L’Encéphale (2012) 38, S25-S28 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep Sévérité de la dépression : comment l’appréhender ? A. Pelissolo Service de Psychiatrie Adultes, GH Pitié-Salpêtrière, AP-HP, 47, boulevard de l’Hôpital, Paris, France ; Université Pierreet-Marie-Curie (UPMC), CNRS USR 3246, 75013 Paris, France Les notions de sévérité ou de gravité de la dépression peuvent se poser à un niveau « macroscopique », c’est-à-dire sociétal, de santé publique, avec les aspects épidémiologiques de prévalence, d’impact socio-économique, de prise en charge et d’accès aux soins. Nous nous limiterons ici aux aspects cliniques individuels de la sévérité ou de la gravité de la dépression, et à leurs conséquences en termes de choix de thérapeutique antidépressive et de prise en charge, en particulier psychothérapique. Malgré la diversité des outils thérapeutiques disponibles – nombre de molécules antidépressives et de techniques psychothérapiques – il persiste, en France, des difficultés avérées d’accès aux soins, un certain nombre de patient ne consultant pas, d’autres éprouvant des difficultés à accepter la nécessité d’un traitement spécifique adapté. L’un des enjeux majeurs pour la psychiatrie, dans le domaine de la dépression, est donc le repérage des patients nécessitant des soins, vis-à-vis desquels un accompagnement et une pédagogie particulièrement attentifs devront être mis en œuvre. La sévérité de la symptomatologie est l’un des critères principaux qui doivent conduire à la mise en place des soins, un consensus général existant quant à l’intérêt des antidépresseurs dans les dépressions sévères. Si le dépistage est aisé pour les dépressions très sévères (dépressions mélancoliques, dépressions avec caractéristiques psychotiques), il est en revanche souvent difficile pour des tableaux de sévérité intermédiaire, avec une décision thérapeutique moins univoque. Les différentes sévérités de la dépression Évaluer la sévérité suppose de prendre en compte la temporalité de la dépression : il faut évaluer la gravité de l’épisode dépressif à un moment donné, mais aussi la gravité de la maladie dépressive au long cours, avec ses différentes phases évolutives. Des critères non formalisés de sévérité individuels peuvent ainsi être décrits pour l’épisode, pour la maladie dépressive au long cours, et pour des facteurs associés (Tableau 1). Correspondance. Adresse e-mail : [email protected] (A. Pelissolo). © L’Encéphale, Paris, 2012 Tableau 1 Marqueurs de sévérité des épisodes dépressifs majeurs (EDM). EDM sévère avec caractéristiques psychotiques : Idées délirantes ou hallucinations (congruantes ou non à l’humeur) EDM avec caractéristiques catatoniques : immobilité motrice, activité motrice excessive, négativisme, mutisme, mouvements involontaires bizarres, écholalie ou échopraxie EDM avec caractéristiques mélancoliques : – perte de plaisir, absence de réactivité – qualité particulière de l’humeur, dépression régulièrement plus marquée le matin, réveil matinal précoce, agitation ou ralentissement, anorexie ou perte de poids, culpabilité excessive Dépression avec symptômes somatiques (CIM-10) : anhédonie, réveil matinal précoce, aggravation matinale, ralentissement psychomoteur important, agitation, perte de poids, diminution de la libido Sévérité de l’épisode Divers indices peuvent montrer au clinicien qu’un épisode dépressif est sévère : l’intensité symptomatique, la gravité syndromique (mélancolie, dépression délirante…), le risque suicidaire, des troubles psychiatriques ou somatiques associés, et des facteurs contextuels ou environnementaux, comme la disponibilité du patient, sa coopération, la réponse au traitement – en terme d’efficacité comme de tolérance – qui conditionne l’observance. De même, la nécessité d’une hospitalisation est souvent utilisée comme un marqueur de gravité : ce critère est toutefois dépendant des conditions d’exercice médical, des systèmes de soin, de la disponibilité de lits d’hospitalisation… S26 Sévérité de la maladie au long cours Sur un axe longitudinal, les critères de sévérité sont la chronicité, l’ancienneté de la maladie, un niveau de récurrence élevé, une résistance aux traitements de consolidation ou de maintenance, une bipolarité, des troubles de la personnalité associés, et la plupart des comorbidités psychiatriques. Facteurs contextuels D’autres facteurs contribuent à la gravité de la dépression : la présence de stress psycho-sociaux intenses et durables, l’existence de comorbidités somatiques, le grand âge, les formes de l’enfant, l’existence de contre-indications aux traitements. Comment formaliser la sévérité/gravité de la dépression Les deux approches habituelles en psychiatrie – l’approche dimensionnelle et l’approche catégorielle – peuvent être envisagées pour formaliser, et rendre opérationnelle pour le choix de la thérapeutique, l’évaluation de la sévérité de la dépression. Approche dimensionnelle L’approche dimensionnelle, résultant de scores aux échelles d’évaluation symptomatique, fournit un continuum de sévérité, et permet de définir un continuum de l’intérêt du traitement antidépresseur, puisqu’il est établi que la différence d’effet entre le placebo et l’antidépresseur est de plus en plus marquée au fur et à mesure que la sévérité de la dépression augmente. Approche catégorielle L’approche catégorielle envisage des typologies, qualitatives, de dépressions, avec comme objectif de déterminer si un type particulier de dépression répond spécifiquement mieux à un traitement particulier. Les diverses classifications, et en particulier la plus utilisée, le DSM IV, proposent plusieurs marqueurs de sévérité, mais pas de catégorisation stricte qui considèrerait certains types de dépressions comme plus sévères que d’autres, la description de l’épisode dépressif majeur étant commune à tous les niveaux de sévérité. Dans la description de l’épisode dépressif majeur, certains critères sous entendent une certaine sévérité, comme la durée d’au moins deux semaines de l’épisode, le changement important par rapport à l’état antérieur, la souffrance cliniquement significative ou l’altération du fonctionnement, mais le DSM définit la dépression sévère avant tout par un plus grand nombre de symptômes, et un retentissement plus net. Néanmoins, la forme de dépression avec caractéristique psychotique est décrite comme une forme très sévère, avec des critères qualitatifs (présence d’idées délirantes ou d’hallucinations congruentes à l’humeur), et d’autres marqueurs de sévérité, qualifiant les épisodes dépressifs majeurs, sont souvent corrélés avec l’intensité de la dépression : les épisodes dépressifs avec caractéristiques catatoniques, avec caractéristiques mélancoliques, avec symptômes somatiques. A. Pelissolo Les propositions du DSM-V en matière de sévérité Le futur DSM-V propose des caractéristiques supplémentaires pour définir la sévérité de la dépression : la présence d’une anxiété – légère à sévère- et la présence d’un risque suicidaire. Cette nouvelle version du DSM propose également une cotation plus précise de la sévérité, à travers deux outils : la CGI (clinical global impression), et le PHQ-9, questionnaire patient qui permet une évaluation quantitative des neuf critères diagnostiques de l’épisode dépressif majeur, et du retentissement de la symptomatologie dépressive sur la vie quotidienne (Fig. 1). Le score obtenu au PHQ-9 permet de classer la dépression en 3 catégories : partiellement, moyennement, ou très sévère. Cette opérationnalisation de la sévérité de la dépression par le PHQ-9 correspond à ce qui est fait jusqu’à présent avec les échelles symptomatiques de dépression : une dépression est définie comme sévère si le score à la MADRS est supérieur à 30, ou si le score à l’échelle de Hamilton-17 items est supérieur à 25. D’autres mesures psychométriques peuvent aussi contribuer à évaluer la sévérité ou la gravité de la dépression, comme les échelles d’adaptation sociale, les échelles de qualité de vie, ou encore l’échelle de fonctionnement global (ou GAF) du DSM-IV, où un score inférieur à 40 rend compte d’une altération du sens de la réalité ou de la communication, ou d’un handicap majeur dans plusieurs domaines de fonctionnement (scolaire, professionnel, familial, etc.). Limites de l’approche scalaire Si les échelles sont des outils utiles pour définir une gravité ou une sévérité de la dépression, leur utilisation dans ce but se heurte à diverses limites : l’absence de validité diagnostique de cette démarche, l’absence de croisement validé avec une dimension syndromique, l’absence de validation spécifique dans les formes sévères, une structure factorielle contestée alors que le score total n’est pas toujours représentatif de la sévérité. Certains auteurs ont donc fait des propositions alternatives, en développant des outils centrés spécifiquement sur certains tableaux cliniques, comme les échelles de mélancolie (Bech et Rafaelsen, 2002), de ralentissement (Widlocher, 1983), ou l’échelle CORE (Parker, 1994) (Tableau 2). L’exemple de la stimulation cérébrale profonde La stimulation cérébrale profonde étant une technique encore très innovante et non dénuée de risque, le choix des critères retenus dans les protocoles de recherche sur cette modalité thérapeutique implique de manière centrale la définition de ce qu’est une dépression sévère ou grave. Ce choix de critère, par exemple dans le protocole français STIM, souligne bien la difficulté à définir une dépression sévère et résistante, puisque cette définition doit prendre en compte à la fois le tableau actuel et l’allure évolutive (chronicité et récurrence) ; la résistance thérapeutique y est définie comme la persistance, malgré le traitement, de différents critères de sévérité symptomatique, comme un score d’au moins 21 à la HDRS-17 items, un score inférieur à 50 à la GAF, et un score d’au moins 4 à la CGI-S. Sévérité de la dépression : comment l’appréhender ? S27 Au cours des 2 dernières semaines, combien de fois avez-vous été gêné par l'un des problèmes suivants ? (cocher les cases) t s Pa du u to rs ieu rs lus jou P us to s é i r e e t u rs d oi ou sq jou us a m es j e l r P l d P les 1. Peu d'intérêt ou de plaisir à faire les choses 2. Triste, déprimé ou désespéré 3. Difficulté à s’endormir ou à rester endormi ou trop dormir 4. Sentiment de fatigue ou perte d’énergie 5. Peu d’appétit ou excès d’appétit 6. Mauvaise image de soi - ou avoir échoué ou laisser tomber sa famille ou soi-même 7. Difficulté à se concentrer sur certaines activités, comme pour lire le journal ou regarder la télévision 8. Bouger ou parler si lentement que les personnes ont pu le remarquer. Ou au contraire, être beaucoup plus agité que d’habitude 9. Penser que vous seriez mieux mort ou vous blesser vous-même Figure 1 Questionnaire PHQ-9. Tableau 2 Échelles de mélancolie. D’après, Widlöcher, 1983 et Parker et al., 1994. Échelle de ralentissement 1. Démarche, foulée 2. Lenteur et rareté des mouvements du tronc 3. Lenteur et rareté des mouvements de la tête et du cou (mimique) 4. Langage et débit verbal 5. Modulation de la voix 6. Brièveté des réponses 7. Variété des thèmes spontanément abordés (initiative idéique) 8. Fluidité idéique 9. Expérience subjective de la rumination 10. Fatigabilité 11. Intérêt pour les activités habituelles 12. Perception de l’écoulement du temps 13. Troubles mnésiques 14. Troubles de concentration 15. Appréciation générale du ralentissement Échelle CORE (mélancolie) 1. Non interactivité 2. Immobilité faciale 3. Posture 4. Aréactivité 5. Appréciation faciale 6. Délai des réponses verbales 7. Longueur des réponses verbales 8. Inattention 9. Agitation faciale 10. Immobilité corporelle 11. Agitation motrice 12. Pauvreté des associations 13. Lenteur des mouvements 14. Expression verbale stéréotypée 15. Délai de l’activité motrice 16. Défaut de spontanéité du débit verbal 17. Lenteur du débit verbal 18. Motricité stéréotypée S28 La question du risque suicidaire Le risque suicidaire est intuitivement lié à la sévérité ou la gravité de la dépression, mais la nature de ce lien reste difficile à préciser. L’étude de cohorte de Lundby, en Suède, réalisée entre 1947 et 1997, c’est-à-dire avec un suivi de 50 ans, a objectivé ce lien, en montrant une corrélation nette entre risque suicidaire et gravité : sur l’ensemble des sujets dépressifs suivis, le taux de suicide aboutis est d’environ 6 %, mais il est de 3 % pour les dépressions d’intensité moyenne et de 11 % (20 % chez les hommes) pour les dépressions d’intensité sévère (Bradvick et al, 2008). A. Pelissolo N Dépressions non mélancoliques et non psychotiques Dépressions mélancoliques Dépressions psychotiques Sévérité Conclusion Malgré le nombre de travaux portant sur les dépressions sévères, on manque actuellement de données pour déterminer si la sévérité de la dépression doit être considérée comme un phénomène syndromique ou comme un phénomène dimensionnel. Sur le plan épidémiologique, les différentes études ne permettent pas d’avancer une segmentation franche pour déterminer les dépressions sévères. Sur les plans clinique et psychopathologique, les arguments apparaissent plus convaincants pour distinguer certains types de dépressions plus sévères, comme les dépressions mélancoliques ou les dépressions psychotiques. Enfin sur le plan thérapeutique, il existe un effet dimensionnel des antidépresseurs, qui paraissent plus efficaces, par rapport au placebo, dans les dépressions les plus sévères, et il existe un effet syndromique des combinaisons d’antidépresseur et d’antipsychotique qui permet de différencier les dépressions avec caractéristiques psychotiques. Figure 2 Combinaison des approches dimensionnelle et catégorielle. D’après Parker, 2000. Une combinaison des approches dimensionnelle et catégorielle permet sans doute de mieux approcher la définition de cette notion complexe qu’est la sévérité d’une dépression (Fig. 2). La sévérité étant un concept polysémique et multifactoriel, il est donc utile de croiser les approches dimensionnelles, qualitatives, pharmacologiques, et peut-être, pour l’avenir, d’étudier les corrélats cérébraux, cognitifs ou génétiques, de cette notion de sévérité. Déclaration d’intérêts L’auteur n’a pas transmis ses conflits d’intérêts.