Les cultures jeunes, arène de politisation dans la Suisse du début

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Les cultures jeunes, arène de politisation dans la Suisse du début
des années 80
Au début des années 80, les différentes grandes villes de Suisse connurent de
nombreuses manifestations, ce alors même que les différents mouvements sociaux sont alors
en baisse en Europe. Dans cette présentation, je souhaite questionner ce processus de
politisation étonnant d’un point de vue historique, prenant son essor au sein de la sphère dite
des cultures jeunes. Comment peut-on expliquer ce phénomène ? Quelles sont les spécificités
de la situation helvétique qui permettent de comprendre cette mobilisation ? Après avoir
défini l’objet de ma recherche en spécifiant la signification donnée ici aux notions de culture
et de jeunesse, je me demanderai comment et pourquoi cette sphère sociale a pu amener une
partie de la société à se politiser. Quels rôles jouent les cultures jeunes dans les grandes villes
de Suisse ? Comment s’exprime cette politisation de la jeunesse ? Les revendications portent-
elles sur des éléments strictement culturels ou est-ce que des enjeux plus généraux sont
concernés ? En arrière-plan, ma présentation souhaite également démêler les liens qui existent
entre pratiques culturelles et mobilisations politiques et poser la question de la signification
du terme politique lorsqu’il est appliqué à ce type d’objet de recherche.
Dans l’expression « cultures jeunes », se trouvent deux objets historiques complexes.
Pour la culture, je m’inscris dans la suite des Cultural Studies du Centre for Contemporary
Cultural Studies de Birmingham qui la définissent comme « that level at which social groups
develop distinct patterns of life, and give expressive form to their social and material life-
experience. Culture is the way, the forms, in which groups handle the raw material of their
social and material existence »1. Cette approche aborde la culture dans son ensemble, incluant
non pas seulement les productions artistiques reconnues ou légitimes mais aussi l’ensemble
des rites et interactions qui se développent dans le monde social, tout en les insérant fortement
dans le contexte social et historique. Par culture, je ne désigne donc pas uniquement des
œuvres mais un ensemble de pratiques articulant des représentations de la société.
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1 John Clarke, Stuart Hall, Tony Jefferson et Brian Roberts, « Subcultures, cultures and class », in Stuart Hall et
Tony Jefferson (éd.), Resistance through rituals., Youth subcultures in post-war Britain, Londres, Hutchinson
University Library, 1976, p.11
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La notion de jeunesse pose également problème2. Elle reste une catégorie aux
frontières vagues et mouvantes. La jeunesse est d’abord conçue socialement comme un âge
problématique : celui du passage difficile à l’âge adulte avec ses révoltes et ses hésitations3.
La jeunesse représente également un groupe fortement hétérogène sous différents points de
vues (social, genre, race, etc.). L’historien John R. Gillis désigne les années 50 et 60 comme
celles advient la jeunesse4. La singularité de cette jeunesse des années 50-70 s’explique
d’abord par de nombreux changements sociaux. Parmi les principaux processus avancés, on
peut tout d’abord noter le poids démographique de la jeunesse qui devient beaucoup plus
élevé du fait du baby-boom et des pertes humaines liées aux deux Guerres mondiales5.
L’éducation et notamment le nombre d’inscrit à l’université connaissent également une forte
croissance6.
De plus, le pouvoir d’achat de cette catégorie augmente avec la généralisation de la
pratique de l’argent de poche7. Enfin, la Seconde Guerre mondiale va amener les jeunes à
chercher à se distancier des adultes discrédités par leurs associations avec la guerre. Cette
constitution de la jeunesse comme un groupe indépendant aura pour conséquence de faire
émerger une culture spécifiquement dédiée à la jeunesse, que ce soit autour de vêtements, de
disques ou d’autres formes de loisirs8. Des notions comme celle de « contre-culture », mise en
place par Theodore Roszak9, ou celle de « hipster » chez Norman Mailer10, cherchent à
nommer l’apparition d’une nouvelle culture jeune dont la portée politique tient à la
distanciation avec la culture des anciennes générations et la mise en avant de nouvelles façons
de vivre, individuellement comme collectivement. En plus du discrédit de la société et de la
culture des adultes déjà mentionné, cette culture jeune se construit également contre la
consommation de masse11, perçue comme responsable de l’uniformisation de la société12, ce
qui renforce la recherche d’une culture propre. Au sein de cette culture, la musique occupe le
premier rôle. En 1976, écouter de la musique était classé comme première activité de loisir
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2 Peter Berger, Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, Paris, A. Colin, 2006 (1967)
3 Raphaël Logier, « La jeunesse n’est pas une classe sociale », Sociétés, n°90, 2005/4, p.26
4 John R. Gillis, Youth and History. Tradition and Change in European Age Relations, 1770-Present, New York,
Academic Press, 1981, p. 185-209
5 Detlef Siegfried « Understanding 1968 : Youth Rebellion, Generational Change and Postindustrial Society », in
Between Marx and Coca-cola. Youth Subcultures in Changing European Societies, 1960-1980, New York,
Berghahn Books, 2006, p.64
6 Idem
7 Ibid., p.56
8 John R. Gillis, Youth and History, op.cit., p.204
9 Theodore Roszak, Vers une contre-culture, réflexion sur la société technocratique et l’opposition de la
jeunesse, Paris, Stock, 1980
10 Norman Mailer, The White Negro, San Francisco, City Lights Books, 1967
11 John Clarke, Stuart Hall, Tony Jefferson et Brian Robert, « Subcultures, Cultures and Class », op.cit, p.18
12 Mike Brake, The Sociology of youth culture and youth subculture, Londres, Routledge, 1980, p.155
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par 70% des jeunes de 17 à 23 ans en Allemagne, Grande-Bretagne et France, bien avant la
télévision et les sorties13.
