Système mélatoninergique, rythmes biologiques et troubles de l’humeur

S 802
L’Encéphale, 2006 ;
32 :
802-9, cahier 2
Système mélatoninergique, rythmes biologiques
et troubles de l’humeur
R. BORDET
(1)
(1) Département de Pharmacologie médicale, Institut de Médecine Prédictive et de Recherche Thérapeutique, Faculté de Médecine-Université
de Lille 2, Centre Hospitalier et Universitaire de Lille.
Le développement récent d’un agoniste mélatoninergi-
que, l’agomélatine, dans le traitement de la dépression
pose clairement la question des liens physiologiques et
physiopathologiques entre la mélatonine, l’humeur et ses
désordres (68). La physiologie et certains effets de la
mélatonine sont connus de longue date mais cette neu-
rohormone n’a probablement pas révélé tous ses secrets,
ne serait-ce que parce qu’elle peut exercer ses effets par
une double voie : contrôle des rythmes circadiens de
l’organisme ; action centrale par le biais des récepteurs à
la mélatonine. L’humeur et la pathologie dépressive font
intervenir ces deux voies d’action de la mélatonine. Il
existe des liens évidents ou démontrés entre l’humeur et
la pathologie dépressive d’une part et les rythmes d’autre
part : certains troubles de l’humeur peuvent avoir un
caractère rythmique (troubles de l’humeur prémens-
truels ; dépression saisonnière) ; des anomalies de cer-
tains rythmes circadiens ont été décrites au cours de la
dépression (98). La physiopathologie de la dépression fait
intervenir des anomalies des voies mono-aminergiques
de neurotransmission avec lesquelles la mélatonine inter-
agit. Une meilleure compréhension des liens entre méla-
tonine, rythmes biologiques et troubles de l’humeur per-
mettrait de mieux appréhender la place que pourrait jouer
à l’avenir la modulation de la voie mélatoninergique, et
plus généralement des rythmes biologiques, dans le trai-
tement de la dépression (87).
ASPECTS GÉNÉRAUX DE LA PHYSIOLOGIE
ET DU RÔLE DE LA MÉLATONINE :
Mélatonine : synthèse, sécrétion, récepteurs
La mélatonine est une hormone synthétisée par la
glande pinéale à partir de la sérotonine qui joue le rôle de
précurseur (2, 20, 57). Cette synthèse est sous la dépen-
dance de la 5HT-N-acétyltransférase qui est l’enzyme limi-
tante de la synthèse de mélatonine. La synthèse et la libé-
ration de la mélatonine sont soumises à un rythme
circadien contrôlé par le noyau suprachiasmatique situé
dans l’hypothalamus. Le niveau de synthèse de mélato-
nine est contrôlé par une oscillation rythmique d’un facteur
de transcription contrôlant l’enzyme de synthèse de la
mélatonine. Le rythme de libération de la mélatonine est
synchronisé sur un rythme de 24 heures par l’alternance
jour/nuit (80). En effet, le pic de libération de mélatonine
se fait pendant la nuit : les concentrations de mélatonine
augmentent progressivement en fin de journée jusqu’à un
pic de libération situé vers 1 h-3 h du matin pour décroître
en deuxième partie de nuit. La lumière est capable d’inhi-
ber cette sécrétion nocturne de mélatonine. Cette syn-
thèse et cette libération rythmiques sont également con-
trôlées par d’autres facteurs en particulier la transmission
noradrénergique qui les stimule. Chez tous les mammifè-
res, la production de mélatonine est régulée par la libéra-
tion nocturne de noradrénaline par les fibres sympathi-
ques qui innervent la glande pinéale. La noradrénaline
active la voie de l’adénylate-cyclase par des récepteurs
bêta-adrénergiques provoquant l’activation de la protéine
kinase A (PKA)
via
l’AMPc. La PKA ne stimule pas la syn-
thèse de l’arylalkylamine N-acétyltransférase (AANAT)
qui est synthétisée tout au long de la journée par la glande
pinéale mais assure une phosphorylation nocturne évitant
sa dégradation et provoquant une augmentation des
quantités de l’enzyme et donc de la mélatonine (81). Enfin,
la quantité de mélatonine est variable en fonction des sai-
sons et du rapport des durées de jour et de nuit. Ces modi-
fications de la sécrétion de mélatonine servent d’indica-
teur de modification de la photopériode qui contrôle la
rythmicité circannuelle de fonctions physiologiques
comme la reproduction ou le sommeil (2).
La mélatonine peut agir par des mécanismes directs
indépendants de récepteurs membranaires ou par le biais
de récepteurs membranaires (28, 99). La mélatonine peut
activer ou inhiber des cascades de transduction cellulaire
L’Encéphale, 2006 ;
32 :
802-9, cahier 2 Système mélatoninergique, rythmes biologiques et troubles de l’humeur
S 803
indépendamment d’un récepteur membranaire en raison
de sa petite taille et de sa grande lipophilie. La mélatonine
agit également par le biais de trois types de récepteurs :
MT1, MT2 et MT3. Les isoformes MT1 et MT2 sont des
récepteurs couplés aux protéines G et régulent de nom-
breuses voies de transduction. Le récepteur MT1 régule
négativement la voie dépendante de l’adénylate cyclase
et module les facteurs de transcription CREB et AP1. Il
est associé à d’autres signaux de transduction (PKC,
canaux potassiques, acide arachidonique). Ce récepteur
est exprimé au niveau du noyau suprachiasmatique et
intervient dans la régulation des rythmes biologiques et
pourrait jouer un rôle dans la différentiation cellulaire. Le
récepteur MT2 est couplé négativement avec la voie de
l’adénylate cyclase et participe également au contrôle des
rythmes biologiques en raison de son expression dans le
noyau suprachiasmatique. Le récepteur MT3 appartient
lui à la famille des quinones réductases : il présente 95 %
d’homologie avec la quinone réductase humaine de type
2, une enzyme de détoxification. L’expression du récep-
teur MT3 est ubiquitaire et pourrait intervenir dans la régu-
lation microvasculaire.
Mélatonine et rythmes biologiques
Les rythmes circadiens impliquent l’expression pério-
dique de gènes qui contrôlent différentes voies au niveau
cellulaire. La synchronisation dans le temps de cette
expression périodique est contrôlée par une structure hié-
rarchiquement supérieure localisée dans le noyau supra-
chiasmatique de l’hypothalamus. L’activité de cette struc-
ture de synchronisation est régulée par des facteurs
chimiques, appelés chronobiotiques, dont la mélatonine
qui exerce ses effets de contrôle
via
ses récepteurs (MT1
et MT2) exprimés au niveau du noyau suprachiasmatique.
La mélatonine peut, par cet intermédiaire, contrôler diffé-
rents rythmes biologiques. La mélatonine intervient éga-
lement en renseignant l’organisme sur les durées respec-
tives de jour et de nuit ainsi que sur la variation du rapport
jour/nuit tout au long de l’année (2). La détermination du
rythme de la mélatonine par son dosage plasmatique ou
salivaire ou le dosage urinaire de son principal métabolite
(la 6-sulphatoxymélatonine) sont les meilleurs témoins du
bon fonctionnement de l’horloge interne (3).
La mélatonine régule les variations circadiennes ou
annuelles des fonctions de la glande hypophysaire, par le
biais d’une action sur les récepteurs MT1. Les conséquen-
ces de l’action de contrôle de la mélatonine s’exercent à
deux niveaux : (i) au niveau hypothalamique sur les neu-
rones qui contrôlent la libération hormonale ; (ii) au niveau
de la
pars tuberalis
de l’hypophyse.
La rythmicité saisonnière de la libération de gonadotro-
phine et de prolactine est régulée par la durée de sécrétion
nocturne de mélatonine (47). La mélatonine régule le
rythme saisonnier des cycles de reproduction. Cet effet
s’exerce en partie
via
les inter-relations entre mélatonine
et neurones à GnRH, qui permettent une synchronisation
entre photopériode et fonction de reproduction (6, 37).
Cette photopériode, déterminée par la mélatonine, influe
donc sur la synthèse et la libération de LH et de FSH ainsi
que sur celles de la prolactine (55). La mélatonine pourrait
également réguler la mise en place du rythme mensuel
des fonctions de reproduction. La mélatonine régule le
rythme circadien de libération du cortisol. Une altération
du rythme de sécrétion de la mélatonine provoque une
avance du pic de sécrétion de cortisol (49). Le rythme sai-
sonnier du poids corporel est également contrôlé par la
mélatonine (7). L’augmentation nocturne de la libération
de mélatonine régule le rythme circadien de libération
d’ocytocine et de vasopressine, par la régulation des neu-
rones du noyau supraoptique (35). L’organisation circa-
dienne d’autres fonctions physiologiques pourrait égale-
ment dépendre de la mélatonine : fonctions immunitaires ;
défenses anti-oxydantes ; homéostatie et régulation du
métabolisme glucidique (20, 80).
La mélatonine intervient dans la régulation de nombreu-
ses fonctions cérébrales. La mélatonine intervient dans la
régulation du rythme veille/sommeil. La mélatonine dimi-
nue la latence d’endormissement et augmente l’effet répa-
rateur du sommeil par l’augmentation du sommeil lent pro-
fond. Les effets de la mélatonine sur le sommeil sont la
conséquence d’une augmentation de la susceptibilité au
sommeil par deux mécanismes : (i) augmentation de
l’amplitude des oscillations de l’horloge circadienne par la
stimulation des récepteurs MT1 ; (ii) la synchronisation de
l’horloge circadienne par l’effet sur les récepteurs MT2
(13). De manière parallèle, la mélatonine régule le rythme
de température corporelle, en particulier la diminution en
deuxième partie de journée (3). La mélatonine est égale-
ment impliquée dans la régulation du rythme de certaines
fonctions cognitives comme la vigilance, l’attention, les
processus d’apprentissage et de mémorisation qui sont,
eux-mêmes, déterminés par la rythmicité des processus
neurobiologiques, en particulier les oscillations de l’acti-
vité électrique neuronale (26).
Les effets de la mélatonine sur le contrôle des rythmes
sont médiés par sa capacité à moduler l’activité électrique
neuronale du noyau suprachiasmatique. L’activité rythmi-
que des neurones du noyau suprachiasmatique peut être
inhibée et décalée dans le temps par la mélatonine (88,
89). Cet effet de régulation est dépendant des récepteurs
MT1 et MT2 (27, 44).
Mélatonine et neurotransmission
Au-delà de son action neuronale sur les neurones du
noyau suprachiasmatique, la mélatonine est capable de
moduler, de façon générale, les neurones de diverses
régions cérébrales comme le striatum ou la formation réti-
culée mésencéphalique, témoignant d’une action plus
générale sur le fonctionnement cérébral (15, 27). La méla-
tonine régule l’activité électrique neuronale de l’hippo-
campe par le biais des récepteurs MT1 et MT2 exprimés
au niveau hippocampique (70). La nature de l’effet sur
l’excitabilité neuronale reste discutée en fonction des con-
centrations de mélatonine ou en fonction des régions céré-
brales considérées même si la tendance globale est à une
inhibition de l’activité électrique neuronale, en particulier
R. Bordet L’Encéphale, 2006 ;
32 :
802-9, cahier 2
S 804
par le récepteur MT2 (42). En dehors d’un simple effet sur
l’activité électrique neuronale, la mélatonine peut réguler
la plasticité hippocampique, en particulier le phénomène
de potentialisation à long terme (19, 30).
Ces effets sur l’activité électrique neuronale expliquent
que la mélatonine puisse également moduler la transmis-
sion synaptique et modifier la libération des principaux
neurotransmetteurs. L’action sur la neurotransmission
peut se faire également par l’intermédiaire d’interactions
avec les récepteurs des neurotransmetteurs. La mélato-
nine inhibe la libération de dopamine dans différentes
régions du système nerveux central (hypothalamus, hip-
pocampe…) et diminue l’effet de la stimulation du récep-
teur D1 mais à l’inverse tend à augmenter la sensibilité
des récepteurs D2 (102). Ces effets complexes expliquent
que le rôle physiopathologique de la mélatonine dans la
maladie de Parkinson ait été suggéré (10). Cette com-
plexité est renforcée par le fait que les interactions méla-
tonine-dopamine sont variables en fonction de la période
diurne ou nocturne (90). La mélatonine tend à diminuer la
libération de sérotonine mais augmente la sensibilité des
récepteurs 5HT
1A
(54). La mélatonine inhibe les actions
induites par la stimulation du récepteur 5HT
2A
(modifica-
tion du rythme veille/sommeil, anorexie, hyperthermie) et
joue de ce fait le rôle d’antagoniste fonctionnel du récep-
teur 5HT
2
(40). La mélatonine et ses analogues modulent
l’efficacité de la transmission glutamatergique, avec glo-
balement un effet biphasique, probablement par un effet
différentiel sur les récepteurs MT1 et MT2 (31). La méla-
tonine régule négativement l’excitation neuronale dépen-
dante des récepteurs NMDA par l’inhibition de la NO syn-
thétase neuronale et par la modulation du site redox (32).
