HISTOIRE, LITTÉRATURE ET PHILOSOPHIE : UN TRAVAIL D'INNOVATION LANGAGIÈRE

HISTOIRE, LITTÉRATURE ET PHILOSOPHIE : UN TRAVAIL
D'INNOVATION LANGAGIÈRE
Lorenzo Bonoli
BSN Press | A contrario
2010/2 - n° 14
pages 27 à 38
ISSN 1660-7880
Article disponible en ligne à l'adresse:
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-a-contrario-2010-2-page-27.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Pour citer cet article :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Bonoli Lorenzo , « Histoire, littérature et philosophie : un travail d'innovation langagière » ,
A contrario, 2010/2 n° 14, p. 27-38.
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Distribution électronique Cairn.info pour BSN Press.
© BSN Press. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
1 / 1
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_fc - - 82.225.14.35 - 29/05/2011 07h18. © BSN Press
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_fc - - 82.225.14.35 - 29/05/2011 07h18. © BSN Press
27
No14, 2010 a contrario
Histoire, littérature et philosophie:
un travail d’innovation langagière
Lorenzo Bonoli
Ma contribution propose d’aborder la triangulation entre histoire, littérature et philo-
sophie à partir d’un point de vue épistémologique pour réfléchir sur les analogies qui
relient ces trois disciplines au niveau des modalités de constitution de leurs connais-
sances respectives. Le point de départ sera le suivant: y a-t-il un dialogue possible
entre ces trois disciplines? L’interrogation suivante sera d’ordre épistémologique:
qu’est-ce qu’une connaissance, respectivement pour l’histoire, pour la littérature et
pour la philosophie? Enfin, on s’interrogera sur la manière dont se constitue le savoir
dans ces disciplines.
Notons d’emblée, qu’une telle approche présuppose déjà que l’on puisse traiter la
question de la connaissance pour les trois disciplines, c’est-à-dire non seulement pour
l’histoire et la philosophie, comme nous sommes habitués à le faire, mais aussi pour la
littérature. Ce présupposé, qui permet un premier rapprochement, nest pas en soi
évident. Jusqu’il y a quelques années, ces trois disciplines évoluaient sur des chemins
relativement indépendants: leur mode de fonctionnement, leur rapport à la réalité et
leurs connaissances étaient considérés comme profondément différents. Aux ques-
tions que je viens de soulever, on aurait répondu simplement de la façon suivante: la
connaissance historique est la reconstitution des faits du passé; la littérature, se limi-
tant à évoquer des mondes imaginaires, n’a aucune portée de connaissance; et la
philosophie situe son savoir au niveau des connaissances premières ou, si l’on veut,
métaphysiques.
Depuis quelques décennies, par contre, la situation a changé radicalement. Avec la
diffusion de conceptions épistémologiques de nature constructivistes et l’ouverture
des savoirs à l’interdisciplinarité, non seulement il est devenu possible d’évoquer un
dialogue constructif entre ces trois disciplines, mais il est apparu aussi que leurs
modalités de construction des connaissances n’étaient pas aussi différentes que l’on
croyait. Au contraire, ces disciplines présentent un fonctionnement cognitif et
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_fc - - 82.225.14.35 - 29/05/2011 07h18. © BSN Press
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_fc - - 82.225.14.35 - 29/05/2011 07h18. © BSN Press
28
a contrario No14, 2010
{Dossier Histoire, littérature et philosophie: un travail d’innovation langagière
épistémologique qui peut être rapproché, et ce sera sur ce rapprochement que je pro-
poserai de voir non seulement une condition de possibilité d’une conversation trian-
gulaire, mais aussi un élément de grand intérêt qui devrait nous pousser à approfondir
une telle conversation.
Histoire, littérature, philosophie et la diffusion du constructivisme
À partir des années 1970, la diffusion des conceptions épistémologiques d’orientation
constructiviste a été à l’origine d’une profonde remise en question du fonctionnement de
plusieurs disciplines dans les sciences humaines et ailleurs, entraînant également une
révision des frontières disciplinaires traditionnelles. Dans ce contexte de changement,
une notion particulière – celle de fiction – s’est retrouvée au centre des débats dans
plusieurs disciplines: histoire, anthropologie, critique littéraire et, dans une moindre
mesure, en philosophie.
