© Nikhil Bhowmick, Yann-Yves O’Hayon-Crosby
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TOUT LE MONDE VEUT VIVRE
Parmi l’œuvre prolifique de l’exceptionnel dramaturge
israélien Hanokh Levin (1943-1999), plusieurs piè-
ces sont désormais connues en France – Yaacobi
et Leidental, Kroum l’Ectoplasme et d’autres. Tout
le monde veut vivre n’a encore jamais été montée
sur une scène hexagonale. C’est un petit bijou, où
comme toujours chez Levin, se déploie un comique
féroce, cruel, tranchant et désespéré, un rire radical
au cœur du tragique, où semble se dissimuler une
sorte de tendresse pour nous tous, frères humains,
dont il débusque les faiblesses et les contradictions
avec une époustouflante clairvoyance et un prodigieux
sens de la dérision. Comme chez tous les grands
écrivains, le rire va ici de pair avec un tableau de la
condition humaine riche et nuancé malgré l’outrance.
Les metteurs en scène de la compagnie Aquilon,
Vincent Menjou-Cortès et Amélie de la Morandière,
bien structuré (avec de délicates lumières), évitant tout
superflu. Figure omniprésente dans toute l’œuvre de
Levin, la mort est au centre de cette pièce. Le puis-
sant Comte Pozna reçoit en effet la visite de l’Ange
de la Mort ; effaré et tétanisé, il parvient cependant à
négocier un sursis de trois jours avant le coup fatal, à
condition qu’il trouve quelqu’un qui accepte de mourir
à sa place. Il se lance en quête d’un candidat au sacri-
fice suprême, s’aventure du côté des sans-abris et
des éclopés, a priori peu attachés à la vie… Sans suc-
cès. Un clochard agonisant lui déclare même en toute
logique que le monde a été créé pour lui. Quant à son
domestique esclave, son épouse, ou ses parents, on
vous laisse découvrir ce que dévoile l’annonce de ce
défi.
« Tant de souffrances, quel bonheur ! »
s’ex-
clame-t-il, inspiré par la vie de ses congénères. Soit la
théorie de la relativité en application lorsque l’on sait
ont su donner corps à la pièce avec maîtrise et maes-
tria, évitant les écueils que l’on constate parfois dans
les pièces de Levin : un grotesque trop exacerbé,
des sentiments vraiment surjoués, qui tirent le tout
vers la bouffonnerie. Ici, la mise en scène combine
cohérence, précision et stylisation affûtées dans un
équilibre percutant, qui laisse voir autant le risible, le
grotesque et le monstrueux que la profondeur méta-
physique de ce remarquable texte.
Tout s’enchaîne avec fluidité, soulignant justement
la cruauté et les faiblesses humaines, sur un plateau
que la mort va vous saisir. L’absurdité et la vérité font
parfois bon ménage… Parmi les acteurs, excellents,
Vincent Menjou-Cortès interprète le Comte Pozna et
India Hair son épouse. Une pièce à découvrir dans le
petit mais très confortable théâtre de Belleville, qui a
ouvert ses portes en octobre dernier.
Agnès Santi
Tout le monde veut vivre, de Hanokh Levin,
mise en scène Vincent Menjou-Cortès et Amélie
de la Morandière, du 6 janvier au 12 février, du mardi
au samedi à 21h, dimanche à 18h30, au Théâtre
de Belleville, 94 rue du Fbg du Temple, 75011 Paris.
Tél. 01 48 06 72 34. Durée : 1h40.
Le traminot et son épouse – as du marché noir à Naples.
© Frédéric Bures
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NAPLES MILLIONNAIRE !
Naples millionnaire de Eduardo de Filippo, une
découverte tardive puisque la pièce, créée par son
auteur en 1945, n’avait jamais été représentée en
France, est admirablement servie par l’inspiration
fraîche et enjouée de la metteuse en scène Anne
Coutureau, soutenue par l’équipe soudée de ses
treize comédiens. Dès les premiers instants, le
public est embarqué In medias res dans un film
néo-réaliste noir – une rue bruyante de Naples en
surélévation, avec petites lumières colorées et Sain-
te-Vierge, population courant sous les stridences
d’une sirène appelant à se réfugier dans les abris.
L’action se passe durant la Seconde Guerre mon-
diale, et nous pénétrons dans la maison de Gennaro
Jovine – l’idéaliste Sacha Petronijevic – traminot
au chômage revenu des tranchées de la Première
Guerre, beau parleur ressassant le sentiment d’ab-
surdité de la misère du monde. Les gens ont faim,
les denrées sont rares, et Amalia Jovine, la femme
de Gennaro – intense Perrine Sonnet – trouve dans
le marché noir un moyen de survie imparable. Toute
la maisonnée, les enfants, le fils et la fille, une tante
et sa nièce, des voisins, tous frappés par l’indi-
gence et le manque de travail, tourne autour de
cette activité illicite condamnable aux yeux du père
qui, malgré son look de clown lyrique, est porteur
de la Loi et de la raison. Dans la seconde partie,
cette petite société s’est « remise à flots » grâce aux
larges bénéfices de la mère âpre au gain.