Mais les effets de la mélatonine sur la transmission glu-
tamatergique sont plus complexes car elle stimule la libé-
ration de glutamate dépendante de l’acétylcholine par le
biais des récepteurs nicotiniques (61).
Les interactions entre mélatonine et les principaux neu-
rotransmetteurs ou leurs récepteurs sont complexes et
restent encore largement à caractériser. Ces effets peu-
vent être directs par le biais des récepteurs mélatoniner-
giques exprimés dans d’autres régions que le noyau
suprachiasmatique mais peuvent également être liés à
l’effet chronobiotique de la mélatonine. Ces interactions
expliquent que la mélatonine puisse réguler certaines
fonctions cérébrales et être impliquée dans la physiopa-
thologie de diverses affections neuropsychiatriques dans
lesquelles elle constitue une cible thérapeutique possible.
HUMEUR, DÉPRESSION ET ANOMALIES
DES RYTHMES : CAUSE OU CONSÉQUENCE ?
Aspects rythmiques de l’humeur et de sa pathologie
Des variations des performances, en particulier cogni-
tives et psychiques, peuvent survenir avec un rythme cir-
cadien (14). Un rythme circannuel de l’humeur et du sui-
cide a été décrit (91). On peut définir, sur le plan
comportemental, des chronotypes qui s’expriment sous
deux rythmes psychocomportementaux extrêmes : les
sujets « matinaux » et les sujets « vespéraux », dont la
typologie peut varier dans des circonstances pathologi-
ques (62). Il existe des variations diurnes et d’un jour à
l’autre de l’humeur (96). Une étude récente a mis en évi-
dence une variation circadienne des réactions émotion-
nelles qui semblent avoir une acrophase en milieu
d’après-midi (43). Ces variations peuvent être exacerbées
dans certaines conditions pathologiques.
Des anomalies de l’humeur peuvent survenir avec une
certaine rythmicité : rythme circamensuel des troubles de
l’humeur prémenstruels ou rythme circannuel des dépres-
sions saisonnières. La dépression saisonnière est une
pathologie de l’humeur qui survient de manière récurrente
en hiver et qui s’amende au printemps ou à l’automne. Elle
affecte 1 à 3 % des patients dans les régions au climat
tempéré et est plus fréquente chez la femme (58). Elle est
habituellement associée à une augmentation de l’appétit
et de la durée du sommeil.
Si le trouble bipolaire est caractérisé par la survenue
récurrente d’épisodes de troubles de l’humeur, aucune
rythmicité particulière dans la survenue des épisodes
dépressifs et/ou maniaques n’a été identifiée (36). Les étu-
des longitudinales sont en faveur d’un rythme irrégulier de
0,4 épisodes annuels, fréquence marquée par une forte
variabilité interindividuelle (1). Néanmoins, chez les
patients présentant un trouble bipolaire à cycles rapides,
il existe des variations circadiennes de l’humeur avec plus
fréquemment une humeur dépressive le matin et une
humeur maniaque le soir (33). Au cours de la dépression
non saisonnière, certains sous-groupes de patients peu-
vent également présenter des variations circadiennes de
leur état thymique avec une humeur très altérée le matin
et apparition d’un état euthymique en soirée (8, 12).
Modifications des rythmes biologiques
au cours de la dépression
Certains patients déprimés ont des anomalies docu-
mentées de la rythmicité circadienne de l’activité, du som-
meil, de la température et des sécrétions neuroendocri-
niennes (11). Une désorganisation des rythmes diurnes
d’activité motrice a été décrite dans les troubles affectifs
de l’enfance et de l’adolescence ainsi qu’au cours du trou-
ble bipolaire (93). Des désynchronisations du rythme
veille-sommeil, des rythmes de température, d’activité
motrice ont été décrites chez le sujet âgé déprimé (86).