La fiction est apparue comme une notion qui permettait de déstabiliser la concep-
tion traditionnelle de la connaissance, tout en se présentant comme un dénominateur
commun qui semblait pouvoir se rattacher à toute discipline se fondant d’une manière
ou d’une autre sur le texte écrit pour établir, fixer et transmettre ses connaissances.
La notion de fiction dans les sciences humaines
En faisant un pas en arrière, on s’aperçoit que la notion de fiction se retrouve au centre
des réflexions en sciences humaines au moment où le paradigme positiviste qui
avait jusque-là dominé les positions épistémologiques commence à être mis en
doute sous la pression du nouveau paradigme constructiviste. Le développement de
ces nouvelles positions entraîne en particulier un changement radical au niveau de la
conception du langage et de son fonctionnement épistémologique: d’une conception
qui voyait dans le langage scientifique un instrument neutre et transparent à travers
lequel transmettre des représentations adéquates de la réalité, les sciences humaines
s’orientent vers une conception du langage comme lieu complexe de construction des
connaissances.
Ce changement de conception épistémologique a obligé les différentes disciplines à
revoir leurs spécificités et leurs frontières dans un mouvement qui a été motivé entre
autre, comme le relève Vincent Debaene, par la volonté ou la prétention de ne pas
rester «dupe des ‹Grands Partages(entre science et littérature, entre ethnographie et
fiction, entre réel et imaginaire, entre objectif et subjectif, etc.)» et par «le constat
enthousiaste d’un ‹brouillage, d’une ‹hybridation, d’une ‹porositédes pratiques dis-
cursives (ethnographie, récit de soi, fiction, science, littérature, toutes formes dont on
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_fc - - 82.225.14.35 - 29/05/2011 07h18. © BSN Press
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_fc - - 82.225.14.35 - 29/05/2011 07h18. © BSN Press
s’émerveille qu’elles ‹communiquententre elles après avoir décrété que les frontières
qui les séparaient n’étaient pas pertinentes)» (Debaene 2005: 224).
C’est dans ce contexte que la fiction s’est imposée dans les sciences humaines
comme une notion en mesure de souligner la nature construite du savoir, en opposition
notamment avec la conception représentative ou reproductive de la connaissance qui
découlait des positions positivistes; en particulier elle est parue en mesure de souli-
gner l’importance du travail d’écriture du chercheur, un travail de mise en forme ou
mieux d’in-formation et de trans-formation des connaissances.
Or, il est apparu qu’un tel travail d’écriture se retrouve au centre de pratiquement
toutes les disciplines des sciences humaines: de l’histoire, de l’anthropologie in primis,
mais évidemment aussi de la littérature et de la philosophie, pour autant qu’on accepte
de les inclure dans les sciences humaines. Ce constat a poussé certains discours
jusqu’à assumer, du moins implicitement, une sorte d’équation d’équivalence en
mesure de réorganiser les rapports entre les différentes disciplines évoquées:
fiction = construction = écriture = sciences humaines = littérature = philoso-
phie. Une telle équation est naturellement exagérément simpliste et généralisante,
mais elle reflète bien le mouvement de nivellement des catégories et des frontières
disciplinaires traditionnelles qui a eu lieu sous l’effet de la notion de fiction. C’est dans
un tel contexte théorique qu’un historien tel que Hayden White peut affirmer que les
textes historiques sont des «fictions verbales»1ou qu’un anthropologue comme
Clifford Geertz peut suggérer que les textes ethnogra-
phiques sont des «fictions, fictions au sens où ils sont
fabriquésou ‹façonnés»2.
Du côté de la littérature
Aussi du côté de la littérature, la notion de fiction, relue à
la lumière de la nouvelle épistémologie constructiviste,
s’est retrouvée au centre des débats disciplinaires. Mais,
paradoxalement, dans ce domaine traditionnellement
confiné à la non-connaissance, ces débats ont permis
d’évoquer et de défendre l’idée que la fiction (et la littéra-
ture en général) peut avoir une portée cognitive et donc
présenter un intérêt épistémologique. Si dans le cadre du
positivisme logique, la fiction était considérée comme un
discours sans référence, sans valeur de vérité ou carrément
mensonger (en tout cas sans aucun intérêt pour la
29
No14, 2010 a contrario
Histoire, littérature et philosophie: un travail d’innovation langagière Dossier }
1Cf.: «En général il y a eu une
certaine reluctance à considérer
les narrations historiques pour ce
qu’elles sont manifestement le
plus: des fictions verbales, dont le
contenu est autant inventé que
trouvé et dont la forme a plus en
commun avec leurs correspon-
dants en littérature qu’avec ceux
dans les sciences» (White 1978:
84, ma traduction).
2Cf.: «[les textes ethno-
graphiques] sont des fictions,
fictions au sens où ils sont ‹fabri-
qués› ou ‹façonnés le sens
initial de fictio non parce qu’ils
seraient faux, qu’ils ne correspon-
draient pas à des faits, ou qu’ils
seraient de simples expériences
de pensée sur le mode du ‹comme
si» (Geertz 1998 (1973): 87).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_fc - - 82.225.14.35 - 29/05/2011 07h18. © BSN Press
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_fc - - 82.225.14.35 - 29/05/2011 07h18. © BSN Press
réflexion épistémologique), avec l’avènement des positions constructivistes s’ouvre la
possibilité de concevoir de nouvelles modalités de référence à la réalité et de nouvelles
modalités de participation à la constitution des connaissances.
Dans ce nouveau cadre théorique, c’est paradoxalement la dimension proprement
fictionnelle et imaginaire de la littérature qui trouve une valorisation au niveau cogni-
tif et épistémologique. En cela Ricœur a sûrement contribué à cette réévaluation de la
portée de la fiction en insistant par exemple sur la possibilité de concevoir des modali-
tés non directes et non descriptives de référence au réel, comme il l’affirme clairement
dans la citation suivante:
«La fiction a, si l’on peut dire, une double valence quant à la référence: elle se dirige
ailleurs, voire nulle part; mais parce qu’elle désigne le non-lieu par rapport à toute
réalité, elle peut viser indirectement cette réalité, selon ce que j’aimerais appeler un
nouvel effet de référence. Ce nouvel effet de référence n’est pas autre chose que le pou-
voir de la fiction de redécrire la réalité.» (Ricœur 1986: 246)
Du côté de la philosophie
En ce qui concerne la philosophie, il est plus difficile d’évaluer l’impact produit par ce
changement de paradigme épistémologique. D’une part, ne s’étant jamais considérée
comme une science objective, la philosophie n’a probablement pas été particulière-
ment affectée par les nouveautés introduites par le nouveau paradigme; d’autre part,
d’autres changements importants, parallèlement à la diffusion du constructivisme,
ont participé à modifier en profondeur la discipline durant les derniers cent ans.
En effet, on s’accorde à dire qu’à partir du début du XXesiècle, la philosophie a vécu
un changement important dans ses préoccupations et ses intérêts: d’une réflexion cen-
trée sur des questions métaphysiques, elle a évolué vers une réflexion d’ordre transcen-
dantal, qui se situe au niveau des conditions de possibilité des discours, des savoirs et
des croyances. Dans ce déplacement, un rôle clé a été joué par le «tournant linguis-
tique» qui a marqué et marque encore profondément la réflexion philosophique
en mettant au centre de la discipline les questions relatives au langage et aux discours
(il suffit de penser à la logique formelle, à la question de la référence et de la valeur de
vérité, à la théorie des actes de langage, aux thèmes de la traduction et de l’interpréta-
tion, au courant herméneutique ou à la déconstruction, etc.).
Il faut cependant préciser que le «tournant linguistique» débute avec le néo-
empirisme ou l’empirisme logique, donc dans un contexte caractérisé par des
30
a contrario No14, 2010
{Dossier Histoire, littérature et philosophie: un travail d’innovation langagière
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_fc - - 82.225.14.35 - 29/05/2011 07h18. © BSN Press
Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_fc - - 82.225.14.35 - 29/05/2011 07h18. © BSN Press
1 / 13 100%

HISTOIRE, LITTÉRATURE ET PHILOSOPHIE : UN TRAVAIL D'INNOVATION LANGAGIÈRE

La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !