CAS CLINIQUE Pseudo-démence conversive et état de stress post-traumatique D. MONTEFIORE (1), L. MALLET (1), R. LÉVY (2), J.-F. ALLILAIRE (1), A. PÉLISSOLO (1) Pseudo-dementia conversion and post-traumatic stress disorder Summary. Background – Post-traumatic stress disorder (PTSD) is often associated with other psychiatric syndromes. However, studies exploring conversion and PTSD comorbidity are scarce. Case-report – This paper reports the case of a 45 year-old patient without medical or psychiatric history. In 2003, he suddenly started suffering from amnesia and symptoms of delirium : he was at his office with a cup of coffee but he did not remember why. Aphasia, trembling, behavioural disorders appeared over the next hours and days. Numerous neurological examinations and laboratory tests (including cerebral imagery) were performed without evidence of any physical disease. Three psychiatric examinations were also negative, even if a possible psychogenic origin was hypothesized. Neurological or psychiatric diagnoses were discussed but without definitive conclusion. One year later, the symptoms were unchanged until the patient watched a movie (« Mystic River ») that described the story of a man with sexual abuse in childhood. He suddenly remembered that he lived the same experience when he was 8 years old. At the end of the movie, his wife surprisingly noticed that he was walking and speaking normally. All the neurological symptoms disappeared. Unfortunately, symptoms of a severe PTSD appeared, as well as a major depressive disorder. The patient and his parents remembered that he had been more irritable, depressed and anxious at school and during the night, between 8 and 13 years of age, with a possible PTSD during this period. He always refused to talk with his parents about the traumatic event. When he was 13, the family moved house, the patient seemed to forget everything and the symptoms disappeared. About thirty years later, the symptoms were similar with the reexperien of the traumatic event through unwanted recollections, distressing images, nightmares, or flashbacks. He had also symptoms of hyperarousal with physiological manifestations, such as irritability, insomnia, impaired concentration, hypervigilance, and increased startle reactions. Hospitalisation became necessary because of a severe depressive disorder with suicidal ideation and suicidal attempt by hanging. After two failed treatments with SSRI antidepressants, the administration of clomipramine (200 mg/d) and a combined therapy with Eyes Movement Desensitization and Reprocessing (EMDR) led to a significant improvement of PTSD and depression symptoms. Discussion – Even if PTSD and conversion may share common dissociative mechanisms, the links between both syndromes have not yet been sufficiently explored. Our clinical case raises specifically the question of the initial manifestations of pseudo-dementia (why this type of symptoms, and why at this particular moment of his life, without any targeting events). Moreover, the case of this patient is particularly interesting because of the very long amnesia period between the traumatic event and the onset of PTSD. Conclusion – The different phases of this case warrant more precise exploration of the links between PTSD and conversion, with clinical, epidemiological and cerebral imagery perspectives. Key words : Amnesia ; Conversion ; Post-traumatic stress disorder ; Sexual abuse. (1) Service de Psychiatrie Adulte et CNRS UMR 7593, Hôpital de la Pitié-Salpêtrière (AP-HP), 47-83, boulevard de l’Hôpital, 75013 Paris, France. (2) Fédération de Neurologie et INSERM U 610, Hôpital de la Pitié-Salpêtrière, 47-83, boulevard de l’Hôpital, 75013 Paris, France. Travail reçu le 16 juin 2005 et accepté le 21 octobre 2005. Tirés à part : A. Pélissolo (à l’adresse ci-dessus). 352 L’Encéphale, 33 : 2007, Mai-Juin, cahier 1 L’Encéphale, 2007 ; 33 : 352-5, cahier 1 Résumé. Les états de stress post-traumatique (ESPT) sont souvent associés à d’autres troubles psychiatriques, mais la comorbidité avec les troubles somatoformes est peu étudiée. Le cas décrit dans cet article concerne un patient souffrant d’un ESPT déclenché par une agression sexuelle vécue à l’âge de 8 ans. Le déroulement de son histoire est néanmoins très particulier puisque l’agression a eu lieu plus de trente ans avant l’apparition des troubles. Pendant la plus grande partie de sa vie, entre 13 et 43 ans, le patient avait complètement occulté l’événement traumatique. Puis, pour des raisons inconnues, il développa un syndrome conversif pseudo-neurologique mimant un état démentiel inquiétant, qui persista plus d’un an. La disparition des symptômes neurologiques et la remémoration du traumatisme furent brutales, après que le patient ait vu, au cinéma, un film relatant l’histoire d’un homme victime d’une agression sexuelle. Apparurent alors les symptômes typiques d’un ESPT, puis d’un état dépressif sévère compliqué d’une tentative de suicide par pendaison. Les liens entre ESPT et conversion devraient faire l’objet d’études plus approfondies, d’un point de vue épidémiologique, clinique et de neuro-anatomie fonctionnelle. Mots clés : Abus sexuel ; Amnésie ; Conversion ; État de stress post-traumatique. INTRODUCTION Les états de stress post-traumatique (ESPT) ont des présentations multiples et sont souvent associés à d’autres troubles psychiatriques, en particulier aux troubles de l’humeur et aux addictions (6, 10). En ce qui concerne les troubles de la personnalité, les données sont moins nombreuses, même si quelques études font état d’une plus grande fréquence des troubles du cluster B chez les patients souffrant d’ESPT (8). C’est en particulier la personnalité borderline qui est le plus souvent citée, et des traits comme la labilité émotionnelle, la méfiance, les perturbations de l’identité, le retrait et l’évitement social, et le sentiment chronique de vide et d’ennui sont considérés comme caractéristiques (9). Les approches dimensionnelles de personnalité, celle de Cloninger par exemple, mettent surtout en évidence une élévation de la dimension Recherche de la nouveauté chez les personnes présentant un ESPT (7). Avec une autre approche, les mécanismes de défense retrouvés sont également ceux de la lignée névrotique (1). Même si cliniquement des caractéristiques d’histrionisme, de dépendance et de dissociation sont souvent associées à l’ESPT, les phénomènes conversifs n’ont que très peu été étudiés dans cette pathologie. Pourtant, dès le XIXe siècle, Charcot mit en évidence le rôle fondamental joué par les traumatismes dans l’histoire des patientes considérées comme « hystériques » (3). Les travaux de Janet permirent également de mieux comprendre les liens entre les phénomènes dissociatifs et les traumas (4). Nous rapportons ici un cas qui permet de ré-interroger spécialement les rapports entre conversion et psychotraumatisme. Un consentement écrit a été donné et signé par Pseudo-démence conversive et état de stress post-traumatique le patient en cause pour la rédaction de cet article, après information sur les conditions de parution. UNE ÉNIGME NEUROLOGIQUE Les troubles du patient débutent en 2002, à l’âge de 43 ans. Il est marié, père de deux filles étudiantes, et travaille comme agent commercial dans une grande société. Il n’a aucun antécédent personnel psychiatrique ni somatique, ni aucun antécédent familial. Un jour d’octobre 2002, il présente brutalement à son travail des troubles du comportement : il sort de son bureau, va chercher un café et se retrouve dans le couloir ne sachant pas ce qu’il était en train de faire. Les jours suivants, les symptômes s’aggravent et se compliquent de troubles du langage, avec une aphasie fluctuante, par moment quasi totale. Les épisodes de troubles comportementaux se répètent : il jette des assiettes à la poubelle ou range des serviettes dans le four à micro-ondes. Des symptômes moteurs surviennent quelques semaines plus tard, marqués par une boiterie et une faiblesse des membres de l’hémicorps gauche, un tremblement d’action des membres et de la tête et surtout de la main gauche (le patient est gaucher), et un déséquilibre à la marche avec des chutes fréquentes. À cette période, le patient est hospitalisé en neurologie pour l’exploration de ces troubles. Plusieurs examens neurologiques complets sont pratiqués, et ne trouvent pas tous les mêmes résultats. Sont toujours notées une ataxie présente les yeux ouverts, une hypoesthésie hémicorporelle à tous les modes, et une difficulté de maintien de la posture aux manœuvres de Barré et Mingazzini. Plusieurs passations de l’échelle MMSE fournissent des scores variant entre 18 et 20 sur 30. Un bilan neuropsychologique confirme l’affaiblissement du niveau intellectuel, un syndrome aphasique et un syndrome dysexécutif franc. Le QI verbal (Binois-Pichot) ne s’élève qu’à 83, et le PM 38 à 96. L’échelle d’efficience globale de Mattis fournit un score de 105 sur 144. Un bilan approfondi met en évidence un syndrome frontal significatif (score frontal à 35/60) portant entre autres sur les capacités d’évocation, l’élaboration de concepts, le maintien de règles, la flexibilité mentale, les stratégies de rappel en mémoire épisodique. L’ensemble des tests effectués fait évoquer une baisse majeure de l’efficience intellectuelle avec une très nette prédominance de l’atteinte des fonctions exécutives. Ce syndrome d’allure démentielle, associé à des troubles moteurs et sensitifs, fait évoquer différentes étiologies par atteinte cérébrale structurelle (démence dégénérative frontale, maladie de Huntington, de Wilson, épilepsie partielle complexe, etc.). Toutefois, le bilan complémentaire effectué à la fin de l’année 2002 ne révèle aucune anomalie : EEG standard et Holter, scanner cérébral sans et avec injection, SPECT cérébral, IRM cérébrale, radiographie et scanner thoraciques, échographie des troncs supra-aortiques, ponction lombaire, bilan biologique très approfondi avec notamment diverses sérologies (VIH, Lyme, TPHA, VDRL, HTLV 1 et 2) et recherches immunologiques (complément, anticorps anti-ENA, auto353 D. Montefiore et al. anticorps antinucléaires, facteurs rhumatoïdes). La recherche de répétition anormale de triplets CAG sur le gène codant pour l’huntingtine se révèle négative, permettant d’éliminer une maladie de Hungtington. La cuprémie, la cuprurie ainsi que la céruléoplasminémie sont dans les taux normaux. Plusieurs données cliniques ou paracliniques peuvent faire alternativement discuter un diagnostic non neurologique : la bizarrerie des troubles comportementaux initiaux, la fluctuation et la difficulté de systématisation sur le plan syndromique et topographique des troubles moteurs et sensitifs, le profil des troubles cognitifs évoquant un dysfonctionnement frontal pouvant autant correspondre à une atteinte fonctionnelle que structurelle, et surtout la normalité répétée des données des examens complémentaires. Un suivi neurologique régulier est préconisé, et les symptômes restent stables pendant environ un an. Au cours de la dernière hospitalisation, l’hypothèse d’un trouble non neurologique est discutée pour la première fois avec le patient. Plusieurs examens psychiatriques sont pratiqués à cette période. Devant l’absence de facteur de stress particulier, d’événement déclenchant, d’antécédents psychiatriques et de profil de personnalité pathologique, l’étiologie conversive n’est pas retenue. Les évaluations retrouvent essentiellement un syndrome dépressif et anxieux, avec un score à l’échelle MADRS s’élevant à 26 sur 60, interprété comme réactionnel aux symptômes neurologiques effectivement invalidants et inquiétants pour le patient. Le patient recherche d’éventuelles causes à ses troubles et s’inquiète de l’absence de diagnostic. Un suivi psychiatrique et psychothérapeutique est mis en place, et un traitement antidépresseur sérotoninergique est prescrit. Son état physique nécessite un arrêt de travail puis une mise en congé pour longue maladie. L’Encéphale, 2007 ; 33 : 352-5, cahier 1 Les détails du traumatisme reviennent clairement au patient : il se souvient de cet homme, ami de ses parents, de la forêt dans laquelle il s’est promené avec lui, des feuilles mortes jonchant le sol. Il était angoissé à son retour à la maison, mais n’a rien pu dire à ses parents qui n’ont jamais eu connaissance de l’événement. Entre 8 et 13 ans, ses résultats scolaires étaient médiocres, son comportement devenait plus agressif, et il faisait de nombreux cauchemars. À 13 ans, la famille déménage de province en banlieue parisienne, et le changement d’environnement entraîne une disparition des troubles et surtout un oubli total de l’événement, qui ne réapparaîtra que 31 ans plus tard. Après la remémoration de cet événement, alors que les troubles d’allure neurologique disparaissent, les symptômes dépressifs se majorent. Dans un accès de désespoir, le patient tente de se suicider par pendaison et est hospitalisé en psychiatrie. Il présente alors un syndrome dépressif majeur et un ESPT sévère : reviviscence avec cauchemars toutes les nuits et flash-back de la scène du viol dans la journée, évitement des stimuli évoquant le souvenir traumatique (scènes à la télévision, feuilles mortes, évocation d’enfants maltraités, etc.), sentiment d’avenir bouché, et émoussement affectif majeur. Des traitements par paroxétine puis sertraline sont prescrits, avec une efficacité modérée. Un an plus tard en effet, la fréquence des cauchemars a diminué de moitié, et le patient décrit quelques jours par mois de normothymie, mais la dépression reste majeure et l’ESPT est persistant et intense. Le bilan psychométrique effectué à cette époque est résumé dans le tableau I, montrant des scores élevés de dépression, d’anxiété et de symptomatologie post-traumatique, mais une bonne TABLEAU I. — Scores des différentes échelles d’évaluation du patient lors de la phase dépressive avec ESPT marqué. Échelles LA RÉVÉLATION En décembre 2003, un peu plus d’un an après le début de ses troubles, un événement soudain modifie radicalement l’état du patient. Il se rend avec sa femme au cinéma voir un film américain, « Mystic river », qui relate l’histoire de trois adultes dont l’un a subi un enlèvement et des viols répétés pendant plusieurs jours vers l’âge de 10 ans. Le film ne montre aucune scène choquante mais plusieurs flash-backs de l’adulte abusé, notamment lorsqu’il s’enfuit de l’endroit où il est détenu en courant dans la forêt. Les bruits sont entendus avec une distorsion angoissante évoquant la déréalisation de la panique. Au cours de cette projection, le patient retrouve brutalement un souvenir enfoui depuis de nombreuses années, celui d’un viol subi à l’âge de huit ans et demi. D’abord sidéré, le patient peut raconter les faits à sa femme à leur retour. Dans le même temps, immédiatement à la sortie du cinéma, la femme s’aperçoit que son mari marche normalement. Ses troubles du langage disparaissent également rapidement. 354 Questionnaire de dépression de Beck Échelle de dépression de Montgomery et Asberg Échelle d’anxiété de Tyrer Questionnaire d’anxiété et de dépression (dépression) Questionnaire d’anxiété et de dépression (anxiété) Questionnaire d’état post-traumatique Échelle de gêne de Sheehan – vie professionnelle Échelle de gêne de Sheehan – vie sociale Échelle de gêne de Sheehan – vie familiale Échelle de ralentissement dépressif de Widlöcher Échelle d’humeur de Jouvent – émoussement Échelle d’humeur de Jouvent – perte de contrôle Échelle de démence Scores BDI-13 27/39 MADRS BAS 22/60 19/60 HAD-D 17/21 HAD-A IES-R 18/21 70/88 SDS SDS SDS 9/10 9/10 9/10 ERD 17/56 EHD 15/28 EHD MMSE 13/32 28/30 L’Encéphale, 2007 ; 33 : 352-5, cahier 1 Pseudo-démence conversive et état de stress post-traumatique récupération des fonctions cognitives. Le profil de personnalité élaboré grâce au questionnaire Temperament and Character Inventory (TCI) de Cloninger met en évidence des traits plutôt bien adaptés, sans inhibition tempéramentale ni altération des bases du caractère. Un nouveau traitement est alors instauré : prescription de clomipramine à la dose de 150 mg/j, et mise en place d’une prise en charge comportementale et cognitive de l’ESPT par la technique EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing). Dans les semaines qui suivent, la symptomatologie anxieuse et dépressive commence à s’améliorer, et les éléments de l’ESPT s’estompent progressivement. DISCUSSION Le cas rapporté correspond donc à un ESPT chronique mais dont l’évolution a connu trois phases successives (figure 1) : – une phase précoce ayant probablement duré de 8 à 13 ans (même si le diagnostic rétrospectif ne peut être très précis) ; – une phase de latence secondaire avec amnésie de l’épisode entre 13 et 44 ans ; – une phase à nouveau symptomatique à partir de 44 ans, associée à un épisode dépressif majeur et précédée d’une période d’un an de trouble de conversion à expression neurologique sévère. ESPT et syndrome dépressif Conversion (pseudo-démence) Oubli de l’événement, asymptomatique Symptômes de stress Viol Déménagement Film TS Âge 8 ans 13 ans 45 ans 46 ans 47 ans FIG. 1. — Résumé des différentes phases biographiques et symptomatiques. ESPT = état de stress post-traumatique ; TS = tentative de suicide. Les symptômes de l’ESPT sont typiques dans la phase récente, mais deux éléments cliniques font l’originalité de ce cas clinique : la très longue période de latence secondaire et d’amnésie entre 13 et 44 ans, et le trouble de conversion entre 43 et 44 ans, totalement résolu lors de la remémoration du traumatisme. Si l’effet cathartique du film auquel a assisté le patient ne fait pas de doute pour expliquer cette remémoration, aucune cause simple n’a été trouvée expliquant la survenue du syndrome conversif à 43 ans. Il est possible que d’autres éléments d’information viennent ultérieurement expliquer ce déroulement. La sévérité de ce trouble d’allure démentielle et la difficulté du diagnostic de conversion à l’époque sont également à noter. Les troubles de conversion et les ESPT ont en commun la notion clinique de dissociation (au sens décrit par Pierre Janet). Celle-ci est typique dans la phase de stress aigu, dite « péri-traumatique », où elle peut être très intense et à l’origine de troubles du comportement spectaculaires (2). Elle est en revanche beaucoup plus rare dans la phase ultérieure de l’ESPT. Les états dissociatifs peuvent par ailleurs se rencontrer dans les troubles réalisant des conversions psychiques, par exemple sous forme d’amnésies ou de fugue dissociative (5). Le tableau démentiel présenté par notre patient incluait cet aspect sous forme de confusion mentale fluctuante, mais associé à différents autres symptômes du langage et sensori-moteurs. CONCLUSION Ce cas clinique nous incite à penser que les liens entre ESPT et trouble de conversion, jusqu’ici peu étudiés, devrait faire l’objet d’explorations cliniques, psychopathologiques voire psychobiologiques approfondies. Références 1. BIRMES P, HAZANE F, CALAHAN S et al. Mécanismes de défense et prédiction des états de stress post-traumatique. Encéphale 1999 ; 25 : 443-9. 2. 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