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La santé
pour tous ?
Dominique Polton
économiste,
conseillère auprès du directeur général de
la Caisse nationale d’assurance-maladie
des travailleurs salariés (CNAMTS)
La documentation Française
Responsable de la collection
Isabelle Flahault
Titre dirigé par
Clément Drouin
Secrétariat de rédaction
Martine Paradis
Conception graphique
Sandra Lumbroso
Bernard Vaneville
Mise en page
Dominique Sauvage
Édition
Dagmar Rolf
Promotion
Stéphane Wolff
Remerciements
Mes remerciements vont à François Alla, Claude Gissot, Michel Grignon,
Florence Jusot, Sophie Martinon, Valérie Paris, Frédéric van Roekeghem
et Franck von Lennep pour leur aide, leur relecture et leurs suggestions.
Avertissement au lecteur
Les opinions exprimées n’engagent que leurs auteurs.
Ces textes ne peuvent être reproduits sans autorisation.
Celle-ci doit être demandée à :
Direction de l’information légale et administrative
29, quai Voltaire
75344 Paris cedex 07
Photo : © Andy Baker/Ikon Images/Corbis
© Direction de l’information légale et administrative, Paris, 2014
ISBN : 978-2-11-009878-8
Préambule
Début 2015, une importante loi de santé sera
débattue au Parlement. Son ambition annoncée
est de refonder notre système de santé pour
lui permettre de relever les défis auxquels il est
confronté – le vieillissement, la progression des
maladies chroniques, les inégalités de santé,
l’innovation. Quelles sont les principales pistes
envisagées ? Jusqu’où peut-on s’inspirer de nos
voisins ? Et comment faire en sorte que « dans
les années qui viennent, les Français, tous les
Français, aient encore accès à un système de
santé d’excellence » (intervention de Marisol
Touraine, 19 juin 2014) ?
Un système de santé et de soins
30 ans de vie en plus : c’est ce que nous avons gagné
en un siècle. En 1913, l’espérance de vie à la naissance
était de 50 ans ; en 2013, elle a atteint presque 82 ans
(79 ans pour les hommes, 85 ans pour les femmes), et
continue de progresser de trois mois par an, dépassant
ainsi les limites biologiques annoncées il y a seulement quelques décennies. Les apports respectifs des
avancées de la médecine et d’autres facteurs (modes
de vie et comportements, conditions de travail, environnement, déterminants socio-­économiques plus
globaux) à cette augmentation de notre longévité
restent discutés et alimentent le débat sur les ressources à consacrer à la prévention et à la promotion
7
de la santé par rapport à celles consacrées au système
de soins (chapitre 1). Celui-ci, comme dans tous les
pays industrialisés, s’est fortement développé à partir
de la seconde moitié du xxe siècle ; son organisation
présente des similarités avec celle des pays voisins,
mais elle a aussi ses singularités (chapitre 2).
Objet de critiques
Notre système de santé fait aujourd’hui l’objet de
débats et de critiques. On lui reproche en premier
lieu de coûter trop cher : le déficit récurrent, malgré
la succession des plans d’économie, traduit, aux
yeux de l’opinion, l’incapacité des gestionnaires à
équilibrer un système dispendieux. Mais il faut savoir
aller au-delà de cette idée simpliste (chapitre 3). Car
si, en France, on a l’œil rivé sur le « trou de la sécu »,
c’est que contrairement à beaucoup d’autres pays,
il est identifié en tant que tel au sein des déficits
publics globaux. Surtout, le décalage potentiel entre
dépenses et recettes est inhérent à la construction
même d’un système de santé financé collectivement,
et la question fondamentale est finalement de savoir
si nous voulons, lorsque notre richesse augmente, en
consacrer une part plus importante à la santé.
On lui reproche également des performances qui
ne sont pas en rapport avec un niveau de dépenses
élevé. On rappelle sans cesse la première place de la
France au classement de l’Organisation mondiale de la
8
P réambule
santé en 2000, pour mieux lui opposer, par contraste,
ce qui est vécu comme un déclassement. Là aussi, il
faut éviter de tomber dans la caricature : le chapitre 4
brosse le paysage de nos performances, très bonnes
dans certains domaines, moins dans d’autres. Cela a
toujours été le cas, et aucun système ne domine les
autres de manière indiscutable.
Des pistes de progrès
Alors, que faire ? Il faut d’abord éviter, si l’on veut
favoriser un débat démocratique éclairé sur ces sujets
complexes, de faire croire que des idées simples
seraient de nature à régler structurellement les problèmes. Le chapitre 5 dresse un inventaire de ces
« solutions évidentes », avancées par les uns ou les
autres, et montre que même si chacune d’entre elles
pose de vraies questions, la simplicité séduisante avec
laquelle elles sont souvent présentées est trompeuse.
Il est également intéressant, au-delà de l’Hexagone,
de voir comment d’autres pays aux prises avec les
mêmes tensions ont cherché à résoudre leurs difficultés (chapitre 6).
Au terme de cette analyse, le chapitre 7 propose des
pistes d’action, qui capitalisent sur nos réussites et
tirent parti de l’expérience acquise chez nos voisins.
Nous sommes capables de beaucoup mieux réguler
qu’autrefois notre système de soins, grâce au développement des systèmes d’information, à la visibilité
9
qu’ils donnent sur les pratiques de soins, les parcours
des patients, l’impact des traitements. Si l’on veut
améliorer le rapport coût/résultat du système de santé,
il faut renforcer cette gestion médicalisée pour gagner
en efficience, développer une culture d’évaluation et
de transparence, mener des politiques de prévention
efficaces et améliorer nos performances dans les
domaines où les comparaisons internationales nous
montrent que d’autres pays réussissent mieux que
nous. Il faut stimuler l’innovation, porteuse dans ce
secteur comme dans les autres, de gains de qualité
et d’économies, et adapter l’organisation des soins
en anticipant les évolutions futures pour préparer le
système de santé de demain.
Un changement de modèle ?
Pour faire tout cela, avons-nous besoin d’un changement de modèle, d’une réforme en profondeur
du mode de gouvernance et de régulation ? Certains le pensent et des propositions plus ou moins
radicales sont périodiquement avancées : revoir le
mode de financement du système en modifiant l’arti­
culation entre les couvertures maladie obligatoire et
complémentaire, aller vers une régionalisation plus
poussée, faire gérer le système par des assureurs en
concurrence…
Il n’y a cependant pas d’unanimité sur l’opportunité
d’une telle transformation, ni sur la cible souhaitable.
10
P réambule
Et dans une période où les ressources sont rares et
où la priorité, dans l’attente d’un redémarrage de la
croissance, est de gagner en efficience pour préserver
l’accès de tous à des soins de qualité, on a surtout
besoin d’une mobilisation coordonnée de tous les
acteurs pour continuer à améliorer concrètement le
service rendu à la population.
11
Chapitre 1 En bonne santé
car bien soignés ?
Dans l’esprit d’une grande part de la population,
la santé se confond avec les soins médicaux.
Être en bonne santé, c’est alors avant tout avoir
accès au médecin, au médicament, à l’innovation
médicale. Pourtant, les progrès de la médecine
et les résultats obtenus dans certains domaines
ne doivent pas faire oublier que bien d’autres
facteurs jouent sur la bonne ou mauvaise santé
d’un individu ou d’un groupe : comportements
à risque, modes de vie, conditions de travail,
contexte socio-économique global…
La contribution des soins médicaux
à l’amélioration de la santé en question
Dans les années 1970, Thomas McKeown, médecin et
historien anglais, analysa l’évolution de la mortalité par
tuberculose en Angleterre et au pays de Galles depuis
le xixe siècle. Il montra que, pour l’essentiel, la mortalité
due à cette pathologie avait baissé avant l’arrivée du
premier traitement curatif (la streptomycine) et du
vaccin (BCG). Ceux-ci sont pourtant considérés, à
juste titre, comme des avancées médicales majeures,
puisqu’ils ont permis pour la première fois de soigner
efficacement et même de prévenir cette maladie,
devenue un véritable fléau au début du xixe siècle.
Pourtant, 90 % de la baisse de la mortalité avait eu
lieu avant leur découverte.
15
Le déclin de la mortalité par tuberculose pulmonaire
en Angleterre et au pays de Galles, 1841-1971
Taux de mortalité (par million)
Découverte du bacille
de la tuberculose
Traitement
antibiotique
Vaccin BCG
Source : Thomas McKeown, The role of medicine: dream, mirage, or nemesis?,
Princeton University Press, 1979 [1976].
C’était pour McKeown la démonstration que le progrès médical avait un effet beaucoup moins important
sur la santé de la population que d’autres facteurs,
parmi lesquels il plaçait au premier plan l’élévation
des conditions de vie et, en particulier, l’amélioration
de la nutrition. D’autres experts ont contesté cette
hypothèse en soutenant que les programmes de
santé publique mis en place à cette époque (hygiène
publique, assainissement urbain) avaient davantage
contribué à faire reculer la mortalité. En tout état
de cause, les uns et les autres convergeaient sur le
faible rôle des interventions médicales. Ces analyses
ont été confirmées pour d’autres pays développés :
16
Chapitre 1 En bonne santé car bien soignés ?
l’augmentation très importante de l’espérance de
vie à partir du milieu du xixe siècle s’explique pour
l’essentiel par un recul de la mortalité par maladies
infectieuses, qui s’est produit bien avant l’arrivée
des traitements.
Sur ces bases s’est développé à partir des années 1970
un courant de pensée contestant la prééminence de la
médecine curative et critiquant l’orientation croissante
des systèmes de santé vers les thérapeutiques coûteuses, les traitements de pointe, les développements
technologiques, au détriment d’approches de santé
publique et de prévention. Le contexte économique
de l’époque – ralentissement de la croissance après
les Trente Glorieuses et montée des déficits publics –
n’était sans doute pas étranger à l’émergence de ce
questionnement, qui perdure aujourd’hui, sur le bienfondé des ressources consacrées au système de soins.
D’autant plus qu’une autre analyse critique est venue
s’adjoindre aux travaux de McKeown et de ses successeurs pour mettre en cause la pertinence de la
croissance des coûts médicaux. Dans un livre paru
en 1972 et devenu depuis une référence mondiale
(L’inflation médicale. Réflexions sur l’efficacité de
la médecine pour la traduction française de 1977),
le docteur Archibald Cochrane dénonçait le fait
que beaucoup de traitements délivrés aux patients
n’avaient aucune base scientifique et aucun résultat
démontré, avec pour résultat un large gaspillage
17
de ressources. Il plaidait pour le développement de
méthodes rigoureuses d’évaluation, basées sur des
essais à partir d’échantillons aléatoires. Son travail eut
une influence majeure, inspirant les démarches de
promotion de ce que l’on appelle l’« evidence-based
medicine », la médecine fondée sur les preuves.
Ces deux réflexions pionnières, très dérangeantes
à l’époque et en rupture avec la conviction unanimement partagée du rôle essentiel des techno­
logies médicales, ont nourri un courant de pensée
qui s’est diffusé bien au-delà des cercles d’experts.
Ainsi Marc Lalonde, ministre de la Santé nationale
et du Bien-être social du Canada, écrit-il en 1974
dans un rapport intitulé Nouvelle perspective de la
santé des Canadiens : « Selon l’opinion traditionnelle
ou généralement admise, l’art ou la science de la
médecine a été la source de tous les progrès réalisés
dans le domaine de la santé, et la plupart des individus considèrent le niveau de santé et la qualité de la
médecine comme synonymes. […] Cette notion est
attribuable dans une large mesure à l’image puissante
projetée par la médecine […] image encore renforcée
par la publicité sur les produits pharmaceutiques,
les téléromans présentant le médecin comme un
héros, et le sentiment de vénération que beaucoup de
Canadiens éprouvent pour leur médecin. » À rebours
de cette vision traditionnelle, le rapport plaide pour
une politique de promotion d’une vie saine, visant
18
Chapitre 1 En bonne santé car bien soignés ?
à agir sur l’environnement, les modes de vie, plutôt
que de consacrer la totalité des ressources à traiter
les maladies. Ce rapport, considéré comme fondateur
de la politique de santé publique canadienne, est
encore largement cité aujourd’hui.
De même, l’idée que les facteurs socio-économiques
et l’ensemble des activités de la société jouent un rôle
important pour améliorer la santé, bien au-delà du seul
modèle médical, inspire les orientations promues par
l’Organisation mondiale de la santé (cf. par exemple
la charte d’Ottawa pour la promotion de la santé en
1986 ou, plus récemment, en 2009, le rapport de la
Commission des déterminants sociaux de la santé,
Combler le fossé en une génération).
D’indéniables progrès médicaux
Une médecine peu efficace, non évaluée, et dont
l’impact est marginal par rapport à d’autres déterminants de la santé : peut-on soutenir cette thèse
aujourd’hui ?
Il y a un consensus sur le fait que l’analyse de Thomas
McKeown, valable pour une période où la médecine
avait peu à offrir, ne peut pas être prolongée à l’identique pour la seconde moitié du xxe siècle, époque
à laquelle nombre de traitements efficaces ont été
mis au point et diffusés : antibiotiques, vaccins, diurétiques, antidépresseurs, statines, dialyses rénales,
19
prothèses, pacemakers, greffes… Parallèlement, les
causes de décès ont changé, les maladies infectieuses
disparaissant progressivement au profit des maladies
chroniques et dégénératives.
Parmi ces dernières, les maladies cardiovasculaires
sont la première cause de décès à l’échelle mondiale,
la deuxième en France. Dans ce domaine, les progrès ont été spectaculaires. La mortalité a baissé des
deux tiers en France depuis trente ans. Les progrès
concernent l’ensemble des pays de l’Organisation
de coopération et de développement économiques
(OCDE) et se poursuivent ces dernières années. Ils
contribuent à eux seuls à plus de la moitié des gains
d’espérance de vie sur la période récente.
Taux de mortalité pour maladies cardiovasculaires
600
500
400
300
200
100
01
1
09
-2
20
5
20
06
-
20
08
2
320
0
020
0
20
0
-1
99
9
20
0
99
6
19
97
94
-1
-1
99
3
19
-1
99
0
19
91
-1
98
7
19
88
98
4
19
85
82
-1
19
19
79
-1
98
1
0
maladies cardiovasculaires
dont cardiopathies ischémiques (infarctus du myocarde notamment)
dont maladies cérébro-vasculaires (AVC notamment)
Note : taux standardisé par âge, pour 100 000 personnes.
Champ : France métropolitaine.
Source : Inserm, Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès, 2014.
20
Chapitre 1 En bonne santé car bien soignés ?
Cette évolution n’est pas entièrement imputable à la
médecine puisqu’elle est également liée, pour une part
variable selon les pays, à l’évolution des habitudes de
vie (réduction du tabagisme, alimentation plus saine…).
Des progrès très importants ont toutefois été réalisés :
– dans le dépistage et le traitement des facteurs de
risque des maladies cardiovasculaires, tels que l’excès
de cholestérol ou l’hypertension artérielle, avec des
médicaments apparus il y a une trentaine d’années ;
– dans les soins curatifs ; à titre d’exemple, la mortalité
à trente jours des patients hospitalisés pour infarctus
du myocarde (crise cardiaque) a été divisée par trois
en quinze ans en France (13,7 % en 1995, 4,4 %
en 2010 ; voir Étienne Puymirat et al., « Association
of Changes… », Journal of the American Medical
Association, 308-10, 2012, p. 998-1006). Là aussi, les
techniques ont considérablement évolué (angioplastie, thrombolyse, médicaments utilisés en prévention
secondaire après l’infarctus…).
Ainsi sur les années 1980-1990, on peut estimer
d’après les résultats d’études menées dans divers pays
que la moitié de la baisse de mortalité par maladie
coronaire (l’affection à l’origine de ces infarctus) est
due à l’amélioration des soins médicaux.
Même s’ils ont un impact plus faible sur la baisse de la
mortalité totale, des progrès ont été enregistrés aussi
dans le traitement des cancers. Ceux-ci sont devenus la
première cause de décès en France, dépassant depuis
21
2004 les maladies cardiovasculaires. Le pronostic s’est
amélioré pour un certain nombre de localisations grâce
aux avancées thérapeutiques (nouvelles chimiothérapies, techniques opératoires…) et à l’augmentation
du dépistage, qui permet de détecter des cancers à
des stades plus précoces où les chances de guérison
sont meilleures (cancer du côlon, par exemple).
Même si l’interprétation de certaines évolutions est
difficile, car elles peuvent être en partie artificielles (voir
encadré), les avancées des traitements ont permis des
gains indéniables d’espérance de vie pour les malades.
Cette dynamique positive n’est pas propre à la France,
elle est constatée dans l’ensemble des pays européens.
On pourrait citer bien d’autres exemples : l’arrivée de
traitements antirétroviraux puissants et efficaces ont fait
passer le VIH dans le champ des maladies chroniques en
augmentant considérablement l’espérance de vie des
personnes infectées, la survie médiane des personnes
atteintes de mucoviscidose est passée de 5 ans dans
les années 1960 à environ 30 ans actuellement, etc.
Pourcentage de survie à cinq ans pour certains cancers
1990
2002
Cancer du sein
81 %
89 %
Cancer de la prostate
70 %
90 %
Cancer du côlon
53 %
58 %
Cancer du rectum
52 %
55 %
Leucémies myéloïdes chroniques
46 %
69 %
Source : Survie des personnes atteintes de cancer en France 1989-2007. Étude à
partir des registres des cancers du réseau Francim, 2013.
22
Chapitre 1 En bonne santé car bien soignés ?
Détection précoce de certains cancers :
une avancée à double tranchant ?
Dans certains cas, l’augmentation de la survie observée
peut également constituer un artefact : par exemple,
le cancer de la prostate est chez les hommes âgés un
cancer très fréquent mais d’évolution lente, qui n’atteint pas, le plus souvent, un stade de développement
provoquant des signes cliniques et a fortiori le décès.
La diffusion massive du dépistage du cancer, par le
test PSA, a conduit à détecter en plus grand nombre
ces tumeurs peu agressives et donc à augmenter la
proportion de patients ayant a priori un meilleur pronostic. Même s’il y a eu également de réels progrès
thérapeutiques, c’est sans doute cet effet qui explique
la majeure partie des gains de survie constatés. Cette
détection précoce peut être d’ailleurs à double tranchant : le traitement du cancer dépisté a lui-même
souvent des effets secondaires qui ont un impact sur
la qualité de vie (incontinence ou impuissance pour
la moitié des patients traités). Cela a pu conduire la
communauté médicale, dans certains pays, à déconseiller le dépistage, notamment chez les hommes
âgés, les risques des traitements l’emportant sur les
bénéfices (voir, par exemple, U. S. Preventive Services
Task Force, Recommendation on screening for prostate
cancer, 2012). Il s’agit là d’une question occupant une
place croissante dans nos systèmes, celle de la pertinence de l’intervention médicale : le développement
des techniques médicales ne conduit-il pas dans certains cas à trop diagnostiquer et à trop traiter, parfois
au détriment de l’intérêt du patient ?
23
Au-delà de ces pathologies graves qui engagent le
pronostic vital, de nombreux traitements diffusés
dans les dernières décennies permettent d’améliorer la qualité de la vie en restaurant des capacités
fonctionnelles qui diminuent avec l’âge, comme la
chirurgie de la cataracte ou les prothèses de hanche
ou de genou.
Un débat dépassé ?
Tout le monde s’accorde donc à penser que la thèse
de McKeown doit être revisitée à l’aune des maladies
et des technologies médicales d’aujourd’hui. Est-ce
à dire que le débat est clos à présent ?
Il n’en est rien : les oppositions sont toujours vives
entre le monde de la médecine et celui de la santé
publique, entre les partisans d’un soutien prioritaire
aux progrès de la médecine réparatrice et ceux de
politiques visant à agir sur d’autres déterminants de la
santé, par la prévention, par la promotion de modes
de vie sains, par des politiques sociales plus larges.
Il est vrai que si les progrès des traitements sont indéniables, il n’en reste pas moins difficile de quantifier
leur contribution globale à l’amélioration de la santé
et de la comparer aux gains que pourraient générer
des politiques intervenant plus en amont.
Certains se sont essayés à cet exercice, mais en
tirent des résultats très contrastés qui viennent à
24
Chapitre 1 En bonne santé car bien soignés ?
l’appui de l’une ou l’autre thèse. Ainsi, au début
des années 2000, un chercheur américain a conclu,
en simulant l’impact de tous les traitements connus
(avec des hypothèses néanmoins jugées optimistes
par d’autres experts) que sur les 7 ans d’espérance de
vie gagnés aux États-Unis entre 1950 et 1989, 3,5 à 4
ans étaient dus aux traitements curatifs et 1,5 an aux
soins préventifs (dépistages, vaccinations…). La quasitotalité des gains serait donc due au système de soins,
ce qui légitimerait l’investissement dans le progrès
médical (John P. Bunker et al., « Improving Health… »,
Milbank Quarterly, 72-2, 1994, p. 225‑258). Quelques
années plus tard, d’autres chercheurs américains estimaient (sur des bases assez peu explicitées) que les
décès prématurés (avant 65 ans) aux États-Unis étaient
dus pour 30 % à des prédispositions génétiques,
40 % à des comportements à risque (tabac, alcool,
obésité), 15 % à des déterminants sociaux, 5 % à
des causes environnementales et 10 % seulement à
l’absence de soins adéquats, et en déduisaient que
le développement de politiques de prévention devait
être une priorité (J. Michael McGinnis et al., « The
Case For More Active Policy Attention… », Health
Affairs, 21-2, 2002, p. 78-93).
En fait, ces résultats ne sont contradictoires qu’en
apparence : la médecine permet de diminuer la fréquence de la mortalité pour certaines maladies, mais
en même temps l’évolution des modes de vie et des
25
facteurs de risque accroît la prévalence de divers
problèmes de santé, qui peuvent ou non avoir une
réponse médicale efficace. Si aujourd’hui les progrès
sur la mortalité sont surtout portés par la médecine,
c’est peut-être simplement qu’on n’agit pas assez
sur les déterminants d’amont.
Un petit exemple chiffré peut permettre de simuler le
résultat de ces deux évolutions contraires. Supposons
qu’il y ait deux causes de décès dans une population :
– la cause A, qui représente initialement 60 % de la
mortalité, et pour laquelle les progrès de la médecine
permettent de guérir 20 % des malades (la mortalité
due à A baisse donc de 20 %) ;
– et la cause B, qui représente initialement 40 % de
la mortalité, mais ne dispose pas de traitement efficace et dont la prévalence augmente de 20 % sous
l’effet d’une évolution des comportements à risque
au cours de la même période (la mortalité due à B
augmente donc de 20 %).
Un rapide calcul montre que le taux de mortalité
global baisse de 4 %. Évidemment, il est tentant de
conclure que les progrès de la médecine expliquent
toute cette baisse, puisqu’à eux seuls ils induiraient
une chute de 12 % si la mortalité due à la cause B était
restée stable. Mais on peut aussi raisonner en disant
que si on avait pu mener une politique de prévention
efficace pour éviter l’augmentation du facteur de
risque de B, la baisse de mortalité globale aurait été
26
Chapitre 1 En bonne santé car bien soignés ?
non pas de 4 %, mais de 12 %. La prévention aurait
donc permis de multiplier par trois les gains observés.
Ce sont ces deux facettes d’une même réalité qui sont
montrées selon les argumentaires défendus.
Cet exemple théorique renvoie bien à des situations
réelles : qu’on songe par exemple à l’augmentation
du tabagisme chez les femmes en France à partir des
années 1960 et à ses conséquences sur la croissance
rapide de l’incidence du cancer du poumon féminin,
qui a été multipliée par 4 ces vingt-cinq dernières
années, avec une accélération sur la période récente.
Le cancer du poumon est devenu en France la deuxième cause de mortalité par cancer chez la femme, et
on peut s’attendre à observer une évolution similaire
à celle constatée aux États-Unis, où la mortalité par
cancer bronchique a dépassé la mortalité par cancer
du sein, qui connaît des taux de survie élevés et en
amélioration.
Plus globalement, on peut décomposer la mortalité
en plusieurs sous-ensembles :
Par la prévention
Évitable
Par les soins
Prématurée*
Non évitable
Mortalité
Non prématurée
* Avant 65 ou 70 ans (ce second seuil étant de plus en plus utilisé).
27
Les deux derniers sous-groupes ne sont pas mutuellement exclusifs : un accident vasculaire cérébral ou
un infarctus peuvent être traités quand ils surviennent
pour éviter le décès, mais peuvent également être
prévenus en partie par la diminution du tabagisme,
par exemple.
Même si la définition précise de ces catégories ne
fait pas l’objet d’un consensus international, on peut
donner quelques repères pour la France : en 2008, la
mortalité prématurée (ici avant 65 ans) représentait
environ 110 000 décès, soit 20 % de l’ensemble
des décès, et on considère qu’un tiers de ces décès
(35 000) auraient pu être évités par une réduction
des comportements à risque tels que le tabagisme,
l’alcoolisme, les conduites dangereuses, etc. (L’état
de santé de la population en France, ministère de la
Santé/Drees, 2011, p. 105-107).
Encore ces estimations sont-elles fondées sur une
définition assez restrictive, ne considérant que les cancers du poumon, les cancers des voies aéro­digestives
supérieures, les causes directement liées à l’alcool
(cirrhoses-psychoses alcooliques), les accidents de
la circulation, les chutes accidentelles, les suicides et
le sida. Avec la définition plus extensive de l’Office
for National Statistics (ONS) britannique, incluant les
cancers colorectaux, de la peau, du sein et du col de
l’utérus, le diabète, les cardiopathies ischémiques,
la grippe et la broncho-pneumopathie chronique
28
Chapitre 1 En bonne santé car bien soignés ?
obstructive, la proportion dépasse les 50 %. En regard,
la part des décès prématurés « évitables par une
meilleure prise en charge par le système de soins »
est de 25 %, selon cette même définition de l’ONS
(Indicateurs de mortalité « prématurée » et « évitable »,
Haut Conseil de la santé publique, 2013).
Les responsables de la santé publique plaident donc,
depuis des années, pour un renforcement des politiques de prévention, afin de réduire l’emprise de ces
facteurs de risque, d’autant que la mortalité prématurée est plus élevée en France que dans d’autres
pays (voir chapitre 4). Bien entendu, il faut que ces
interventions soient efficaces et aient un rapport coûtefficacité intéressant. Certaines le sont sans aucun
doute, même si les politiques très globales qu’elles
supposent sont complexes à mettre en œuvre.
La réduction du sel dans l’alimentation :
une action de prévention à fort impact potentiel
Dans l’ensemble des pays industrialisés, les habitudes
alimentaires ont beaucoup changé au cours des cinquante dernières années avec, pour certaines, des
effets néfastes sur la santé, maintenant connus de
longue date. L’augmentation de la consommation
de sel aggrave, par exemple, le risque d’hypertension
artérielle et, consécutivement, le risque de maladies
cardiovasculaires, notamment d’accidents vasculaires
cérébraux (AVC). Les recommandations nationales et
internationales fixent la limite à 5 ou 6 grammes de sel
29
par jour, alors que la consommation de la majorité des
Européens et des Nord-Américains est très supérieure
(8 à 11 grammes).
Des simulations réalisées pour la population des ÉtatsUnis montrent que baisser la teneur en sel de 3 grammes
par jour aurait un très fort impact sur le nombre d’AVC ou
d’infarctus et sur la mortalité associée à ces événements.
Ces résultats seraient potentiellement plus importants
que ceux d’autres interventions de prévention primaire
ciblées sur le tabagisme ou l’obésité, mais aussi que ceux
des traitements médicamenteux pour réduire l’excès
de cholestérol ou l’hyper­tension artérielle. L’effet sur
le nombre d’infarctus serait le même qu’une réduction
de 50 % des fumeurs, une réduction de 5 % de l’indice
de masse corporelle des adultes obèses, ou que la prescription de statines (molécules utilisées pour traiter
l’excès de cholestérol) y compris pour les personnes à
bas risque, et l’impact sur la baisse du nombre d’AVC
serait bien supérieur. La diminution de la mortalité
serait équivalente à celle que l’on obtiendrait si toute
la population hypertendue était traitée par antihypertenseurs (ces simulations ne sont pas nécessairement
transposables directement à d’autres pays du fait de la
fréquence différente des facteurs de risque). L’impact
global conduirait en outre, dans le contexte américain,
à des économies nettes annuelles estimées entre 10 et
20 milliards de dollars. Par ailleurs, l’effet serait proportionnellement plus important pour la population noire
et contribuerait à la réduction des inégalités de santé
(Kirsten Bibbins-Domingo et al., « Projected Effect of
Dietary Salt Reductions… », The New England Journal
of Medicine, 362‑7, 2010, p. 590-599).
30
Chapitre 1 En bonne santé car bien soignés ?
Obtenir une réduction de la teneur en sel de l’alimentation dépasse évidemment largement les possibilités
du système de santé stricto sensu. Si des messages
de sensibilisation peuvent être relayés au sein de la
population (les enquêtes récentes montrent en effet
dans tous les pays une faible attention portée à ce
risque), l’essentiel du sel ingéré n’est pas contrôlable
par les individus, car il est présent dans les aliments
manufacturés ou d’autres produits de l’industrie alimentaire qui constitue donc un acteur majeur de toute
politique dans ce domaine.
Cet exemple illustre l’impact potentiel important, sur
la santé de la population, de politiques menées en
dehors du système de soins : politiques environnementales, de sécurité routière, du logement… Ceci
a conduit certains pays à développer une stratégie
interministérielle pour prendre en compte la dimension sanitaire de toutes les politiques (« la santé dans
toutes les politiques »). Ainsi en Suède ou au Québec,
les lois sur la santé publique obligent les ministères à
évaluer l’impact sur la santé de la population de toute
nouvelle mesure législative et réglementaire.
Ces stratégies sont difficiles à mettre en œuvre, mais les
succès obtenus dans certains pays montrent qu’elles
sont efficaces sur le long terme. La Finlande, qui mène
une politique active dans ce domaine depuis 30 ans,
a vu sa consommation de sel réduite d’un tiers (à partir, il est vrai, d’un niveau très élevé). En France, où les
programmes nationaux Nutrition-Santé (PNNS) comportent cet objectif, les apports en sel de la population
adulte ont un peu baissé depuis une dizaine d’années
(entre 5 et 10 % selon l’Agence nationale de sécurité
sanitaire de l’alimentation).
31
Les inégalités de santé
Le débat n’est donc pas clos sur la place et les moyens
respectifs à accorder au système de soins et à la prévention primaire dans les politiques de santé. Cette
question se pose non seulement pour l’amélioration
de la santé globale de la population, mais plus encore
au regard des inégalités de santé.
Il existe en effet, dans tous les pays, des inégalités
de santé entre groupes sociaux. En France, un cadre
supérieur peut espérer vivre 6 ans de plus qu’un
ouvrier. L’ampleur des écarts y est d’ailleurs plus élevée
que dans d’autres États (voir chapitre 4).
La persistance de ces inégalités, et souvent leur augmentation, dans des pays qui ont développé une
protection sociale généreuse et un accès aux soins
facilité par un financement solidaire, peut paraître
paradoxale. De nombreux travaux de recherche (voir
Florence Jusot, Les inégalité sociales de santé…, Note
pour le club parlementaire Hippocrate, 2010) ont été
menés pour en analyser les multiples causes :
– différences de comportements à risque (tabac,
alcool, surpoids…) ;
– conditions et environnement de travail (dangerosité
des métiers, accidents de travail, exposition à des
facteurs pathogènes…) ;
– mais aussi déterminants sociaux dont le mécanisme
causal est plus complexe (niveau d’éducation, stress
32
Chapitre 1 En bonne santé car bien soignés ?
engendré par la domination hiérarchique et l’absence
d’autonomie, différences de capital social et culturel,
effet des conditions de vie dans la petite enfance,
inégalités globales amenant à des parcours de vie
dans lesquels les différents facteurs se renforcent).
Le tout est encore aggravé par un effet de causalité
inverse, la santé ayant en retour un impact sur la
catégorie et la mobilité sociales.
Une communauté assez large d’experts à travers le
monde s’accorde sur l’idée que les inégalités sociales
de santé résultent d’une combinaison de ces facteurs, sans toutefois qu’un modèle explicatif global
se dégage clairement : il y a toujours des débats sur
l’importance respective des différents déterminants,
que les résultats de la recherche internationale ne
permettent pas de trancher.
Il est aussi difficile de quantifier précisément le rôle
joué par le système de soins. La persistance d’inégalités de santé, même dans des pays assurant un
accès gratuit et égalitaire aux soins, conduit certains
spécialistes à négliger son impact. Des expériences
concrètes montrent pourtant qu’il peut, par son fonctionnement, contribuer à renforcer les inégalités ou
au contraire à les réduire, par exemple en étant plus
proactif vis-à-vis des populations qui sont moins spontanément enclines à consulter. À titre d’exemple, 41 %
seulement des femmes de plus de 50 ans bénéficiaires
33
de la couverture maladie universelle complémentaire
(CMUC) font réaliser un dépistage du cancer du sein
tous les deux ans contre 63 % pour l’ensemble de
la population (voir Rapport au Gouvernement et au
Parlement sur les charges et produits de l’assurancemaladie pour l’année 2012, p. 24).
Mais il n’en demeure pas moins que beaucoup de
choses se jouent en amont : de ce point de vue, il y a
une dissymétrie entre l’importance donnée à l’accès
aux soins dans les discours et les politiques, et ce que
l’on sait de son poids dans l’ensemble des facteurs
explicatifs des inégalités de santé.
Le débat prend une acuité particulière avec la crise
économique et les contraintes exercées sur les
dépenses publiques : dans ces périodes de restrictions budgétaires, si l’on veut protéger la santé de la
population, faut-il préserver en priorité les dépenses
de santé ou les dépenses sociales ? Certains experts
en santé publique ont plaidé, dans les colonnes du
prestigieux British Medical Journal, pour préserver
plutôt les dépenses sociales, arguant, en se fondant
sur une comparaison des évolutions dans différents
pays, qu’elles avaient plus d’impact sur la santé que
les dépenses de santé elles-mêmes (David Stuckler
et al., « Budget crises, health, and social welfare
programmes », British Medical Journal, 341-7763,
2010, p. 77-79).
34
Chapitre 1 En bonne santé car bien soignés ?
En conclusion
Ainsi, même si les résultats chiffrés de McKeown
ne sont plus d’actualité, le débat et les controverses
que ce travail pionnier a permis de soulever restent
toujours pertinents : en fin de compte, quelle est la
contribution des conditions générales de vie, des
interventions de santé publique et des soins techniques à l’amélioration de la santé de la population ?
Selon la réponse que l’on apporte à cette question,
les politiques à mener ne sont pas les mêmes. Faut-il
investir massivement nos moyens dans les innovations
médicales et les nouveaux traitements ? Ou vaudrait-il
mieux, comme le réclament des acteurs de la santé
publique, réallouer une part de ces ressources à la lutte
contre des facteurs de risque majeurs (tabac, nutrition,
sédentarité…) et à la promotion de la santé ? Si l’on
veut réduire les inégalités de santé, quels leviers sont
de nature à jouer sur leurs déterminants essentiels ?
En temps de crise, quelles dépenses publiques faut-il
préserver en priorité ?
La communauté de santé publique française plaide,
depuis longtemps, pour une réorientation des politiques, estimant que « c’est du décalage entre les
déterminants de santé et le caractère réducteur des
stratégies mises en œuvre, trop exclusivement axées
sur les soins, que résultent sans doute en partie les
fortes inégalités de santé observées en France et le
35
niveau élevé de la mortalité prématurée » (rapport
du Haut Conseil de la santé publique, 2002, p. 24).
Dans le même temps, les progrès de la médecine
et leur impact sur les gains d’espérance de vie sont
indéniables, et les travaux de recherche récents sur
les indicateurs de « mortalité évitable par les soins »
témoignent d’un intérêt renouvelé des épidémiologistes pour une appréciation pertinente de leurs
résultats.
Martin McKee, directeur de la London School of
Hygiene and Tropical Medicine et expert en santé
publique reconnu, fait peut-être la synthèse de ces
courants de pensée en proposant « un lien plus fort
entre la santé publique et les soins, les acteurs de
la santé publique devant reconnaître que les soins
peuvent faire la différence, et ceux du système de
soins reconnaissant la légitimité de la santé publique
à questionner leurs résultats » (« Does Health Care
Save Lives? », Croatian Medical Journal, 40-2, 1999,
p. 123-128).
36
Chapitre 2
En quoi notre système
de santé est-il différent
des autres ?
S’ils partagent des éléments communs et
sont confrontés à des enjeux similaires, les
systèmes de santé occidentaux connaissent
des organisations différentes d’un pays à l’autre.
La typologie traditionnelle distinguant systèmes
beveridgiens, bismarckiens et libéraux permet
de les classer à grands traits mais ne rend pas
compte de leur diversité réelle. Au sein de ce
paysage composite, quelles sont les singularités
du système français ?
Les composantes d’un système de santé
L’expression « système de santé » doit ici s’entendre
au sens de l’ensemble des ressources et des politiques
dont l’objectif direct est la santé de la population (et
qui relèvent de ce fait d’un ministère de la Santé). Elle
n’inclut pas toutes les actions plus diffuses qui contribuent à la santé tout en relevant des compétences
d’autres ministères (sécurité routière, conditions de
travail, environnement…). Un système de santé, c’est
tout d’abord une organisation de « production » des
soins, c’est-à-dire un ensemble de professionnels de
santé, d’hôpitaux, de technologies (médicaments,
appareils d’imagerie…). La diffusion mondiale des
progrès médicaux, la circulation rapide de l’information scientifique tendent à homogénéiser les recommandations médicales et les manières de soigner d’un
pays à l’autre ; mais en revanche, les systèmes diffèrent
39
dans la façon dont l’offre de soins est structurée,
dans le statut des professionnels de santé, leur mode
d’exercice, l’organisation du parcours des patients
et leurs modalités d’accès aux structures de soins.
Ces soins médicaux ne sont pas, dans la plupart des
pays développés, payés directement par les personnes
qui en bénéficient : le risque financier lié à la maladie
est mutualisé par un mécanisme d’assurance, qui peut
prendre des formes diverses. Cette mutualisation
financière est justifiée par le caractère aléatoire du
« risque maladie » et le fait qu’il peut occasionner des
dépenses extrêmement élevées. Une caractéristique
fondamentale de la dépense de santé est en effet
qu’elle est très concentrée, c’est-à-dire qu’une petite
fraction de la population représente une très grande
partie de la dépense, tandis que la majorité des individus a très peu recours aux soins. Bien entendu, cela
est vrai une année donnée : sur l’ensemble d’une
vie, beaucoup de personnes verront leurs besoins de
soins s’accroître avec l’âge, et consécutivement leur
niveau de dépenses.
Quelques exemples donnent une idée du coût des
soins pour des pathologies graves : la dépense prise
en charge par l’assurance-maladie est de 17 000 euros
en moyenne pour un infarctus ou une décompensation d’insuffisance cardiaque, de 27 000 euros pour
le traitement d’un cancer du poumon sur les deux
ans qui suivent sa détection, de 63 000 euros tous
40
Chapitre 2 Un système de santé différent des autres ?
les ans pour une personne en insuffisance rénale
chronique terminale qui a besoin de séances de dialyse (Rapport au Gouvernement et au Parlement sur
les charges et produits de l’assurance-maladie pour
l’année 2014). Si l’on rapproche ce montant du niveau
de vie médian (1 600 euros par mois en 2011, selon
l’Insee), il est évident que beaucoup d’individus, en
l’absence d’assurance, ne pourraient payer ces soins
ou seraient en faillite personnelle.
Cette assurance est, dans la grande majorité des pays
développés, une assurance publique obligatoire qui
fait partie du socle de protection sociale construit
le plus souvent entre la fin du xixe et le milieu du
xxe siècle. Elle peut être directement mise en œuvre
par l’État, sous forme d’un système public de distribution de soins financé par l’impôt (comme l’Éducation
nationale dans notre pays), ou organisée séparément
dans un système d’« assurances sociales », fondé
en général sur une base professionnelle, les droits
étant liés au statut de travailleur (voir infra). Dans la
plupart des pays, toute la population est couverte par
le système obligatoire. Jusqu’à 2014, date du début
de l’application de la loi Obama, les États-Unis ont
fait figure d’exception en étant les seuls, parmi les
pays les plus riches de la planète, à faire reposer très
majoritairement la couverture maladie sur un système
d’assurance volontaire.
41
Le système peut être financé par des impôts, des
cotisations sociales ou des primes ; ces financements
sont partout complétés par des paiements directs des
patients, dans des proportions et selon des modalités
variables d’un pays à l’autre.
La gestion et la régulation de ce dispositif d’ensemble
– système de soins, mécanismes assurantiels, financement – est aussi très variable. Les rôles respectifs
de l’État, des caisses d’assurance-maladie ou des
assureurs, la répartition des responsabilités entre le
gouvernement central et les élus locaux, l’importance
plus ou moins grande accordée à la régulation par les
professionnels eux-mêmes, dessinent un paysage de
gouvernance propre à chacun des systèmes.
Beveridgiens, bismarckiens, libéraux :
la typologie traditionnelle
La typologie traditionnelle distingue trois modèles
d’organisation de la protection maladie. Les systèmes
de santé ont néanmoins, on le verra, évolué au cours
du temps par rapport à ces schémas originels.
Le modèle beveridgien, du nom de lord William Beveridge, père fondateur du système britannique, est
celui du service national de santé, universel, géré
par l’État et financé essentiellement par l’impôt.
L’accès aux services de santé y est en principe gratuit pour les résidents ; les hôpitaux sont publics et
42
Chapitre 2 Un système de santé différent des autres ?
les professionnels de santé sont pour beaucoup des
fonctionnaires salariés. La liberté de choix et de circulation des patients est traditionnellement assez
encadrée, avec notamment un passage obligé par le
généraliste. En Europe, le Royaume-Uni et les pays
scandinaves ont des services nationaux de santé,
mais c’est aujourd’hui aussi le cas des pays du Sud
du continent (Italie, Espagne, Portugal).
Le modèle d’assurances sociales ou modèle bismarckien, en référence à Otto von Bismarck, chancelier
allemand au moment de la mise en place du système
à la fin du xixe siècle, est fondé sur des solidarités
professionnelles. La couverture du risque maladie
est liée au statut professionnel, le risque est financé
par des cotisations assises sur les salaires, et géré par
des caisses segmentées par profession et administrées
par les partenaires sociaux. Les soins sont fournis par
des professionnels et des établissements hospitaliers
indépendants des caisses, avec lesquelles ils passent
contrat. Les patients sont en général moins encadrés
que dans les systèmes nationaux et le système de
soins moins organisé. Ce modèle est celui de l’Allemagne, de l’Autriche, de la France, des Pays-Bas,
du Luxembourg, de la Belgique, et la plupart des
pays d’Europe centrale et orientale s’en sont inspirés
pour faire évoluer leur système après la transition
démocratique.
43
Dans ce second modèle, la couverture maladie, liée au
statut de travailleur salarié, n’a pas été conçue a priori
comme universelle ; dans certains pays, l’obligation
d’assurance n’a d’ailleurs été instaurée qu’en-dessous
d’un certain seuil de revenu. Jusqu’en 2009, 11 %
des Allemands, les plus aisés, n’étaient pas obligés de
s’assurer, tout comme 30 % des Néerlandais jusqu’à la
réforme de 2006, qui a généralisé l’obligation d’assurance en même temps que le choix de l’assureur,
mettant fin au système dual qui existait depuis 1941.
Dans d’autres systèmes bismarckiens, la couverture
maladie s’est élargie par étapes successives jusqu’à
devenir universelle : c’est, par exemple, le cas de la
France, avec l’extension aux exploitants agricoles en
1961 et aux travailleurs indépendants non agricoles en
1966, puis l’instauration de l’assurance personnelle en
1974 et enfin de la couverture universelle sur la base
de la résidence depuis 2000. Au cours de ce processus,
certains pays sont passés d’un modèle bismarckien à
un modèle beveridgien : les pays du Sud de l’Europe
l’ont fait au cours des années 1970 et 1980.
Le troisième modèle, le modèle libéral, est fondé
sur une intervention minimale de l’État, réduite à
l’assistance aux plus démunis, le reste de la population recourant de manière facultative à des assureurs
privés. Ce modèle est en voie de disparition dans les
pays riches, où l’on a assisté dans les dernières décennies à un mouvement d’extension de la couverture
44
Chapitre 2 Un système de santé différent des autres ?
maladie obligatoire. Cela a été le cas de la Suisse avec
la réforme de 1996, qui a rendu obligatoire pour tous
les résidents la souscription d’une assurance-maladie
auprès d’un assureur agréé. Les États-Unis sont restés jusqu’à récemment une exception de taille : en
dehors des programmes publics couvrant 30 % de la
population (personnes de plus de 65 ans ou ayant de
faibles ressources), l’assurance-maladie, facultative,
était souscrite dans le cadre de contrats collectifs
d’entreprise (pour 50 % de la population) ou plus
rarement à titre individuel, et une forte proportion
de la population (15 % en 2011, soit 50 millions
de personnes) n’était pas assurée. Vue d’Europe,
cette situation a toujours été considérée comme une
anomalie, surtout si l’on met en regard les sommes
très élevées que ce pays consacre à la santé (18 %
du PIB en 2011, beaucoup plus que tous les autres
pays de l’OCDE). Elle correspond toutefois à des
valeurs – responsabilité individuelle, confiance dans
la régulation par le marché et défiance vis-à-vis de
l’État – profondément ancrées dans la société américaine. Cette exception a pris fin aujourd’hui avec la
mise en place de la réforme Obama, la souscription
d’une assurance étant devenue obligatoire en 2014.
Au-delà des modèles, une grande diversité
En Europe, si la ligne de partage historique Beveridge/
Bismarck imprime encore sa marque sur certains
45
aspects des systèmes de santé, elle ne suffit pas, et de
loin, à les caractériser. Ils se différencient selon bien
d’autres dimensions, et parfois les points communs
ou les divergences ne recoupent pas cette typologie.
Par exemple, l’Allemagne se rapproche des modèles
nationaux des pays scandinaves ou du Sud par la gestion décentralisée du système ; à l’inverse, la France et
l’Angleterre, qui ont des systèmes de santé organisés
différemment, partagent une culture de régulation
beaucoup plus centralisée (même si en Angleterre,
des responsabilités ont été décentralisées à plusieurs
reprises vers des groupes locaux de médecins, et
notamment lors de la dernière réforme de 2012).
Même constat sur le rôle des organisations professionnelles, leur structuration, leur implication dans la
régulation du système : la culture allemande d’« autoadministration » par la négociation collective, qui
va de pair avec une organisation très unifiée de la
profession médicale, contraste avec la tradition de
régulation très administrée du système français et
la fragmentation des syndicats professionnels. On
retrouve là des traits qui structurent globalement le
fonctionnement social de chaque pays et ne sont pas
propres au secteur de la santé.
Dans les systèmes nationaux, le principe est que
toute la population contribue par l’impôt à financer
le système public et en bénéficie en retour, alors que
les systèmes bismarckiens se sont construits sur des
46
Chapitre 2 Un système de santé différent des autres ?
solidarités limitées au monde de l’entreprise. Mais en
pratique, on l’a vu, les seconds ont une tendance à
l’universalisation, en s’affranchissant du lien originel
de la couverture maladie avec le travail ; et, à l’inverse,
dans un système national comme celui de l’Espagne,
les fonctionnaires de l’État peuvent choisir de ne pas
cotiser au système public et d’être couverts par une
assurance spécifique.
L’organisation des soins, les modalités d’accès pour
les patients, les modes d’exercice des médecins sont
également variables au sein de l’une et l’autre des
catégories : les Pays-Bas appartiennent à la famille
des systèmes d’assurances sociales, et pourtant le
passage obligé par le généraliste y a toujours été la
règle pour accéder au spécialiste, qui n’exerce qu’à
l’hôpital. Cette configuration est plus fréquente dans
les systèmes nationaux de santé. Les généralistes y sont
parfois des fonctionnaires salariés (comme en Suède
ou en Espagne), mais ils peuvent également exercer avec un statut libéral, comme dans les systèmes
bismarckiens, et c’est même le cas le plus fréquent
(y compris au Royaume-Uni, archétype historique du
système national de santé).
Les systèmes de santé présentent donc plus de
diversité que la catégorisation schématique en trois
modèles pourrait le faire penser. Chacun porte la
marque des institutions, de la culture et des politiques
nationales, et ne peut être analysé indépendamment
47
de ce contexte plus large. Il faut ainsi prendre garde
à la tentation de vouloir transposer des dispositifs
techniques en les détachant de ce contexte. D’autant
qu’ils sont souvent le résultat d’une longue trajectoire historique, car les systèmes de santé ont aussi
été l’objet de nombreuses réformes dans les trois
dernières décennies, qui ont conduit à un certain
brassage et ont brouillé un peu plus les lignes de
partage traditionnelles (voir chapitre 6).
Notre système, façonné depuis l’après-guerre par
de multiples réformes, a aussi son histoire propre,
sa culture, ses modes d’organisation et de gouvernance. On peut souligner certaines de ses spécificités
historiques :
– son caractère hybride entre Bismarck et Beveridge ;
– le choix très particulier d’un double niveau d’assurance (obligatoire et complémentaire) sur l’ensemble
du panier de soins couvert ;
– une grande diversité et une certaine fragmentation
de l’offre de soins.
Un système français hybride dès l’origine
Le système français a adopté le modèle des assurances sociales financées par des cotisations sur les
revenus d’activité et gérées par les partenaires sociaux
(patronat et syndicats). Il s’en est cependant d’emblée
éloigné en empruntant certaines caractéristiques aux
systèmes beveridgiens.
48
Chapitre 2 Un système de santé différent des autres ?
Ainsi le modèle bismarckien historique qu’est l’Allemagne a été organisé avec une multiplicité de caisses
d’assurance-maladie – il y en avait 1 200 à la fin des
années 1980 (153 aujourd’hui) – auxquelles chacun
était affilié en fonction de son appartenance professionnelle ou de son lieu de résidence. Chacune des
caisses était autonome, financièrement responsable,
et fixait son niveau de cotisations pour équilibrer ses
dépenses. Les taux de cotisation étaient donc différents d’une caisse à l’autre, notamment en raison de
la diversité des populations couvertes. En 1993, au
moment de la première réforme ayant introduit un
libre choix de la caisse d’affiliation, ils variaient du
simple au double.
Par contraste, l’assurance-maladie a été d’emblée plus
uniforme et plus concentrée en France. L’ambition
des fondateurs de la Sécurité sociale en 1945, largement inspirés par le rapport Beveridge, était d’ailleurs
d’aboutir à une seule assurance nationale, universelle
et garantissant des droits identiques pour tous. Si ces
principes se sont heurtés à la volonté de certaines
catégories socioprofessionnelles de maintenir une
assurance séparée et n’ont pu être complètement
concrétisés, ils expliquent la structure très concentrée
de l’assurance-maladie obligatoire française, dans
laquelle un seul régime (le régime général) couvre
aujourd’hui plus de 85 % de la population. Les deux
autres régimes les plus importants sont la mutualité
49
sociale agricole et le régime social des indépendants.
À eux trois, ils protègent 96 % de la population
française.
Par ailleurs, les caisses d’assurance-maladie françaises
n’ont jamais vraiment eu les responsabilités de gestion de leurs homologues allemandes. Très vite, la
responsabilité de l’équilibre financier de l’assurancemaladie et la fixation des taux de cotisation ont relevé
du Gouvernement, puis du Parlement à partir de la
mise en place des lois de financement de la Sécurité
sociale en 1996.
Notre système a donc été, dès l’origine, un peu
hybride, et sa composante beveridgienne s’est renforcée au fil du temps : le lien avec le travail s’est
distendu, l’assurance-maladie devenant universelle
et son financement s’élargissant à l’ensemble des
revenus avec la contribution sociale généralisée.
Dans un système où le droit à la couverture maladie
est ouvert dès lors qu’on réside légalement sur le
territoire et où un seul régime protège 85 % de la
population, on peut évidemment s’interroger sur
l’intérêt du maintien d’une affiliation par régime et
du contrôle régulier des droits de tous les assurés.
En effet, celui-ci représente un coût de gestion alors
qu’in fine tous seront couverts, à condition qu’ils
résident légalement sur le territoire.
50
Chapitre 2 Un système de santé différent des autres ?
Le choix d’un double niveau d’assurance
sur un large panier de soins couverts
Les données recueillies par l’OCDE montrent qu’en
France, globalement, la proportion des dépenses
publiques dans les dépenses de santé est de 77 %,
identique à celle de l’Allemagne, et un peu plus élevée qu’au Canada (70 %), où elle a baissé depuis les
années 1990. Mais derrière ces chiffres globalement
voisins, les fondements de cette répartition entre
financements public et privé ne sont pas du tout les
mêmes, et reflètent des choix totalement différents.
Ainsi en Allemagne, le financement privé comprend
la totalité des dépenses des 11 % d’Allemands qui
ont un contrat avec un assureur privé : l’assurancemaladie ne leur rembourse rien. En revanche, le taux
de remboursement est plus élevé que le taux français
pour ceux qui sont couverts par le régime obligatoire.
Le taux global de 77 %, qui en France est un taux
moyen de remboursement pour l’ensemble de la
population, agrège pour l’Allemagne deux situations
contrastées.
Les conséquences en termes d’équité ne sont pas les
mêmes : outre-Rhin, la participation financière aux
soins est moins élevée pour les personnes modestes
qu’elle ne l’est en France (et ce d’autant plus qu’il
existe un mécanisme de plafonnement de ces restes
à charge par rapport au revenu). À l’inverse, les plus
aisés échappent à la nécessité de contribuer au régime
51
obligatoire à proportion de leur revenu et il y a un
risque d’une médecine à deux vitesses : les médecins
sont deux à trois fois mieux payés, pour les mêmes
actes, pour les patients privés qui ont tendance à
être mieux traités (par exemple, en termes de délais
de rendez-vous).
La comparaison avec le Canada témoigne aussi de
choix collectifs différents. Le tableau ci-dessous, qui
décompose cette répartition selon les types de soins,
montre que les soins hospitaliers sont très bien remboursés comme en France, que les soins de médecins
le sont beaucoup mieux, mais qu’en revanche, les
médicaments et les soins des autres professionnels
de ville le sont beaucoup moins, et les soins dentaires
pratiquement pas.
Le système canadien repose sur un principe clair :
tout ce qui est « médicalement nécessaire » doit être
fourni en fonction du besoin et ne doit être entravé
par aucune barrière financière.
Proportion dépense publique/dépense totale par type de soins,
en 2011
Canada
France
Soins hospitaliers
91 %
93 %
Soins de médecins
99 %
73 %
Soins d’autres professionnels en ambulatoire
22 %
79 %
Soins de dentistes
  5 %
34 %
Médicaments
38 %
68 %
Source : base de données de l’OCDE sur la santé, 2013.
52
Chapitre 2 Un système de santé différent des autres ?
Il n’y a donc aucun paiement par le patient au moment
de recevoir des soins : les co-paiements (tickets modérateurs) et les dépassements de tarifs ont été progressivement interdits pour tous les biens et services inclus
dans le panier public. La Loi canadienne sur la santé
de 1984 stipule d’ailleurs que si un gouvernement
provincial veut recevoir un transfert budgétaire du
niveau fédéral pour ses dépenses de santé, il doit
s’assurer que les producteurs de soins ne prélèvent
aucun paiement direct auprès des patients pour les
soins « médicalement nécessaires ». Il est également
interdit aux médecins et hôpitaux travaillant pour les
patients du système public d’exercer une fraction de
leur activité au bénéfice de patients privés.
C’est donc un système conçu en principe pour que
l’accès aux soins ne soit pas freiné par la capacité à
payer.
En pratique cependant, la définition des « soins
nécessaires » est assez restrictive : ce sont les soins
de médecins et les soins hospitaliers. C’est pourquoi
leur niveau de prise en charge est très élevé (la petite
fraction des dépenses de soins de médecins et de soins
hospitaliers non financée publiquement correspondant
à des services non inclus dans le panier public : petite
chirurgie dermatologique, interventions de chirurgie
esthétique, chambre individuelle…). Mais à l’inverse,
certains soins ne sont pas inclus dans le panier garanti
par la loi canadienne : les soins psychiatriques (hors
53
hospitalisation), la rééducation en ambulatoire, les
soins de long terme, et surtout les médicaments.
Ceux-ci sont pris en charge par certaines provinces,
de manière partielle, et peuvent encore occasionner
dans certains endroits du pays des restes à charge
très élevés. Dans tous ces secteurs, l’assurance privée
s’est développée.
Par ailleurs, le contingentement strict des dépenses
publiques de santé a conduit à un rationnement des
soins, des listes d’attente et des difficultés à trouver
un médecin qui ont été mal vécus par la population
(Michel Grignon, « Le système de santé au Canada »,
Revue française des affaires sociales, no 4, 2008,
p. 67-87).
La France a fait, si l’on exprime les choses de manière
un peu simpliste, un choix radicalement opposé :
celui de couvrir tout, avec un panier de soins très peu
sélectif, mais de ne rembourser que partiellement le
coût de ces soins. Et ceci, même pour des soins « de
base » : il y a eu dès l’origine un ticket modérateur
de 20 % sur les consultations de médecin, et même
sur les soins hospitaliers. Peu de pays ont une participation financière de ce niveau, même s’il faut
rappeler qu’il y a de nombreux motifs d’exonération :
en cas d’affection sévère, d’acte chirurgical, pour les
médicaments essentiels, pour les bénéficiaires de la
couverture maladie universelle… Nous n’entrerons pas
ici dans le débat de la responsabilisation financière
54
Chapitre 2 Un système de santé différent des autres ?
des assurés et de sa légitimité, mais on peut s’accorder néanmoins à dire que, quelle que soit la vertu
responsabilisante du ticket modérateur, il a peu de
chances de modérer quoi que ce soit aujourd’hui dans
la mesure où il est quasiment systématiquement pris
en charge par les assurances complémentaires, qui
couvrent 96 % de la population (dont 5 % au titre
de la CMUC).
C’est la principale particularité de la France, qui est
en effet le seul pays à avoir connu un tel développement de l’assurance privée comme co-financeur des
mêmes soins en complément de l’assurance publique.
La structure du financement privé est d’ailleurs particulière en France, comme le montre le graphique
ci‑dessous : la part de l’assurance privée dans la
dépense totale est la plus élevée, atteignant 13,7 %
en 2011 ; a contrario, les dépenses directement payées
par les usagers, 7,5 % de la dépense totale, sont les
plus faibles après les Pays-Bas (encore faut-il relativiser le taux néerlandais, car il ne comprend pas les
dépenses engagées par les patients en-dessous de
la franchise, qui est de 360 euros).
55
40
35
30
25
20
15
10
5
0
France
Slovénie
Canada
Irlande
Allemagne
Suisse
Australie
Espagne
Pays-Bas
Portugal
Nouvelle-Zélande
Autriche
Belgique
Luxembourg
Royaume-Uni
Grèce
Hongrie
Japon
Finlande
Danemark
Italie
Pologne
Suède
Estonie
Rép. tchèque
Part des paiements directs des ménages et de l’assurance privée
dans les dépenses de santé (en %), 2011*
Assurance privée
Paiements directs des ménages
* ou année la plus proche.
Source : base de données de l’OCDE sur la santé, 2013.
Mais au-delà de son poids dans la dépense, c’est la
fonction remplie par l’assurance privée qui est quasi
unique. Dans d’autres pays, des assurances privées
– quoique moins développées en général – existent
également, mais elles jouent un rôle très différent :
– soit elles assurent au premier euro une fraction
de la population, disjointe de celle couverte par le
système public : c’est le cas de l’Allemagne, cela a
été auparavant également celui des Pays-Bas et de
l’Irlande pour l’accès à l’hôpital public ;
– soit elles assurent des biens et services différents de ceux couverts par le système public : outre
l’exemple du Canada décrit ci-dessus, on peut citer
les Pays-Bas (92 % de la population a une assurance
56
Chapitre 2 Un système de santé différent des autres ?
complémentaire en plus de l’assurance de base, pour
rembourser les soins dentaires, les transports, les
médecines alternatives…) ainsi que de nombreux
pays, où elles couvrent des prestations de confort
comme les chambres particulières dans les hôpitaux
et cliniques ;
– soit elles permettent d’accéder à des médecins et
hôpitaux privés, auprès de qui les rendez-vous peuvent
être plus rapides (cette configuration existe notamment dans des systèmes nationaux qui connaissent des
listes d’attente importantes, comme en Irlande ou au
Royaume-Uni), ou bien offrent un accès facilité ou un
« supplément de qualité » au sein du système public :
possibilité de couper les files d’attente, consultation
directe d’un spécialiste, choix du médecin hospitalier,
traitement préférentiel en tant que patient privé…
Cette intrication soulève souvent de multiples problèmes dans les pays concernés, notamment en termes
d’équité de traitement des patients publics et privés.
Il est très rare que l’assurance complémentaire soit
conçue, comme en France, comme un co-financeur
qui vienne compléter le remboursement de la Sécurité
sociale pour les mêmes patients, les mêmes soins, les
mêmes hôpitaux. Cette configuration a un aspect
positif car, à partir d’un socle de prise en charge
publique assez élevée (77 % de la dépense totale),
le deuxième degré de mutualisation réduit les paiements directs des malades, qui se situent à un des
57
plus faibles niveaux de l’OCDE. On peut aussi, en
comparant notre situation à celle des systèmes publics
plus strictement encadrés, défendre l’idée que ce mix
de financements a permis une expansion du système,
le maintien d’un accès facile aux soins, sans listes
d’attente (pour l’essentiel), et une liberté de choix
et de circulation des malades. Mais l’intrication des
responsabilités financières est aussi problématique.
Tout d’abord, sur le long terme, elle dispense l’assurance publique de jouer son rôle de socle de protection. Aujourd’hui, on constate que, pour une fraction
des patients, les restes à charge après assurancemaladie obligatoire sont très élevés, y compris pour
des soins qu’ils ne choisissent pas, comme les soins
hospitaliers. Pour la moitié des patients hospitalisés
à l’hôpital public en 2010, l’assurance obligatoire
laissait à charge moins de 40 euros, mais, pour un
sur dix, il s’agissait de plus de 1 900 euros, et pour
un sur cent, de plus de 3 500 euros, en tickets modérateurs et forfaits journaliers. Nous sommes le seul
pays à avoir des restes à charge de ce niveau, non
plafonnés (Rapport 2013 du Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance-maladie). Si ce n’est pas considéré
comme un problème, c’est que, pour une écrasante
majorité des cas, ce n’est pas le patient qui doit
régler, puisque ces restes à charge sont couverts par
tous les contrats d’assurance complémentaire. Pour
autant, ce n’est pas très cohérent du point de vue
58
Chapitre 2 Un système de santé différent des autres ?
du socle qui devrait être assuré par un système de
protection sociale.
On pourrait dire la même chose des dépassements
d’honoraires par les médecins, qui ont été d’ailleurs
en partie encouragés par l’existence de couvertures
complémentaires les prenant en charge. Globalement,
l’existence d’un deuxième niveau de mutualisation
exonère le système public des efforts qu’il devrait
faire pour assurer une protection de base.
Ensuite, c’est un cercle vicieux. Dans la mesure où
l’assurance privée vient compléter le financement
public, y compris sur des prestations essentielles, elle
est considérée de plus en plus comme une condition
nécessaire de l’accès aux soins, presque à l’égal de
l’assurance obligatoire. Le discours dominant insiste
donc sur le fait qu’il faut la généraliser (y compris
en favorisant cette extension par des subventions
publiques qui pourraient être utilisées pour accroître
la prise en charge par l’assurance obligatoire), et
qu’il faut lui permettre de cogérer le système. Cela
relève d’une confusion des genres car l’assurance
complémentaire est par nature différente, fondée
sur la liberté contractuelle, financée en fonction du
risque et non de la capacité à payer, variable dans
ses garanties. Et plus l’intrication sera importante et
la généralisation effective, plus on court le risque de
voir l’assurance-maladie obligatoire se délester de ces
responsabilités sur ce deuxième étage de mutualisation
59
(par construction moins équitable), sans parler de la
complexité de la gestion à plusieurs du risque.
Une offre de soins très diversifiée
et assez fragmentée
Mixte dans son financement, notre système l’est
aussi dans son offre de soins, avec une pluralité de
statuts des praticiens et des établissements de santé,
de modes d’exercice, de professions indépendantes
et de filières d’accès.
La coexistence d’un maillage dense d’hôpitaux publics,
d’un secteur privé non lucratif et d’un nombre important de cliniques privées, qui assurent plus de la moitié
de la chirurgie et un quart des accouchements, est une
configuration assez exceptionnelle. Dans la plupart
des pays, historiquement, le secteur hospitalier privé
fonctionnait en marge du système public, accueillant
la fraction de la population couverte par une assurance privée (en substitution ou en complément de
la couverture publique).
Les usagers peuvent accéder au système de soins
par des voies multiples : ils disposent d’une offre de
médecine de ville abondante (y compris de médecine
spécialisée), mais peuvent aussi consulter à l’hôpital
ou dans des centres de santé. Ils choisissent leur
médecin, mais aussi leur infirmière, leur masseurkinésithérapeute, leur orthophoniste… toutes ces
60
Chapitre 2 Un système de santé différent des autres ?
professions pouvant exercer sur un mode libéral indépendamment les unes des autres. Là aussi, les autres
pays ont en général des modes d’organisation plus
structurés (l’accès à la médecine spécialisée se fait
souvent à l’hôpital, les structures de soins ambulatoires comportent souvent d’autres professionnels
aux côtés des médecins…).
La situation française a des avantages en termes de
flexibilité et d’accessibilité : la problématique des listes
d’attente, qui est devenue dans les dernières décennies
une question politique majeure au Royaume-Uni ou
dans les pays scandinaves, n’existe pas en France, ou
marginalement. En contrepartie, cette organisation
peu structurée rend sans doute plus difficile la coordination des soins pour les pathologies chroniques,
plus complexes à organiser avec des professionnels
fragmentés et exerçant encore souvent de manière
isolée.
Cependant, on note, dans d’autres pays, une tendance
à la diversification de l’offre de soins et à un recours
croissant à des opérateurs privés : au Royaume-Uni,
le Gouvernement Blair a mené à partir de 2002 une
politique volontariste de contractualisation avec des
prestataires privés, pour la chirurgie programmée
par exemple, tout en faisant évoluer les hôpitaux
publics vers un statut d’établissement privé non lucratif. Aux Pays-Bas, à côté des hôpitaux généraux et
des médecins de famille, on voit se développer des
61
centres indépendants, des structures de consultations
externes ; certains hôpitaux embrassent un statut privé
lucratif. Un mouvement de privatisation a également
eu lieu au sein des hôpitaux allemands au cours des
vingt dernières années.
62
Chapitre 3
Le déficit de la sécu,
une maladie incurable ?
Depuis plus de vingt ans, le déficit de l’assurancemaladie n’a cessé de se creuser. Le « trou de la
sécu » s’est peu à peu imposé comme un enjeu
majeur du débat public, et de nombreux plans
successifs ont annoncé en vain sa disparition,
contribuant à décrédibiliser la parole publique.
Mais on a trop souvent tendance à oublier qu’il
est dans la nature même des systèmes de santé
d’être en déséquilibre. C’est le cas de la plupart
des pays occidentaux, même s’il est vrai que
la France a peut-être plus tardé que d’autres à
réagir. Les dépenses de santé sont cependant
mieux maîtrisées depuis quelques années, bien
qu’on puisse encore gagner en efficacité.
Un déficit persistant depuis plus de vingt ans
On finit par s’y habituer : deux fois par an, la Commission des comptes de la Sécurité sociale se réunit,
pour à chaque fois constater le déficit de l’année et
prévoir l’ampleur de celui de l’année suivante. En septembre 2013, le déficit était ainsi estimé à 17 milliards
d’euros pour l’ensemble de la Sécurité sociale, dont
7,8 milliards pour la branche maladie (tous régimes),
soit 4 % de tous les remboursements annuels.
L’assurance-maladie du régime général n’a jamais été à
l’équilibre depuis la fin des années 1980. Auparavant,
des déficits existaient ponctuellement, mais les mesures
de redressement – économies et surtout hausses de
65
recettes – généraient l’année suivante des excédents
qui les compensaient. Depuis 1990 s’est ouverte une
séquence ininterrompue de déficits annuels, atteignant
certaines années des valeurs qualifiées d’« abyssales »
par les commentateurs – 6 milliards d’euros en 1995,
près de 12 milliards d’euros en 2004 et en 2010, soit
pour cette dernière année l’équivalent d’un mois de
remboursements de soins manquant dans la caisse.
Il s’agit ici d’euros courants : si l’on tient compte du
fait qu’avec l’inflation, un euro de 2013 vaut moins
qu’un euro de 2004, l’année où le déficit maximum
en euros constants a été atteint reste 2004.
Depuis 1996, ces déficits qui ne sont plus couverts
année après année viennent alourdir une dette que
la Caisse d’amortissement de la dette sociale (Cades)
est chargée d’amortir sur longue période, en empruntant sur les marchés financiers et en remboursant ces
emprunts avec les ressources de prélèvements obligatoires qui lui sont affectées. Environ 109 milliards de
déficits cumulés de l’assurance-maladie entre 1996
et 2013 ont été ainsi transférés à la Cades, dont
environ 40 % ont été remboursés.
Lorsque cette caisse a été créée en 1996, il était prévu
qu’elle disparaisse en 2009. Aujourd’hui, l’échéance
du remboursement total de la dette sociale est prévue
pour 2024. Nous vivons donc à crédit depuis près de
vingt ans, en reportant sur les générations futures le
soin de financer nos soins actuels.
66
Chapitre 3 Le déficit de la sécu, une maladie incurable ?
Solde de la branche maladie du régime général
6
4
-2
1977
1978
1979
1980
1981
1982
1983
1984
1985
1986
1987
1988
1989
1990
1991
1992
1993
1994
1995
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009
2010
2011
2012
2013
2
0
-4
-6
-8
-10
-12
-14
Solde de la branche maladie (prix courants)
Solde de la branche maladie (prix constants 2013)
Source : rapports de la Commission des comptes de la Sécurité sociale.
Certes, cette dette reste faible au regard de la dette
publique globale (1 925 milliards d’euros fin 2013),
mais la légitimité d’un financement des dépenses
sociales par l’endettement est discutable. En effet,
il s’agit pour l’essentiel de dépenses de fonctionnement, même si certaines dépenses – prévention ou
recherche et développement sur les technologies de
santé, par exemple – peuvent être considérées comme
un investissement susceptible de générer des retours
financiers ultérieurs.
Comment expliquer l’échec
des plans d’économies successifs ?
Ce déficit continuel apparaît d’autant plus désespérant
que les plans de redressement se sont succédé régulièrement depuis trente ans : plan Séguin, plan Évin,
plan Veil, plan Juppé, plan Aubry, plan Douste-Blazy…
67
À chaque fois, ils ont combiné des recettes nouvelles
et des mesures d’économies : blocages ou baisses des
prix des médicaments et des honoraires médicaux,
augmentation des tickets modérateurs, gestion plus
stricte des remboursements, etc. Il en résulte dans
l’opinion publique un sentiment d’impuissance ou
d’incapacité des responsables politiques et de mauvaise gestion.
Mais en réalité, le fait que les systèmes de santé
et d’assurance-maladie financés publiquement
connaissent un déséquilibre tendanciel est inhérent
à leur construction même.
Les dépenses de santé n’ont aucune raison de se limiter spontanément. La population vieillit, la prévalence
des maladies chroniques augmente, la norme sociale
induit une exigence accrue de réparation, et cette
demande croissante rencontre un progrès technique
qui étend sans cesse le champ des possibles : nouveaux
médicaments, nouvelles techniques chirurgicales…
Bien sûr, c’est aussi le cas dans d’autres secteurs économiques, mais l’équilibre s’opère alors du fait de la
contrainte budgétaire qui pèse sur chaque individu,
et qui l’oblige à faire des choix entre des consommations toutes désirables. Or, dans le domaine de la
santé, l’objectif même des systèmes solidaires est de
lever cette contrainte budgétaire, afin que l’accès aux
soins ne soit pas freiné par l’incapacité à les payer. Les
usagers du système de santé n’ont donc aucun intérêt
68
Chapitre 3 Le déficit de la sécu, une maladie incurable ?
à se restreindre – c’est un comportement normal et
il n’y a là aucun jugement moral. En face d’eux, ils
ont des professionnels et des organisations de soins
dont l’objectif premier est de prodiguer les meilleurs
traitements possibles à leurs patients en les faisant
bénéficier de tous les progrès médicaux disponibles.
Peuvent s’y ajouter d’autres motivations, des logiques
de croissance d’activité, de développement des disciplines médicales, des intérêts économiques, lorsque
le revenu des offreurs de soins ou des organisations
où ils travaillent dépend de leur activité : c’est ce
qui est mis en avant, notamment pour fustiger le
paiement à l’acte présenté souvent comme la source
de beaucoup de maux. Mais en réalité, indépendamment de ces intérêts complémentaires, la motivation
intrinsèque des professionnels de santé les pousse à
mettre toutes les ressources disponibles au service
de leur patient, y compris des progrès marginaux
obtenus à un coût élevé.
Il n’y a aucune raison que la dépense totale de santé
qui résulte de ces décisions individuelles de soins,
dans lesquelles n’intervient a priori aucune responsabilisation financière (encore une fois pour de bonnes
raisons), augmente au même rythme que les recettes,
qui, elles, évoluent peu ou prou comme la richesse
nationale, si l’on ne modifie pas les taux de cotisations.
Tout concourt au contraire à ce qu’elle ait tendance
à progresser plus rapidement ; et de fait, c’est ce qui
s’est produit dans tous les pays jusqu’à récemment.
69
La santé, un bien supérieur ?
A priori il n’y a rien de choquant à ce que certaines
consommations de biens et services augmentent plus
que d’autres, et de fait c’est souvent le cas : la consommation des ménages a été multipliée par trois entre
1960 et 2007 et, sur cette période, la part de l’alimentation dans leur budget a baissé de 38 % à 25 %, tandis que celle des dépenses de loisirs, de culture et de
communication augmentait de 10 % à 16 %.
Ces biens, dont la part dans la consommation augmente avec le revenu (c’est-à-dire que plus on est riche,
plus la part du revenu qu’on y consacre est élevée),
sont appelés par les économistes des biens supérieurs.
