Aspects évolutifs des troubles bipolaires V. CAILLARD (1) Le terme de spectre bipolaire constitue une extension de la notion de bipolarité qui a pris une tournure inflationniste, notamment à la suite des travaux d’Akiskal abondamment développés dans divers numéros spéciaux de la revue dont il est rédacteur en chef depuis 1997 (Journal of Affective Disorders). LE TROUBLE BIPOLAIRE DE TYPE II EXISTE-T-IL ? Définition Le trouble bipolaire de type II est défini par les critères du DSM IV. Il est décrit dans la littérature. Mais sa distinction avec le trouble bipolaire de type I est moins nette sur le plan clinique et n’entraîne pas de conséquences thérapeutiques. La forme évolutive de trouble bipolaire de type II a été individualisée en 1976 par Dunner et Gershon (4). Depuis, de nombreux travaux ont tenté de valider cette notion. Endicott et al. s’interrogeaient dès 1985 sur l’autonomie du trouble bipolaire de type II (5). Il y a lieu de porter un regard critique sur les trop nombreux travaux de Bennazi (130 publications, la majorité en seul signataire, de 1999 et 2005). Quoi qu’il en soit, cet auteur solitaire postule que 60 % des déprimés qu’il suit en privé sont des sujets bipolaires, et que 38,6 % des dépressions bipolaires sont mixtes (3). Les plus récents écrits d’Akiskal, affirment qu’un sujet sur 10 serait bipolaire et que la moitié des dépressions majeures s’inscriraient dans une maladie bipolaire (1). Le trouble bipolaire se caractérise par la survenue d’au moins un épisode maniaque comprenant : – une humeur élevée ou irritable, – une réduction du sommeil, – une logorrhée, – une fuite des idées, – un engagement dans des activités à risque. Cette définition insiste sur : – la durée du trouble : plus de 7 jours pour le type I et 4 jours pour le type II – la nécessité d’hospitalisation : fréquente pour le type I et rare pour le type II. Ce critère ne paraît pas être pertinent car il est culturellement, socialement et économiquement variable. La différenciation clinique entre troubles de type I et II est floue : il n’y a pas de différence significative sur l’âge de début, la cyclicité, la fréquence des formes mélancoliques ou la suicidalité. Sont plus fréquentes l’évolution dépressive chronique chez les femmes bipolaires de type I et la personnalité antisociale chez les hommes bipolaires de type II. Cependant, ces faibles différences statistiques ne permettent pas cliniquement de distinguer les deux formes du trouble de manière perceptible ou objectivable, même lors d’un entretien approfondi. Épidémiologie L’étude d’Hirschfeld et al. (8) retrouve un taux de bipolarité de 3,4 % sans distinction du sous type de trouble bipolaire. Cette étude regroupe 127 800 sujets représentatifs de la population américaine : chaque sujet répondait à un questionnaire ad hoc (Mood Disorder Questionnaire). Le taux de réponse étant d’environ 66,8 %, un sondage téléphonique a de plus été réalisé sur un échantillon de non répondeurs (soit 3 404 sujets). Différences neurobiologiques Il n’y aurait pas de différences claires sur le plan de la neuro-imagerie ou du métabolisme entre trouble bipolaire de type I et II (10). (1) Centre Esquirol, Caen. S 18 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 18-20, cahier 2 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 18-20, cahier 2 L’INTÉRÊT DU SPECTRE BIPOLAIRE POUR LE CLINICIEN La description de différentes formes de bipolarité permet d’attirer l’attention du médecin et de son patient sur tous les aspects de la pathologie, même les plus subtils. D’un point de vue psychologique, si la bipolarité est la capacité à réagir de façon « positive » à un désordre sous jacent, une autre modalité relationnelle est introduite dans la prise en charge du patient. L’état positif aboutit à l’hospitalisation dans le cas de la bipolarité de type I et non dans le cas du type II. Dans le trouble bipolaire de type III, l’état positif n’est observé qu’après traitement par thymoanaleptiques. Il n’existe pas d’études longitudinales sur la stabilité de cette forme. En revanche, certains « faux unipolaires » se révèlent être bipolaires sous traitement. Par comparaison, aucune étude ne s’est intéressée à la « bipolarisation » des sujets bipolaires de type I en type II. Il est nécessaire de faire progresser la connaissance sur le nombre de sujets bipolaires de type II ou III aujourd’hui étant à risque de devenir des bipolaires de type I demain. TABLEAU I. — Les formes de bipolarité. Type I État positif aboutit à l’hôpital Type II État positif n’aboutit pas à l’hôpital (subjectivité/dépendance au contexte de la frontière I/II) Type III État positif n’a (pour le moment) pas été constaté qu’après thymo-analeptique Type IV État positif n’a pas (encore) été constaté chez le sujet mais dans sa famille Aspects évolutifs des troubles bipolaires TABLEAU II. — Implications thérapeutiques. En cas de manie/hypomanie – thymorégulation + neuroleptiques (manie) – thymorégulation + régulation hypnique (hypomanie) En cas de dépression chez – verrouiller une thymorégulation un bipolaire – secondairement, antidépresseurs selon le profil de la dépression (intensité, risque suicidaire), – certaines études ne montrent pas tant de virages maniaques ou d’induction de cycles rapides (méta analyse, 7) même en l’absence de thymorégulation LE TROUBLE BIPOLAIRE JUVÉNILE Généralités L’étude STEP-BD (11) aux États-Unis a pour but d’examiner les modalités évolutives cliniques et thérapeutiques de 5 000 sujets bipolaires. Parmi les 1 000 premiers patients, l’entrée dans la maladie se situe avant l’âge de 13 ans dans 27,7 % des cas et entre 13 et 18 ans pour 37,6 % des cas. Plus l’âge de début est précoce, plus il existe des facteurs de gravité (risques de suicide, comorbidités anxieuses, abus de substances). La clinique du trouble bipolaire juvénile diffère peu de celle de l’adulte. Pourtant, l’identification diagnostique du trouble reste difficile, entraînant un retard du diagnostic d’environ 10 ans. Manie et hypomanie La notion de spectre bipolaire illustre bien la continuité pouvant exister entre les différents types ainsi que la variabilité de la pathologie selon les individus. Devant un état dépressif, aucun symptôme n’est pathognomonique d’un sous-type bipolaire. IMPLICATIONS THÉRAPEUTIQUES DE LA BIPOLARITÉ En cas d’hypomanie ou de manie, il faut instaurer une thymorégulation, en associant ou non un traitement neuroleptique selon la présence d’éléments psychotiques. En cas de dépression, il faut consolider la thymorégulation déjà mise en place ; puis dans un second temps mettre en place des antidépresseurs selon le profil de la dépression (intensité, risque suicidaire). Le taux de virage maniaque ou d’induction de cycles rapides sous antidépresseurs, même en l’absence de thymorégulation, est d’environ 3 % (7). Il faut s’intéresser aux antécédents familiaux dans les troubles du comportement de l’enfant, car il existe une forte vulnérabilité génétique dans la pathologie bipolaire. Les réponses aux thérapeutiques classiques de thymorégulation sont généralement satisfaisantes. Dans l’étude de Jairam et al. 25 enfants de 9 à 16 ans présentant un épisode maniaque ont été traités par thymorégulateur associé à un neuroleptique si besoin. Le taux de rémission est de 100 % en 45 jours en moyenne. Mais le potentiel de récidive est important : 64 % de récidives à 18 mois dont 72 % malgré une thymorégulation adéquate (9). Dépression Le trouble bipolaire se présente aussi par son versant dépressif. Dans ce cas, il y a un risque de méconnaître la bipolarité ainsi qu’un risque de survenue d’effets indésirables induits par le traitement antidépresseur (passages à l’acte auto- ou hétéro-agressifs, virage maniaque). S 19 V. Caillard Sur 82 enfants bipolaires, 58 % des 57 enfants traités par antidépresseurs ont fait un virage maniaque (6). Il ne faut donc jamais prescrire d’antidépresseurs chez l’enfant sans s’être posé la question de la bipolarité et le cas échéant, avoir initié le traitement par une thymorégulation. Références 1. AKISKAL H. The dark side of bipolarity : detecting bipolar depression in its pleomorphic expressions. J Affect Dis 2005 ; 84 : 107-15. 2. AKISKAL H. Validating the bipolar spectrum. J Affect Dis (special issue, 2003 : 73, 1-2). 3. BENAZZI F. Frequency of bipolar spectrum in 111 private practice depression outpatients. Eur Arch Psychiatry Clin Neurosci 2003 ; 253 : 203-8. S 20 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 18-20, cahier 2 4. DUNNER DL, GERSHON ES, GOODWIN FK. Heritable factors in the severity of affective illness. Biol Psychiatry 1976 ; 11 : 31-422. 5. ENDICOTT J, NEE J, ANDREASEN N et al. Bipolar II : Combine or keep separate ? J Affect Disord 1985 ; 8 : 17-28. 6. FAEDDA GL et al. Treatment emergent mania in pediatric bipolar disorder : a retrospective case review. J Affect Dis 2004 ; 82 : 149-58. 7. GIJSMAN HJ et al. Antidepressants for bipolar depression : a systematic review of randomised controlled trials. Am J Psychiatry 2004 ; 161 : 1537-47. 8. HIRSCHFELD RM et al. Screening for bipolar disorder in the community. J Clin Psychiatry 2003 ; 64 : 53-9. 9. JAIRAM R et al. A prospective 4-5 year follow-up of juvenile onset bipolar disorder. Bipolar Disorder 2004 ; 5 : 386-94. 10. McGRATH BM et al. Neurobiological findings in bipolar disorder compared with findings in bipolar I disorder. Can J Psychiatry 2004 ; 49 : 794-801. 11. PERLIS RH et al. Long-term implications of early onset in bipolar disorder : data from the first 1 000 participants in the systematic treatment enhancement program for bipolar disorder (STEP-BD). Biol Psychiatry 2004 ; 55 : 875-81.