations dans l’intitulé renvoie bien à États. Comment concevoir les États sans le droit international, puisque leur statut même en découle ? Au surplus, si l’on considère les relations pacifiques entre eux, comment pourraient-elles s’organiser et se dérouler sans recours à ces instruments juridiques que sont les traités internationaux ? Comment nouer et maintenir des rapports officiels réguliers sans un droit diplomatique, coutumier aussi bien que conventionnel ? Le domaine des échanges économiques internationaux, qui est une composante essentielle du droit de la paix, n’est-il pas juridiquement organisé et ce droit n’est-il pas globalement respecté ? On pourra objecter que Raymond Aron rejette surtout le droit international comme garant efficace de la paix. C’est montrer à nouveau que Paix et guerre […] ne s’intéresse en réalité qu’à la guerre. Mais les guerres ne s’achèvent-elles pas par des traités de paix ? Aron a dû être fâcheusement impressionné par le malheureux destin du traité de Versailles. Les traités de Vienne de 1815 ont pourtant assuré une paix globale en Europe pour plusieurs décennies. Il est vrai que des responsables politiques ont appliqué, implicitement ou cyniquement, la théorie du chiffon de 112 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 papier. Le réalisme conduit à constater que cette théorie n’a guère bénéficié à ceux qui l’ont mise en pratique. Aron aurait pu le remarquer, sur le plan historique, stratégique comme politique. Le droit international n’est pas toute la réalité, mais il a son ordre de réalité et d’efficacité. Il en est de même pour les systèmes de sécurité, qui ont pour objet de prévenir la guerre et sont donc à l’articulation du droit de la paix et du droit de la guerre. Leur dimension juridique peut être importante. L’équilibre n’en a pas nécessairement besoin, mais les alliances, ou la sécurité collective, reposent sur des instruments juridiques. Quant à la dissuasion nucléaire, sujet de choix de Paix et guerre […], Aron traite de la maîtrise des armements (arms control) comme d’un instrument de sa gestion 22. Mais ne repose-t-il pas, dès l’époque où il écrit, sur des traités, bilatéraux ou multilatéraux ? Ces traités n’ont-ils pas été négociés avec le plus grand soin, leur application suivie avec la plus grande attention par les États parties ? Plus largement, comment concevoir et réaliser une action diplomatique, politique et même militaire sans le concours du droit 23 ? Le réalisme même conduit à constater que le droit international dans ses diverses dimensions et instruments est l’outil principal des relations internationales 24. En vertu de ce droit, les États souverains se voient dotés d’une plénitude de compétences internationales, reconnaissent et respectent la souveraineté d’autrui et la liberté d’utilisation des espaces internatioPaix et guerre […], p. 636-657. L’auteur est sceptique quant au succès de la politique de maîtrise des armements, qui a rationalisé les conduites des deux grands partenaires de la dissuasion jusqu’à la chute de l’URSS. Henry Kissinger déplore même que les négociations sur l’arms control aient dominé les relations entre eux pendant des décennies (Diplomatie, Fayard, Paris, 1996). 23 Les décennies récentes ont illustré la fécondité et même la nécessité opérationnelle du droit international en matière de sécurité internationale, voire d’emploi de la force. Loin de se limiter à des normes déclaratoires, ce droit est devenu un outil indispensable et largement utilisé pour la réalisation d’actions internationales collectives. Mise à disposition de troupes, règles d’engagement, partenariats entre acteurs, accords relatifs au stationnement de troupes à l’étranger conditionnent les opérations militaires dans le cas de recours à la force armée et civilomilitaires dans le cas d’opérations de paix. 24 Sur cette dimension du droit international, l’ouvrage de Guy de Lacharrière, La Politique juridique extérieure, IFRI/Economica, Paris, 1983, est un classique très éclairant. L’auteur a été directeur des affaires juridiques au Quai d’Orsay puis juge à la Cour internationale de justice de La Haye. 22 Paix e t g ue r r e en t r e l es n a t i o n s u n d e m i s i è c l e p l u s t a rd naux, maritimes, extra-atmosphérique notamment. Tout cela est-il insignifiant en pratique ? Ne s’agit-il pas d’éléments de la paix, éventuellement de la guerre ? Mais leur violation, leur inexécution ? Pas de juge international obligatoire, pas de voies d’exécution forcée ? C’est sous-estimer les mécanismes subtils de la politique juridique, de l’équilibre des engagements, de la réciprocité, des contre-mesures, du calcul rationnel qui régule la conduite des rapports entre États, de tout ce qui élève le coût du non-respect des obligations juridiques. Ainsi le droit international est en quelque sorte l’inconnu dans la maison Aron, le point aveugle ou encore le Dieu caché de Paix et guerre […], puisque au fond l’ouvrage ne traite que de la société internationale juridiquement organisée et structurée par le droit, celle des États, qui n’existeraient pas même sans lui. Les acteurs non étatiques, sans statut juridique international, ne sont pas ou presque pas pris en considération par Aron. Comme la bougie de Spinoza, il n’éclaire pas sa base, pire il la méconnaît. Encore s’est-on placé ici dans sa logique, en laissant de côté ce qu’il néglige, l’impact de la Charte des Nations Unies, la puissance juridique et pratique du Conseil de sécurité. Il n’a retenu que l’hypothèse de son échec. On ne saurait lui faire grief, à l’époque où il écrivait, de ne pas en avoir anticipé les développements, mais ils rendent son ouvrage en partie anachronique, parce qu’il ne tient pas compte de la fécondité organisatrice et créatrice du droit international, et en l’occurrence des résolutions du Conseil de sécurité 25. Raymond Aron est victime d’une confusion fréquente, qui est de considérer que les systèmes juridiques internes sont les seuls efficaces, parce que hiérarchisés, centralisés, appuyés par la force coercitive de l’État et fondés sur sa légitimité. Un système horizontal et contractuel, intersubjectif, 25 Ne retenir que l’impuissance relative du Conseil revient à négliger l’importance et l’ampleur des résolutions qu’il a adoptées depuis la fin de la guerre froide. Mécanismes de désarmement coercitif et de sa vérification, création de tribunaux pénaux internationaux, stratégie de lutte contre le terrorisme ou la prolifération des armes de destruction massive… Ces résolutions sont obligatoires pour tous les États, peuvent autoriser l’emploi de mesures coercitives jusqu’à la force armée et s’imposent sans limitation de durée. ne saurait fonctionner. Aussi considère-t-il que le droit international ne pourrait être efficace que s’il évoluait vers un super-État, ce qu’il juge impossible voire dangereux 26 – d’où une imperfection essentielle déjà mentionnée. Révolution juridique impossible, efficacité du droit international improbable, conclut-il en substance. Là encore, anachronisme, et même détournement du regard, parce qu’il aurait pu prendre en