En ce qui concerne l’activité motrice, sa phase tend à être
avancée chez les patients bipolaires et retardée chez les
autres. Une température corporelle nocturne élevée a été
décrite dans les troubles de l’humeur et pourrait contribuer
aux anomalies du rythme veille-sommeil. La rythmicité cir-
cadienne d’un certain nombre de systèmes neuro-endo-
criniens (axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien, axe
thyréotrope, hormone de croissance, prolactine…) est
désorganisée au cours des troubles de l’humeur. L’axe
hypothalamo-hypophyso-surrénalien a probablement été
le plus étudié. L’augmentation nocturne de la cortisolémie
est avancée, avec une augmentation globale tout au long
de la journée et une perte du rétrocontrôle négatif comme
L’Encéphale, 2006 ;
32 :
802-9, cahier 2 Système mélatoninergique, rythmes biologiques et troubles de l’humeur
S 805
tend à le montrer la perte de réponse lors d’un test à la
dexaméthasone. Cependant, comme pour tous les autres
rythmes, la situation est plus complexe dans la mesure
où l’existence d’une anomalie de la rythmicité circadienne
du cortisol n’est pas univoque puisqu’elle peut varier en
fonction de l’âge, du genre ou du type de dépression (29).
La question majeure est de déterminer si ces anomalies
sont une cause ou une conséquence du trouble de
l’humeur (18).
Désynchronisation des rythmes et étiopathogénie
de la dépression
Une perturbation de la synchronisation des rythmes cir-
cadiens est souvent associée à la survenue d’un trouble
de l’humeur, en raison de son retentissement sur le tissu
cérébral, en particulier les modifications lésionnelles ou
d’activité qu’elle provoque dans certaines régions du cer-
veau (hippocampe, amygdale). C’est le cas de la perte de
rythmicité circadienne du cortisol qui tend à être augmenté
au cours du nycthèmère conduisant à des modifications
de la plasticité cérébrale, par homologie avec les modifi-
cations cérébrales observées au cours du stress (64). Une
des explications de la dépression saisonnière est une
désynchronisation pré-existante des rythmes biologiques.
Un décalage de phase des principaux rythmes biologiques
et du sommeil, induit par une modification de la perception
de la photopériode, pourrait sous-tendre la survenue
d’une dépression saisonnière même si ces anomalies
peuvent aussi n’être qu’une conséquence de la dépres-
sion (67, 95). Il existe des modèles chronobiologiques du
trouble bipolaire suggérant que les patients ont une pré-
disposition à des anomalies des rythmes circadiens et du
cycle veille-sommeil qui sous-tendraient le trouble bipo-
laire. Ces anomalies pourraient résulter d’événements de
vie (positifs ou négatifs) tendant à modifier les rythmes
sociaux qui à leur tour produiraient des anomalies du
rythme veille-sommeil, qui feraient le lit des anomalies de
l’humeur (4, 36). L’instabilité des rythmes biologiques et
l’état de synchronisation endogène, éventuellement liés
à une prédisposition génétique, pourraient s’intégrer aux
mécanismes étiopathogéniques complexes impliqués
dans le trouble bipolaire (41, 46, 59).
Des perturbations artificielles de la rythmicité endogène
sont capables de modifier l’humeur des sujets qui y sont
soumis. Une garde de nuit induit des altérations cognitives
et une altération de l’humeur (73). Le travail posté provo-
que également des modifications de l’humeur, qui s’ins-
tallent de manière différée par rapport au début de la
rotation des nuits (34, 69, 83). L’effet sur l’humeur de la
privation d’une nuit de sommeil est soumis à une variabilité
interindividuelle, notamment dépendante du niveau d’acti-
vité diurne des sujets (65). La récupération
ad integrum
des performances cognitives et de l’humeur est favorisée
par des méthodes actives de resynchronisation traduisant
les liens entre altération de la rythmicité circadienne et
l’humeur (23).
L’amélioration symptomatique de la dépression par dif-
férents types de manipulation des rythmes circadiens sug-
gère également que les anomalies de la rythmicité circa-
dienne peuvent constituer une des causes de la
dépression (11, 97). La privation de sommeil est capable
d’améliorer, transitoirement, les symptômes dépressifs
(38). Les effets de cette déprivation de sommeil pourraient
être liés à des modifications dans les interactions entre
anomalies des rythmes circadiens et de veille-sommeil
(96). La désynchronisation forcée du rythme veille-som-
meil est également capable de réguler l’humeur au cours
de la dépression saisonnière (48). La modification de la
perception de la photopériode est également à la base de
l’utilisation de la photothérapie au cours de la dépression
saisonnière (67).