La jeunesse suisse a connu cette émergence d’un marché spécifique dans lequel la
musique joue un rôle majeur avec l’apparition de groupes locaux dès les années 60, comme
les Aiglons ou Krokodil. Mais qu’en est-il précisément de cet héritage en 1980, au moment où
les différentes manifestations sont sur le point de débuter en Suisse. Avant d’analyser cette
« culture jeune » en Suisse dans une perspective socio-historique, un dernier concept est
nécessaire, celui de scène défini par le sociologue Will Straw comme l’espace se
regroupent plusieurs acteurs en fonction de différents aspects comme la localisation, le type
de production culturelle ou encore les activités sociales qui y sont pratiquées14. Ici la scène
représente l’unité spatiale se cristallise une culture, identifiable à travers divers éléments
comme l’existence d’un lieu de rassemblement ou de groupes phare. A noter que pour la
Suisse du début des années 1980, cette scène ne se focalise pas sur un seul genre musical. Du
fait de son aspect relativement réduit et, comme nous le préciserons par la suite, du peu
d’occasion de se produire pour ce type de cultures, les artistes et publics de rock, de punk, de
reggae se concentrent dans une même scène commune.
Un autre aspect de la scène suisse est que, contrairement aux autres pays européens et
notamment à la Grande-Bretagne, elle ne connait pas de changement drastique sur le plan
économique suite à la crise des années 1970. En effet, en 1982, son PIB ne connaitra qu’une
baisse de 1,1%. Même à la fin de période de crise, en 1984, son taux de chômage ne dépassera
jamais les 1,2%15, alors qu’il est de 7,2% en France à la même époque16. Par contre, la
situation suisse se rapproche de la tendance européenne quant à la baisse tendancielle des
contestations sociales17. Après avoir atteint son apogée en Suisse en 1975, les mobilisations
baissent drastiquement à la fin des années 70 pour retomber à un niveau similaire à celui
d’avant 1967 en 197818.
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13 Detlef Siegfried, « Understanding 1968 », op. cit.., p.15
14 Will Straw, « Cultural Scenes », Loisir et société/Society and Leisure, no. 2, 2004, p.412
15 Werner Rein et al. (dir.), Economie suisse 1946-1986 : chiffres, faits, analyses, Zürich, Union des banques
suisses, 1987, p.22, 51
16 Jean-Marcel Jeanneney et Georges Pujals, Les économies de l’Europe occidental et leur environnement
international de 1972 à nos jours, Paris, Fayard, 2005, p.358-359
17 Hanspeter Kriesi, René Levy, Gilbert Ganguillet, Heinz Zwicky (éd.), Politische Aktivierung in der Schweiz,
Diessenhofen, Verlag Ruegger, 1981
18 Jean-Marcel Jeanneney et Georges Pujals, Les économies de l’Europe occidental, op.cit., p.358-359
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Cette baisse des mobilisations s’inscrit elle-même dans un conservatisme fortement
ancré. Sans rentrer ici dans une recherche des origines de ce conservatisme, il est du moins
nécessaire de mentionner la politique de défense spirituelle nationale. Mise en place avant la
seconde guerre mondiale, officiellement pour se protéger des influences de l’Allemagne nazie
et de l’Italie fasciste à ses frontières, cette politique eut avant tout pour conséquences de
renforcer le consensus national, sans hésiter à user de la censure et de la criminalisation des
opposants, pour assurer un ordre social fortement contrôlé19.
Si la défense spirituelle nationale ne connaît plus en 1980 le même statut semi-officiel
que dans les années 50 à 6020, nous devons être attentif au fait que, comme le prévenait
l’historien Hans-Ulrich Jost, cette crispation culturelle allait laisser des traces sur la société
suisse. Il affirmait ainsi en 1983 : « Une grande majorité des citoyens sont aujourd’hui encore
influencés par des valeurs qui se sont constituées alors et qui reflètent ce repli de hérisson,
cette étroitesse d’esprit, cette conscience patriotique pleine de préjugés de la période de la
guerre »21. Les valeurs d’ordre et de tranquillité et la construction d’un consensus fort
perdurent dans la société helvétique du début des années 1980 même si les signes les plus
évidents de cette politique ont disparu, comme la censure d’œuvres ordonnés par le conseil
fédéral22. Néanmoins, on n’assiste pas pour autant à un changement structurel. Le
gouvernement ne met pas d’arrêt à sa politique secrète de fichage des opposants politiques23.