considération, du point de vue de son objet même, paix et guerre, la construction européenne, déjà largement amorcée. Raymond Aron aurait pu, aurait dû s’intéresser dans le cadre même de son objet à cette entreprise proprement juridique, puisque la Communauté puis l’Union sont des êtres juridiques, qui n’existent et ne fonctionnent que par le droit 27, comme plus généralement les organisations internationales, qu’il néglige également. Sans vocation à devenir un État, la construction juridique européenne a établi entre ses États membres une paix structurelle qui est une innovation juridique révolutionnaire, une rupture conceptuelle, un saut qualitatif dans les relations internationales depuis des siècles, une réussite exemplaire de l’organisation juridique de la paix. Aron méconnaît cette métamorphose d’une société polémique en société politique. Et le nom de Jean Monnet ne figure même pas à l’index de Paix et guerre […]. lll Il est étrange, au-delà de Paix et guerre […], que les auteurs d’ouvrages sur les relations internationales en général ou les analystes de situations données n’accordent pas plus d’importance au droit international – peut-être par dépendance intellectuelle à l’égard des doctrines américaines, qui les fascinent, ou par ignorance de ce droit. C’est 26 Paix et guerre […], p. 734-750, « Nations et Fédération », « Fédération et Empire ». 27 La Cour de justice des communautés européennes (CJCE), devenue CJUE, a joué un rôle majeur dans le développement et la promotion du droit communautaire, qui reste aujourd’hui l’un des ciments les plus puissants de l’Union. Sur un autre plan, qui tend à se rapprocher du précédent, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) joue un rôle analogue en faisant respecter, sur la base de la Convention européenne, les règles relatives à une protection homogène des droits de l’homme dans le for interne des États parties. Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 113 histoires de Questions internationales d’autant plus regrettable dans ce champ d’étude par nature pluridisciplinaire, qui doit conjuguer histoire, géographie, économie, stratégie, science politique, et dimension juridique. Cela est encore plus frappant lorsqu’il s’agit d’envisager la construction européenne, élément majeur des relations internationales contemporaines. Or nombre d’ouvrages qui traitent de leurs approches théoriques l’oublient purement et simplement, comme si la rupture conceptuelle et politique qu’elle apporte était sans substance et sans signification. Le concept de Communauté, entre organisation internationale classique et États, peut trouver des antécédents avec par exemple la confédération interétatique – mais la spécificité de ses instruments juridiques en fait une innovation majeure qui mérite examen. Les critiques et frustrations qui viennent d’être exprimées n’ôtent rien à l’admiration que 114 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 l’on garde pour Paix et guerre entre les nations, ce maître livre, et pour son auteur. La disputatio intellectuelle ne peut s’attacher qu’à des objets qui le méritent. L’ouvrage demeure, par son ampleur, son compas, sa qualité, les objections même qu’il suscite, une source de réflexion sans beaucoup d’équivalents en langue française depuis plus d’un demi-siècle 28. Ce n’est pas un essai, c’est une somme. Deviendra-t-il, comme Thucydide et son Histoire de la guerre du Péloponnèse, un trésor pour tous les temps, ktêma eis aei 29 ? Il est permis d’attendre, il est doux d’espérer. n 28 On fera exception pour l’ouvrage très stimulant de Thierry de Montbrial, L’Action et le système du monde, PUF, Paris, 1re éd. 2002. 29 Albert Thibaudet a ainsi procédé à une comparaison très suggestive entre la guerre du Péloponnèse et la Première Guerre mondiale, in La Campagne avec Thucydide, NRF, Paris, 1922. X U E J N E LES X U A N O I T A N R E T IN E U Q I T I L O P O É G N O I S L’ÉMIS E R U T L U C E DE FRANC IN C R A G Y R R THIE RENT U A L C I R E ET EDI R D N E V U A DU LUNDI 6H45-7H riat avec en partena dcast o p , e t u o fr ééc Écoute, r franceculture. histoires de Questions internationales Jean Jaurès : mort criminelle, assassinat inutile Amaury Lorin * * Amaury Lorin, docteur en histoire de l’Institut d’études politiques de Paris (prix de thèse du Sénat 2012), ancien boursier de l’École française d’Extrême-Orient, a notamment publié Une ascension en République : Paul Doumer, d’Aurillac à l’Élysée. 1857-1932 (Dalloz, 2013). Jean Jaurès a tout fait, du côté français, pour éviter la Première Guerre mondiale. Un mois après l’assassinat de FrançoisFerdinand d’Autriche le 28 juin 1914 à Sarajevo, présenté comme l’événement qui a provoqué la Première Guerre mondiale, le leader socialiste français est, à son tour, assassiné le 31 juillet 1914 à Paris. Le lendemain, la France lance un appel à la mobilisation générale avant de sombrer dans quatre années de guerre progressivement « totale ». Jaurès avait-il les moyens de sauver la paix dans l’engrenage complexe de la crise de l’été 1914 ? Alors que, selon les mots de l’historien américain Jay Winter, « une histoire transnationale de la Grande Guerre est en train de s’écrire » 1, l’éventualité d’un conflit avec l’Allemagne, souhaitée en France par les revanchards depuis la perte de l’Alsace-Lorraine en 1871, est sérieusement envisagée après la crise d’Agadir en juillet 1911, tant au plan national qu’international. L’incident diplomatique et militaire opposant la France à l’Allemagne est alors provoqué par l’envoi en baie d’Agadir d’une canonnière de la marine de guerre allemande, alors que l’Empire allemand s’estime en retard en matière de colonisation. Six ans plus tôt, la crise de Tanger en 1905 s’était soldée par la démission, obtenue par l’Allemagne, du ministre français des Affaires étrangères, Théophile Delcassé. La « question marocaine » n’en était pas réglée pour autant. Le « coup d’Agadir » a notamment pour conséquence de précipiter l’éta- blissement d’un protectorat français au Maroc, conclu par le traité de Fès le 30 mars 1912. Il offre surtout à la France une occasion de tester la solidité de son alliance avec la Grande-Bretagne, scellée par un accord d’« Entente cordiale » – une série d’accords bilatéraux – en 1904. La Triple-Alliance (l’expression est fréquemment contractée en « Triplice »), progressivement conclue entre l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, l’Italie puis l’Empire ottoman, s’oppose alors à la Triple-Entente, qui réunit depuis 1907 la France, la Grande-Bretagne et la Russie. Les incidents entre ces deux blocs ne cessent de se multiplier au début des années 1910. L’épineuse question des responsabilités partagées du déclenchement de la guerre reste, toutefois, discutée par l’historiographie 2. Dans ce contexte de tensions internationales préfigurant la Première Guerre mondiale, la loi militaire allemande du 30 juin 1913, permettant à l’Allemagne d’accroître sensiblement son « 14-18 : les leçons d’une guerre, les enjeux d’un centenaire », hors-série Le Monde, 2014, p. 96-97. 2 1 116 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 Sur ce sujet, voir l’entretien avec l’historien allemand Gerd Krumeich dans le dossier de ce numéro. Jea n J a u rè s : m o r t c ri m i n e l l e , a s s a s s i n a t i n u t i l e armée d’active, est perçue en France comme une menace. En réponse symétrique, la loi dite des « trois ans », faisant passer la durée du service militaire de deux à trois ans, est adoptée par la France pendant l’été 1913. Promulguée le 5 août 1913, elle a été vivement combattue, sans succès, par les socialistes, unifiés sous la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) depuis 1905. Parmi eux, Jean Jaurès, élu pour la première fois député républicain du Tarn en 1885 à l’âge de 26 ans 3, se montre le plus farouchement opposé tout à la fois au nationalisme, au militarisme et à la colonisation, qu’il lie dans une même aversion, jusqu’à devenir le porte-parole du camp des « anti-troisannistes ». Quel parcours cet admirateur inconditionnel de Gambetta suit-il avant de tomber sous les balles d’un fanatique le 31 juillet 1914 ? Un « adversaire de la guerre » ? Né le 3 septembre 1859 dans une famille bourgeoise de Castres (Tarn), Jean Jaurès, normalien, agrégé de philosophie et docteur ès lettres, s’oriente progressivement vers le socialisme, en poursuivant une double carrière de professeur et de journaliste. La grève des mineurs de Carmaux (Tarn, 1892), qu’il soutient, puis l’affaire Dreyfus (1894-1906), dans laquelle il s’engage avec passion en condamnant vigoureusement l’antisémitisme dont est victime le capitaine alsacien – bien qu’il fût réticent, au début de l’Affaire, à prendre parti dans un problème « d’officiers et de bourgeois », selon lui –, lui confèrent rapidement une stature nationale. La lenteur, selon lui, des réformes sociales engagées par le Bloc des gauches (1902-1905) le déçoit. Jean Jaurès participe malgré tout à la rédaction de la loi de séparation des Églises et de l’État (1905). La fondation, par ses soins en 1904, du journal L’Humanité (sous-titre : « Journal socialiste »), dont il devient le premier directeur, est destinée à faciliter la laborieuse Gilles Candar, « Jaurès député », in « Jaurès : une vie pour l’humanité », BeauxArts/Archives nationales/Fondation Jean-Jaurès, 2014, p. 74-95. 3 unification du mouvement socialiste français. La disparition le 13 août 1913 d’August Bebel, leader de la social-démocratie allemande, a pour effet d’accroître l’aura internationale de Jean Jaurès, qui apparaît dès lors comme une figure majeure du socialisme européen. La vive éloquence des discours de Jean Jaurès, incarnant l’âge d’or du parlementarisme sous la IIIe République, a été célébrée par la plupart de ses contemporains. Sa plume, particulièrement alerte, a produit une œuvre profuse, qui donne presque le vertige tellement vastes sont les thèmes qu’elle a embrassés, aucun débat de la Belle Époque ne semblant avoir échappé à la sagacité du Tarnais 4. Des critiques littéraires, notamment sur Arthur Rimbaud, y côtoient d’innombrables tribunes sur la justice sociale, la « mission civilisatrice » de la France, la question religieuse, l’affaire Dreyfus, la peine de mort, l’assurance sociale, etc. 5 Ses textes sont éclairés tout à la fois par une lucidité frappante et par une certaine utopie, expliquant en partie leur postérité. Et, avec Jaurès, philosophe en politique, réflexion philosophique et action politique sont toujours étroitement imbriquées au service de la République. Condamnant l’alliance franco-russe (18921917), un accord de coopération militaire, économique et financière potentiellement dangereux selon lui, car soumettant la France à son allié russe, Jaurès s’emploie de toutes ses forces à un rapprochement franco-britannique dans le prolongement de l’« Entente cordiale ». Mais l’internationalisme qu’il promeut suscite de nombreuses résistances. Très vite, le pacifisme, dont il devient le porte-étendard en France – non sans danger pour sa personne –, devient son cheval de bataille. Ses opinions pacifistes assumées lui valent d’être accusé par la droite française de faire le jeu de l’Allemagne. Lourd reproche. L’opposition manichéenne, tentante, entre pacifisme et patriotisme est toutefois, bien 4 Huit tomes des Œuvres de Jean Jaurès sont parus (Fayard, Paris, 2000-2013) sur les dix-sept prévus au total. Une sélection d’extraits de textes de Jean Jaurès est présentée in « Jean Jaurès, un prophète socialiste », hors-série Le Monde, coll. « Une vie, une œuvre », mars-avril 2014, p. 21-55. 5 Voir notamment Rémy Pech et al. (dir.), Jaurès : l’intégrale des articles de 1887 à 1914 publiés dans “La Dépêche”, Privat, Toulouse, 2009. Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 117 histoires de Questions internationales entendu, beaucoup plus compliquée qu’il n’y paraît. Ainsi le combat de Jaurès pour la paix ne signifie par pour autant un refus catégorique de toute forme de guerre. Dans son ouvrage L’Armée nouvelle, publié en 1911, Jaurès présente la guerre comme le produit du choc d’« intérêts capitalistes », auxquels la « classe ouvrière » doit fermement s’opposer 6. Il ne rejette pas pour autant la guerre défensive de régimes démocratiques contre des régimes autoritaires et n’exclut pas, pour ce faire, l’utilisation de la grève générale comme arme ultime en cas de menace de conflit imminent. Alors que le nationalisme ne cesse de progresser dans l’opinion française, les déclarations pacifistes de Jaurès attirent tôt les foudres de la presse nationaliste et belliciste (notamment de Charles Maurras), pour laquelle il devient très vite « l’homme à abattre », « ennemi intérieur » de la nation. « Sang-froid nécessaire » « Sang-froid nécessaire » est le titre prémonitoire du dernier article de Jean Jaurès, publié le jour de son assassinat dans L’Humanité : « Le plus grand danger », écrit lucidement l’auteur, « est dans l’énervement qui gagne, dans l’inquiétude qui se propage ». Toute la journée du 31 juillet 1914, Jaurès s’est efforcé, jusqu’au bout mais en vain, d’entraver, à la Chambre des députés et au ministère des Affaires étrangères, la guerre qui s’annonce. Il a entamé la rédaction d’un article de mobilisation anti-guerre conçu comme un nouveau « J’accuse », en référence à la célèbre tribune publiée par Émile Zola dans L’Aurore le 13 janvier 1898. La parution de cet ultime appel, désespéré, à la sagesse des gouvernements est prévue pour l’édition du lendemain. Elle est censée retarder la conflagration tant redoutée. Jaurès sort dîner avec ses collaborateurs au café du Croissant, où il a ses habitudes, 146, rue Montmartre dans le IIe arrondissement, non loin du siège de son journal, L’Humanité, au cœur du bouillonnant quartier parisien de la presse d’alors. À 21 h 40, à travers une fenêtre ouverte 6 Jean-Jacques Becker, L’Année 1914, Armand Colin, Paris, 2005, p. 98. 118 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 en raison de la chaleur, il est abattu sur le coup d’une balle en pleine tête tirée à bout portant. L’émotion populaire causée par cet assassinat est considérable. Toutefois, le désordre civil craint par le gouvernement, soucieux que les ouvriers répondent à l’appel imminent à la mobilisation générale, ne se produit pas. Le gouvernement condamne fermement l’assassinat. En même temps, la France se trouve happée par l’urgence du conflit, l’Allemagne déclarant la guerre à la France le 3 août. Ainsi les obsèques de Jaurès sont-elles sobres le 4 août 1914, premier jour de la guerre, alors que l’Allemagne envahit la Belgique et le Luxembourg. Elles rassemblent néanmoins 300 000 personnes et sont un moment politique très fort, prélude à l’« Union sacrée ». En permettant le ralliement de la gauche française, y compris de certains socialistes encore hésitants, à l’Union sacrée, l’assassinat de Jean Jaurès précipite-t-il le déclenchement des hostilités militaires ? L’Union sacrée Une première conséquence politique du 31 juillet 1914, non des moindres, est l’élargissement de la fameuse Union sacrée à la majorité de la gauche française, dont de nombreux socialistes et syndicalistes jusqu’alors opposés à la guerre 7. L’expression apparaît d’ailleurs le jour même des obsèques de Jaurès dans la bouche du président de la République, Raymond Poincaré, dont la volonté est rapportée aux deux chambres de représentation nationale : « Dans la guerre qui s’engage, la France aura pour elle le droit, dont les peuples, pas plus que les individus, ne sauraient impunément méconnaître l’éternelle puissance morale. Elle sera héroïquement défendue par tous ses fils, dont rien ne brisera devant l’ennemi l’union sacrée et qui sont aujourd’hui fraternellement assemblés dans une même indignation contre l’agresseur et dans une même foi patriotique » 8. Vincent Chamberlhac et al. (dir.), Les Socialistes français et la Grande Guerre : ministres, militants, combattants de la majorité (1914-1918), PUD, Dijon, 2008. 8 Raymond Poincaré, « Message du président de la République aux Assemblées, 4 août 1914 », Au service de la France, t. IV, Plon, Paris, 1927, p. 546. 7 Jea n J a u rè s : m o r t c ri m i n e l l e , a s s a s s i n a t i n u t i l e Les crédits militaires sont votés à l’unanimité, toujours le 4 août 1914, par les députés socialistes unis dans la douleur de la perte de leur leader 9. Le 26 août 1914, René Viviani, président du Conseil, forme un gouvernement d’Union nationale, auquel participent plusieurs socialistes, dont Jules Guesde et Marcel Sembat, un proche de Jaurès. L’assassin de Jean Jaurès, un étudiant rémois de 29 ans à l’esprit perturbé, est membre de la Ligue des jeunes amis de l’AlsaceLorraine, un groupement d’étudiants ultranationalistes d’extrême droite, partisans de la guerre et proches de l’Action française. Les portraits de Gavrilo Princip, assassin du couple archiducal d’Autriche-Hongrie le 28 juin 1914 à Sarajevo, et de Raoul Villain, assassin de Jean Jaurès le 31 juillet 1914 à Paris, sont comparés afin d’élucider le mystère du geste du jeune étudiant 10. Celui-ci, patriote exalté, reproche surtout à Jaurès son opposition à la loi sur le service militaire de trois ans, une trahison, selon lui. La justice française attend la fin de la guerre pour organiser dans des conditions sereines son procès. Il est détenu provisoirement pendant toute la durée du conflit. Ouvert devant la cour d’assises de la Seine, le procès est largement médiatisé 11. Les avocats de l’assassin plaident avec succès la démence d’un homme isolé 12. Le procès se solde le 29 mars 1919 par l’acquittement de Raoul Villain, au grand dam de la gauche indignée. L’assassin de Jean Jaurès est, au terme d’une vie instable, fusillé le 17 septembre 1936 à Ibiza (Baléares) dans les circonstances troubles de la guerre d’Espagne. Après la catastrophe de la Grande Guerre, de nombreuses communes de France baptisent des voies de circulation « Jean-Jaurès » pour honorer la mémoire de celui qui fut, jusqu’à son dernier souffle, un défenseur acharné de la paix. Les hommages, tant politiques qu’artisJean Lacouture, Léon Blum, Le Seuil, Paris, 1977, p. 132. Velibor Colic, « Les assassins de la paix », in « 14-18 : les leçons d’une guerre, les enjeux d’un centenaire », op. cit., p. 18-20. 11 Romain Ducoulombier, « Raoul Villain devant ses juges », in « Jaurès : une vie pour l’humanité », op. cit., p. 42-43. 12 Daniel Renoult, « Nul n’est dupe de la mise en scène », Le Populaire de Paris, 29 mars 1919. 9 10 tiques, se multiplient. Votée par la Chambre des députés sur une suggestion d’Édouard Herriot, devenu président du Conseil du gouvernement de Cartel des gauches 13, l’entrée des cendres de Jaurès au Panthéon, le 31 juillet 1924 à l’occasion du dixième anniversaire de son assassinat 14, consacre sa stature d’icône nationale 15. Le transfert solennel, un événement politique minutieusement mis en scène à la manière d’une fête civique et nationale, est vécu par les amis de Jaurès comme une revanche sur l’acquittement de l’assassin cinq ans plus tôt. C’est comme si Jaurès avait été enterré une deuxième fois ce jour-là. Le culte de la mémoire de l’« apôtre de la paix », devenu « martyr », connaît alors un apogée. Jaurès est dès lors appelé à incarner, après sa mort, « une synthèse républicaine, qui [réunit] le paysan attaché à sa terre et l’intellectuel qui [combat] pour le progrès humain » 16. Son héritage, intellectuel tout autant que politique, restera toutefois disputé par les radicaux, les socialistes et les communistes d’alors, sans compter les nombreuses récupérations partisanes dont il sera ultérieurement l’objet. L’irruption du meurtre politique Jean Jaurès n’est ni la première, ni la dernière victime d’une longue série d’assassinats politiques, qui vont se répéter en Europe tout au long du xxe siècle. Le terrorisme n’est pas, d’ailleurs, une invention du xxe siècle : conspirateurs, régicides et anarchistes ont en effet développé au xixe siècle une politique de la violence, conçue comme « le seul fondement possible de la libération de l’oppression » 17. Le début des années 1930 verra, avec l’assassinat le 6 mai 1932 du président Avner Ben-Amos, « La “panthéonisation” de Jaurès : rituel et politique sous la IIIe République », Terrain, no 15, octobre 1990, p. 4. 14 Paul Vaillant-Couturier, « L’opération Panthéon », L’Humanité, 23 novembre 1924. 15 Thomas Wieder, « L’icône foudroyée », in « Jean Jaurès, un prophète socialiste », op. cit., p. 6-15. 16 Avner Ben-Amos, « La “panthéonisation” de Jaurès : rituel et politique sous la IIIe République », art. cité, p. 46. 17 Jean-Claude Caron, « Violence », in Christian Delporte et al. (dir.), Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine, PUF, Paris, 2010, p. 845-849. 