Un traitement par lithium pourrait avoir des effets sur
les rythmes circadiens expliquant son effet de stabilisation
de l’humeur (45). De manière plus générale, les différents
traitements antidépresseurs ont la capacité d’influer sur
la modification des rythmes biologiques observés au cours
des troubles de l’humeur (29). Les antidépresseurs ont
tendance à normaliser les anomalies du rythme circadien
de la température centrale observées au cours de la
dépression. Il en est de même pour le rythme d’un certain
nombre d’hormones (cortisol, GH, Prolactine), même si
ces résultats nécessitent d’être interprétés avec précau-
tion tant les biais méthodologiques peuvent être impor-
tants dans toutes ces études (29).
Au moins 8 gènes codant les fonctions des horloges
internes ont été identifiés et sont impliqués dans la régu-
lation du rythme veille/sommeil et dans les rythmes com-
portementaux circadiens, circamensuels et circannuels
(77). Des anomalies des gènes des horloges internes pour-
raient être impliquées dans l’étiopathogénie de la dépres-
sion (11, 60). Si des études d’association ont suggéré une
possible relation entre le polymorphisme T3111C du gène
CLOCK et les désordres affectifs, deux études plus larges
ont infirmé cette hypothèse (5, 9, 25, 82). Néanmoins, les
études familiales sont en faveur d’une prédisposition géné-
tique dans la dépression saisonnière (85).
HUMEUR, DÉPRESSION ET MÉLATONINE
Compte tenu des interactions entre mélatonine et ryth-
mes biologiques d’une part et mélatonine et neurotrans-
mission d’autre part, il a été supposé que pourrait exister
une désorganisation de la synthèse et de la libération de
la mélatonine au cours des troubles de l’humeur. Ces ano-
malies pourraient être associées, sans qu’un lien de cau-
salité puisse être formellement établi, à la désorganisation
générale de la rythmicité circadienne observée au cours
de la maladie dépressive. Une autre hypothèse étiopatho-
génique pourrait faire le lien entre les anomalies de la
mélatonine et les anomalies de la neurotransmission, en
particulier mono-aminergique, qui sont au centre du
modèle physiopathologique de la dépression. Ces liens
entre mélatonine et dépression sont autant de justifica-
tions de l’intérêt potentiel de la modulation du système
mélatoninergique dans le traitement de la dépression.
R. Bordet L’Encéphale, 2006 ;
32 :
802-9, cahier 2
S 806
Modifications de la mélatonine au cours des troubles
de l’humeur
Différentes modifications de la libération de mélatonine
ont été décrites au cours de la dépression non saisonnière,
uni ou bipolaire : modification de la quantité de mélatonine
sécrétée, existence de pics de sécrétion diurnes, avance
de phase du pic de sécrétion nocturne (74). Des études
sont en faveur d’une baisse de la sécrétion de mélatonine
alors que d’autres ne mettent pas en évidence de modifi-
cation voire sont en faveur d’une augmentation de la
sécrétion de mélatonine au cours de la dépression (22,
39, 78, 94). Ces résultats contradictoires pourraient être
dûs aux différences existant entre les études en termes
d’âge, de saison, de type de dépression, de traitements
associés, d’hospitalisation (20, 50, 57). L’amplitude des
variations observées dans ces études est faible (20 à
30 %), contrastant avec l’amplitude de la variation physio-
logique qui est d’un facteur 10 entre le niveau de sécrétion
diurne et le niveau de sécrétion nocturne. Des anomalies
de sécrétion de la mélatonine au cours du trouble bipolaire
ont été également bien établies avec une tendance à la
baisse de la sécrétion de mélatonine au cours des épiso-
des dépressifs et une tendance à l’augmentation au cours
des épisodes maniaques. Néanmoins, l’hypersensibilité
de la glande pinéale à la lumière évoquée par certains
auteurs ne semble pas confirmée (72). Des arguments
plus solides existent en faveur d’une avance de phase du
pic nocturne de sécrétion de mélatonine, même si certains
travaux montrent un retard de phase. La synthèse de ces
travaux est cependant en faveur de l’existence d’une
désorganisation de la rythmicité de la sécrétion de méla-
tonine au cours des troubles de l’humeur même si une
démonstration plus tranchée et caricaturale est apportée
par les modifications de la sécrétion de mélatonine au
cours de la dépression saisonnière (74).
La dépression saisonnière est caractérisée par la sur-
venue récurrente d’épisodes dépressifs en hiver lorsque
la photopériode est la plus courte (51). Chez les patients
présentant une dépression saisonnière, la durée de sécré-
tion nocturne de mélatonine est plus longue qu’en été alors
qu’il n’existe pas de telles variations saisonnières chez les
patients indemnes de dépression saisonnière (67). Cette
augmentation de la quantité sécrétée résulte d’un retard
d’environ deux heures à la chute de sécrétion de mélato-
nine normalement observée au petit matin (21). Il existe
également une tendance au retard de phase concernant
le début du pic nocturne de sécrétion de mélatonine. Ces
résultats suggèrent qu’existe un signal biologique de
changement de saison chez les patients qui présentent
une dépression saisonnière qui n’existe pas chez les
patients indemnes de cette pathologie (95). Les concen-
trations de mélatonine semblent également diminuées
chez les patients présentant des troubles dysphoriques au
cours de la période prémenstruelle (76).
Au-delà du simple aspect phénoménologique, ces
modifications de la rythmicité de sécrétion de la mélato-
nine au cours des troubles de l’humeur posent le problème
de leur intégration à la physiopathologie de la dépression.
Rôles dans la physiopathologie de la dépression
Plusieurs études concordent pour dire qu’il n’existe pas
de liens entre les anomalies de la mélatonine et la symp-
tomatologie dépressive (durée, intensité, manifestations
cliniques). Cependant, chez les patients mélancoliques,
la diminution du pic nocturne de mélatonine pourrait être
plus importante (94). Si certains travaux concluent à la per-
sistance des anomalies du rythme de sécrétion de la méla-
tonine en dehors des épisodes dépressifs, d’autres prou-
vent que le traitement peut, au moins en partie, normaliser
ces anomalies (29).
Il reste donc difficile à établir, comme pour les autres
rythmes biologiques, si les anomalies de sécrétion de la
mélatonine sont un facteur causal dans la cascade phy-
siopathologique des troubles de l’humeur ou si elles ne
sont qu’un épiphénomène, éventuellement lié à d’autres
anomalies survenant au cours de la dépression comme
les modifications du rythme veille-sommeil ou les anoma-
lies de la neurotransmission. En effet, il existe des liens
étroits entre anomalies du rythme veille-sommeil et rythme
de la mélatonine (80). La diminution de la transmission
mono-aminergique (sérotonine, noradrénaline), qui con-
trôle la synthèse et la libération de mélatonine, peut éga-
lement rendre compte des modifications de la rythmicité
de la mélatonine : le déficit en sérotonine pourrait expli-
quer une baisse de la synthèse ; le déficit noradrénergique
pourrait expliquer une moindre libération.
Cependant, l’importance des modifications de la méla-
tonine dans la physiopathologie de la dépression saison-
nière fait soupçonner un rôle plus important de cette
neurohormone dans l’étiopathogénie et dans la physiopa-
thologie de la dépression. Certains postulent qu’une per-
turbation de la rythmicité biologique endogène sous-ten-
due par une susceptibilité génétique pourrait constituer un
facteur de vulnérabilité empêchant l’adaptation de l’indi-
vidu aux changements environnementaux et provoquant
une désynchronisation conduisant à un épuisement psy-
chique du sujet (74, 79). Dans ce scénario, les altérations
de la mélatonine auraient un rôle essentiel tant cette neu-
rohormone est essentielle dans la synchronisation des
rythmes biologiques puisqu’une altération du rythme de
la mélatonine est associée à des variations des rythmes
de cortisol, de température et de rythme veille-sommeil
voire des rythmes circadiens des principaux neurotrans-
metteurs. Certains travaux réalisés chez le patient
déprimé ont établi l’association entre une diminution de la
quantité de mélatonine sécrétée la nuit et l’existence
d’anomalies du rythme circadien de cortisolémie même si
d’autres études ne le confirment pas. Dans la dépression
saisonnière, il existe des anomalies du rythme de thermo-
régulation, avec une réduction de l’amplitude du rythme
de température (17).
En dépit des liens qui existent entre la mélatonine et
les neurotransmetteurs, il existe peu ou pas de données
concernant l’influence des modifications de la libération
de la mélatonine sur les principales voies de neurotrans-
mission impliquées dans la physiopathologie de la dépres-
sion. Une des voies à explorer serait la modification éven-
1 / 8 100%

Système mélatoninergique, rythmes biologiques et troubles de l’humeur

La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !