DARWIN ET L'ÉTHIQUE
Une rencontre précoce, un chantier toujours ouvert
Eric Charmetant
Centre Sèvres | Archives de Philosophie
2010/1 - Tome 73
pages 93 à 118
ISSN 0003-9632
Article disponible en ligne à l'adresse:
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2010-1-page-93.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Pour citer cet article :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Charmetant Eric, « Darwin et l'éthique » Une rencontre précoce, un chantier toujours ouvert,
Archives de Philosophie, 2010/1 Tome 73, p. 93-118.
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Distribution électronique Cairn.info pour Centre Sèvres.
© Centre Sèvres. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
1 / 1
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.101.229 - 29/01/2014 15h15. © Centre Sèvres
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.101.229 - 29/01/2014 15h15. © Centre Sèvres
Darwin et l’éthique
Une rencontre précoce, un chantier toujours ouvert
ÉRIC CHARMETANT
Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris
Charles Robert Darwin (1809-1882) est devenu célèbre pour ses travaux
sur la transmutation des espèces initiés à la fin des années 1830 et qui abou-
tiront à la publication précipitée de L’Origine des espèces en 1859 suite à la
découverte par Alfred Russell Wallace d’une théorie de l’évolution des espè-
ces proche, mais moins documentée empiriquement
1
.D’autres apports
scientifiques majeurs de l’œuvre de Darwin sur les récifs coralliens ou sur
les cirripèdes sont bien connus. En revanche, ses travaux sur l’origine et
l’évolution de la morale sont souvent considérés comme très secondaires ou
très choquants, soit qu’on en fasse un pâle reflet des préjugés de la société
victorienne tout spécialement sur les femmes ou sur les Irlandais, soit qu’on
voie en lui – à tort – le père du darwinisme social ou un partisan de l’eugé-
nisme, soit qu’on considère que sa vision de la morale est marquée du sceau
indélébile et infamant du « sophisme naturaliste » forgé par GeorgeEdward
Moore dans les Principia Ethica (1903).
Certes, une résurgence nette de l’éthique évolutionniste s’est opérée
depuis le milieu des années 1970 avec quelques acteurs phares comme
Edward Osborne Wilson, Michael Ruse, Robert Richards ou encore plus
récemment Larry Arnhart. Toutefois, à l’exception notable de Robert
Richards,ces protagonistes entretiennent un rapport très distendu avec l’ap-
proche même de Darwin sur la morale et sont plus soucieux d’articuler des
conceptions contemporaines de la morale avec les théories néo-darwinien-
nes de l’évolution. L’étude des éthiques évolutionnistes contemporaines ren-
seigne finalement peu sur l’approche évolutionniste de la morale par Darwin.
On peut considérer ce fait comme normal et inévitable, car la philosophie
morale et la théorie de l’évolution ont toutes deux bien changé depuis le
XIX
e
siècle.Cependant, on peut aussi penser qu’il y a une perte et que des aspects
1. Cf. Jean G
AYON
,Darwinism’s Struggle for Survival: Heredity and the Hypothesis of
Natural Selection,Cambridge, CambridgeUniversity Press, 1998, p. 27-32 pour une présen-
tation précise des proximités et différences.
Archives de Philosophie 73, 2010, 93-118
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.101.229 - 29/01/2014 15h15. © Centre Sèvres
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.101.229 - 29/01/2014 15h15. © Centre Sèvres
féconds de la vision de la morale par Darwin restent dans l’ombre. C’est ce
que je voudrais montrer ici, en présentant les grandes étapes du développe-
ment de l’articulation entre morale et évolution dans l’itinéraire de Darwin.
En 1831, à la fin des années d’études de Darwin à Cambridge, nous som-
mes encore loin d’une réflexion de Darwin sur la morale
2
. Son cursus en ce
domaine s’est limité à la lecture de William Paley. Or, à partir de 1838, ce
thème est bien présent dans ses Carnets de notes.
Le voyage sur le Beagle et le retour à Londres
Si cette évolution dans les intérêts de Darwin n’a pas une cause unique,
on peut noter que plusieurs expériences fortes de la diversité des mœurs vont
le conduire à s’interroger sur l’unité du genre humain et du sens moral dans
son voyage sur le Beagle (1831-1836).
Il découvre la brutalité de l’esclavage au Brésil et assiste à des spectacles
publics de mise aux enchères d’esclaves, de séparation des familles. Il sera
hanté toute sa vie par le souvenir des cris d’un esclave torturé en passant
devant une maison à Olinda, près de Recife
3
.En Argentine,Darwin est
confronté aux discours génocidaires des Gauchos comme celui du général
Juan Manual de Rosas affirmant que « les Indiens étaient des pestes à éradi-
quer comme des rats
4
». Darwin savait que l’extermination des Indiens à la
peau cuivrée par les Gauchos blancs n’était pas un progrès: les Gauchos
étaient pour lui peut-être un peu supérieurs en civilisation, mais inférieurs
dans les vertus morales. Ce voyage renforça son dégoût envers l’esclavage et
les discours trop conciliants comme celui de Charles Lyell. On peut rappe-
ler ici que 800000 esclaves furent finalement émancipés dans les colonies bri-
tanniques le 1
er
août 1834.
La rencontre avec les Fuégiens fut tout aussi marquante. L’écart entre les
mœurs des Fuégiens vivant de chasse et de cueillette, laissant mourir –
croyait-on – les femmes âgées en hiver, et les mœurs de l’Empire britanni-
2. Darwin a été à l’école de Shrewsbury jusqu’en 1825, puis a étudié la médecine à
l’Université d’Édimbourg de 1825 à 1827 avant d’abandonner ce cursus à cause de son manque
d’intérêt et de son incapacité à supporter les dissections. Il entre en janvier 1828 au Christ
Collegede l’Université de Cambridge en vue d’obtenir le Bachelor of Arts, nécessaire à la pour-
suite d’une formation spécifique en théologie, et de devenir, selon l’idée de son père, pasteur
anglican et naturaliste.
3. Adrian D
ESMOND
&James M
OORE
,DarwinsSacred Cause: How a Hatred of Slavery
Shaped Darwin’s Views on Human Evolution, New York, Houghton Mifflin Harcourt, 2009,
p. 108.
4. Cité par Adrian D
ESMOND
et James M
OORE
,ibid., p. 90.
94 Éric Charmetant
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.101.229 - 29/01/2014 15h15. © Centre Sèvres
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.101.229 - 29/01/2014 15h15. © Centre Sèvres
que, première puissance mondiale de son temps, était abyssal. « Je n’aurais
jamais pu imaginer que la différence entre le sauvage et l’homme civilisé était
si immense: elle est plus grande qu’entre un animal sauvage et un animal
domestiqué, vu qu’il y a une plus grande capacité de développement en
l’homme
5
. » Pourtant, les Fuégiens étaient capables d’adaptation à une autre
société, comme le montre l’apprentissage de l’anglais par trois d’entre eux
ramenés à Londres lors d’un précédent voyage par le capitaine FitzRoy. Mais
rapatriés à bord du Beagle, York Minster, Jemmy Button et Fuegia Basket
reprirent rapidement leurs anciennes mœurs et oublièrent tout ce qu’ils
avaient reçu en Angleterre
6
. Cette diversité de mœurs ne fit jamais douter
Darwin de l’unité du genre humain et il ne fera jamais des différences racia-
les une différence d’espèce. Comme l’écrit Robert Richards: «… même dans
la diversité, Darwin détectait des attitudes communes sur la conduite juste
(right) et mauvaise (wrong)
7
Ason retour en Angleterre, Charles Darwin établit un programme de lec-
tures assez large dont témoignent les listes d’ouvrages à lire dans le Carnet de
notes C
8
et étudie David Hume, Adam Smith et Thomas Reid. Par ailleurs,
il fréquente les milieux érudits de Londres, tout spécialement à l’Athenaeum
Club où il entre le 21 juin 1838 – en même temps que Charles Dickens –
grâce au parrainage de son ami géologue Charles Lyell (1797-1875)
9
. Ce club
fondé en 1824 avait pour but de favoriser le développement des sciences, de
la littérature et des arts. Une impressionnante bibliothèque de 30 000 volu-
mes était mise à disposition des membres,dont le nombre était limité à 1200.
Darwin s’y rendait habituellement tous les jours. Ces années 1837-1839 mar-
quent le désir fortde Darwin tout à la fois de progresser dans sa réflexion
sur la transmutation des espèces avec des lectures spécialisées, mais aussi de
se cultiver. Il discute aussi souvent de ses lectures avec son frère Erasmus, et
fait par son intermédiaire la rencontre de Harriet Martineau, une femme
5. Charles D
ARWIN
,ANaturalist’s Voyage: Journal of Researches into the Natural
History and Geology of the Countries Visited During the Voyage of H.M.S. Beagle Round
the World,10
th
ed (final), London, John Murray, 1860, p. 205 (chapter X, December 17
th
,1832).