La Suisse ne connaît pas non plus de renouvellement de ses élites, qui restent
étroitement liées à l’armée, 41,5% des parlementaires étant des officiers en 198024. La
situation reste donc bien marquée par cette étroitesse d’esprit. Selon l’historien Mario König,
les différentes élites du pays partagent alors une volonté de mener une politique consensuelle
basée sur un compromis basé dans les années 70-80 sur un mélange entre idéologie libérale,
valorisation de la modernisation des technologies d’un côté, et de l’autre un conservatisme
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19 Hans Ulrich Jost, Kurt Imhof, « Geistige Landesverteidigung : helvetischer Totalitarismus oder antitotalitären
Basiskompromiss ? Ein Streitgespräch », in Die Erfindung der Schweiz 1848-1998. Bildentwürfe einer Nation,
Zürich, Chronos, 1998, p.365
20 Luc van Dongen, « La Suisse dans les rets de l’anticommunisme transnational durant la Guerre froide :
réflexions et jalons », in Sandra Bott, Janick Marina Schaufelbuehl, Sacha Zala (dir.), Relations internationales
de la Suisse durant la Guerre froide, Bâle, Schwabe Verlag, 2011, pp.26-27
21 Hans Ulrich Jost, « Menace et repliement. 1914-1945 », in Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses,
Lausanne, Payot, 1983, p.121
22 Hadrien Buclin, « Stanley Kubrick entre la France et la Suisse : le film Les Sentiers de la gloire
interdit », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 253, 2014, p. 113
23 Hans Ulrich Jost et al., Cent ans de police politique en Suisse (1889-1989), Lausanne, Editions d’En Bas,
1992
24 André Mach et al., « La fragilité des liens nationaux », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 190,
p. 84
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moral et culturel hérité la défense spirituelle nationale et laissé tel quel depuis.25 La société
suisse se retrouve dans une situation paradoxale, dans une tension entre progrès économique
et conservatisme, qui finira, comme nous le verrons, par déboucher sur des affrontements.
Cette situation se traduit par un champ culturel extrêmement peu diversifié et réservé
aux pratiques liées aux traditions ou à l’élite. Le conservatisme a donc des conséquences pour
la scène des cultures jeunes. Comme nous l’avons déjà mentionné, cette dernière est bien
apparue dans les années 60-70. Au début des années 80, c’est le punk qui joue un rôle central.
Apparu en Suisse dès fin 1976, sa logique du DIY (fais-le toi-même), enjoignant chacun à
monter son propre groupe et à produire par soi-même26 apporte un souffle à la scène des
cultures jeunes, de nombreux groupes apparaissant : le livre Hot Love sur le punk suisse entre
1976 et 1980 en dénombre ainsi plus d’une cinquantaine27. De plus ce genre culturel s’étant
construit sur une forte critique de la commercialisation de la musique, la scène sera marquée
par la volonté de rompre avec la culture des stars et des virtuoses des solo de guitare qui est
alors dominante, en exigeant une musique autogérée.
En plus des groupes, l’activité de la scène est également marquée alors par l’édition de
nombreux fanzines. Contractions de magazines et de fan, ces journaux autoédités de plusieurs
feuillets et de divers formats rassemblent informations sur les différentes activités de la scène,
interview et présentation de groupes locaux ou internationaux et divers collages ou
expérimentations graphiques. Pour chaque grande ville de Suisse, on compte un nombre
important de fanzines, dont les principaux sont Eisbrecher, No Fun, Punk Rules, Soilant,
Dräcksblatt, Les lolos de lolas, Secousses sismiques ou encore Swiss Wave, distribués à
hauteur de 100 à 1000 exemplaires entre 1977 et 1980.28
Mais malgré cette activité en hausse à partir de la fin des années 70, il n’existe
néanmoins quasiment aucune salle dévouée aux cultures jeunes en Suisse. Dans l’annuaire
des clubs constitué par l’association Petzi qui fédère les clubs de musiques actuelles, on
observe que parmi les huitante salles présentes en Suisse actuellement, seuls trois existaient
avant 198029. Les jeunes n’ont à disposition que des grands complexes destinés à accueillir
les tournées de stars internationales ou des « centres de la jeunesse » contrôlés par l’Etat et
généralement peu enclins à permettre l’organisation de concerts rock. Les grands festivals, tel
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25 Mario König et al. (dir.), Dynamisierung und Umbau : die Schweiz in den 60er und 70er Jahren, Zurich,
Chronos,1998 , p.12
26 Fabien Hein « Le DIY comme dynamique contre-culturelle ? L'exemple de la scène punk rock », Volume !, 9,
2012, p. 105-126
27 Lurker Grand (dir.), Hot Love, Swiss Punk&Wave. 1976-1980, Allemagne, Edition Patrick Frey, 2006
28 Fanzines partiellement disponibles aux Sozial Archiv de Zurich : Dokumentation 80er Jugendunruhen
201.209.4
29 Petzi club guide : annuaire des clubs suisses de musiques actuelles, Lausanne, 2010
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