Le mobilier est frappé du bling-bling de l’époque, et
les personnages sont vêtus de costumes mafieux
de mauvais goût. L’histoire et sa guerre ont fabri-
qué des petits brigands installés ; or, le père qui
avait encore disparu revient des camps, fort d’un
passé qui fait œuvre de vie, d’expérience et de
sens : il remet les pendules à l’heure. La mise en
scène inventive plonge le public au plus près des
préoccupations de chacun, entre comique burles-
que et tragédie, dans l’âpreté existentielle des gens
de peu. Des scènes cocasses égrènent le fil de la
représentation, telle celle où le père joue le mort sur
son lit de veillée devant la police soupçonneuse.
Tous les ingrédients du théâtre sont là : effroi, ter-
reur, compassion et rire salvateur. Un sentiment
d’émotion authentique est diffusé sur le plateau :
une leçon d’Histoire, de morale et d’humanisme
pour éradiquer la guerre à l’intérieur des têtes. Mal-
gré les affres de la pénurie économique, il faut rester
soi-même avec les valeurs collectives qui définis-
sent l’être. Pour imposer ce regard à contre-courant
des tendances futures ultra-libérales, il fallait à côté
de la dramaturgie serrée, un grain de poésie et une
once d’onirisme. Les acteurs impliqués jouent le jeu
à fond, mordant vaillamment à ce projet politique
d’une société à rassembler.
Véronique Hotte
Naples millionnaire ! De Eduardo de Filippo,
traduction de Huguette Hatem ; mise en scène
d’Anne Coutureau. Du 20 janvier au 19 février 2012,
du mardi au samedi à 20h, dimanche à 16h30.
Théâtre de la Tempête, Cartoucherie, 75012 Paris.
Tél. 01 43 28 36 36 Durée : 2h15.
Le Comte Pozna et son domestique esclave Bamba
(Vincent Menjou-Cortès et Frédéric Lapinsonnière).
© A Nordmann
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CASSÉ
Dans la cartographie bien réglée du théâtre, Rémi
de Vos a toujours traversé les frontières. Auteur
hybride à cheval entre le théâtre subventionné et
le théâtre privé, qui repeint le genre de la comédie
d’une couleur des plus noires, de Vos développe
une écriture s’attaquant au système autant qu’à
l’arrière-plan d’un âge d’or disparu, cette pièce
dépeint bien un monde qui meurt sous les coups
répétés des formes contemporaines du marché et
de l’organisation du travail.
Christophe Rauck plante d’ailleurs ses personna-
ges dans un décor escamotable d’un appartement
années 50 derrière lequel s’élève un immeuble à
la Zola dont chaque étage se révèle davantage
détérioré que le précédent. Comme si plutôt que
de s’élever, l’univers de cet immeuble s’enfon-
çait. Enterrement de première classe donc pour le
couple déclassé et ceux qui gravitent autour : des
parents un peu cinglés, un médecin amoureux, un
voisin geek surdiplômé amateur de blagues internet
et une secrétaire volage et abusée. Des figures à
la faiblesse individuelle. Il a répondu avec Cassé
à une commande que lui avait passée Christophe
Rauck. Résultat : une comédie sur le travail qui
navigue entre le vaudeville et le documentaire, jette
les salariés à la porte et le mari dans le placard.
Au centre de ce spectacle, Christine, qui travaille
depuis ses débuts chez Prodex, vieille entreprise
française d’électroménager, vient d’être licenciée
à la faveur d’une délocalisation en Hongrie. Son
mari, ingénieur informaticien déclassé, vide les
poubelles dans les bureaux d’une entreprise où se
multiplient les suicides. Au bord de la dépression,
Christine ressasse sans fin son passé faute de pou-
voir s’inventer un avenir. C’est paradoxalement de
la fausse mort de son mari que celui-ci va surgir…
Fin des solidarités, du syndicalisme, de l’entreprise
familiale ou de la fierté ouvrière, à quoi s’accrocher
aujourd’hui quand on est salarié ? Ne resteraient
que l’individualisme et la débrouille ? Sans tisser
la limite du cliché bien sûr, comédie oblige, parfai-
tement interprétées dans un jeu aux postures et
gestes stylisés qui laisse sa part belle à la sincérité.
Dans cet exercice, Virginie Colemyn excelle, offrant
pendant près de deux heures trente sur le plateau
sa présence fragile et décidée et le timbre éraillé
d’une voix humble qui place toujours les larmes
à portée de main du rire. L’écriture de de Vos tri-
ture pendant ce temps la mécanique théâtrale de
la comédie avec brio et replonge régulièrement le
spectateur dans le terreau du réel. Une alternance
singulière dont Christophe Rauck s’empare avec
justesse pour donner à ce spectacle toute la pro-
fondeur noire que peut véhiculer la gaieté.
Éric Demey
Cassé, de Rémi de Vos, mise en scène de Christophe
Rauck. Jusqu’au 12 février au Théâtre Gérard Philipe,
59 Bd Jules-Guesde à St-Denis. Tél. 01 48 13 70 00.
Cassé ou la peinture d’un monde qui disparaît.
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4 / n°195 / FÉVRIER 2012 / lt
critiques tht
lt / FÉVRIER 2012 / n°195 / 5