13 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 119 documentation photographique L’HISTOIRE ET LA GÉOGRAPHIE À PARTIR DE DOCUMENTS raphique ue raphiq documentation photog LA FÉODALITÉ ANS À LA GUERRE DE CENT DE CHARLEMAGNE Y DOMINIQUE BARTHÉLEM documentation photog le TOUrISMe LECTURES GÉOGRA PHIQUES philippe DUhaMel raphique documentation photog hique la france LA CHINE rap documentation photog mouvement une géographie en DES GUERRES DE L’OPIUM À NOS JOURS Xavier paulÈs Magali reghezza-zitt 11,50 € Parution en 2014 ● Esclavages, de Babylone aux Amériques ● Énergies et ressources minières ● Histoire du Patrimoine ● Habiter le monde e ● La III République ● Géopolitique du Moyen-Orient Abonnement 1 an (6 dossiers) : 51,50 € Abonnement 1 an (dossiers + compléments numériques) : 102 € Découvrez notre nouvel abonnement papier + numérique (l’ensemble des documents publiés dans le dossier papier en version numérique téléchargeable, un entretien avec l’auteur du dossier, des pistes pédagogiques adaptées à l’outil numérique, etc.) En vente chez votre libraire, en kiosque, sur www.ladocumentationfrancaise.fr et par correspondance : DILA 29 quai Voltaire - 75344 Paris cedex 07 Jea n J a u rè s : m o r t c ri m i n e l l e , a s s a s s i n a t i n u t i l e de la République Paul Doumer 18, l’invention du crime politique moderne, où se noue le lien entre violence politique et États 19. On retrouve d’ailleurs à cette occasion Henri Géraud, un des trois avocats pénalistes commis d’office pour défendre Pavel Gorguloff, l’assassin russe du président Doumer. C’est ce ténor du barreau qui avait obtenu l’acquittement en 1919 de Raoul Villain, l’assassin de Jaurès. Le 31 juillet 1914 confirme toutefois l’irruption du meurtre politique et constitue en ce sens un tournant. Le brusque changement de climat qui s’opère alors n’échappe à aucun contemporain. L’événement, charnière, symbolise un angoissant basculement dans l’incertitude pour la plupart des Français, la fin d’une époque et le début d’une autre, entourée d’inconnu 20. « Héros tué en avant des armées », Jaurès a pressenti avec justesse les horreurs à venir de la Grande Guerre, qualifiée de « suicide de l’Europe » par Romain Rolland. La période qui s’ouvre après son assassinat va soumettre les sociétés européennes à une « brutalisation » sans précédent, qui, selon l’historien germanoaméricain George L. Mosse, s’élargit du champ militaire au champ politique en banalisant la violence 21, jusqu’à former une « matrice des totalitarismes ». Le déferlement hagiographique entourant le centenaire de l’assassinat de Jean Jaurès, héroïque « prophète socialiste » ayant vécu « pour l’humanité », seul (pacifiste) contre tous dans une Europe présentée comme unanimement belliciste au bord de l’embrasement en 1914, mérite- rait sans doute quelques nuances. Ne s’agit-il pas là de la situation posthume commune à toutes les icônes foudroyées, enfermées malgré elles dans leur légende ? Les circonstances et le contexte de la disparition du « monument Jaurès » – l’historienne Madeleine Rebérioux parlait du « continent Jaurès » 22 –, les multiples combats qu’il a menés et son parcours républicain forçant le respect, favorisent la louange incontestable et l’inscription dans le marbre du récit national. Certaines de ses idées – notamment son anticléricalisme et sa défense du collectivisme –, les méthodes qu’il prônait – la révolution, à laquelle il reste attaché, bien que l’extrême gauche lui ait au contraire reproché d’être par trop réformiste –, la virulence de ses articles redoutés et son intransigeance doctrinaire sur la « question sociale », n’ont cependant pas été partagés par tous ses contemporains et ses successeurs, loin s’en faut. Un siècle après la disparition de « l’enfant de Castres », qui n’a occupé aucune fonction gouvernementale, la cohérence de la « synthèse jaurésienne », envisageant d’abord le socialisme comme un humanisme, demeure néanmoins tout à la fois une référence et une source d’inspiration pour les responsables politiques du xxie siècle. n 22 Madeleine Rebérioux, Jaurès : la parole et l’acte, Gallimard, Paris, 1994. Bibliographie ●● Gilles Candar et Vincent Amaury Lorin, « On a tué le président ! », L’Histoire, no 375, mai 2012, p. 32-33. 19 Franklin Ford, Le Meurtre politique : du tyrannicide au terrorisme, PUF, Paris, 1990, p. 21. 20 Jean-Jacques Becker, 1914 : comment les Français sont entrés dans la guerre, FNSP, Paris, 1977. 21 George L. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme : la brutalisation des sociétés européennes, Hachette littératures, Paris, 1999 (traduction en français). 18 Duclert, Jean Jaurès, Fayard, Paris, 2014 ●● Paul Marcus, Jaurès. L’humaniste, Coll. « Tribuns », La Documentation française/ Assemblée nationale, Paris, 2011 ●● Collectif, Jaurès : une vie pour l’humanité, Beaux Arts/ ●● Jean Rabaut, 1914, Jaurès Archives nationales/Fondation assassiné, Complexe, Bruxelles, Jean-Jaurès, catalogue de 2005 l’exposition « Jaurès » du 4 mars au 2 juin 2014 aux Archives nationales Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 121 Questions internationales L’actualité internationale décryptée par les meilleurs spécialistes 10 € Tous le 2 mois 128 pages > Les questions internationales sur Internet Europeana 1914-1918 www.europeana1914-1918.eu/fr Lancée en 2008 par la Commission européenne, Europeana est une bibliothèque numérique qui centralise les ressources des bibliothèques nationales des 28 États membres. Pour le centenaire de la Première Guerre mondiale, le site a lancé dès 2011 une campagne de collecte de souvenirs et de documents originaux auprès des bibliothèques nationales de huit États ayant pris part au conflit, mais également auprès de particuliers. Ce projet international de numérisation, qui a pris le nom d’« Europeana 1914-1918 », offre ainsi une approche inédite du conflit. En regroupant à la fois des films et des documents historiques ainsi que des souvenirs et des mémoires d’individus en provenance de toute l’Europe, il dépasse le cadre d’étude traditionnel du conflit. Plus de 400 000 documents numérisés, officiels ou personnels, sont ainsi disponibles sur le site. Classés par grands thèmes (Family stories, News from the front, People in documents…), les documents, photos, lettres ou papiers d’identité sont accompagnés de contributions écrites qui permettent de les recontextualiser et d’offrir une nouvelle vision du premier conflit mondial qui a marqué la population européenne. d’archives départementales ou d’autres fonds publics ou privés. Un espace scientifique très complet cohabite avec un espace pédagogique destiné à tous les types d’apprentissage. Un diaporama recense même les jeux vidéo consacrés à la Grande Guerre et la bande dessinée n’a pas été oubliée. Un site sur lequel l’internaute peut naviguer pendant des heures… Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale www.centenaire.org Placée sous l’autorité du secrétaire d’État aux Anciens Combattants et à la Mémoire, la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale est chargée d’organiser, de 2014 à 2018, les temps forts du programme commémoratif de la Grande Guerre. Espace de ressources dédié aux commémorations locales, nationales et internationales, aux événements culturels du Centenaire, son site Internet est d’une très grande richesse. Il permet d’accéder en ligne à d’innombrables documents – photos, cartes, peintures, cartes postales, affiches, témoignages, fac-similés de la presse de l’époque ou de documents officiels comme le traité de Versailles, etc. – en provenance de la Bibliothèque nationale de France, Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 123 CARTES EN LIGNE La documentation Française www.ladocumentationfrancaise.fr/cartes Plus de 850 planisphères et cartes qui couvrent l’ensemble des thèmes de l’actualité politique, économique, sociale, internationale En accès gratuit Élargissements successifs CEE (1957) Islande 1957 1973 OCÉAN 1981 Finlande Irlande RoyaumeUni Pays-Bas Allemagne 2 Belgique Luxembourg 2004 2007 Lituanie Kaliningrad (Russie) Biélorussie Pologne 4 Autriche Suisse AMÉRIQUE DU NORD Pays candidats Ukraine Pays qui ont refusé OCÉAN PACIFIQUE d’entrer dans l’Union Slovaquie AMÉRIQUE Brésil RUSSIE métropole 2 3 4 autre ville Malte Taille des villes 15 5 1 0,25 500 km *Ancienne République yougoslave de Macédoine. Union Sources : Portail de l’Union européenne (http://europa.eu) et Toute l’Europe (www.touteleurope.fr) européenne La construction européenne de 1957 à 2010 7 368 OCÉAN INDIEN KAZAKHSTAN Source : Water Footprint Network, 2010, A.K. Chapagain et A.Y. Hoekstra dans Water International Vol. 33, No 1, mars 2008, 19-32. 10 2 0,5 120°E 0 km 500 Pays échangeant peu d’eau virtuelle Pays Les principaux PIBimportateurs par habitant (en dollars PPA,flux données 2006) d’eau virtuelle d’eau virtuelle Exportations nettes en km3/an Exportations nettes en km3/an Importations nettes en km3/an > à 10 : La Documentation photographique © Dila, Paris, 2010. © Dila, Paris, 2010. Entre 1 et 9,9 MONGOLIE Yinchuan GANSU Xining QINGHAI INDE SHAANXI Lanzhou NÉ PA Xi'an Chengdu Lhassa L Source : http://www.databasesports.com/Olympics/ Fait avec Philcarto, http://philgeo.club.fr BANGLADESH 200 BIRMANIE Kunming YUNNAN Investissements directs étrangers de médailles par pays par province (en milliards de dollars) lieux de la mondialisation 325 franges en voie d'intégration 200 Réalisation : Roberto Gimeno et 2 547 1 13 43 100143 770 provinces intermédiaires 20°N de cartographie de Sciences Po. golfe 50 du BengaleAtelier terres enclavées 10 * Pour la période 1952-1992 © Dila, Paris, 2010. 5 1 marges proches Source : Questions Source : Annuaire statistique de la Chine, 2007. L A OS périphéries continentales internationales (n°44 juillet-août 2010) THAÏLANDE Les territoires chinois dans la mondialisation en 2007 124 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 JAPON Nankin SHANGHAI Shanghai ANHUI Hangzhou États fondateurs le 14 décembre 1960 ZHEJIANG mer de Chine orientale Nanchang JIANGXI FUJIAN Autres États membres Négociations pour l'adhésion à l'OCDE en cours Fuzhou TAIWAN GUANGXI VIETNAM Hefei HUNAN Guiyang Les degrés d'intégration Nombre total à la mondialisation Jaune JIANGSU Wuhan Changsha GUIZHOU épaisseur des flèches (en milliards de dollars) 50 100 10 SHANDONG Chongqing BHOUTAN exportation par province CORÉE DU SUD HUBEI CHONGQING SICHUAN Shenyang CORÉE LIAONING DU NORD mer SHANXI Zhengzhou HENAN Source : Questions internationales (n°36 mars-avril 2009) Dalian Jinan TIBET Extraversion des provinces en 2006 Taiyuan NINGXIA © La Documentation française > à 50 Le produit intérieur brut par habitant dans les pays méditerranéens en 2006 Changchun HEBEI PÉKIN Pékin Tianjin TIANJIN Shijiazhuang MONGOLIE INTÉRIEURE Hohhot Roberto Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po, janvier 2009 Données 3 915Entre 25 et 49,9 absentes Source : La Documentation photographique n°8078 JILIN URSS* XINJIANG 9 975 > à 10 Les échanges agricoles d’eau virtuelle dans le monde, 1997-2001 1 339 19 612 Harbin Source : PNUD, http://hdr.undp.org/en/statistics/ Entre 15 et 24,9 Entre 1 et 9,9 31 980 Les cinq exportateurs et importateurs les plus importants sont indiqués : Exportateur : Brésil ; importateur : Japon Sont indiquées les valeurs la plus forte et la plus faible. En km3/an, entre espaces régionaux HEILONGJIANG Entre 0,99 et -0,99 Réalisation : Roberto Gimeno Source : Bureau d’État et Atelier de cartographie de Réalisation Sciences Po. des Statistiques de la RPC. 40°N OCÉANIE 500 km Pays exportateurs d’eau virtuelle KIRGH IZ Iseptembre-octobre STAN Source : Questions internationales (n°45 2010) Urumqi Médailles aux Jeux olympiques par pays entre 1896 et 2008 TERRITOIRES PALESTINIENS MÉDITERRANÉE ASIE DU SUD-EST La circulation d’eau virtuelle des produits agricoles entre 1997 et 2001 Chypre en millions d'habitants Hongrie (1ersemestre 2011) Pologne (2e semestre 2011) MAROC 3 915 OCÉAN ATLANTIQUE Argentine 80°E en 2006 1 MER Australie Turquie Population urbaine Grèce Espagne (1 ersemestre 2010) Belgique (2 e semestre 2010) ASIE DU SUD ET DE L’EST MOYENT-ORIENT AMÉRIQUE DU SUD MonténégroKosovo Bulgarie Albanie ARYM* Présidence tournante du Conseil de l’Union Japon AFRIQUE CENTRALE Russie MER NOIRE EUROPE DE L’EST Italie Pays dont l’Union a reconnu la « vocation » à devenir membre Bosnie-H.Serbie Italie Espagne INDÉPENDANTS EUROPE DE L’OUEST États-Unis Moldavie 3 Hongrie Slovénie Roumanie Croatie 1 Allemagne Royaume-Uni Canada 100°E Portugal Estonie Lettonie Rép. tchèque France COMMUNAUTÉ DES ÉTATS 1995 Suède FRANCE 31 980 Russie 1990 Norvège Danemark AT L A N T I Q U E 1986 UE (1992) GUANGDONG Canton Macao Nanning Haikou HAINAN Hong Kong Engagement renforcé en vue d'une éventuelle adhésion Réalisation : Roberto Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, décembre 2009. L’Organisation de coopération et de développement économiques en 2010 Geneviève Decroix, mer de Chine UMR 8586 PRODIG, CNRS méridionale © La Documentation française Source : La Documentation photographique n°8064 Source : www.oecd Source : Questions internationales (n°41 janvier-février 20 La documentation Française La librairie du citoyen liste des cartes et GraphiQues L’Europe politique (en 1914 et en 2014) p. 19 1871-1914 : l’Empire allemand p. 23 Évolution du nombre d’États (1816-2012) p. 30 L’Europe et le monde (en 1913 et en 2008) p. 31 Les empires coloniaux en 1914 p. 41 Un siècle de commerce de marchandises (en 1913, en 1973 et en 1998) p. 57 Un siècle de création de richesse dans le monde (en 1913 et en 2008) p. 65 L’hyperinflation en Allemagne (1919-1923) p. 67 PIB par habitant (1913-2008) p. 68 listes des principaux encadrés Géopolitique et positions allemandes face à la guerre (Christine de Gemeaux) p. 22 Les colonies dans la Grande Guerre : les prémices de la décolonisation ? (Amaury Lorin) p. 37 Les effets de la Grande Guerre sur l’émancipation des femmes (Christelle Taraud) p. 51 Les États-Unis et la Grande Guerre : de la neutralité à l’échec de l’idéalisme wilsonien (Claire Delahaye) p. 61 L’horizon du courage : un siècle de cinéma des tranchées (Fabien Baumann) p. 73 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 125 ABSTRACTS > Abstracts The Great War, an Accelerator for Globalisation Georges-Henri Soutou The Great War was a monstrous calamity. But it also shook up structures, transformed societies and economies, and threw the international system into turmoil. It made humanity start to become aware of itself as a whole. It was an essential step towards globalisation. The Great War: a Century of Historiographic Interpretations and Disputes Interview with Gerd Krumeich The International System between 1914 and 2014 Gilles Andréani The present international system has little to do with the system operating a century ago. Yet, some challenges, like the globalisation of trade or the incorporation of rising powers are being repeated today. These similarities justify an examination of the way the 1914 system responded to the same challenges, to see whether there are lessons to be learnt for our time, be they positive or negative. Yet it seems less important to compare the worlds of 1914 and 2014 than to illustrate the distance that separates them. Changes in Warfare since 1914 Yves Boyer Although the human factor is still central, theoretical and practical approaches to warfare have changed radically over the last century as technology has evolved. By giving a new dimension to time and space – essential factors in any military conflict –technological change has sparked an extraordinary mutation of the “art of war.” The United States at the Centre of the Metamorphosis of Power Pierre Buhler The century since the beginning of the First World War, in Europe, has unsurprisingly been 126 Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 that of the most radical transformations of the modalities, expression and methods of power. Power has been channelled into a political and legal order conceived by the United States, an order incarnated by the Charter of the United Nations. It has also taken on new forms, with the new model of European construction or the consequences of the “digital revolution,” which has enabled groups and individuals to defy states in areas which had previously seemed to be their preserve. Yet, the mainsprings of power have constantly shaped the world order. The Economic Consequences of the Great War a Century Later Markus Gabel The Great War is a matrix for the twentieth century. The American historian and diplomat George F. Kennan called it the “seminal catastrophe of the twentieth century”, claiming it not only marked a total break with the past but also contained the seeds of the Second World War and the Cold War. Other historians point out continuities with the colonial era and even with nineteenth-century trends as a whole. They claim that the Great War was an accelerator and part of an historical continuum. Its economic consequences must be measured by the yardstick of these various interpretations. Europe 1914-Asia 2014: A Controversial Comparison Pierre Grosser Germany continues to supply a wide range of historical analogies. Nazi Germany, when there is question of assimilating a dictator to Hitler and denouncing the risk of appeasement, as in dealings with Iraq or Iran in the past; Weimar in the 1990s, when it was felt that Russia must not be over humiliated, for fear of sparking an authoritarian nationalist reaction; and imperial Germany, when China’s growing power seems to threaten the stability of regional and world balances as much as Germany’s did in the late nineteenth century. At the end of the Cold War, some political scientists predicted that the end of bipolarity would lead to the return of a dangerous multipolarity in Europe and Asia. The comparison is interesting but not convincing. developed strongly on the social media. The platforms behind these networks are under heavy pressure, which raises them to the rank of new players in international relations. Rethinking an “Enlarged Europe” after 1989 Peace and War, Fifty Years On Stella Ghervas The borders of the European Union have already shifted east and southeast twice since the beginning of the twenty-first century. This abrupt, peaceful expansion in 2004 and 2007 has changed the way Europe sees itself; it has to rethink the idea of a political Europe and understand what binds it together. But at the same time these successive enlargements have spotlighted the difficulty of defining consensual values for “European awareness.” In the end, isn’t it the dream of the peaceable unity of the continent which holds the European Union together and distinguishes it from other entities? Social Media: New Geopolitical Actors Tristan Mendès France The rise of the social media has changed the way information circulates between individuals, but also between institutions and individuals and among institutions. The States increasingly take advantage of the social media, especially exploiting its potential as a means of influence. Several recent conflicts showed that diplomatic communication or propaganda had Serge Sur Peace and War: A Theory of International Relations, published by Raymond Aron in 1962, is a major analysis and theory of international relations in the second half of the twentieth century. Going beyond the political and strategic circumstances of his time – the East-West opposition –, it is an in-depth examination of the structure and dynamic of relations between States. What lessons does it have to teach us today? Jean Jaurès: Murder, Useless Assassination Amaury Lorin On the French side, Jean Jaurès did everything he could to avoid the First World War. A month after the assassination of Archduke Franz Ferdinand of Austria in Sarajevo on 28 June 1914, presented as the event that triggered the First World War, the French socialist leader was assassinated, in his turn, in Paris, on 31 July 1914. The next day, France appealed for general mobilisation before sinking into four years of what gradually became “total” warfare. Did Jaurès have the means to keep the peace in the complex machinery of the crisis in summer 1914? Questions internationales no 68 – Juillet-août 2014 127 Vous avez rendez-vous … avec le monde Déjà parus no 67 no 66 no 65 no 64 no 63 nos 61-62 no 60 no 59 no 58 no 57 no 56 no 55 no 54 no 53 no 52 no 51 no 50 no 49 L’espace : un enjeu terrestre Pakistan : un État sous tension Énergie : les nouvelles frontières États-Unis : vers une hégémonie discrète Ils dirigent le monde La France dans le monde Les villes mondiales L’Italie : un destin européen Le Sahel en crises La Russie L’humanitaire Brésil : l’autre géant américain Allemagne : les défis de la puissance Printemps arabe et démocratie Un bilan du XXe siècle À la recherche des Européens AfPak (Afghanistan-Pakistan) À quoi sert le droit international no 48 no 47 no 46 no 45 no 44 no 43 no 42 no 41 no 40 no 39 no 38 no 37 no 36 no 35 no 34 no 33 no 32 no 31 no 30 no 29 no 28 no 27 no 26 no 25 no 24 no 23 no 22 no 21 no 20 La Chine et la nouvelle Asie Internet à la conquête du monde Les États du Golfe L’Europe en zone de turbulences Le sport dans la mondialisation Mondialisation : une gouvernance introuvable L’art dans la mondialisation L’Occident en débat Mondialisation et criminalité Les défis de la présidence Obama Le climat : risques et débats Le Caucase La Méditerranée Renseignement et services secrets La mondialisation financière L’Afrique en mouvement La Chine dans la mondialisation L’avenir de l’Europe Le Japon Le christianisme dans le monde Israël La Russie Les empires L’Iran La bataille de l’énergie Les Balkans et l’Europe Mondialisation et inégalités Islam, islams Le Royaume-Uni A retourner à la Direction de l’information légale et administrative (DILA) – 29-31 quai Voltaire 75007 Paris BULLETIN D’ABONNEMENT ET BON DE COMMANDE Comment s’abonner ? Où acheter un numéro ? Sur www.ladocumentationfrancaise.fr (paiement sécurisé). Sur papier libre ou en remplissant ce bon de commande (voir adresse d’expédition ci-dessus). En librairie, à la librairie de la Documentation française, 29/31 quai Voltaire – 75007 Paris et en kiosque pour l’achat d’un numéro. Par chèque bancaire ou postal à l’ordre du comptable du B.A.P.O.I.A. – DF Par mandat administratif (réservé aux administrations) Je m’abonne à Questions internationales (un an, 6 numéros) (1) ■■ France métropolitaine 49 € ■■ Tarifs étudiants et enseignants (France métropolitaine) 41 € ■■ Europe 55 € ■■ DOM-TOM-CTOM 54,60 € ■■ Autres pays 57,80 € Je commande un numéro de Questions internationales 10 € (2) Je commande le(s) numéro(s) suivant(s) : Pour un montant de Soit un total de € € Participation aux frais de port (3) + 4,95 € Raison sociale Nom Prénom Adresse Par carte bancaire N° (bât., étage) Code postal Date d’expiration N° de contrôle (indiquer les trois derniers chiffres situés au dos de votre carte bancaire, près de votre signature) Ville Pays Téléphone Ci-joint mon règlement de Date (1) (2) (3) Courriel € Signature Tarifs applicables jusqu’au 31 décembre 2014 Pour les numéros 1 à 64 : 9,80 € Pour les commandes de numéros seulement marketing de la DILA. Ces informations sont nécessaires au traitement de votre commande et peuvent être transmises à des tiers, sauf si vous cochez ici Questions internationales • La Pologne • Les grands ports maritimes Numéros parus : - L’espace, un enjeu terrestre (n° 67) - Pakistan : un État sous tension (n° 66) - Énergie : les nouvelles frontières (n° 65) - États-Unis : vers une hégémonie discrète (n° 64) - Ils dirigent le monde…(n° 63) - La France dans le monde (n° 61-62) - Les villes mondiales (n° 60) - L’Italie : un destin européen (n° 59) - Le Sahel en crises (n° 58) - La Russie au défi du XXIe siècle (n° 57) - L’humanitaire (n° 56) - Brésil : l’autre géant américain (n° 55) - Allemagne : les défis de la puissance (n° 54) - Printemps arabe et démocratie (n° 53) - Un bilan du XXe siècle (n° 52) - À la recherche des Européens (n° 51) - AfPak (Afghanistan – Pakistan) (n° 50) - À quoi sert le droit international (n° 49) - La Chine et la nouvelle Asie (n° 48) - Internet à la conquête du monde (n° 47) - Les États du Golfe : prospérité & insécurité (n° 46) - L’Europe en zone de turbulences (n° 45) - Le sport dans la mondialisation (n° 44) - Mondialisation : une gouvernance introuvable (n° 43) - L’art dans la mondialisation (n° 42) - L’Occident en débat (n° 41) - Mondialisation et criminalité (n° 40) - Les défis de la présidence Obama (n° 39) - Le climat : risques et débats (n° 38) - Le Caucase : un espace de convoitises (n° 37) - La Méditerranée. Un avenir en question (n° 36) - Renseignement et services secrets (n° 35) - Mondialisation et crises financières (n° 34) - L’Afrique en mouvement (n° 33) - La Chine dans la mondialisation (n° 32) - L’avenir de l’Europe (n° 31) - Le Japon (n° 30) - Le christianisme dans le monde (n° 29) - Israël (n° 28) - La Russie (n° 27) - Les empires (n° 26) - L’Iran (n° 25) - La bataille de l’énergie (n° 24) - Les Balkans et l’Europe (n° 23) - Mondialisation et inégalités (n°22) - Islam, islams (n° 21) - Royaume-Uni, puissance du XXIe siècle (n° 20) - Les catastrophes naturelles (n° 19) - Amérique latine (n° 18) - L’euro : réussite ou échec (n° 17) - Guerre et paix en Irak (n° 16) - L’Inde, grande puissance émergente (n° 15) - Mers et océans (n° 14) - Les armes de destruction massive (n° 13) - La Turquie et l’Europe (n° 12) Direction de l'information légale et administrative La documentation Française 29-31 quai Voltaire 75007 Paris Téléphone : (0)1 40 15 70 10 Directeur de la publication Didier François Commandes Direction de l’information légale et administrative Administration des ventes 29 quai Voltaire 75344 Paris cedex 07 Téléphone : (0)1 40 15 70 10 Télécopie : (0)1 40 15 70 01 www.ladocumentationfrancaise.fr Notre librairie 29 quai Voltaire 75007 Paris Tarifs Le numéro : 10 € L’abonnement d’un an (6 numéros) France métropolitaine : 49 € (TTC) Étudiants, enseignants : 41 € (sur présentation d'un justificatif) Europe : 55 € DOM-TOM-CTOM : 54,60 € Autres pays : 57,80 € (HT) Conception graphique Studio des éditions DILA Mise en page et impression DILA Photos de couverture : En haut : sommet du G8 à Lough Erne (Irlande du Nord) le 18 juin 2013. © Présidence de la République En bas : Neuf monarques européens réunis le 20 mai 1910 à l’occasion des funérailles du roi d’Angleterre Edouard VII à Windsor. Assis au centre, le roi George V d’Angleterre et, derrière lui, l’empereur Guillaume II d’Allemagne. © Wikicommons IMPACT-ÉCOLOGIQUE www.dila.premier-ministre.gouv.fr PIC D’OZONE IMPACT SUR L’ EAU CLIMAT 213 mg eq C2 H4 2 g eq PO43840 g eq CO2 Pour un ouvrage À paraître : Cet imprimé applique l'affichage environnemental. Avertissement au lecteur : Les opinions exprimées dans les contributions n’engagent que les auteurs. © Direction de l’information légale et administrative, Paris, 2014. «En application de la loi du 11 mars 1957 (art. 41) et du Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992, toute reproduction partielle ou totale à usage collectif de la présente publication est strictement interdite sans autorisation expresse de l’éditeur. Il est rappelé à cet égard que l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger l’équilibre économique des circuits du livre.» Questions internationales Juillet-août 2014 N° 68 Dossier L’Été 14 : d’un monde à l’autre (1914-2014) Ouverture. L’Été 14, un siècle après : ruptures, dynamiques, invariants Serge Sur La Grande Guerre, un accélérateur de la mondialisation Georges-Henri Soutou Un siècle d’interprétations et de polémiques historiographiques Entretien avec Gerd Krumeich Le système international entre 1914 et 2014 Gilles Andréani Les transformations de la guerre depuis 1914 Yves Boyer Les États-Unis au cœur des métamorphoses de la puissance Pierre Buhler Les conséquences économiques de la Grande Guerre Markus Gabel Europe 1914-Asie 2014 : une comparaison en débat Pierre Grosser Et les contributions de Fabien Baumann, Claire Delahaye, Christine de Gemeaux, Amaury Lorin et Christelle Taraud Chroniques d’actualité Drone Wars : le programme américain d’éliminations ciblées en débat Grégory Boutherin L’épineux retour stratégique de la Russie Renaud Girard Questions européennes Imprimé en France Dépôt légal : 3e trimestre 2014 ISSN : 1761-7146 N° CPPAP : 1012B06518 DF 2QI00680 10 € Printed in France CANADA : 14.50 $ CAN « L’Europe élargie » d’après 1989 : comment se réorienter dans la pensée ? Stella Ghervas Regards sur le monde Réseaux sociaux : de nouveaux acteurs géopolitiques Tristan Mendès France Histoires de Questions internationales Paix et guerre entre les nations, un demi-siècle plus tard Serge Sur Jean Jaurès : mort criminelle, assassinat inutile &:DANNNB=[UU[]]: Amaury Lorin Les questions internationales sur Internet Abstracts