On pourrait donc considérer que les biens et services
de santé appartiennent à cette catégorie et qu’il est
légitime que leur part dans la richesse nationale augmente, car cela reflète les préférences de la population. Certains économistes défendent cette thèse et
plaident pour ne pas freiner la croissance de ce secteur.
Cependant, pour être l’expression de la demande des
individus et de leur consentement à payer, il faut que
cette relation entre consommation et revenu s’observe
au niveau des individus et qu’elle exprime effectivement les arbitrages qu’ils font dans l’utilisation de leur
budget. Or tel n’est pas le cas pour les dépenses de
soins, qui échappent largement à la contrainte budgétaire individuelle du fait de la mutualisation de leur
financement.
En fait, l’argument selon lequel la santé est un bien supérieur s’appuie sur des comparaisons internationales :
70
Chapitre 3 Le déficit de la sécu, une maladie incurable ?
on observe en effet que la part de la dépense de santé
dans le produit intérieur brut (PIB) est plus importante lorsque le PIB par habitant est lui-même plus
élevé. En d’autres termes, plus une société est riche,
plus elle consacre aux soins une fraction importante
de sa richesse. On transpose donc ainsi la notion de
bien supérieur au niveau des nations, mais avec un
raisonnement qui devient du coup quelque peu tautologique : la part des dépenses publiques affectée à
la santé augmente, c’est donc un choix des gouvernements (même si c’est parfois un choix par défaut,
quand ces dépenses s’avèrent plus difficiles à contenir
que d’autres…), et c’est donc légitime.
La question doit en fait être posée de manière plus
directe : quelle est la valeur sociale accordée à l’amélioration de l’état de santé qui résulte de l’intensification des soins ? Y a-t-il une préférence sociale pour la
dépense de santé par rapport à d’autres utilisations
concurrentes des ressources, qu’elles soient individuelles ou collectives (éducation, loisirs, culture…),
qui justifie qu’une proportion toujours croissante de
la richesse lui soit dévolue ? Certains économistes
soutiennent que c’est le cas, et que la « valeur » des
années de vie gagnées (estimée monétairement par
des méthodes complexes) est supérieure aux coûts
consentis pour les obtenir. Mais ces calculs sont menés
en général de façon ponctuelle, à partir d’exemples de
traitements médicaux considérés comme très efficaces.
Le débat reste ouvert à l’échelle du système de santé
dans son ensemble.
71
La tendance au déficit est le résultat de ce déséquilibre
entre la dynamique de croissance des dépenses et celle
des recettes. Et comme ce décalage intervient année
après année, il n’est pas illogique de voir se succéder
des plans de redressement : recourir régulièrement
à des hausses de recettes ou à des mesures pour
contenir la dépense n’est pas forcément le signe de
l’échec du plan précédent, c’est simplement la marque
que ce déséquilibre à résorber est tendanciel. Tout au
plus peut-on regretter que ces plans aient été souvent
assortis d’une rhétorique gouvernementale tendant
à les présenter comme des réformes structurelles de
nature à régler définitivement le problème. Mais en
revanche, on ne peut que constater que les mesures
prises année après année ne suffisent pas, depuis vingt
ans, à résorber le déficit. Pourquoi n’y arrivons-nous
pas ? Comment font les autres ?
Le déficit, une spécificité française ?
Dans tous les pays développés, au cours des cinquante
dernières années, les dépenses de santé ont augmenté
plus vite que le PIB, et la tendance au déséquilibre
des finances publiques qui en résulte est donc une
situation générale.
Si le déficit de l’assurance-maladie focalise l’attention
en France, c’est en premier lieu parce qu’il est individualisé, contrairement aux pays avec des systèmes
nationaux de santé financés par la fiscalité générale,
72
Chapitre 3 Le déficit de la sécu, une maladie incurable ?
dans lesquels il n’est pas isolé au sein des finances
publiques. Par exemple, il n’y a pas de déficit « apparent » du système de santé en Suède, en Italie ou au
Royaume-Uni, mais il y a bien un déficit de recettes
pour équilibrer l’ensemble des dépenses publiques,
dont les dépenses de santé constituent une part
importante (ce déficit s’élève respectivement pour les
trois pays ci-dessus à 2,6 %, 5,7 % et 12,3 % du total
des dépenses publiques en 2013 d’après Eurostat).
Il ne s’agit en aucun cas de dire que le déficit permanent de l’assurance-maladie et le report d’une dette
croissante sur les générations futures ne posent pas
un problème, mais de rappeler qu’ils s’inscrivent
dans un contexte de déficits publics plus globaux et
qu’ils concernent aussi, de manière moins visible, la
plupart des pays qui financent leur système de santé
par l’impôt.
Pour les systèmes d’assurances sociales, l’Allemagne
constitue cependant un contre-exemple, avec des
caisses d’assurance-maladie qui ont toujours été
tenues à l’équilibre financier, et donc à un ajustement
des taux de cotisations en cas de déficit. Les circuits
financiers ont été profondément modifiés en 2009
avec la constitution d’un fonds unique centralisant
l’essentiel des recettes et les redistribuant aux caisses.
Globalement, de 2009 à 2011, l’assurance-maladie
a enregistré un excédent cumulé de 11,7 milliards
d’euros, alors que sur la même période, en France,
73
le déficit cumulé de la branche maladie du régime
général atteignait plus de 30 milliards d’euros.
Néanmoins, il faut compter, parmi les facteurs qui
ont contribué à la constitution de cet excédent, la
très forte augmentation des subventions versées
par l’État, qui sont passées de 2,5 milliards d’euros
en 2008 à 7 milliards en 2009, puis à 15 milliards à
partir de 2010… Un renflouement de cette ampleur
aurait aussi permis aux caisses maladies françaises
de retrouver peu ou prou l’équilibre. Ceci illustre à
nouveau la nécessité d’une approche précautionneuse en matière de comparaisons internationales et
montre que le déficit de l’assurance-maladie est aussi
influencé par des choix plus globaux d’allocation des
ressources publiques.
Cela dit, il est indéniable qu’outre-Rhin la gestion de
l’équilibre financier du système d’assurance-maladie a
toujours été stricte, avec un choix assumé d’accroître
les recettes, et donc les prélèvements, à hauteur des
besoins de financements, ce qui n’a pas été le cas
en France.
Une maîtrise des dépenses plus tardive
que dans d’autres pays
Si la tension entre les contraintes des finances
publiques et la tendance spontanée à la hausse des
dépenses est commune à tous les pays riches, la
74
Chapitre 3 Le déficit de la sécu, une maladie incurable ?
manière de gérer cette tension est plus ou moins
rigoureuse selon les cas et peut être influencée par
les caractéristiques du système de santé.
Jusqu’au milieu des années 1990, le choix français a
été de combler les déficits plutôt par l’augmentation
des prélèvements obligatoires que par une action
volontariste pour ralentir la progression de la dépense.
Entre 1980 et 1990, la croissance économique a été
de 2,3 % par an et celle des dépenses publiques de
santé de 3,9 %, soit un différentiel de 1,6 point. Ceci
contraste avec un certain nombre de pays qui ont
contraint fortement leurs dépenses dès les années
1980, en réduisant l’écart de croissance avec le PIB :
c’est durant cette décennie que la France, dont la
part des dépenses de santé dans le PIB la plaçait dans
une position moyenne, est passée dans le peloton
de tête où elle se situe toujours.
La France ne s’est d’ailleurs donné un objectif quantifié de maîtrise des dépenses qu’il y a une quinzaine
d’années, avec la mise en place des lois de financement de la Sécurité sociale qui conduisent le Parlement
à fixer chaque année un montant prévisionnel de
dépenses publiques d’assurance-maladie, l’Ondam
(objectif national des dépenses d’assurance-­maladie).
75
Total des dépenses de santé en pourcentage du PIB
1980
1990
Portugal
5,1
Luxembourg
5,4
Luxembourg
5,2
Portugal
5,7
Espagne
5,3
Japon
5,8
Royaume-Uni
5,6
Royaume-Uni
5,8
Nouvelle-Zélande
5,8
Irlande
6,0
Grèce
5,9
Espagne
6,5
Australie
6,1
Grèce
6,7
Belgique
6,3
Australie
6,8
Islande
6,3
Nouvelle-Zélande
6,8
Finlande
6,3
Israël
7,1
Japon
6,4
Belgique
7,2
France
7,0
Norvège
7,6
Norvège
7,0
Finlande
7,7
Canada
7,0
Islande
7,8
Suisse
7,2
Suisse
8,0
Pays-Bas
7,4
Pays-Bas
8,0
Autriche
7,5
Suède
8,2
Israël
7,7
Allemagne
8,3
Irlande
8,1
Danemark
8,3
Allemagne
8,4
Autriche
8,4
Suède
8,9
France
8,4
Danemark
8,9
Canada
8,9
États-Unis
9,0
États-Unis
12,4
Source : base de données de l’OCDE sur la santé, 2014.
76
Chapitre 3 Le déficit de la sécu, une maladie incurable ?
Force est de constater que ces objectifs ont été très
peu respectés jusqu’à la période récente : à l’exception
de la première année (1997), l’Ondam a été systématiquement dépassé jusqu’en 2009, et certaines
années très largement, alors même qu’il était déjà
d’un niveau relativement élevé.
L’encadrement de la dépense est, il est vrai, plus ou
moins aisé selon les caractéristiques des systèmes
de santé. Ainsi les systèmes nationaux, comme ceux
du Royaume-Uni ou des pays scandinaves, ont eu
historiquement plus de facilité à contrôler leurs coûts
avec des budgets définis ex ante et strictement limités, un contingentement de l’offre, des rémunérations forfaitaires des professionnels, un accès aux
soins plus encadré. Ce rationnement explicite s’est
payé cependant, dans la plupart de ces pays, d’un
méconten­tement croissant des populations concernant la qualité et l’accessibilité des soins. Ainsi, les
listes d’attente sont devenues, au Royaume-Uni ou
dans les pays scandinaves, une question politique
majeure dans les années 1990, et leur résorption un
objectif des politiques gouvernementales.
Le système français, à l’instar de nombreux systèmes
bismarckiens, a fonctionné beaucoup « à guichet
ouvert », remboursant a posteriori et sans limites les
soins délivrés dans un contexte de liberté totale des
patients et des médecins.
77
L’évolution des dépenses : écarts entre objectifs et réalisations
8
7
6
5
4
3
2
1
-2
00
20
01
20
02
20
03
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0
-1
Ondam voté
Dépassement ou sous-consommation
Note : le dépassement ou la sous-consommation sont calculés en pourcentage
de l’Ondam voté.
Source : rapports de la Commission des comptes de la Sécurité sociale.
Pour les premiers, il s’agit de liberté totale de circulation, d’accès direct à tous les médecins sans limite,
d’entrées multiples dans le système (hôpital, médecine
de ville…). Pour les seconds, c’est une liberté d’installation et de prescription, une liberté d’honoraires
pour les médecins du secteur 2, et en contrepartie,
des contraintes minimales, peu de comptes à rendre
et de responsabilité économique.
Néanmoins, cela n’explique pas tout : le système
allemand partage des caractéristiques communes
avec le nôtre et des politiques plus rigoureuses y ont
été menées depuis une vingtaine d’années.
78
Chapitre 3 Le déficit de la sécu, une maladie incurable ?
En réalité, il existait jusqu’à récemment en France un
consensus social très fort pour privilégier le maintien
d’un système très confortable, qui impose finalement
peu de contraintes aux professionnels comme aux
patients, qui considère que toutes les innovations
thérapeutiques doivent être accessibles, quelle que
soit leur valeur ajoutée au regard de leur coût. Le
décalage récurrent entre la volonté affichée de maîtrise
des dépenses et la relative impuissance à y parvenir
(dont témoignent les dépassements de l’Ondam
jusqu’en 2009) l’illustre.
La question de savoir si ce confort et cette liberté
conduisent nécessairement à de meilleurs résultats en
termes de santé et de qualité des soins sera abordée
dans le chapitre suivant. Mais nous y sommes sans
doute très attachés, puisque nous les payons d’une
dépense parmi les plus élevées au monde – encore
que la fuite en avant de l’endettement nous dispense
d’assumer ce choix en temps réel.
Une volonté et une efficacité accrues
Le graphique supra comparant les objectifs votés
et les dépenses effectives montre une amélioration
depuis une dizaine d’années, avec une réduction des
dépassements dans la seconde moitié des années
2000 (à l’exception de 2007) et, depuis 2010, un
respect strict de l’Ondam.
79
Des mesures ont en effet été prises pour améliorer la
rigueur des prévisions et du suivi des dépenses, comme
la mise en place d’un comité d’alerte indépendant en
2004, dont les missions ont été renforcées en 2010.
Mais au-delà, c’est bien la volonté politique et la priorité donnée au rééquilibrage des finances publiques
qui a conduit à considérer la contrainte votée par la
représentation nationale comme impérative et non
plus comme indicative.
Nous pourrions d’ailleurs, collectivement, nous réjouir
de cette efficacité nouvelle de l’action publique pour
traduire dans les faits des choix démocratiquement
effectués. Mais autant l’incapacité à respecter l’Ondam
a été fustigée dans la période antérieure, autant on
entend peu de commentateurs saluer cette réussite.
Une question peut être légitimement soulevée : cette
maîtrise des dépenses n’est-elle pas un trompel’œil ? Ne consiste-t-elle pas simplement à reporter les dépenses de la Sécurité sociale vers d’autres
financeurs ? Une comparaison entre l’évolution des
dépenses totales et des dépenses publiques montre
que ce n’est pas le cas : des augmentations des frais
payés par les patients ont indéniablement eu lieu (participation de 1 euro en 2005, franchises en 2008…),
mais la tenue des objectifs est bien liée avant tout au
ralentissement de la dépense totale.
80
Chapitre 3 Le déficit de la sécu, une maladie incurable ?
Dépenses d’assurance-maladie et dépenses de santé
8
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0
-1
Ondam réalisé
Évolution de la consommation de soins et de biens médicaux
Source : pour l’Ondam, Commission des comptes de la Sécurité sociale ; pour la CSBM,
comptes de la santé (ministère de la Santé/Drees).
Déficit, dépenses de santé
et croissance économique
Mais alors, si nous respectons nos objectifs de
dépenses, pourquoi sommes-nous toujours en déficit ?
D’abord il faut garder à l’esprit que lorsqu’on commence l’exercice de l’année n avec un déficit, même
si on équilibre dépenses et recettes l’année n + 1, on
retrouve par construction ce même déficit à la fin
de l’exercice n + 1. En d’autres termes, résorber un
déficit ne peut se faire que si les recettes augmentent
plus vite que les dépenses dans les années suivantes.
Ce serait le cas si nous avions la croissance économique des trois décennies précédentes, de l’ordre de
2 % en volume par an (c’est-à-dire à prix constants).
81
Mais la crise de 2009 et l’activité économique très
ralentie qui lui a succédé ne permettent pas d’équilibrer une évolution des dépenses même encadrée
à 2,5 ou 3 % en valeur (c’est-à-dire à prix courants,
ce qui revient à 1 ou 1,5 % en volume).
De fait, lorsqu’on revient sur la chronique des trente
dernières années, le creusement du déficit à trois
reprises (culminant en 1995, 2004 et 2010) correspond en fait à des situations assez différentes, comme
le montre le graphique infra.
Ainsi, en 1993, le pays traverse une période de récession pour la première fois depuis le choc pétrolier du
milieu des années 1970. Le PIB se contracte de 0,5 %,
alors qu’il avait augmenté en moyenne de 2,3 % par
an pendant les dix années précédentes. Les dépenses
de santé, elles, continuent leur croissance tendancielle
à un rythme assez soutenu à l’époque – de l’ordre
de 4 % par an en volume. En l’absence de mesures
correctrices immédiates, le résultat ne se fait pas
attendre : ces 4 % de croissance des dépenses sans
recettes pour les financer se retrouvent dans le déficit.
Le rôle joué par la conjoncture économique est moins
important ensuite dans le creusement rapide du
déficit entre 2001 et 2003. Cette période correspond
certes au bas d’un cycle économique, mais cet effet
conjoncturel n’explique qu’un quart à un tiers de
l’effet de ciseau observé alors entre les dépenses et
les recettes : l’essentiel provient d’une accélération
82
Chapitre 3 Le déficit de la sécu, une maladie incurable ?
des dépenses, avec un rythme de l’ordre de 4 % par
an en volume en 2002-2003.
Enfin, dans les années 2009 et suivantes, les dépenses
d’assurance-maladie sont mieux maîtrisées, mais la
récession économique est sans comparaison avec
les fluctuations précédentes (recul du PIB de 3 % en
2009), conduisant à une perte de recettes massive,
suivie d’une reprise au ralenti (+ 1 % en moyenne
de 2010 à 2013).
En toute logique d’ailleurs, sur les dix premières années
(1977-1987), on aurait déjà dû constater des déficits,
car l’évolution des dépenses a été beaucoup plus
rapide que celle du PIB : si cela n’a pas été le cas,
c’est que l’ajustement a été opéré par la hausse des
taux de prélèvement obligatoire.
Évolution annuelle du PIB et des dépenses de santé, 1977-2013
12
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-2
-4
Évolution du PIB en volume
Évolution de la dépense de santé
(consommation de soins et de biens médicaux) en volume
Source : comptes de la santé (ministère de la Santé/Drees) et Insee (pour le PIB).
83
En conclusion
Depuis près de trente ans, nous payons nos soins
à crédit, avec un endettement cumulé de plus de
100 milliards d’euros. Il est donc indispensable d’éviter d’accroître encore cette dette, et d’équilibrer les
dépenses et les recettes.
Pour cela, la première condition est d’arriver à respecter les objectifs financiers de dépenses qui sont votés
par le Parlement. Dans ce domaine, nous pouvons
nous féliciter collectivement des progrès accomplis
dans la période récente, qui ont renforcé la crédibilité
de l’action publique. Depuis plusieurs années en effet,
des Ondam stricts (de l’ordre de 2,5 % d’évolution
en valeur, donc 1 % en volume) sont respectés, tout
en maintenant un haut niveau de remboursement.
La France est d’ailleurs un des pays qui a le mieux
maîtrisé ses dépenses sur la période 2000-2009,
d’après les données de l’OCDE.
Mais ce n’est qu’une face du problème, puisque
le déficit résulte de l’écart avec les recettes. De ce
point de vue :
– si nous continuons à connaître une croissance
durablement ralentie, il faudra bien nous rendre à
l’évidence que globalement, nous aurons du mal à
soutenir financièrement notre protection sociale,
et que même l’effort effectué ces dernières années
pourrait devenir insuffisant. Rappelons qu’un certain
nombre de pays, les plus touchés par la crise, ont
84
Chapitre 3 Le déficit de la sécu, une maladie incurable ?
réduit leurs dépenses en valeur réelle dans la période
récente, ce qui ne s’était jamais vu ;
– si nous retrouvons un rythme de croissance un
peu plus élevé, la question que nous devons nous
poser est double. En effet, au-delà de la tendance
moyenne, nous subirons des cycles économiques
avec des alternances de croissance ralentie et plus
dynamique. Il s’agira alors d’abord de savoir si, à
long terme, nous souhaitons continuer à consacrer
une part croissante de notre richesse à la fonction
santé, et financer collectivement cette progression des
dépenses de soins. C’est un choix possible, ce n’est
évidemment pas le seul : on peut estimer qu’il vaudrait
mieux augmenter d’autres dépenses publiques, on
peut aussi considérer qu’il ne faut pas du tout faire
croître les dépenses publiques car il existe un seuil
de pression fiscale néfaste, le débat a été particulièrement vif récemment en France sur cette question.
Nous discuterons dans le chapitre 5 certaines de
ces argumentations. Mais si l’on fait ce choix, alors
il est nécessaire de programmer, dans la durée, des
augmentations de prélèvements obligatoires pour
accompagner cette croissance : les programmer de
manière volontaire, et non pas considérer qu’on les
subit comme aujourd’hui. Mais quel que soit le choix
opéré – augmenter, stabiliser ou réduire le poids
des dépenses de santé dans la richesse nationale –,
il faut prendre en compte les cycles économiques :
cela implique de mettre de l’argent de côté lorsqu’on
85
est en haut du cycle, pour que ces réserves puissent
financer les déficits durant les années plus basses.
Ainsi les dépenses de santé jouent-elles aussi un rôle
d’amortisseurs et de stabilisateurs en période de crise.
Enfin, même si ce sujet du « déficit de la sécu » est
suffisamment important pour lui consacrer un chapitre, il ne faut pas oublier qu’en tout état de cause,
la maîtrise de la dépense n’est pas un but en soi.
L’objectif, ce sont les résultats obtenus avec cette
dépense : quels gains de santé génère-t-elle ? Sontils équitablement distribués ? Notre système est-il
performant ? C’est l’objet du chapitre suivant.
86
Chapitre 4
Le système français :
le meilleur au monde
ou un fiasco total ?
Nous oscillons entre les extrêmes : tantôt notre
système de santé est le meilleur au monde,
tantôt il est inefficace, inégalitaire, dispendieux,
proche de la faillite et à réformer d’urgence.
Alors, que penser ? En fait, nos performances
sont contrastées, avec des résultats très bons
dans certains domaines et beaucoup moins dans
d’autres. Il nous faut donc déterminer là où nous
pouvons progresser, de manière objective, sans
nous réfugier derrière une réputation idéalisée,
mais sans céder non plus à un exercice de
dramatisation outrancière.
De l’excellence à la catastrophe ?
« La France n’a plus le meilleur système de santé du
monde ! » titrait en juin 2012 Philippe Leduc, journaliste aux Échos et directeur du think tank Économie
Santé. Santé, le grand fiasco diagnostiquait un livre
de Véronique Vasseur et Clémence Thévenot, paru en
2013. Les exemples alarmistes abondent. On pourrait
donc en conclure que notre système de santé s’est
fortement dégradé ces dernières années. Mais en
réalité, les critiques parfois virulentes ont toujours
côtoyé les appréciations louangeuses.
En 1992, Claude Béraud, médecin-conseil national
de la Caisse nationale de l’assurance-maladie des
travailleurs salariés (CNAMTS), publiait un rapport
au titre provocateur, La sécu c’est bien, en abuser
89
ça craint. Il y dénonçait les gaspillages liés à « des
activités médicales inutiles pour les malades, parce
qu’inefficaces, injustifiées ou inefficientes ». Selon lui,
rien moins que 40 % des dépenses de soins étaient
inutiles !
En 2000, l’OMS attribuait à la France la première place
mondiale, suscitant une certaine fierté nationale, une
grande satisfaction du corps médical et un peu de
surprise chez les experts. La méthodologie était bien
sûr discutable et il ne faut pas exagérer la signification précise de tels classements, compte tenu de la
disponibilité et de la comparabilité des données, mais
à tout le moins le pays pouvait estimer faire partie
du groupe de tête.
En 2002, le Haut Conseil de la santé publique nuançait
fortement cette appréciation, insistant sur la position
défavorable de la France en matière de mortalité prématurée et évitable, d’inégalités de santé, et d’autres
indicateurs. Il ne faisait d’ailleurs que réitérer une
critique formulée depuis son premier rapport sur la
santé en France.
En 2006, nouvelle distinction (mais passée plus
inaperçue que celle de l’OMS) : la France obtient
la première place, sur 26 pays, dans un palmarès
réalisé par un centre d’études suédois sur la base
d’un « Euro Health Consumer Index », ou « indice
européen des consommateurs de soins de santé ».
Cet indicateur est très différent de celui de l’OMS et
90
Chapitre 4 Le meilleur système au monde ou un fiasco total ?
beaucoup plus orienté sur la satisfaction et le choix
du consommateur. Les Pays-Bas, la Suède, la Suisse,
l’Allemagne et le Luxembourg étaient avec la France
dans le groupe de tête.
Alors, que penser ? Sommes-nous très bons ? Très
mauvais ? Moyens ? Notre système de santé est-il en
progrès ou en déclin ?
Comment apprécier la performance
d’un système de santé ?
C’est par cette question qu’il faut commencer.
Qu’atten­dons-nous d’un système de santé ? Comment mesurer sa performance ?
Les résultats de santé sont évidemment l’objectif
essentiel, mais ils ne sont pas le seul critère d’évaluation. Ainsi dans son rapport intitulé Pour un système
de santé plus performant (2000), l’OMS considérait
que les systèmes de santé avaient trois objectifs :
– améliorer la santé de la population desservie, la
performance s’appréciant en fonction de l’état de
santé moyen, mais aussi du caractère égalitaire de
la distribution des soins ;
– répondre aux attentes des personnes (respect de la
dignité, liberté de choix, listes d’attente, confidentialité…), là encore en considérant non seulement la performance moyenne, mais aussi l’équité de traitement ;
91
– assurer une protection financière contre les coûts
de la mauvaise santé, c’est-à-dire faire en sorte que
les sommes consacrées à se soigner ne ruinent pas les
individus et qu’elles soient équitablement réparties.
Pour estimer la performance d’un pays, c’est-à-dire
son efficience globale, les résultats combinés de ces
trois critères étaient rapportés aux moyens mis en
œuvre pour les atteindre et, en particulier, au niveau
des dépenses consacrées au système de santé.
Chacune de ces dimensions – les résultats de santé, la
réponse aux attentes, la protection financière – soulève
évidemment de nombreuses questions d’appréciation
et de mesure. Nous les aborderons rapidement cidessous avant d’analyser comment la France se situe
au regard de ces différents critères.
Les résultats de santé
Améliorer la santé est l’objectif essentiel des systèmes
de santé, mais mesurer leurs résultats dans ce domaine
n’est pas simple, pour les raisons qui ont été abordées
au premier chapitre : d’autres facteurs contribuent à
cette amélioration, et la part des différents déterminants fait l’objet de débats. Des indicateurs de santé
globaux, tels que l’espérance de vie ou la mortalité
infantile, dépendent bien sûr de la qualité des soins
délivrés, mais aussi des modes de vie, de l’éducation,
de la nutrition, de l’environnement…
92
Chapitre 4 Le meilleur système au monde ou un fiasco total ?
Des indicateurs partiels de mortalité peuvent sembler
plus pertinents si on se focalise sur l’efficacité des
systèmes de soins de santé, comme par exemple
l’espérance de vie après 65 ans. En effet, ce sont
aujourd’hui les années de vie gagnées aux âges élevés qui font progresser l’espérance de vie totale, et
l’accès aux soins et les progrès médicaux sont alors
considérés comme plus déterminants.
Au sein de la mortalité prématurée, la « mortalité
évitable par des changements de comportements et
de modes de vie » renvoie à la prévention primaire,
tandis que la « mortalité évitable grâce au système
de soins » comptabilise les décès qui auraient pu être
évités en théorie par des soins pertinents et fournis à
temps (y compris des dépistages précoces). Ce second
indicateur semble donc plus approprié pour apprécier
la performance des systèmes de soins et fait l’objet
depuis quelques années d’un intérêt croissant.
La mortalité due à des causes précises pour lesquelles
les progrès médicaux ont permis des avancées indéniables – les maladies cardiovasculaires, la survie pour
certains cancers par exemple – peut également être
utilisée comme marqueur de l’efficacité des soins.
Si les indicateurs dont il est fait le plus largement
usage sont fondés sur la mortalité, c’est qu’on dispose de longue date dans ce domaine de données
solides, et raisonnablement comparables d’un pays
à l’autre, même s’il peut exister des différences dans
93
les modes de recueil et de calcul. Mais ne considérer
que la durée de la vie est évidemment insuffisant : ces
années de vie gagnées sont-elles des années vécues
en bonne santé, ou bien passées en souffrant de
maladies qui empêchent d’en profiter ? La quantité de
vie gagnée peut donc être pondérée par la qualité de
vie, appréciée au prisme des capacités fonctionnelles
ou des maladies chroniques.
La réponse à la demande des usagers
Mesurer la performance des systèmes de santé en
fonction de la manière dont ils traitent les patients
(dignité, attente, confidentialité, degré de choix…) est
évidemment un exercice difficile. En 2000, l’OMS avait
interrogé des informateurs clés qui avaient évalué pour
leurs pays respectifs les différentes dimensions citées
plus haut. L’information relevait donc d’une parole
d’expert. L’« indice européen des consommateurs de
soins de santé », publié depuis 2005, classe les pays
selon des critères tels que l’existence d’une législation
sur les droits des patients, l’implication des associations
de patients dans la prise de décision, la réparation en
cas d’erreur médicale, mais aussi la possibilité de voir
son médecin de famille le jour même et de communiquer avec lui par mail, l’accès direct au spécialiste, le
droit à une seconde opinion, le délai d’attente pour
des interventions chirurgicales courantes, l’accès
rapide aux innovations médicamenteuses, l’éclairage
94
Chapitre 4 Le meilleur système au monde ou un fiasco total ?
du choix des usagers par la mise à disposition d’informations comparatives sur la qualité des offreurs de
soins… Il est intéressant de noter que sur ce dernier
item, la France était bien placée en 2006 du fait des
palmarès hospitaliers réalisés par les magazines ! Le
fait que dans le score final, la pondération donnée
à ces critères soit supérieure à celle accordée aux
résultats de santé montre bien que tout classement
reflète un système de valeurs.
Il est certain aussi que ces critères peuvent potentiellement entrer en conflit avec l’efficacité en termes de
résultats sanitaires (un exemple illustratif étant celui
de la vaccination : si chacun est libre de se vacciner,
l’efficacité collective diminue) ou avec l’efficience,
c’est-à-dire la capacité à obtenir ces résultats au
moindre coût.
La « réactivité » des systèmes de santé vue par l’OMS
En 2000, l’OMS a donc introduit dans son score de
performance une dimension appelée « réponse
aux attentes » ou encore « réactivité ». Elle la définit
ainsi : « Les gens ont le droit de s’attendre à ce que
le système de santé traite chacun d’eux avec dignité.
Dans la mesure du possible, leurs besoins doivent
être promptement satisfaits, sans délais prolongés
lorsqu’ils attendent un diagnostic et un traitement. Il
faut non seulement mieux les soigner, mais aussi ne
pas oublier que leur temps est précieux et qu’ils doivent
être rassurés. Ils ont aussi droit à la confidentialité et
95
à la participation aux choix concernant leur propre
santé, y compris ceux des structures et des personnes
qui leur prodiguent les soins. Ils ne doivent pas être
toujours censés recevoir passivement des services
décidés par le seul prestataire » (Pour un système de
santé plus performant, 2000, p. 9).
La reconnaissance de l’importance de cette dimension reflète l’évolution des relations entre les usagers
du système de santé et les professionnels ou établissements de santé qui les soignent. En France, comme
dans d’autres pays, on a assisté dans les deux dernières
décennies à un développement des droits des patients.
La loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades
et à la qualité du système de santé a ainsi consacré le
droit au respect de la dignité et de la vie privée, à un
accès aux soins sans discrimination, à un consentement
libre et éclairé, à l’information du patient sur son état
de santé… Au-delà des droits des personnes, elle a
instauré des droits collectifs en donnant un rôle accru
à des associations d’usagers dans le système de santé,
rôle qui devrait être encore renforcé par le projet de loi
de santé qui sera débattu au Parlement début 2015.
Le financement
Si les systèmes de santé sauvent plus de vies, s’ils
sont plus réactifs aux demandes des patients, il n’y
a pas de doute qu’ils améliorent leur performance.
En revanche, sur le critère du financement, il n’existe
96
Chapitre 4 Le meilleur système au monde ou un fiasco total ?
pas de « bon » modèle vers lequel il faudrait tendre.
L’OMS avait suivi une approche très normative en
2000, considérant que l’objectif était d’avoir le moins
de paiements directs par les malades, donc le plus
de prélèvements collectifs, et que ceux-ci devaient
être proportionnels au revenu ou progressifs ; mais
ce sont là des options qui relèvent de choix politiques
nationaux.
Néanmoins, quels que soient les choix de mode de
financement, un critère unanimement admis, puisqu’il
est la raison d’être d’un système financé solidairement,
est que les individus ne doivent pas faire face à des
dépenses trop élevées pour se soigner ou renoncer
à des soins nécessaires pour des raisons financières.
Maintenant que les grands critères d’appréciation des
systèmes de santé ont été présentés, essayons de voir
où se situe la France à l’aune de chacun d’entre eux.
État de santé : une bonne performance
mais des résultats globaux contrastés
D’après les chiffres de l’OCDE, l’espérance de vie des
Françaises (85,7 ans en 2011) est la plus élevée en
Europe, la deuxième dans le monde après le Japon.
Pour les hommes (78,7 ans), nos résultats sont moins
bons et nous placent au 14e rang mondial, au 6e rang
au sein de l’Union européenne. L’espérance de vie progresse continûment, d’environ 3 ans tous les dix ans.
97
Notre espérance de vie à 65 ans est la plus élevée au
monde, et cette fois tant pour les hommes (19,3 ans
en 2011) que pour les femmes (23,8 ans). Pour les
femmes, c’est le cas depuis longtemps ; nous avons
même récemment rattrapé le Japon, qui était le seul
pays à faire mieux que nous. La situation est plus
nouvelle pour les hommes, et l’on peut souligner
les progrès accomplis : il y a trente ans, la France
occupait la 11e place, distancée non seulement par le
Japon, mais aussi par l’Espagne, la Grèce, le Canada,
la Suisse, la Suède, la Norvège…
Nous sommes également en première position pour la
mortalité évitable par le système de soins, indicateur
qui reflète sans doute mieux que la mortalité totale
l’action du système de soins.
Contrastant avec ces résultats positifs, un point
d’ombre demeure : la mortalité que l’on appelle
« prématurée », c’est-à-dire les décès qui surviennent
avant d’avoir atteint un âge donné – la référence
habituellement retenue étant 65 ou 70 ans.
110 000 décès prématurés (avant 65 ans) sont ainsi
constatés annuellement en France, soit 20 % de l’ensemble des décès (L’état de santé de la population en
France, ministère de la Santé/Drees, 2011, p. 105‑107).
La situation est particulièrement préoccupante pour
les hommes, pour lesquels 28 % de la mortalité totale
intervient avant 65 ans : ces résultats placent la France
au 14e rang de l’Union européenne en 2009, et au
98
Chapitre 4 Le meilleur système au monde ou un fiasco total ?
10e rang pour les femmes (La santé en France et en
Europe, Haut Conseil de la santé publique, 2012,
p. 59-60). Au sein de l’UE à 15, seuls le Portugal et
la Finlande font moins bien que nous. Notre taux de
décès avant 65 ans est de 50 % supérieur à celui de la
Suède (266 versus 174 pour 100 000 habitants). Sur
33 pays de l’OCDE pour lesquels ces données sont
rassemblées, nous nous situons à la 24e place pour
le nombre d’années de vie perdues du fait de cette
mortalité prématurée (c’est-à-dire le nombre total
d’années de vie supplémentaires dont la population
française aurait bénéficié s’il n’y avait eu aucun décès
avant 70 ans). Et nous avons reculé par rapport à notre
position relative il y a vingt ou trente ans.
Ce que révèle ce paradoxe, c’est que si notre système
de soins (préventifs et curatifs) est performant, nous
sommes moins efficaces que d’autres pays lorsqu’il
s’agit d’agir sur des facteurs de mauvaise santé qui
jouent en amont des soins : consommation excessive
de tabac et d’alcool, accidents de la circulation, suicides… L’analyse de la mortalité par cause conforte
ce diagnostic, régulièrement mis en avant par le Haut
Conseil de la santé publique.
Ainsi, les meilleurs résultats sont obtenus pour les
pathologies qui répondent le mieux aux soins : par
exemple, la France réalise d’excellentes performances
en matière de mortalité par maladies cardiovasculaires,
domaine dans lequel les progrès médicaux ont été
99
indéniables. Elle est également bien positionnée pour
le cancer du sein (deuxième meilleur taux de survie
en Europe, selon une étude d’Eurocare).
En revanche, nos résultats sont moins bons pour les
problèmes de santé où les possibilités thérapeutiques
sont moindres, et pour lesquels la marge d’action se
situe davantage au niveau des facteurs de risque :
les taux de décès sont élevés pour les cancers du
poumon et des voies aérodigestives supérieures,
pour les pathologies liées à l’alcoolisme. Les données
comparatives confirment d’ailleurs la forte prévalence
de certains facteurs de risque : la France a toujours
la plus forte consommation d’alcool de tous les pays
de l’OCDE, même si celle-ci a diminué de 20 % ces
dix dernières années. Nous sommes à la 25e place
(sur 34 pays) pour le tabagisme : si la situation s’est
améliorée pour les hommes entre 1980 et le milieu
des années 2000 (le pourcentage d’hommes fumant
quotidiennement est passé de plus de 40 % à 30 %),
elle ne progresse plus depuis lors et se dégrade pour
les femmes (26 % de fumeuses quotidiennes en 2010,
soit 3 points de plus par rapport à 2005), alors que
la tendance est à la baisse dans beaucoup de pays
d’Europe (INPES, Baromètre santé, 2010 et OCDE,
Panorama de la santé, 2013). Les progrès réalisés dans
certains États montrent d’ailleurs qu’il est possible de
mener des politiques efficaces dans ce domaine : les
pays nordiques, mais aussi le Royaume-Uni, le Canada,
100
Chapitre 4 Le meilleur système au monde ou un fiasco total ?
la Suisse ont réduit de plus d’un quart la prévalence
du tabagisme quotidien depuis dix ans.
Enfin, notre position reste également moyenne pour
la mortalité par accident de transport, en dépit d’importants progrès accomplis en matière de sécurité
routière. Elle est très défavorable pour les suicides :
la France connaît un des taux les plus élevés, plus
du double de celui de l’Espagne, de l’Italie ou du
Royaume-Uni en 2011 (source : OCDE).
Des inégalités de santé plus importantes
que chez nos voisins ?
L’espérance de vie a progressé dans tous les pays
industrialisés de manière spectaculaire et les gains
ont dépassé les anticipations faites il y a quelques
décennies. Mais paradoxalement, malgré l’amélio­
ration des conditions de vie, de la protection sociale,
de l’accès aux soins, les inégalités de santé entre
groupes sociaux n’ont pas été réduites. Quel que
soit le critère retenu – revenu, éducation, catégorie
socioprofessionnelle – les gens les moins favorisés,
les moins éduqués, ceux dont les revenus sont les
plus bas, vivent moins vieux et sont confrontés plus
souvent à la maladie ou à l’incapacité au cours de
cette vie plus brève.
L’ampleur de ces inégalités est très importante en
France. À 35 ans, un cadre peut espérer vivre encore
101
47 ans, et un ouvrier à peine 41 ans. Ce sont 6 ans
de différence, plus que les progrès accomplis globalement en un quart de siècle (les hommes ont gagné
en moyenne 5 ans d’espérance de vie à 35 ans sur les
vingt-cinq dernières années). L’écart est plus important pour les hommes que pour les femmes (3 ans),
ce qui tient pour une bonne part à la surmortalité
prématurée des hommes, particulièrement élevée
dans notre pays : près de quatre années sur les six
qui séparent ouvriers et cadres sont perdues avant
75 ans. Ces inégalités de mortalité prématurée des
hommes se retrouvent aussi géographiquement,
avec des taux qui sont deux fois plus élevés dans les
départements d’outre-mer et une fois et demie plus
élevés dans le Nord - Pas-de-Calais que ceux des
départements les plus favorisés.
Espérance de vie à 35 ans par sexe pour les cadres et les ouvriers
55
51,7
50
45
47,5
Ans
44,4
40
35
30
49,7
49,8
46,3
47,2
45,8
43,7
40,9
41,7
35,7
1976-1984
Femme cadre
37,3
1983-1991
Femme ouvrière
38,8
1991-1999
Homme cadre
Champ : France métropolitaine.
Source : Nathalie Blanpin, Insee Première, no 1372, 2011.
102
48,7
47,2
2000-2008
Homme ouvrier
Chapitre 4 Le meilleur système au monde ou un fiasco total ?
Les écarts d’espérance de vie à 35 ans entre groupes
sociaux sont restés stables, en valeur absolue, par
rapport au début des années 1980. Toutes les catégories sociales ont vu leur situation s’améliorer de
manière parallèle. Mais les inégalités se sont creusées
de manière nette pour certains facteurs de risque ou
pathologies. Ainsi, la proportion de fumeurs a diminué chez les cadres et les professions intellectuelles
supérieures, de 36 % en 2000 à 29 % en 2008, alors
qu’elle a augmenté chez les chômeurs sur la même
période, de 44 % à 49 % (voir Patrick Peretti-Watel,
« La prévention primaire… », Revue d’épidémiologie
et de santé publique, vol. 61, Supplement 3, 2013,
p. 158-162). La mortalité par cancer du sein constitue
un autre exemple frappant d’accroissement des inégalités : elle était inférieure jusqu’à récemment dans les
catégories sociales moins favorisées, chez lesquelles
la fréquence de ce cancer était moins élevée. Mais la
situation s’est inversée dans les années 1990 et les
femmes ayant une faible situation sociale meurent plus
de ce cancer, pour une part sans doute parce qu’il est
dépisté moins précocement (voir Gwenn Menvielle
et al., Bulletin épidémiologique hebdomadaire, no 33,
2008). Paradoxalement, les campagnes de prévention
peuvent conduire à un accroissement des inégalités
car les catégories plus favorisées sont plus réceptives
et plus enclines à changer leur comportement.
103
Ces constats interpellent en eux-mêmes, mais en
outre il semble que l’ampleur des inégalités sociales
de santé soit plus importante en France que chez
certains de nos voisins. Même si les comparaisons
internationales sont plus difficiles dans ce domaine
et les données plus rares, les résultats convergent sur
le fait qu’au sein de l’Europe, l’Est du continent mis
à part, la France est un des pays, avec la Finlande,
où les écarts de mortalité entre catégories sociales
sont les plus importants (voir Johan P. Mackenbach
et al., « Socioeconomic Inequalities in Health… », The
New England Journal of Medicine, 358‑23, 2008,
p. 2468-2481).
Un accès facile aux soins
et une grande liberté de choix
Sur le critère de la « réponse à la demande », la comparaison est indéniablement favorable au système
de soins français face à un certain nombre d’autres,
où les soins sont plus strictement contingentés et les
patients plus encadrés.
Par exemple, les listes d’attente concernent beaucoup
les systèmes nationaux de santé. Dans un rapport
récent de l’OCDE portant sur cette question, sur les
treize pays qui font l’objet d’études de cas, un seul
appartient au modèle des assurances sociales (les
Pays-Bas). On pourra évidemment objecter que nous
ne mesurons pas nos listes d’attente, mais on peut
104
Chapitre 4 Le meilleur système au monde ou un fiasco total ?
aussi souligner que les pays qui n’ont pas ressenti
le besoin d’un dispositif de mesure sont ceux dans
lesquels le problème se pose avec moins d’acuité. Le
rapport de l’OCDE confirme d’ailleurs que des délais
d’attente importants, notamment pour la chirurgie
élective (non urgente), sont constatés généralement
dans les systèmes publics sans co-paiements et ayant
une offre de soins limitée, et moins souvent dans les
systèmes d’assurances sociales avec liberté de choix
et ceux qui ont des dépenses élevées.
Le patient français jouit également d’une importante
liberté de circulation au sein du système. L’accès à la
médecine spécialisée, dont l’offre est importante à la
fois en médecine de ville et en consultation externe
à l’hôpital, est facile même si la mise en place du
médecin traitant en 2005 a encouragé financièrement
le passage par ce dernier (mais sans empêcher l’accès
direct, comme c’est le cas dans d’autres pays).
Toute médaille a son revers : un système de grande
liberté individuelle va souvent de pair avec un moindre
égalitarisme, car les catégories sociales utilisent ce
système de façon différenciée. De fait, les analyses de
l’OCDE montrent que la France est, avec l’Espagne,
le pays où les inégalités de recours au médecin spécialiste sont les plus élevées (Marion Devaux, Michael
de Looper, Health Working Paper, no 58, OCDE,
2012). Les écarts de taux de dépistage en fonction des
revenus, par exemple pour les cancers du sein ou du
105
col de l’utérus, sont aussi plus importants chez nous
que dans un certain nombre d’autres pays (OCDE,
Panorama de la santé, 2013).
Même si la démonstration n’est pas facile à établir, il
est possible que cet accès libre au système ne garantisse pas l’utilisation la plus économe des ressources,
pour obtenir des résultats de santé donnés.
Qualité des soins, équité du financement :
des acquis et des marges d’amélioration
La qualité des soins se transcrit d’abord dans les
résultats de santé. De ce point de vue, notre système
de soins réalise de bonnes performances.
Au-delà, les indicateurs rassemblés par l’OCDE offrent
un paysage moins univoque. Certains nous placent en
bonne position : nous avons un faible taux d’hospitalisation pour des pathologies telles que l’asthme et la
BPCO (broncho-pneumopathie chronique obstructive),
ce qui témoigne de la qualité des soins ambulatoires
en amont. À l’inverse, d’autres pays font mieux que
nous pour la qualité du suivi des patients chroniques.
Concernant le financement, on a vu la spécificité de
la situation française en matière de rôle de la couverture complémentaire. On peut la commenter de
façon diverse, soit en retenant que la France est un
des pays où les paiements directs des ménages sont
les plus faibles – avec 7,5 % en 2011, nous sommes
106
Chapitre 4 Le meilleur système au monde ou un fiasco total ?
juste après les Pays-Bas (6 %) et bien en dessous de
la moyenne de l’OCDE (20 %) –, soit en faisant valoir
que, derrière cette moyenne, il existe des cas de restes
à charge élevés, dont on ne sait pas dire précisément
dans quelle mesure, dans quelles conditions et à quel
prix ils sont couverts par les complémentaires. On sait
en tout cas que la fraction de la population la moins
bien couverte est celle qui se situe juste au-dessus
du seuil de la CMUC et qu’elle a le plus faible niveau
de recours aux soins.
Diverses sources de données font état également de
renoncements aux soins, cet argument étant très largement utilisé dans le débat public pour dénoncer le
caractère inéquitable du système. En 2010, 15 % des
Français déclarent ainsi avoir renoncé à des soins pour
raisons financières au cours de l’année écoulée (Paul
Dourgnon et al., Enquête sur la santé et la protection
sociale 2010, rapport Irdes no 553, 2012, p. 149-151).
Il faut toutefois examiner plus précisément ce que
recouvre ce chiffre élevé. Les soins dentaires (10 %)
et d’optique (3,5 %) sont les premiers concernés, ce
qui n’est guère étonnant compte tenu des tarifs, du
niveau de remboursement du régime obligatoire et de
l’hétérogénéité des couvertures complémentaires. Fort
heureusement, les taux de renoncement en dehors de
ces sphères sont plus bas, notamment pour les soins
de médecins (spécialistes 2 %, généralistes 1 %). Les
personnes renoncent beaucoup plus souvent à des
107
soins lorsqu’elles n’ont pas de couverture complémentaire (32 % versus 15 %).
Dans les enquêtes européennes (et en prenant ces
comparaisons avec précaution), la France se situe
dans la moyenne de l’Union européenne, proche de
l’Allemagne et de la Belgique, en ce qui concerne le
renoncement aux soins de médecins du cinquième
le plus pauvre de la population (autour de 4 % en
2011). Le Royaume-Uni, la Suède, les Pays-Bas et
l’Espagne font mieux que nous (moins de 1 %, pas
de renoncement déclaré pour le Royaume-Uni et les
Pays-Bas, selon l’enquête Silc).
Au-delà de la question du renoncement, il s’agit de
savoir si, en cas de problème de santé, on a accès,
quel que soit son niveau de revenu, aux soins nécessaires, pertinents, fournis à temps et conformes aux
recommandations médicales et à l’état de l’art.
En conclusion
La performance de notre système de santé peut être
appréciée diversement en fonction de l’éclairage
qu’on choisit.
L’excellence des soins techniques contraste avec
les résultats insuffisants de la France, par rapport à
d’autres pays, dans la lutte contre certains facteurs de
risque (tabac, alcool, accidents, suicides…). On peut
espérer vivre très longtemps si l’on atteint 65 ans, mais
108
Chapitre 4 Le meilleur système au monde ou un fiasco total ?
on meurt trop souvent avant, les hommes surtout.
Cette mortalité prématurée fait le lit d’inégalités
sociales de santé qui recoupent celles des comportements à risque.
Nos performances sont, en fin de compte, le reflet
de notre système de valeurs collectif. Nous avons un
accès aux soins facile et rapide, une grande liberté de
choix et de circulation, un certain confort d’utilisation
du système – autant d’éléments dont l’absence ou la
limitation sont sources d’insatisfaction dans d’autres
pays. La contrepartie est une attention certainement
moins grande portée à l’égalité réelle des chances
et des résultats.
Quant à l’efficience globale de notre système, elle
peut là aussi faire l’objet d’appréciations différentes.
L’OCDE nous classe dans un rapport récent (Améliorer
le rapport coût-efficacité des systèmes de santé, 2010)
comme un pays plutôt efficient, mais des gains de
performance sont possibles : nos coûts de gestion
sont élevés – ceci est lié notamment à la double
couverture, obligatoire et complémentaire –, les soins
fournis ne sont pas toujours pertinents, des économies
pourraient être réalisées dans de nombreux secteurs
(utilisation des génériques, chirurgie ambulatoire,
prescription médicamenteuse…).
109
Chapitre 5
Solutions miracles :
méfiance !
Régulièrement, des propositions simples et
séduisantes sont avancées pour résoudre les
problèmes du système de santé : il suffirait
d’un regard neuf et d’un peu de courage. Les
responsables politiques eux-mêmes manient
souvent la rhétorique de « la réforme qui va tout
régler », au risque de conforter l’opinion publique
dans l’idée d’une incapacité récurrente des
gouvernements. Mais les solutions miracles
résistent rarement à l’analyse et ne sont pas si
simples à appliquer. Ci-dessous, une petite liste
non exhaustive de ces remèdes faussement
évidents, mais qui soulèvent tout de même de
vraies questions et peuvent ouvrir des pistes de
réflexion.