6. Ibid., p. 207-230.
7. Robert J. R
ICHARDS
,Darwin and the Emergence of Evolutionary Theories of Mind
and Behavior, Chicago, University of Chicago Press, 1987, p. 111.
8. Les pages C265 à C276 mentionnent plusieurs dizaines de livres, seulement quelques-
uns en philosophie, notamment An Account of the Life and Writings of David Hume (1807)
de Thomas Edward Richtie, The Works vol.7: Account of the Life and Writings of Adam
Smith, Account of the Life and Writings of Thomas Reid de Dugald Steward. Darwin fait peu
de lectures directes des philosophes à partPhilosophical Essays Concerning Human
Understanding et An Inquiry Concerning Human Understanding de David Hume.
9. Cf. Adrian D
ESMOND
et James M
OORE
,Darwin (1
st
ed. 1991), London, Norton & com-
pany, 1994, p. 253-254.
Darwin et l’éthique 95
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.101.229 - 29/01/2014 15h15. © Centre Sèvres
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.101.229 - 29/01/2014 15h15. © Centre Sèvres
influente dans les débats intellectuels de son temps. Lors de ses conversations
avec Lyell et Martineau, bien des sujets politiques et moraux étaient abordés,
notamment autour de la question de l’esclavage aux États-Unis.
Darwin et l’éthique à la fin des années 1830
Parmi les nombreuses lectures de cette période et celles de sa vie d’étu-
diant, Darwin discute dans ses Carnets de notes de trois auteurs qui l’aident
àélaborer sa réflexion sur l’éthique: William Paley, James Mackintosh et
Harriet Martineau. À ceux-ci, on peut ajouter les longues annotations de
Darwin en marge d’un ouvrage de John Abercrombie, abordant la question
de la liberté et des habitudes morales. En examinant l’ensemble de ses réfé-
rences à ces auteurs dans les Carnets de notes (1836-1844)
10
, James
Mackintosh apparaît comme le pilier central de sa réflexion éthique, William
Paley comme le contrefort de sa formation à Cambridge, Harriet Martineau
et John Abercrombie seulement comme des figures ornementales
11
.
D
ARWIN ET
P
ALEY
.—Deux œuvres de William Paley faisaient partie du
cursus de Cambridge, au moment où Charles Darwin y étudia (1828-1831).
En première année et pour l’examen final du Bachelor of Arts, il fallait
répondre à une série de questions sur les Evidences of Christianity (1794).
Darwin se passionna pour le livre au point de l’apprendre par cœur. Mais
c’est surtout, The Principles of Moral and Political Philosophy (1785) qui
aura une influence sur sa réflexion en philosophie morale. Ce livre était tou-
jours étudié à la fin des années 1820 à Cambridge, mais en vue d’être criti-
qué. Adam Sedgwick, professeur de géologie et William Whewell, profes-
seur de philosophie morale, tous deux à Cambridge et avec lesquels Darwin
était en contact, faisaient partie des plus grands pourfendeurs de Paley. Il
lui était reproché de défendre un utilitarisme théologique et de critiquer
l’existence d’un sens moral inné.
Pour Paley, le sens moral se transmettait par imitation et apprentissage
dans l’enfance et n’avait rien d’inné. Dans sa philosophie morale, Paley
conjoint eudémonisme théologique et utilitarisme théologique. « La vertu est
10. Dans les Carnets de notes,Mackintosh est cité 23 fois, Martineau 5 fois, Abercrombie,
6fois. Bien sûr, le nombre des occurrences n’est pas en soi suffisant pour hiérarchiser l’influence
de ces auteurs sur Darwin. Ainsi, Paley n’est cité que 2 fois, pourtant il est une référence capi-
tale pour comprendre la vision morale de Darwin en 1838.
11. Il s’agit de la question de l’universalité du sens moral et de la variabilité des mœurs chez
Harriet Martineau (1802-1876), et de la liberté morale conçue comme « accident » ou « hasard »
face à une loi d’uniformité morale exprimant les habitudes morales d’un individu en fonction
des circonstances et de son éducation chez John Abercrombie (1780-1844).
96 Éric Charmetant
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.101.229 - 29/01/2014 15h15. © Centre Sèvres
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 193.55.101.229 - 29/01/2014 15h15. © Centre Sèvres
1 / 27 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !