Tout. En une nuit est un projet pluridisciplinaire qui mêle jeu,vidéo,son... Le texte de
Falk Richter sur lequel s'appuie le travail de l'équipe relate la solitude d'une femme qui
ne parvient pas à établir un contact avec l'homme qui l'a quittée.A moins qu'il n'y ait
plusieurs femmes ? A moins que l'homme n'existe pas ? Il nous a donc semblé impor-
tant de multiplier les réalités ou les solutions possibles,à la manière de Lynch,
Cronenberg ou Modiano,où les indices,le parcours réflexif s'avère plus intéressant
que le but. Cette situation se reflète dans le texte où les aléas et les errances du per-
sonnage prennent le pas sur l'objectif final. Le style de Richter, tel que j'ai essayé de le
rendre dans la traduction,travaille sur la création d'images concises et d'accumulation
inattendue.Pour refléter et signaler ces différents degrés de réalité,plusieurs supports
sont convoqués : la vidéo,le son, le corps de la comédienne.La vidéo comme le son
peuvent s'avérer indice de réalité presque documentaire ou au contraire un support
onirique. Dans ce texte dépourvu de situations immédiates,la narration sera assumée
tour à tour selon les différents supports,afin d'établir les " fractales ", " fiction de cohé-
rence ", les éléments épars qui forment une personnalité. Dans une société marquée
par la prolifération d'images et de sons, comment trouver son chemin sinon dans le
jeu et l'appropriation de ces éléments ? Les différents supports fonctionnent en co-
création ; la narration fragmentée, constituée d'indices, tente de travailler avec l'ima-
ginaire et l'inventivité du spectateur,libre de chercher un chemin et de s'y retrouver.
" Une femme se retrouve dans une situation qu'elle connaît pour l'avoir déjà vue dans
des films et essaie d'y être authentique ". Ainsi commence Tout. En une nuit.Le texte
indique trois parties,intitulées " une chambre d'hôtel ", " un taxi ", " grisaille matinale
", des lieux qui n'en sont pas,entre mémoire et imagination. Les deux premiers mou-
vements sont traités comme deux narrations indépendantes,mettant en scène deux
personnages différents.L'ambiance mystérieuse et le travail gestuel, parfois proche
du mime minimaliste, de la première partie évoquent le film noir,tandis que la partie
intitulée " un taxi " campe un personnage plus joué, plus excessif,dans la lignée peut-
être des femmes d'Almodovar. Seuls quelques passages se font écho,dans la lignée
d'un travail sur le motif,l'unité minimale susceptible de répétition, qui a été mené
conjointement avec les différents mediums du projet. La troisième partie," grisaille
matinale ", est à l'image d'un des mots-clefs de la pièce, " Netz ", terme qui signifie à la
fois filet et réseau : les différents personnages,les codes de jeu,les niveaux de réalité
se mêlent, enfermant la comédienne, tout en créant un réseau de significations.
Cette dramaturgie générale de la pièce s'accompagne d'une évolution spécifique aux
éléments multimedia : dans la première partie,le personnage qui regarde un film
devient progressivement un être qui se retrouve lui-même dans un statut fictionnel
et dont la réalité est mise en doute, suivant le principe du rêve où on se trouve à la fois
dans l'histoire et hors de l'histoire. Le film sort progressivement de la télévision pour
venir s'imposer sur le plateau,dans une temporalité gérée en direct ; le son envahit
progressivement le plateau.La deuxième partie travaille,elle aussi, sur les niveaux de
réalité : la voix du personnage peut devenir celle de la radio du taxi, tandis que la
vidéo assume apparemment un rôle décoratif, représentant la route suivie par l'héroï-
ne,suivant la phrase du texte " je roule à l'intérieur de moi sans me déplacer ".
Après les ébauches de dérèglement et de dérapage en direct précédents,la troisième
partie,elle,mènera jusqu'à une explosion d'images et de sonorités,où vidéo,son et
comédienne réagiront en direct, suivant des codes propres établis tout au long du
spectacle. Les deux premières parties auront ébauché des systèmes esthétiques et
chorégraphiques en lien avec la musicalité du texte, avec des motifs récurrents : des
objets,des gestes décalés,réapparaîtront d'un passage à l'autre, suggérant ou évo-
quant les éléments répétitifs du texte (le filet,la mer,les animaux, le sang sur le front),
qui seront réutilisés dans un ordre qui ne sera jamais fixe, mais correspondra à l'écou-
te des différents partenaires entre eux.Ainsi pourra s'ébaucher, pour le spectateur,des
explications,la " fiction de cohérence " évoquée par l'auteur : certains gestes, comme
celui du sang sur le front, trouvera un écho en vidéo.La troisième partie du texte rela-
te le même traumatisme vécu par la femme sous différentes formes. Conformément à
cette dramaturgie du zapping,l'ordre du fantasme et celui de la réalité se téléscopent,
d'une surface de projection à l'autre. Outre quelques scènes-clefs, un certain nombre
de séquences émergeront dans un ordre aléatoire, voire se concurrenceront, en fonc-
tion des contraintes données par le son et la vidéo : la comédienne offrira alors en
direct plusieurs variations de type de jeu,d'ambiance, sur le même thème. Cette
démarche pourra même se doubler d'une confrontation entre les deux comédiennes
qui créent le spectacle en alternance, dans la vidéo comme sur le plateau.
En effet,la problématique générale de Tout. En une nuit,chère à Falk Richter, cor-
respond à celle du jeu du comédien : dans un monde saturé, où le trash est aseptisé
par la télé, on ne peut être authentique qu'en s'appropriant des références visuelles
et sonores et en les assimilant. Apprivoiser les accidents créés par les machines per-
met l'émergence finale du sujet : " je…je… ".
Anne Monfort