Encourager la croissance des dépenses
mais limiter le financement public
Pourquoi vouloir freiner la croissance des dépenses ?
La santé est un bien supérieur, il est normal que la
part qu’une société lui consacre progresse avec le
revenu ; cette augmentation est par ailleurs positive
pour l’économie, elle crée des emplois et constitue
un secteur stratégique en termes de recherche et
d’innovation. Mais le financement public, lui, est
nécessairement limité : il faut en définir plus explicitement le périmètre et, au-delà, laisser le financement
privé prendre le relais.
113
Telle est la thèse avancée, par exemple, dans un
rapport du Cercle des économistes publié il y a une
dizaine d’années, qui voulait rompre avec le conformisme ambiant et cesser « le ressassement réducteur
d’un débat centré sur la réduction des dépenses »
(Économie de la santé : une réforme ? Non, une
révolution !, 2004). Les auteurs posaient comme
premier principe « la solidarité autour d’un panier
de haut niveau pour tous », financé collectivement,
et pour les soins courants, proposaient de laisser
jouer le financement privé. L’idée de distinguer la
solidarité de l’assurance, ou le gros risque du petit
risque, revient d’ailleurs régulièrement. La solidarité
devrait intervenir quand les dépenses ne sont pas
assurables, pour les risques lourds, les pathologies
chroniques (le rapport du Cercle des économistes
prend l’exemple des affections de longue durée), les
personnes qui ont une faible capacité contributive.
Mais pour le reste, il faudrait laisser aux individus la
capacité de s’assurer sur le marché sans peser sur les
prélèvements obligatoires.
Mais comment opérerait-on en pratique une telle
séparation, et serait-elle de nature à résoudre les
problèmes de financement de l’assurance-maladie ?
Tout d’abord, quel serait ce panier de soins de base
« de haut niveau », qui devrait, toujours selon le rapport du Cercle des économistes, être révisé régulièrement pour que les malades, « sans distinction de
114
Chapitre 5 Solutions miracles : méfiance !
ressources, puissent bénéficier en permanence du
niveau le plus avancé des pratiques médicales » ? En
quoi serait-il différent d’aujourd’hui ? Car les innovations techniques sont d’ores et déjà, dans notre
système, largement accessibles – parfois trop et trop
vite selon certains. Et celui-ci fonctionne, dès à présent, en assurant beaucoup mieux ce qui est grave et
cher (prise en charge à 100 % pour les affections de
longue durée, les interventions lourdes…) et moins
bien le petit risque pour lequel les tickets modérateurs
jouent à plein.
Le recentrage sur le « gros risque » – en admettant
qu’il ait été défini de façon idéale – est-il de nature à
assurer la viabilité de l’assurance-maladie ? Non, car
c’est sur les risques lourds que se développent les
innovations coûteuses : médicaments, anticancéreux,
antirétroviraux, traitements de l’hépatite C… tous
pris en charge à 100 % aujourd’hui. La tension sur
ce panier de biens se poursuivra comme aujourd’hui
au fur et à mesure de l’accroissement des possibilités
thérapeutiques.
Soigner mieux avec beaucoup moins d’argent
Un courant de pensée diamétralement opposé s’inscrit
en faux contre l’idée que la croissance de la dépense
de santé est à la fois inéluctable et souhaitable. Il argue
qu’aujourd’hui, une grande partie des ressources
est gaspillée en vain, sert uniquement à accroître la
115
rente des médecins et des industriels et ne génère
aucun gain de santé pour la population. On pourrait
donc parfaitement maîtriser la dépense et on ne s’en
porterait pas plus mal.
On retrouve là l’inspiration des travaux de Thomas
McKeown et Archibald Cochrane, évoqués au premier chapitre. Au-delà du débat sur les contributions
respectives à l’évolution de l’espérance de vie des
progrès médicaux, de l’environnement, des conditions de vie, des facteurs de risque, il est important
de déterminer, dans les soins aujourd’hui prodigués,
ce qui est utile et inutile, voire néfaste.
Ce débat a pris une acuité particulière dans la dernière
décennie, avec la prise de conscience croissante d’un
effet iatrogène possible des soins (c’est-à-dire des
conséquences néfastes pour la santé que peuvent
avoir les traitements). On peut penser, par exemple,
aux hospitalisations de personnes âgées provoquées
par les effets des médicaments. Les problématiques
de sur-traitement et de sur-diagnostic prennent une
place de plus en plus importante dans les colonnes des
journaux médicaux, certains parlant d’une « épidémie
moderne ». La pertinence d’un certain nombre d’actes
thérapeutiques, notamment d’actes chirurgicaux qui
se sont banalisés avec l’amélioration des techniques,
est questionnée.
Des chiffres énormes sont brandis : 750 milliards
de dollars inutiles aux États-Unis selon l’Institute of
116
Chapitre 5 Solutions miracles : méfiance !
Medicine, 30 % des dépenses totales – chiffre qui
fait écho à celui qu’avait avancé pour la France, il y a
vingt ans, le professeur Béraud, alors médecin-conseil
national de la CNAMTS (40 %). Les conclusions du
British Medical Journal Evidence Centre, qui synthétisent les résultats d’un grand nombre d’essais
reposant sur des échantillons aléatoires, sont souvent
citées à l’appui de ce raisonnement : sur 3 000 traitements analysés, 35 % ont une efficacité certaine
ou probable, 7 % présentent à la fois des bénéfices
et des risques, 8 % sont inefficaces voire nuisibles,
50 % ont une efficacité inconnue.
Ces chiffres spectaculaires permettent d’ouvrir le débat
et montrent le chemin à parcourir pour renforcer la
médecine fondée sur les preuves, mais peuvent-ils
être traduits en objectifs opérationnels ? Et avec quels
modes opératoires ? Comment réduire, concrètement,
la variabilité des pratiques médicales observée dans
tous les pays ? En France, le taux d’opérations de la
cataracte varie du simple au double entre départements. Le nombre d’appendicectomies (interventions
probablement encore trop souvent pratiquées) baisserait de 20 % si tous les départements s’alignaient sur
la fréquence parisienne. La chirurgie de l’obésité est
pratiquée selon des techniques différentes à Lyon, à
Montpellier et à Rennes. Mais passer de ces constats
à l’action est un processus complexe.
117
Ainsi, des agences chargées d’établir des recommandations médicales ont vu le jour dans tous les pays.
Mais dans la plupart des cas, ces recommandations
ne permettent pas de déduire quel est le « bon »
niveau d’intervention, et de repérer directement les
sur-traitements et les sous-traitements.
Même dans les cas – qui ne sont pas si fréquents –
où il est possible de mesurer précisément des écarts
à l’optimum, le mode opératoire permettant de les
réduire pose question. Beaucoup de stratégies ont
été déployées pour promouvoir les bonnes pratiques
(diffusion de recommandations, formation, retour
d’information, incitations financières…). Leur évaluation montre qu’il n’existe pas de formule magique et
que les évolutions, qu’il faut bien entendu continuer à
rechercher de la manière la plus résolue, sont toujours
très progressives ; le rythme des gains de productivité
réalisables en pratique permet-il d’assurer facilement
la viabilité du système, comme l’affirment les tenants
de la thèse du gaspillage généralisé ?
Enfin cette thèse, qui met en cause essentiellement
les offreurs de soins, prompts à nous proposer toutes
sortes d’examens et de traitements inutiles avec lesquels ils s’enrichissent, nous dédouane peut-être un
peu trop facilement de notre responsabilité collective :
la médicalisation croissante, parfois excessive, est
aussi la conséquence d’une demande sociale. Nous
admettons difficilement qu’un traitement ne soit pas
118
Chapitre 5 Solutions miracles : méfiance !
proposé même quand son bénéfice est marginal,
mettre un terme au remboursement des médicaments
peu efficaces donne toujours lieu à des accusations de
rationnement, l’idée d’éviter de dépister des cancers
après un certain âge quand le rapport bénéfice/risque
du traitement est défavorable demeure mal comprise.
Nous restons collectivement profondément convaincus
qu’en matière de soins, « plus c’est mieux ».
Changer de mode de financement
pour résoudre la question du déficit
La meilleure manière de financer l’assurance-maladie
fait l’objet de débats depuis plusieurs décennies.
Ce financement a d’ailleurs beaucoup évolué au cours
du temps. Le financement initial par des cotisations
proportionnelles au salaire plafonné était cohérent
avec la logique bismarckienne d’origine et avec le
versement de prestations qui étaient surtout, au début,
en espèces, c’est-à-dire un revenu de remplacement
des salariés en cas de maladie. L’évolution vers la
couverture universelle de la population résidente et la
part très importante prise par les soins – les indemnités
journalières en cas de maladie ou d’accident du travail
ne représentent en 2013 que 8,8 milliards d’euros sur
un total de 180 milliards d’euros de dépenses d’assurance-maladie, selon le rapport de la Commission des
comptes de la Sécurité sociale de juin 2014 – ont
distendu le lien entre assurance-maladie et travail. La
119
base de financement a été progressivement élargie,
d’abord par le déplafonnement des cotisations, puis
par la création de la contribution sociale généralisée
(CSG), prélevée sur l’ensemble des revenus et non plus
seulement sur ceux du travail, enfin par l’affectation
de recettes fiscales compensant les allègements de
charges sur les bas salaires. De fait, les recettes de
l’assurance-maladie proviennent aujourd’hui pour près
de la moitié d’impôts et taxes, alors qu’elles étaient
assurées à 97 % par les cotisations sociales en 1980
(Alain Gubian, « Quarante ans de financement de
l’assurance-maladie obligatoire », Traité d’économie
et de gestion de la santé, 2009, p. 164-179).
D’autres voies de réforme du financement ont été
envisagées et sont toujours en débat, par exemple
le remplacement des cotisations patronales par une
« contribution sur la valeur ajoutée » (c’est-à-dire
l’élargissement de la base des cotisations payées par
les entreprises au capital), ou par une « TVA sociale »
payée par les ménages, ou par la CSG.
Il n’entre pas dans le cadre de cet ouvrage de discuter des impacts économiques positifs et négatifs
de ces différents modes de financement (impact sur
l’emploi, la compétitivité, le pouvoir d’achat, effets
redistributifs…). Mais du point de vue de l’équilibre
financier de l’assurance-maladie, il faut souligner
qu’il n’existe pas d’assiettes miracles : qu’il s’agisse
de la masse salariale, des revenus totaux, de la valeur
120
Chapitre 5 Solutions miracles : méfiance !
ajoutée, sur une longue période, elles évoluent parallèlement à la richesse nationale. Il est donc illusoire
de penser qu’une réforme du financement serait de
nature à accroître automatiquement les recettes sans
augmentation des prélèvements.
Faire plus de prévention
réduirait les dépenses de soins
Selon une idée largement répandue, la faiblesse de
la part des dépenses de santé consacrée à la prévention démontre, par elle-même, la nécessité d’un
rééquilibrage d’un système trop orienté vers les soins
curatifs. La prévention coûtant moins cher que les
soins curatifs (intensifs et impliquant des techniques
onéreuses), son développement génèrerait nécessairement des économies pour le système de soins en
évitant ces traitements lourds. Cela apparaît relever du
bon sens, et d’ailleurs on retrouve cette « évidence »
dans beaucoup de prises de position publiques. Mais
en fait, poser le problème ainsi n’est pas pertinent.
Il est vrai que la part de la prévention évaluée par les
comptes de la santé est modeste (2 % des dépenses
totales). Il est devenu courant de s’indigner de ce
faible pourcentage : la nécessité d’accroître les moyens
alloués s’en déduirait ipso facto. Certains vont même
jusqu’à mettre en balance ces 2 % des dépenses
avec les 40 % de mortalité évitable par des actions
de prévention.
121
Mais outre que ce chiffre de 2 % sous-estime les
dépenses de prévention (il ne comprend pas l’activité
de prévention des professionnels de santé, ni d’autres,
comme celles de la sécurité routière, qui ne sont pas
comptabilisées dans le champ des dépenses de santé),
on ne peut pas juger de leur insuffisance sur le seul
constat de leur part dans le total, et ce quelle que soit
cette part : quel serait le « bon » taux de dépenses de
prévention ? Cette question n’a évidemment pas de
réponse si on n’analyse pas ce qu’apportent respectivement les ressources investies dans la prévention
et dans les soins curatifs.
Une deuxième idée communément partagée est que
prévenir un problème de santé coûte moins cher que
le traiter (les coûts étant entendus ici au sens des coûts
directs correspondant à la mobilisation des moyens
humains et matériels nécessaires). Les interventions
préventives, peu techniques, apparaissent comme
très économiques par rapport à celles, plus lourdes,
nécessaires au traitement des pathologies ainsi évitées.
Ce raisonnement, certainement valide ex post pour
un individu donné (une fois le risque réalisé, c’est-àdire une fois la maladie déclarée, il aurait été moins
coûteux de la prévenir), n’est pas toujours extra­
polable ex ante à une population donnée. En effet,
si la probabilité de survenue de la maladie est faible,
mener une action de prévention sur l’ensemble de la
population peut être beaucoup plus coûteux que de
122
Chapitre 5 Solutions miracles : méfiance !
guérir, même par des soins intensifs et chers, la fraction
de la population atteinte par l’affection en question.
Par exemple, des études anglo-saxonnes montrent
que systématiser la détection du tabagisme par le
généraliste et proposer des traitements substitutifs
engendrent des économies nettes ; en revanche, le
dépistage et le traitement médicamenteux systématiques de l’hypertension sont plus coûteux que le
traitement des pathologies qu’ils évitent.
Mais en fait, ce raisonnement n’a pas réellement de
sens : la question n’est pas de savoir si la prévention
est moins coûteuse que les soins mais si, pour un
coût donné, elle permet des gains de santé plus
ou moins importants que de traiter les personnes
devenues malades. Si l’on reprend l’exemple précédent, une stratégie de dépistage et de traitement
systématiques de l’hypertension ne permet pas de
réaliser des économies nettes, mais elle permet de
sauver beaucoup de vies à un faible coût, surtout si
on utilise des médicaments génériques : il est donc
intéressant de la promouvoir. Il faut apprécier au cas
par cas le rapport « coût-efficacité » de différentes
stratégies.
On peut être surpris, par ailleurs, que le raisonnement
en termes de pure comparaison de coûts soit si prégnant lorsqu’il s’agit de prévention, alors que dans le
domaine des soins curatifs, il ne viendrait à l’idée de
personne de comparer le coût de deux traitements
123
alternatifs sans mettre en parallèle en même temps
leurs résultats. Peut-être est-ce lié précisément au fait
que la croyance selon laquelle la prévention permet
de réaliser des économies reste très répandue. Mais
c’est un mauvais argument, qui d’ailleurs peut donner lieu à un enchaînement d’autres raisonnements
spécieux : ainsi celui selon lequel d’autres maladies
remplaceront celles que la prévention permettrait
d’éviter, aucune économie n’étant alors réalisée.
Arrête-t-on de soigner un malade du cancer parce
que, si on guérit ce cancer, il pourrait avoir ensuite
un infarctus ? On voit bien que ce type de réflexion
n’a pas de sens.
Il faut donc arrêter, pour défendre la prévention, de
s’appuyer sur un argument de type purement financier
– la prévention ne coûte pas cher, ou la prévention
coûte moins cher que les soins –, qui relève finalement d’un critère de jugement plus exigeant que
celui généralement utilisé pour évaluer l’introduction
d’une intervention thérapeutique. Il faut mesurer
les coûts et les bénéfices, en termes de vies et de
qualité de vie gagnées, des actions de prévention
comme des stratégies de soins. Dans l’un et l’autre
cas, certaines ont un bon rapport coût-efficacité,
d’autres peuvent faire dépenser beaucoup d’argent
pour peu de résultats.
124
Chapitre 5 Solutions miracles : méfiance !
La fraude est responsable du trou de la sécu
L’idée revient souvent dans le débat politique : la
fraude est à l’origine de dépenses beaucoup trop
élevées et creuse le déficit, faute d’être combattue
efficacement. « C’est la fraude qui mine les fondements mêmes de cette République sociale que les
frères d’armes de la Résistance ont voulu bâtir pour
la France et qu’ils nous ont léguée » (discours de
Nicolas Sarkozy, 15 novembre 2011). La Sécurité
sociale « doit en terminer avec les excès – nous les
connaissons – et les abus. Parce qu’ils mettent en
cause l’idée même de solidarité » (discours de François
Hollande, 31 décembre 2013).
Il existe certes des comportements délictueux concernant les prestations d’assurance-maladie, aussi bien
chez les professionnels de santé que chez les assurés
ou les entreprises. Ils doivent être combattus, et ils
le sont : la lutte contre la fraude s’est fortement
développée et professionnalisée dans les caisses
d’assurance-maladie depuis une dizaine d’années.
Des équipes ont été formées, les bases de données
sont utilisées pour détecter des activités suspectes,
tous les secteurs sont analysés. Au total, les fraudes et
activités fautives détectées et stoppées représentent
chaque année 150 millions d’euros.
Mais s’il faut poursuivre la lutte contre la fraude, il
est également nécessaire de prendre la mesure de
son ampleur : il s’agit de comportements extrêmes,
125
marginaux. Si la masse de nos dépenses croît, ce
n’est pas parce que ces infractions se développent,
mais pour les raisons qui ont été évoquées plus haut :
développement des progrès techniques, augmentation
de l’offre de soins, besoins et demandes croissants.
En termes d’impact sur le déficit de l’assurance-maladie, le travail au noir et l’évasion fiscale, qui privent
la Sécurité sociale de recettes, sont d’un ordre de
grandeur autrement plus massif que la fraude aux
prestations. Ainsi, un rapport parlementaire de 2011
évaluait la fraude aux cotisations sociales entre 8
et 15 milliards d’euros, contre 2 à 3 milliards pour
la fraude à l’ensemble des prestations sociales, y
compris revenu de solidarité active (RSA), allocations
familiales…
Responsabiliser les individus
sur leurs conduites et modes de vie
Fumer, boire de l’alcool, faire du ski… impliquent
des risques pour la santé. L’idée est parfois avancée que les individus en sont déresponsabilisés par
l’assurance-maladie, puisqu’ils n’ont pas à en subir
les conséquences financières, les soins étant pris en
charge par la collectivité dès lors qu’ils développent
des pathologies induites par leur mode de vie. Les
économistes utilisent pour désigner ce phénomène le
terme de « risque moral » : le risque que l’on cherche
à assurer est aggravé du fait des agissements des
126
Chapitre 5 Solutions miracles : méfiance !
personnes qui se savent couvertes. Le rapport du
Cercle des économistes cité plus haut se fait l’écho
de ce raisonnement : « La “gratuité” apparente de la
majeure partie de ces dépenses induit un ensemble
de comportements non responsables : “puisque la
santé n’a pas de prix, je n’ai pas à gérer mon capital
santé, car j’aurai accès, le moment venu, à des soins
gratuits”. »
Mais plusieurs arguments s’opposent à une responsabilisation financière qui consisterait à faire payer leurs
soins aux personnes ayant des conduites à risque.
Tout d’abord, on considère en général que l’ampleur
de ce phénomène de risque moral est limité en santé,
car la maladie n’a pas qu’un coût financier : elle
entraîne des souffrances, une incapacité, voire la
perte d’une vie. Ces conséquences potentielles, que
l’assurance-maladie ne couvre pas, sont autrement
plus graves pour les individus que le fait d’avoir à
payer leurs soins.
Par ailleurs, l’imputabilité de la maladie à la responsabilité personnelle est très discutable. Si elle était
seule en jeu, les facteurs de risque comportementaux
seraient distribués de manière homogène entre les
groupes sociaux, or on a vu que ce n’était pas le cas.
Le tabagisme se concentre dans les milieux défavorisés. À 6 ans, 14 % des enfants d’ouvriers sont en
surpoids et 4 % obèses, contre 9 % et 1 % des enfants
de cadres. Où est la responsabilité personnelle, celle
127
de l’environnement (prix et composition des produits
alimentaires, restauration collective…), celle de la
transmission générationnelle (habitudes alimentaires
héritées du milieu d’origine) ?
Au demeurant, cette responsabilisation existe déjà
d’une autre manière, via la taxation de ces produits
nocifs (« sin taxes », les taxes du péché, comme les
appellent les Anglo-Saxons), qui pèse par construction
sur la population consommant ces produits. Ces taxes
supplémentaires ont par exemple multiplié par deux
le prix du tabac en dix ans.
Il faut donc certainement développer l’esprit de responsabilité, pour que chacun contribue à entretenir
son « capital santé » et utilise à bon escient le système de soins, mais des actions d’éducation et de
sensibilisation, ou visant à favoriser ces attitudes par
des environnements sains, sont probablement plus
efficaces dans ce domaine qu’une responsabilisation
sur le coût des soins. Celle-ci serait au demeurant
inapplicable en pratique, quand il s’agit de traitements très onéreux, et contradictoire avec toute la
philosophie et l’éthique du système de santé.
Changer l’organisation institutionnelle
pour que tout aille mieux
Il y a aujourd’hui finalement peu de débat démocratique sur les facteurs fondamentaux de l’augmentation
128
Chapitre 5 Solutions miracles : méfiance !
des dépenses, sur la priorité à donner ou non au
secteur de la santé, sur l’utilité et la valeur sociale
accordée à différents soins, sur les arbitrages à faire
entre facilité d’accès, efficacité collective, équité.
Le seul horizon est le ressassement des discours sur
le déficit et donc, en corollaire, sur l’incapacité des
gestionnaires.
La solution s’en déduit : changeons la gouvernance du
système, et tout ira mieux ! Les Français sont d’ailleurs
friands de propositions de réorganisations institutionnelles. Il n’est pas un mois sans qu’un rapport
paraisse avec sa recommandation en la matière : pour
les uns, il faut confier le maximum de responsabilités
aux agences régionales de santé en leur donnant des
enveloppes de dépenses à gérer ; pour les autres,
il s’agit de supprimer l’assurance-maladie pour la
remplacer par une agence sous contrôle de l’État ;
pour d’autres encore, à rebours de cette évolution
vers une étatisation du système, il faudrait déléguer la
gestion des dépenses au premier euro aux mutuelles
et aux assureurs en concurrence.
Il ne s’agit pas ici de dire que la gouvernance du
système français est idéale. Comme on l’a vu au chapitre 2, son caractère hybride s’est renforcé, avec un
rôle croissant de l’État. Les partages de responsabilités
ont évolué au fil des textes législatifs. La loi de 2004 a
fait émerger l’assurance-maladie comme l’opérateur
principal d’une gestion active du risque, qu’elle a
129
effectivement fortement développée depuis dix ans au
sein d’un réseau structuré. La loi de 2009, en mettant
en place des agences régionales de santé issues de la
fusion des directions départementales et régionales
des affaires sanitaires et sociales, leur a confié un rôle
large et très transversal. Le paysage qui en résulte est
complexe : l’articulation entre ces deux réseaux, qui
ont des savoir-faire différents, est indéniablement à
améliorer, et beaucoup considèrent que cette gestion
« bicéphale » freine l’efficacité collective. Le maintien
de régimes alors que la couverture est universelle sur
la base de la résidence, la répartition des rôles entre
l’assurance-maladie obligatoire et l’assurance complémentaire peuvent aussi être questionnés.
Pour autant, il faut se garder d’une présentation par
trop simplificatrice des schémas alternatifs, et surtout,
éviter de faire croire que des problèmes consubstantiels à tous les systèmes de santé trouveraient
miraculeusement leur solution grâce à une nouvelle
architecture institutionnelle.
Par exemple, un accroissement notable des responsabilités des agences régionales de santé soulève
plusieurs questions : peuvent-elles être à la fois le
régulateur et la tutelle de l’hôpital public ? Ces rôles
ne sont-ils pas contradictoires ? Si elles sont amenées
à faire leurs propres choix stratégiques sur les priorités de santé, sur l’allocation des ressources, sur les
rémunérations des professionnels, à partir de quel
130
Chapitre 5 Solutions miracles : méfiance !
moment peut-on estimer qu’un contrôle démocratique de ces choix (par des élus) est nécessaire pour
encadrer l’arbitraire administratif ? Comment pourraient-elles, aujourd’hui, respecter en pratique des
objectifs financiers, et quelle est à cet égard la bonne
articulation entre les leviers nationaux et régionaux ?
Ces questions se posent dans tous les pays, et elles
ne sont simples nulle part. Par exemple, les réorganisations périodiques du système anglais, le National
Health Service (NHS), illustrent la recherche, depuis
plus de vingt ans, d’un équilibre sans cesse déplacé
entre pilotage centralisé (avec une production importante de normes nationales) et marges de manœuvre
locales. La séparation des rôles de régulateur (« acheteur de soins », dans la terminologie anglaise) et de
fournisseur de soins, qui étaient confondus dans le
NHS à l’origine, a d’ailleurs été une pierre angulaire
des réformes. C’est pourquoi le NHS a transformé le
statut de ses hôpitaux publics. L’équilibre des pouvoirs
est aussi en redéfinition périodique dans les pays où
la gestion du système de santé est dévolue aux élus
locaux (chapitre 6).
Parmi les schémas institutionnels proposés, celui de
la concurrence entre assureurs appelle quelques commentaires complémentaires. L’idée serait de garder le
principe d’une assurance-maladie obligatoire, avec
un panier de biens défini nationalement, mais de
déléguer la gestion des prestations à des organismes
131
d’assurance – qui peuvent être les régimes de base,
mais aussi les mutuelles ou les assureurs santé –,
parmi lesquels les assurés pourraient choisir. Elle est
inspirée notamment par la réforme néerlandaise de
2006, fruit de deux décennies de cheminement politique et technique. Les résultats de cette réforme, qui
seront évoqués ci-après, peuvent être mis en avant
aussi bien par les promoteurs que par les opposants
d’une telle évolution : ils montrent indéniablement
qu’un système de ce type est possible (sous réserve,
il faut en être conscient, d’un ensemble de conditions
complexes pour fonctionner correctement), mais que
sa supériorité par rapport aux schémas de gouvernance à l’œuvre dans d’autres pays n’est pas avérée.
Des assureurs en concurrence sont-ils, par hypothèse,
mieux à même de mener une politique de gestion
active du risque que les régimes d’assurance-maladie
statutaires, et donc d’engendrer des gains d’efficience
et d’équilibrer les comptes ? Cette hypothèse peut
être discutée : les dépenses d’assurance-maladie sont
tenues en France depuis plusieurs années, avec un
respect strict de l’Ondam voté, notamment grâce à
une politique de gestion du risque qui s’est considérablement développée. À l’inverse, dans les secteurs
comme l’optique où les assureurs complémentaires
jouent un rôle important, les résultats ne sont pas
aujourd’hui probants en termes de pression mise sur
les fournisseurs.
132
Chapitre 5 Solutions miracles : méfiance !
Évitons en tout cas de faire croire que ces schémas
alternatifs de gouvernance nous exonèreraient mira­
culeusement de la difficulté à trouver un équilibre
entre la dynamique de développement du système et
les contraintes des finances publiques. Et présentonsles pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des convictions
– toutes légitimes, mais discutables –, plutôt que
comme des évidences scientifiques.
On pourrait allonger la liste des « solutions évidentes »
avancées ici ou là : le dossier médical personnel permettait de réaliser des milliards d’économies selon
les premières estimations, la fin du paiement à l’acte
pour les médecins serait de nature à changer fondamentalement le système…
Il ne s’agit pas de nier l’importance de tous ces sujets,
et encore moins de suggérer qu’il faudrait s’en tenir
au statu quo, car derrière chacun d’eux résident de
réels défis posés au système français, comme à tous
les autres : comment responsabiliser tous les acteurs
dans un système où l’on ne paye pas le vrai prix des
soins ? Comment améliorer la gouvernance et répartir
au mieux les responsabilités ? Quelle est la meilleure
manière de payer les offreurs de soins : paiement à
l’acte, capitation, salaire ? Faut-il des rémunérations
mixtes, développer des bonus sur objectifs de qualité
des soins ou de santé publique ? Comment mieux
évaluer le service rendu par les traitements et éviter
de payer pour des soins peu efficaces ou peu utiles ?
133
Quelles sont les stratégies de prévention efficaces au
meilleur coût ? Comment faire évoluer les comportements pour améliorer le suivi des recommandations de
bonnes pratiques ? Comment mieux coordonner les
soins pour les patients chroniques ? Quel est l’impact
du mode de financement sur l’emploi et la compétitivité ? Comment lutter efficacement contre la fraude ?
Toutes ces questions sont à traiter et peuvent faire
partie d’un agenda de réformes. Mais il est important
de garder un esprit critique vis-à-vis des évidences
simplificatrices et de reconnaître qu’il n’existe pas
de solution miracle, si l’on veut faire progresser la
maturité du débat démocratique sur des choix qui
sont nécessairement complexes.
134
Chapitre 6
Que font les autres ?
Si l’avenir du système de santé français fait l’objet
de débats animés, ils sont sans commune mesure
avec ceux qui ont lieu dans certains pays (ÉtatsUnis, Royaume-Uni, Pays-Bas…). Des réformes
ambitieuses y ont été mises en œuvre, qui ont
modifié assez fondamentalement l’organisation
et la gouvernance des systèmes de santé –
compétition régulée entre assureurs, délégation
de gestion à des « offreurs de soins », nouvelles
répartitions de compétences entre le local et le
national. Peut-on s’inspirer des stratégies et outils
développés à l’étranger pour améliorer la qualité et
l’efficience des systèmes de santé ?
Certains systèmes d’assurances sociales
évoluent vers la concurrence entre assureurs
Parmi les pays où la couverture contre le risque maladie était historiquement organisée sur le modèle des
assurances sociales, certains ont évolué vers plus de
concurrence, tout en restant dans le cadre d’un financement socialisé. C’est le cas notamment des Pays-Bas,
où une réforme majeure a été mise en œuvre, avec
une étape décisive en 2006, près de vingt ans après
les premières propositions de la commission Dekker.
Antérieurement coexistaient une assurance-maladie
obligatoire pour les deux tiers de la population, gérée
par des caisses publiques, et des assurances privées,
facultatives, pour le tiers le plus riche. Depuis 2006,
137
toute la population est couverte par une assurancemaladie de base devenue obligatoire, uniforme dans
ses garanties, et dont la gestion est déléguée à des
assureurs privés en concurrence. Chaque Néerlandais
peut s’inscrire auprès de l’assureur de son choix.
L’Allemagne a également mis fin à l’affiliation obligatoire à une caisse en fonction de la situation professionnelle ; depuis 1996, tout Allemand est libre de
choisir sa caisse et peut en changer s’il le souhaite.
La Suisse dispose d’un système similaire, auquel
elle est parvenue par un chemin différent : le choix
entre assureurs a toujours existé, mais jusqu’en 1996,
l’affiliation restait volontaire et la concurrence était
peu régulée, ce qui rendait difficile un changement
d’assureur pour les personnes malades.
Le bénéfice attendu de cette concurrence peut être
résumé ainsi : étant en compétition pour attirer les
adhérents, les assureurs doivent leur proposer des
soins de qualité au meilleur prix. Ils sont donc incités
à faire pression sur les offreurs de soins et à innover
pour améliorer le service rendu aux usagers.
Les services nationaux de santé en quête
d’un nouveau modèle : l’exemple anglais
Depuis vingt ans, l’archétype des modèles beveridgiens a considérablement évolué. Au-delà des alternances politiques, le fil conducteur des réformes a été
138
Chapitre 6 Que font les autres ?
d’introduire davantage de choix et de concurrence
pour dynamiser un système jugé trop bureaucratique
et insuffisamment à l’écoute des besoins des usagers.
Cette concurrence est organisée non pas entre assureurs comme dans les exemples précédents, mais entre
offreurs de soins (médecins et hôpitaux).
Pour un usager du système français, habitué à pouvoir
choisir son médecin généraliste, son spécialiste ou
l’établissement hospitalier où il se fait opérer, il n’y a
là a priori rien de bien extraordinaire. De fait, d’une
certaine façon, le mouvement opéré par le National
Health Service (NHS) anglais a conduit à le rapprocher
des systèmes d’assurance sociales, en donnant une
certaine autonomie de gestion à des hôpitaux qui
étaient pilotés antérieurement de façon centralisée
et davantage de choix aux malades.
Mais le système a poussé beaucoup plus loin l’idée
d’une régulation par le « marché interne », en faisant
émerger une fonction d’« acheteur de soins », distincte
de celle de « fournisseur de soins » et en impliquant
les médecins de première ligne, qui sont donc chargés de « commanditer » les soins de spécialistes et
d’hospitaliers pour le compte de leurs patients. Les
réformes successives ont testé plusieurs options,
avec les « généralistes gestionnaires de budget » de
l’époque Thatcher, puis, sous le Gouvernement Blair,
des réseaux de médecins généralistes par territoire
qui sont devenus, au fil des années et des fusions,
139
plus proches d’administrations locales (comptant
néanmoins des praticiens de terrain dans leurs instances de gouvernance). La réforme de 2012 a opéré
un revirement radical, supprimant ces 150 structures
locales ainsi que les administrations régionales et
accordant le pouvoir d’« acheteur » directement à des
consortiums de cliniciens (généralistes). Entre-temps,
il faut rappeler qu’une politique volontariste de développement de l’offre de soins privée avait été menée
par les travaillistes (centres de chirurgie programmée,
structures de soins de première ligne…), d’une part
pour augmenter rapidement les capacités de soins
et ainsi réduire les listes d’attente, d’autre part pour
créer une émulation au sein des fournisseurs de soins
du NHS. Les groupes de cliniciens peuvent ainsi choisir
de contractualiser avec ces offreurs privés.
La réforme de 2012, entrée en vigueur il y a un an, a
donné lieu à une âpre bataille politique. En effet, elle a
été ressentie comme ouvrant la voie à une privatisation
du système, en confiant 80 % du budget du NHS à
des médecins généralistes, qui exercent eux-mêmes
à titre libéral et peuvent choisir de contractualiser
avec des opérateurs privés.
Il faut par ailleurs rappeler que cette décentralisation
au niveau des médecins de terrain n’empêche pas le
maintien d’un encadrement centralisé, ayant toujours
eu une place importante au Royaume-Uni (recommandations médicales très structurées élaborées par
140
Chapitre 6 Que font les autres ?
une agence nationale qui a été la première du genre,
objectifs à atteindre, indicateurs de performance…).
La recherche du bon niveau territorial
de gouvernance
Dans plusieurs systèmes de santé, des changements
importants ont également eu lieu, au cours des vingt
dernières années, dans la répartition des pouvoirs
entre les niveaux territoriaux de gouvernement.
La tendance a été à une décentralisation croissante
dans les années 1990. Les dix-sept communautés
autonomes espagnoles, les vingt régions italiennes
se sont vu confier la responsabilité du système de
santé dans leur territoire. Ce processus, inscrit dans
un mouvement politique global d’autonomisation
des régions, s’est déroulé en plusieurs étapes, avec
une décentralisation de la gestion d’abord, puis de la
responsabilité financière corrélativement à l’accroissement de l’autonomie fiscale. L’État central a conservé
un rôle de cadrage général et de coordination.
Les pays scandinaves avaient déjà une longue tradition de décentralisation, à une échelle territoriale
beaucoup plus proche des populations que ne le
sont les régions italiennes, espagnoles ou françaises :
les comtés en Suède ou au Danemark (350 000 à
400 000 habitants en moyenne), voire les municipalités
pour les soins primaires (en Norvège) ou l’ensemble
141
des soins (en Finlande). Au cours des années 1990, la
tendance décentralisatrice s’est renforcée, notamment
au Danemark et en Suède où des blocs de compétences importants ont été transférés des comtés aux
municipalités, comme les soins de long terme aux
personnes âgées, aux personnes handicapées et aux
malades mentaux stabilisés.
Mais les évolutions récentes de la gouvernance ont
eu plutôt tendance, à l’inverse, à renforcer le pouvoir
de décision du niveau central. Cette tendance est
perceptible dans les pays nordiques, en Allemagne,
en Italie, en Australie.
Certaines réformes ont procédé d’une réorganisation
administrative globale, comme au Danemark où les
seize comtés ont été remplacés par cinq régions qui
gèrent désormais l’essentiel des services de soins. La
recentralisation politique (diminution du nombre de
collectivités locales) s’est accompagnée d’une recentralisation fiscale (des comtés à l’État). En revanche, les
activités de prévention et de promotion de la santé ont
été décentralisées au niveau des municipalités, dont le
nombre a été aussi fortement réduit. En Norvège, la
propriété des hôpitaux a été transférée des dix-neuf
comtés à l’État central, avec une gestion déconcentrée
au niveau de cinq régions. Des mouvements similaires
ont eu lieu en Finlande et en Suède, avec une diminution du nombre de collectivités territoriales et un
renforcement du pilotage national. Mais il faut noter
142
Chapitre 6 Que font les autres ?
que tous ces pays se caractérisaient par un niveau de
décentralisation très élevé.
Dans tous les cas, la gestion du système de santé met
en jeu des collectivités territoriales élues, et non pas
une déconcentration administrative comme elle s’est
opérée en France avec la mise en place des agences
régionales de santé.
Que penser de ces réformes ?
Quel impact ont-elles eu ?
Le premier constat est assez contre-intuitif par rapport
à l’idée très répandue que concurrence rime nécessairement avec baisse de la solidarité. Aux-Pays-Bas, en
Allemagne, en Suisse, ces réformes ont introduit plus
d’équité, en apportant une solution à des problèmes
particuliers à chacun, qui ne se posent d’ailleurs pas en
France : compartiment d’assurance privée facultative
pour les plus riches aux Pays-Bas, hétérogénéité des
taux de cotisations en Allemagne, concurrence non
régulée en Suisse.
Elles ne sont donc pas synonymes de « désocialisation » du risque maladie, mais ont au contraire fait
progresser l’universalité de la couverture maladie, en
rendant obligatoire, dans les trois pays, l’assurance
pour l’ensemble de la population (l’Allemagne ayant
été la dernière en date en 2009).
143
L’extension de la l’assurance-santé aura aussi été
l’enjeu essentiel des deux mandats de Barack Obama :
sa réforme qui, vingt ans après l’échec du plan Clinton,
a déclenché une bataille politique intense, et dont la
mise en œuvre se heurte à des obstacles techniques
majeurs, sera si elle arrive à s’inscrire durablement
dans les faits une avancée majeure pour la fraction
de la population aujourd’hui privée d’assurance.
Si on n’attendait pas la concurrence entre assureurs
sur le terrain de l’équité, est-elle plus conforme aux
attentes en ce qui concerne la bonne gestion du
système et l’amélioration du rapport coût-efficacité ?
La démonstration n’est pas non plus éclatante. Les
assureurs néerlandais ont mis en place des innovations
et ont fait baisser les prix dans certains secteurs (par
exemple, les médicaments). Mais le niveau global de
dépenses des Pays-Bas a beaucoup progressé depuis la
réforme de 2006, ainsi que la participation financière
des assurés, et la viabilité financière du système reste
une préoccupation des pouvoirs publics.
Par ailleurs, pour qu’un tel système fonctionne correctement, il est nécessaire de réunir des conditions
complexes.
Tout d’abord, les assureurs doivent pouvoir être « acheteurs de soins », ce qui signifie que les pouvoirs publics
sont obligés de se dessaisir des leviers de régulation à
leur profit. Aux Pays-Bas, effectivement, les assureurs
négocient de plus en plus les prix des médicaments ou
144
Chapitre 6 Que font les autres ?
des soins hospitaliers. Mais l’expérience montre que
l’abandon de régulation par l’État n’est pas si simple,
et que celui-ci a dû à plusieurs reprises intervenir, par
exemple pour assurer la viabilité globale du système
en instaurant des plafonds de dépenses. L’Allemagne
n’est pas allée aussi loin que les Pays-Bas, la contractualisation reste essentiellement collective entre les
unions de caisses et les unions de médecins, les initiatives individuelles des caisses se faisant à la marge.
Ensuite, pour éviter que les assureurs ne se fassent
concurrence en sélectionnant les bons risques, un
système de péréquation opérant une redistribution
financière entre eux de façon à refléter la composition
de leur clientèle (si leurs adhérents sont plus malades,
les sommes qui leur sont versées doivent être plus
élevées) doit être mis en place. Les Néerlandais ont
investi d’importantes ressources sur ces techniques
d’« ajustement au risque ». À ce propos, le fait qu’en
France, certains suggèrent qu’on pourrait simplement verser aux assureurs une somme forfaitaire
par assuré, éventuellement modulée en fonction de
l’âge, témoigne bien de l’insuffisante maturité de la
réflexion dans notre pays sur ces questions. L’expérience montre en effet que si ces ajustements sont
insuffisants, les assureurs ont tendance à sélectionner les risques. Ils peuvent aussi le faire de manière
indirecte (par leur localisation géographique, leur
marketing…), et d’autant mieux qu’ils sont aussi
145
pourvoyeurs d’assurance complémentaire. Tous ces
aspects doivent donc être régulés et surveillés.
Plus globalement, il faut bien se rendre compte que
cette forme de concurrence n’est pas du tout synonyme de dérégulation. Au contraire, elle exige pour
fonctionner correctement une régulation très complexe et de nombreuses conditions préalables (information du consommateur, encadrement des contrats,
incitations financières pour les assureurs mais aussi
pour les assurés, supervision de la qualité…). Autant
de conditions qui ne sont actuellement réunies nulle
part en totalité.
C’est d’ailleurs bien pourquoi le débat n’est pas tranché aujourd’hui entre « croyants » et « non-croyants » :
on est toujours à mi-chemin du système cible tel qu’il
est imaginé par les promoteurs de ces réformes, avec
un mélange de régulation étatique et concurrentielle.
Ce que produirait, dans la durée, un système de
compétition régulée parvenu à maturité reste une
question ouverte.
Au chapitre des résultats paradoxaux, on peut rappeler
aussi qu’en matière d’innovation, le service national
de santé anglais, qui reste géré par l’État sans mise
en concurrence d’opérateurs d’assurance, compte
certainement parmi les plus audacieux. Il a mené
nombre d’initiatives pionnières, qui ont inspiré ses
homologues étrangers : l’agence d’évaluation des
146
Chapitre 6 Que font les autres ?
technologies NICE (pour National Institute for Health
and Care Excellence), le paiement à la performance
pour les généralistes, la transformation complète du
statut des hôpitaux publics, la fonction d’acheteur
confiée aux médecins de soins primaires…
Aujourd’hui, aucun modèle ne semble particulièrement dominer les autres en termes d’efficacité et
d’efficience. C’est d’ailleurs la conclusion de l’OCDE
dans un rapport récent (Améliorer le rapport coûtefficacité des systèmes de santé, 2010). Il faut donc
éviter de vouloir trop rapidement transposer des
schémas, dont la réussite suppose d’ailleurs un long
processus préparatoire, qui se compte en décennies,
et s’inscrit dans une trajectoire, une culture, des institutions spécifiques. Aucun modèle n’est de nature à
résoudre de manière magique les tensions auxquelles
tous les systèmes de santé solidaires sont confrontés,
entre la dynamique de croissance du secteur et les
contraintes des finances publiques, entre des objectifs
de qualité, de liberté, d’équité et d’économie qui
peuvent être contradictoires.
Des stratégies et des outils
pour améliorer la qualité et maîtriser les coûts
Que les systèmes de santé aient ou non réformé leur
organisation et leur gouvernance, ils ont développé
des outils similaires pour essayer d’augmenter la
147
qualité et l’efficience des soins, parmi lesquels on
peut citer (la liste n’étant pas exhaustive) :
– le développement de l’« evidence-based medecine »,
la médecine fondée sur les preuves, avec des agences
chargées de formuler et diffuser des recommandations
de bonnes pratiques, régulièrement actualisées en
fonction de l’état de la science ;
– une évaluation plus exigeante des nouvelles technologies, de leur apport effectif à la santé, de leur coût
comparé, pour mieux éclairer les choix de priorités
sur les soins à rembourser ;
– l’utilisation accrue des systèmes informatisés, à
plusieurs niveaux – pour la gestion des soins aux
patients, avec des dossiers électroniques de patients
et des échanges d’information plus performants
entre professionnels, mais aussi pour la régulation
du système, avec de plus en plus de données pour
suivre la qualité et la performance du service rendu
à la population ;
– plus globalement, les usages croissants des nouvelles technologies de l’information et de la communication, qui bouleversent potentiellement la manière de
fournir des services de santé (télémédecine, e-learning,
e-coaching…) ;
– la mise en place de modes de rémunération innovants, pour les professionnels, les établissements
de soins, les industriels pour inciter à une meilleure
qualité et efficience (combinaisons de modes de
paiement différents, paiements à la performance,
148
Chapitre 6 Que font les autres ?
paiements globalisés par épisodes de soins, partage
des risques…) ;
– des programmes pour mieux prendre en charge
les pathologies chroniques, qui sont un enjeu majeur
pour tous nos systèmes, et qui supposent des outils de
coordination, le développement des compétences des
patients, la gestion des transitions dans des parcours
de patients qui sont souvent complexes.
Dans tous ces domaines, les initiatives abondent et
la mise en commun de plus en plus fréquente des
expériences, stimulée par le travail de comparaison
réalisé par les organismes internationaux tels que
l’OCDE ou l’OMS, permet une capitalisation utile
à tous.
149
Chapitre 7
Quelles pistes,
quelles options ?
S’il dispose d’atouts et d’acquis indéniables,
notre système de santé peut encore progresser :
en développant des stratégies de prévention
efficaces, en évaluant plus systématiquement la
qualité des soins pour promouvoir les meilleures
pratiques, en mobilisant l’innovation dans tous
les domaines. Doit-on pour cela faire évoluer en
profondeur son organisation, son financement
ou sa gouvernance, voire, comme le pensent
certains, le refonder entièrement ?
Développer des stratégies
de prévention efficaces
Nous l’avons vu, notre système de soins obtient d’excellents résultats : il est en tête pour l’espérance de
vie à 65 ans, ses succès dans le recul de la mortalité
cardiovasculaire sont unanimement reconnus. Mais
en revanche, nos résultats sont nettement moins bons
dans les domaines où les gains possibles relèvent
surtout de la prévention. La mortalité prématurée
des hommes, les inégalités de santé sont en partie
le reflet d’une prévalence élevée de certains facteurs
de risque dont la réduction devrait être un objectif
prioritaire dans notre pays.
Ce sont des défis majeurs auxquels tous les pays sont
confrontés, qu’il s’agisse de la prévention primaire
(éviter la survenue des maladies), secondaire (les
détecter précocement pour les traiter plus facilement)
153
ou tertiaire (retarder l’aggravation de maladies déjà
installées, ce qui constitue un enjeu majeur du fait
de la progression des maladies chroniques évolutives,
comme le diabète par exemple). En effet :
– il n’est pas évident d’arriver à modifier des comportements que l’évolution générale de la société
favorise (exemple de l’alimentation ou de l’exercice
physique chez les jeunes, chez qui le surpoids et
l’obésité progressent) ;
– d’autant que les leviers essentiels peuvent se situer
en amont du système de soins, hors du champ de compétence du ministre de la Santé, et heurtent souvent
d’autres intérêts, par exemple en matière de développement économique, ce qui suppose des arbitrages
des gouvernements entre des objectifs contradictoires ;
– la diffusion de l’information sur les risques encourus
ne suffit pas – les campagnes anti-tabac se succèdent
depuis des décennies et les fumeurs sont conscients
que le tabac est mauvais pour la santé ;
– la préférence sociale va aux soins plutôt qu’à la
prévention car celle-ci s’adresse à des « victimes statistiques », c’est-à-dire à des personnes anonymes
qui ne sont pas encore malades, alors que le système
de soins s’adresse à des « victimes identifiables » qui
captent beaucoup plus l’attention, comme le souligne
Nicolas Treich dans un article paru dans Le Monde
(22 novembre 2013). X bébés sauvés d’une naissance
prématurée par un bon suivi des grossesses à risque ne
pèsent rien face à un refus de soins pour une enfant
154
Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ?
individualisée et déjà malade, même si le coût de ses
soins est extrêmement élevé ;
– la prévention elle-même n’est pas exempte de dérives,
elle peut conduire par ses messages à stigmatiser les
personnes qui n’obéissent pas aux injonctions de vie
saine (obèses, fumeurs…) et méconnaître l’inscription
des comportements dans les valeurs, les cultures et
les choix des individus et des groupes sociaux (Patrick
Peretti-Watel et Jean-Paul Moatti, Le principe de prévention. Le culte de la santé et ses dérives, 2009).
La prévention, qui apparaît à beaucoup comme une
solution évidente, n’est donc pas si simple à mettre
en œuvre en pratique. Mais certaines évolutions sont
encourageantes.
Tout d’abord, certains pays rencontrent des succès
notables : l’exemple de la réduction de la teneur en
sel de l’alimentation en Finlande a déjà été évoqué
(voir l’encadré du chapitre 1), on peut également
citer le recul spectaculaire de l’obésité infantile aux
États-Unis et la lutte anti-tabac en Slovénie.
Ensuite, alors que jusqu’à présent les actions de prévention menées étaient peu ou mal évaluées, on voit
se développer depuis quelques années un corpus de
connaissances scientifiques qui permet de dégager
des conclusions sur l’efficacité de certains types de
programmes et sur leur rapport coût-efficacité, ce qui
permet d’aider à l’élaboration de stratégies d’action
scientifiquement fondées (François Alla, « Pour une
155
politique de prévention », Santé publique, 23-6, 2011,
p. 435-437). À titre d’exemple, en Australie, un travail
d’analyse de la littérature scientifique disponible a été
mené pour comparer les coûts et les résultats d’un
grand nombre d’interventions concernant le tabac,
l’alcool, la nutrition, le traitement des facteurs de
risque… Il permet de mettre en évidence la supériorité
de certaines stratégies, en termes de résultats de santé,
pour des ressources données. Il serait souhaitable que
cette évaluation scientifique de la prévention se développe aussi en France, car beaucoup de recherches
conduites sont nord-américaines et les résultats ne
sont pas directement transposables compte tenu des
spécificités culturelles (Pierre Arwidson, « Développer
en France une prévention à l’efficacité prouvée »,
Actualité et dossier en santé publique, no 83, 2013,
p. 32-34). Le projet de loi de santé dont le Parlement
débattra début 2015, et dont la prévention est une
orientation stratégique, va dans le sens du renforcement de cette capacité de pilotage.
Parmi les actions visant à promouvoir des comportements favorables à la prévention, une piste nouvelle
explorée dans les pays anglo-saxons, et dont l’avenir
dira s’il s’agit ou non d’une mode éphémère, consiste
à mobiliser les sciences du comportement pour trouver des mécanismes qui influencent spontanément
les décisions des individus (désignés sous le terme
de « nudge » dans la littérature anglo-saxonne). Mais
au-delà des attitudes individuelles, il est également
156
Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ?
essentiel d’agir sur les environnements de vie et de
travail ; là aussi, il est nécessaire de pouvoir capitaliser
sur les expériences menées au niveau local et d’affermir
les preuves scientifiques en développant des recherches
interventionnelles sur les problématiques prioritaires.
Lutter contre le tabagisme
pour réduire la mortalité prématurée
Le tabac demeure la principale cause de mortalité
prématurée et occasionne environ 70 000 décès par
an. La situation est préoccupante, car la prévalence du
tabagisme remonte depuis 2005 après une période de
baisse, avec des évolutions particulièrement inquiétantes chez les femmes et les jeunes. La France est mal
positionnée par rapport à d’autres pays qui ont réussi
à réduire beaucoup plus significativement l’emprise
de ce facteur de risque.
Un arsenal de mesures possibles a été détaillé dans la
convention-cadre de l’OMS, parmi lesquelles l’interdiction de fumer dans les lieux publics, celle de la publicité et de la promotion du tabac, l’augmentation des
taxes, la prise en charge des traitements et aides pour
arrêter de fumer. Des rapports récents de la Cour des
comptes et du député Yves Bur ont analysé de manière
approfondie la situation française, pointant les uns
et les autres un certain fléchissement de la volonté
de l’État dans la lutte contre ce fléau et la nécessité
de mettre en place une politique plus structurée, en
redéployant les moyens en faveur de la prévention,
de l’aide à l’arrêt du tabac et du renforcement des
contrôles des réglementations instaurées.
157
Traduire l’objectif de réduction des inégalités
de santé en actions opérationnelles
Au-delà de l’amélioration de l’état de santé moyen,
c’est aussi sur les écarts entre groupes sociaux (mortalité prématurée, espérance de vie) qu’il faut agir.
La question est : comment ?
Là non plus, il n’y a pas de catalogue d’actions simple
à mettre en œuvre. Les politiques de prévention,
par exemple, peuvent avoir un impact ambigu sur
les inégalités de santé. Ainsi, la lutte contre le tabac
semble être a priori de nature à les réduire, puisque la
consommation en est beaucoup plus élevée dans les
catégories défavorisées. Pourtant, paradoxalement,
un certain nombre de mesures ont au contraire pour
effet d’accentuer ce gradient social. De fait, entre
2000 et 2010, la proportion de fumeurs a diminué
chez les cadres (de 28 % à 25 %) et augmenté chez
les ouvriers (de 40 % à 43 %) et chez les chômeurs
(de 40 % à 51 %) d’après L’état de santé de la population en France (ministère de la Santé/Drees, 2011,
p. 105-107). On peut penser que les catégories favorisées sont plus réceptives aux messages généraux de
prévention que les campagnes délivrent de manière
indifférenciée. On sait aussi que les fumeurs des
catégories socio-économiques moins favorisées ont
plus de mal à s’arrêter quand ils essaient, pour partie
peut-être parce que leur entourage est aussi plus
souvent fumeur. Enfin, l’augmentation des taxes
158
Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ?
sur le tabac, même si l’expérience montre qu’elle est
efficace, a pour conséquence directe d’augmenter
fortement la part du budget consacrée au tabac
chez les plus modestes, qui sont par construction
les plus touchés, et d’amputer leur revenu disponible
(Thierry Lang et al., « Réduire la consommation de
tabac : comment prendre en compte les inégalités
sociales de santé ? », Actualité et dossier en santé
publique, no 81, 2012, p. 44-46).
Il n’est donc pas évident que des politiques de prévention, même si elles améliorent l’état de santé global
de la population, soient en elles-mêmes génératrices
d’une diminution des inégalités, si elles ne sont pas
conçues en prenant en compte le type de facteurs
évoqués ci-dessus.
La question des inégalités sociales de santé, pour
lesquelles des données répétées semblent montrer
que nous ne sommes pas très bien classés au sein
des pays européens auxquels nous avons l’habitude
de nous comparer, est un défi complexe. Elle a été
inscrite récemment dans les politiques publiques, avec
le plan Cancer 2 et les missions des agences régionales de santé, mais ne fait pas encore aujourd’hui
l’objet d’une démarche très organisée. Structurer
une politique plus ambitieuse dans ce domaine est
l’un des objectifs de la stratégie nationale de santé.
Ces inégalités se forment probablement en grande
partie en amont du système de soins, même si les
159
mécanismes en cause sont encore aujourd’hui objets
de débat et de recherche. Certains pensent qu’elles
procèdent fondamentalement des inégalités en général, et que ce sont ces inégalités globales de répartition
des ressources et du pouvoir qu’il faudrait réduire, ce
qui renvoie à un programme de réforme sociale qui
dépasse largement les politiques de santé. C’est le
sens du rapport rendu en 2008 par la Commission
des déterminants sociaux de la santé de l’OMS, qui
propose l’objectif ambitieux de « Combler le fossé
en une génération ».
L’expérience d’un pays comme le Royaume-Uni, qui
donne l’exemple d’un engagement de longue date,
continu, résolu, sur cette question, montre en tout cas
qu’elle n’est pas simple. Les Britanniques ont été les
premiers à recueillir des statistiques sur les inégalités
sociales de mortalité, leur recherche a été pionnière
pour en analyser les facteurs explicatifs. Les rapports
qui ont été commandités par les ministres successifs
à des personnalités ont tous fait date, à commencer
par le rapport Black en 1980. Des politiques structurées et volontaristes ont été mises en place, en
1999, ainsi qu’en 2003 (Tackling Health Inequalities:
A Programme for Action). Force est de constater – la
transparence totale sur les résultats étant d’ailleurs
à mettre à l’honneur des gouvernements – que les
objectifs ambitieux de réduction des écarts de mortalité infantile ou d’espérance de vie n’ont pas été
160
Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ?
atteints, et que globalement ceux-ci sont restés stables
(Johan P. Mackenbach, « Has the English strategy to
reduce health inequalities failed? », Social science
and medicine, 71-7, 2010, p. 1249-1253).
Néanmoins, même si des objectifs aussi ambitieux
sont difficiles à atteindre, il y a indéniablement des
inégalités que nous pourrions réduire, y compris grâce
au système de soins, en ayant des politiques et des
programmes adaptés poursuivant des objectifs spécifiques : par exemple, accroître le taux de dépistage
des cancers parmi les catégories les moins favorisées
ou réduire certains facteurs de risques comportementaux. Des expériences de mobilisation au niveau local
semblent montrer des résultats positifs, mais elles
sont peu évaluées. Les médecins généralistes sont
également bien placés pour jouer un rôle actif ; la
réforme du médecin traitant de 2004 et les objectifs
de santé publique qui ont été introduits dans leur
rémunération tendent d’ailleurs à accroître leur responsabilité vis-à-vis de la population inscrite auprès
d’eux. Des expériences ont montré, dans d’autres
pays, qu’une démarche très proactive des généralistes
vis-à-vis de populations moins enclines à consulter
spontanément pouvait conduire à supprimer, voire
à inverser le gradient social en matière de dépistage.
161
Poursuivre l’effort de rationalisation
de la dépense engagé
La France a appris à mieux maîtriser ses dépenses de
santé. Les objectifs d’évolution votés par la représentation nationale sont respectés, ce qui n’a pas toujours
été le cas, alors qu’ils sont de plus en plus stricts.
Cette maîtrise a été obtenue en baissant les tarifs
dans certains secteurs (médicaments, analyses de
laboratoire, actes de radiologie), mais aussi en améliorant la productivité du système de santé.
Les progrès des systèmes d’information permettent en
effet de mener des politiques de régulation beaucoup
plus pertinentes, appuyées sur une analyse objective
de la qualité et du coût des soins. L’assurance-maladie
n’est plus ce « payeur aveugle » que fustigeait en 1994
le Livre blanc sur le système de santé et d’assurancemaladie : « L’opacité du système de soins a contribué à
expliquer l’échec de la politique de régulation, celle-ci
ne pouvant s’appuyer sur aucun indicateur pertinent,
aucun résultat tangible, aucun critère d’efficacité. Les
gestionnaires peuvent faire état de présomptions de
dépenses inutiles ou de gaspillages, mais ne possèdent
pas le moyen de les mesurer ou de les localiser. »
De multiples programmes et démarches de « gestion
du risque » ont été développés depuis une dizaine
d’années par l’assurance-maladie et par les agences
régionales de santé, comme c’est le cas dans d’autres
162
Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ?
pays : contractualisation avec les offreurs de soins,
diffusion des recommandations médicales et retour
d’information aux professionnels sur leurs pratiques,
incitations financières à la qualité des soins, programmes d’accompagnement des patients destinés
à faciliter leur retour à domicile en sortie d’hospitalisation, mais aussi contrôles, ententes préalables,
lutte contre la fraude… Des résultats significatifs ont
été obtenus : pour ne citer que quelques exemples,
le taux de génériques parmi les médicaments pour
lesquels ils sont disponibles est passé de 45 % à 82 %
en quelques années (Rapport au Gouvernement et au
Parlement sur les charges et produits de l’assurance-­
maladie pour l’année 2012) ; la productivité des hôpitaux a augmenté, une grande partie de notre retard
a été rattrapé en matière de développement de la
chirurgie ambulatoire et, si la France reste toujours
plutôt fortement consommatrice de médicaments,
l’écart avec les autres pays s’est considérablement
réduit (Rapport au Gouvernement et au Parlement
sur les charges et produits de l’assurance-maladie
pour l’année 2014).
Pour autant, la maîtrise des dépenses n’a pas empêché
l’accès à l’innovation, comme en témoigne l’introduction de nombreux médicaments coûteux dans
les années récentes : médicaments contre le cancer,
traitements des infections virales chroniques, antirhumatismaux spécifiques utilisés notamment dans le traitement de la polyarthrite rhumatoïde, dégénérescence
163
maculaire liée à l’âge (DMLA)… En ce sens, il est
regrettable que le grand public retienne uniquement
l’idée que certains médicaments considérés comme
peu efficaces sont retirés du remboursement, sans voir
que de manière concomitante, des dépenses beaucoup plus élevées sont consenties sur des molécules
onéreuses et en général remboursées à 100 %.
Il faut poursuivre une action résolue, dans la durée,
pour améliorer encore le rapport coût-qualité des
soins. Ce n’est pas toujours simple, car cela suppose
d’exercer une pression continue qui n’est pas indolore
pour les acteurs. Chacun est contraint à l’effort : les
médecins pour prescrire différemment, les hôpitaux
pour se réorganiser afin d’accélérer le développement de la chirurgie ambulatoire, les usagers pour
accepter un encadrement de leur droit de tirage sur
le système, etc. C’est la seule manière de passer d’un
slogan répété constamment et qui fait l’unanimité (« il
faut faire des gains d’efficience dans le système ») à
sa réalisation effective. Même si on sait qu’il y a des
marges, changer les pratiques et les comportements
n’a rien d’évident et ne découlera pas magiquement
de tel ou tel changement d’organisation.
Maîtriser la dépense de santé,
pas seulement la dépense d’assurance-maladie
Dans un contexte de contrainte sur les dépenses
publiques, la tentation peut être de contenir la
164
Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ?
dépense d’assurance-maladie en laissant s’accroître
le financement des ménages et des assurances complémentaires, mais l’objectif d’équilibre des finances
publiques entre alors en tension avec l’objectif d’accès
aux soins. Pour maîtriser la dépense d’assurance-­
maladie, la seule voie efficace à moyen et long terme
est donc de contenir la dépense totale de santé.
Et c’est bien le cas aujourd’hui : la part du financement public est stable depuis 2008 (après avoir
légèrement baissé entre 2004 et 2008). Les comparaisons internationales nous situent dans une bonne
moyenne, même si certains pays ont des taux plus
élevés (les plus importants étant ceux des Pays-Bas,
de la Norvège et du Danemark, à 85 %). En outre,
comme on l’a vu précédemment, après intervention
des couvertures complémentaires, le reste à charge
direct des usagers (7,5 %) est un des plus faibles.
On met souvent en avant la faiblesse du taux de
remboursement des soins courants (c’est-à-dire hors
hospitalisation ou affection grave ouvrant droit à une
exonération), légèrement supérieur à 50 %. Mais il
faut se garder de donner à penser à la plus grande
partie de la population, qui cotise et qui n’est pas
très malade, qu’elle « n’en a pas pour son argent ».
L’objectif de l’assurance-maladie, ce n’est pas de
rentrer dans ses frais à court terme, c’est d’abord
d’offrir une protection dans les situations où les soins
nécessaires sont chers et où on ne pourrait pas se
165
les payer. C’est une assurance de long terme : tant
qu’on est bien portant, on cotise plus qu’on ne reçoit,
mais au fur et à mesure qu’on vieillit, la probabilité
d’être bénéficiaire augmente, malheureusement. La
proportion de la population en affection de longue
durée est de 15 % dans la population générale, mais
de 60 % chez les plus de 75 ans, de 80 % parmi les
personnes qui décèdent dans l’année. Il est très important, si l’on veut maintenir l’adhésion de tous à un
système qui redistribue fortement des bien-portants
aux malades, de rappeler ce fait majeur.
Payer 50 % de ses soins courants est peut-être acceptable si les montants en cause ne sont pas très élevés
et si les populations à faible revenu sont protégées,
ce qui est le cas aujourd’hui avec la CMUC. Il faut
rappeler aussi que ces soins comprennent les lunettes
et les prothèses dentaires, pour lesquelles tous les
pays disposent de prises en charge limitées, quand
elles ne sont pas purement et simplement hors du
panier remboursable.
Mieux évaluer la valeur ajoutée des soins
et faire des choix
L’idée qu’il est nécessaire de faire des choix soulève
chez beaucoup d’interlocuteurs et dans l’opinion
publique une réaction très négative. Est-ce qu’on
s’apprêterait à dire qu’on ne va pas soigner les malades
ayant tel type de cancer parce que ça coûterait trop
166
Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ?
cher ? L’exemple du système anglais, pendant longtemps très rationné et où l’accès à des thérapeutiques
coûteuses comme la dialyse était restreint, fait figure
d’épouvantail.
En réalité, notre système fait déjà des choix. Par
exemple, un traitement médicamenteux de l’hépatite C est mis sur le marché aujourd’hui à un prix très
élevé pour quelques dizaines de milliers de patients ;
dans le même temps, les psychothérapies pour les
dépressions légères ou modérées ou les conseils
d’une diététicienne pour les patients diabétiques
(qui touchent dans l’un et l’autre cas plusieurs millions
d’individus) ne sont pris en charge que de manière
limitée. Ces choix sont parfois rationnels, mais pas
toujours, faute d’être éclairés par une analyse des
coûts et des gains de santé de stratégies alternatives.
Il ne s’agit pas toujours de démarches complexes :
si différents médicaments ont la même efficacité
d’après les essais cliniques mais que certains coûtent
plus cher que d’autres, il paraît de bon sens de commencer par les moins onéreux, puis de changer de
traitement dans un deuxième temps si celui-ci a des
effets secondaires gênants pour le patient. Les traitements de l’hypertension artérielle, qui concernent
10 millions de patients, illustrent ce cas de figure. La
France a mis très longtemps à proposer explicitement
aux médecins, dans ses recommandations médicales,
de prescrire en première intention les molécules les
167
moins coûteuses, comme c’était le cas dans beaucoup
d’autres pays. Combinée à un marketing efficace
des laboratoires pharmaceutiques, cette réticence à
orienter la prescription sur des arguments d’économie
aboutit systématiquement à faire en France une très
large part aux molécules les plus récentes et les plus
chères, sans que le bénéfice pour les patients en soit
toujours avéré. Par exemple, quand un patient français
se voit prescrire une statine, c’est dans 30 % des cas
la seule molécule qui ne dispose pas d’équivalent
générique. Celle-ci ne représente que 4 % du marché
au Royaume-Uni et 0,5 % en Allemagne (Rapport au
Gouvernement et au Parlement sur les charges et
produits de l’assurance-maladie pour l’année 2014).
Plus globalement, la France a pris du retard dans la
mise en place de l’évaluation médico-économique,
c’est-à-dire d’une démarche méthodologiquement
cadrée de comparaison des coûts et des résultats
de différentes stratégies thérapeutiques ou préventives. Elle se développe depuis plusieurs années dans
un certain nombre de pays, à la suite de l’initiative
pionnière du Royaume-Uni, qui a été le premier à
créer une agence dédiée à cette évaluation de l’efficacité et du rapport coût-efficacité des traitements,
le National Institute for Health and Care Excellence
(NICE). Il y a une certaine réticence en France à utiliser
les méthodes mises au point par les Anglo-Saxons,
qui raisonnent en termes d’« années de vie ajustées
168
Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ?
par leur qualité » (« quality adjusted life year » ou
QALY). L’aspect « couperet » de l’approche anglaise,
qui considère qu’au-delà de 30 000 euros par année
gagnée le traitement est trop cher, a de quoi effrayer.
Mais en réalité on peut utiliser ces analyses différemment, pour préciser le sous-groupe de patients
qui bénéficie le plus du traitement, ou pour définir
les programmes de prévention les plus efficaces,
par exemple les populations à cibler dans le cadre
d’un programme de dépistage (voir supra l’analyse
comparée des stratégies de prévention menées en
Australie). La publication de telles évaluations, très
largement diffusées en Suède par exemple, permet
aussi à tous les acteurs de prendre conscience de
l’impact des choix que nous faisons collectivement
aujourd’hui de manière très implicite. Cette culture
est encore très insuffisamment présente en France,
mais la Haute Autorité de santé s’est vu récemment
confier une mission destinée à l’y développer.
Faire évoluer l’organisation des soins
et les pratiques pour améliorer la qualité
et l’efficience du système
L’offre de soins doit se transformer pour s’adapter aux
évolutions des modes de traitements : par exemple,
ce qu’on appelle le virage ambulatoire et qui consiste,
chaque fois que cela est possible, à écourter ou à
éviter les séjours en milieu hospitalier, en offrant les
169
services au patient au plus près de son milieu de vie.
Cette évolution, élément de transformation de tous
les systèmes de santé rendu possible par le progrès
technique, permet de répondre à une attente de la
population, qui souhaite être soignée le plus possible
à domicile, tout en générant des économies par
l’utilisation au plus juste des plateaux techniques
hospitaliers. Elle implique donc une réorganisation
des établissements hospitaliers.
En contrepoint, une organisation plus structurée de
la médecine de ville est nécessaire, notamment pour
les soins de premier recours ; le développement du
travail en équipe doit permettre d’assurer des soins
complexes en relais de l’hôpital et d’améliorer la coordination autour des patients chroniques. Ce mode
d’exercice et de travail en équipe, qui correspond aux
aspirations des jeunes générations de professionnels,
est aussi un levier pour retenir les médecins dans des
zones peu attractives.
Un autre défi consiste à réduire l’hétérogénéité des
pratiques de soins sur le territoire. On opère trois
fois plus de l’appendicite en Charente qu’à Paris ; la
part de diabétiques ayant au moins trois contrôles
de leur taux de glucose dans l’année (un rythme
trimestriel est recommandé) varie de 25 % à 60 %
selon les départements. Opère-t-on trop dans certains endroits ? Est-on insuffisamment soigné dans
d’autres ? On pourrait multiplier les exemples à l’infini,
170
Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ?
car cette variabilité s’observe dans tous les domaines,
sans être explicable a priori par des différences de
besoin. Elle est plus importante, logiquement, pour
les interventions faisant le moins consensus, mais elle
existe également pour des traitements bénéficiant
de recommandations robustes et connues de longue
date. Cette situation ne manque pas de surprendre,
mais elle n’est pas spécifique à la France. Des actions
multiples sont mises en œuvre dans tous les pays :
diffusion de recommandations, formation continue,
groupes de pairs, retour individuel d’information,
incitations financières, contrôle externe… Il faut capitaliser sur l’expérience internationale pour être plus
efficace dans ce domaine.
Innover et se projeter dans l’avenir
L’innovation est un levier d’amélioration de nos systèmes de santé et de soins.
C’est d’abord le cas de l’innovation médicale, qui
peut être source de gains si on l’intègre avec discernement, sur la base d’une évaluation rigoureuse de
ses bénéfices et de ses coûts (voir supra). Des évolutions importantes sont à attendre dans les années
qui viennent : ainsi, le développement de la chirurgie
ambulatoire, l’évolution des techniques de radiothérapie, la possibilité de réaliser les chimiothérapies à
domicile, le meilleur ciblage des tumeurs, etc., vont
transformer considérablement la prise en charge
171
en cancérologie, avec à la clé une diminution des
capacités hospitalières. Autre exemple, l’évolution
des technologies devrait permettre de proposer aux
patients en insuffisance rénale des modalités de dialyse
plus légères que la dialyse en centre, et qui répondent
à une demande de plus grande autonomie. L’enjeu
est d’anticiper et de favoriser ces changements.
Mais il faut aussi innover dans l’organisation, les outils
de régulation, l’ingénierie du système.
Tous les systèmes sont ainsi en recherche de modes
innovants de rémunération des services de soins, qui
favorisent davantage la qualité de ces derniers. Les
rémunérations des généralistes évoluent vers des systèmes mixtes, combinant des forfaits par patient, des
paiements à l’acte et un intéressement aux résultats
obtenus sur des objectifs de qualité des soins et de
santé publique (taux de dépistage, qualité du suivi
des patients diabétiques…). Au-delà des effets directs
obtenus, c’est aussi une dynamique de changement
des pratiques qui est recherchée, grâce à l’informatisation des dossiers médicaux, à la diffusion d’une
culture de transparence et de résultats. À l’hôpital, la
plupart des pays ont adopté un système de rémunération au séjour similaire au nôtre, pour pousser les
établissements à faire des gains de productivité. Une
autre initiative émergente est celle de « paiements par
épisodes » assortis d’indicateurs de qualité. La Suède a
par exemple mis en place ce type de paiements pour
172
Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ?
les prothèses de hanche et de genou, et réfléchit à
l’étendre à d’autres situations cliniques.
Innovation aussi dans la manière d’organiser les soins,
d’améliorer leur coordination pour les patients chroniques et l’efficience des parcours – en gérant mieux
les transitions, en rapprochant les soins du domicile, en
recentrant l’hôpital sur son rôle de plateau technique
lourd… Là aussi de nombreuses initiatives existent,
auxquelles la France prend part et qui doivent être
encore développées : programmes de « gestion des
pathologies chroniques » (disease management),
programmes d’accompagnement des patients en
sortie d’hôpital pour éviter les ré-hospitalisations,
expérimentations pour améliorer la coordination des
soins pour les personnes âgées polypathologiques
et fragiles…
La transparence et l’information aux usagers sont également des leviers puissants de changement. Certains
pays travaillent depuis longtemps pour fournir à la
population une information lisible, utilisable, d’une
part sur les pathologies et les traitements, d’autre
part sur la comparaison des professionnels et des
établissements de soins. L’utilisation de ce type d’informations s’accroît au fur et à mesure que sa pertinence
s’améliore ; elle répond à une forte demande, comme
le montre le succès des palmarès hospitaliers réalisés
par les magazines. En dehors même des initiatives
officielles, le développement des communications
173
électroniques, des technologies mobiles, des objets
connectés va aussi transformer les processus de soins,
par exemple grâce à la possibilité de suivre à distance
les paramètres de patients chroniques.
Il nous faut renforcer cette capacité d’anticipation du
système de soins de demain. Notre difficulté à nous
projeter à moyen et long termes est frappante, par
exemple en matière de démographie des professionnels. Tous ceux qui ont un peu d’ancienneté dans le
secteur se souviennent du moment où, après une
décennie passée à déplorer la pléthore de médecins
– et à imaginer divers mécanismes de reconversion
ou de cessation anticipée d’activité pour réduire leur
nombre –, le discours s’est brutalement inversé à la fin
des années 1990. De la pléthore, on est alors passé à
la pénurie, les déserts médicaux ayant été le leitmotiv
des années 2000 (le recours à ce terme alarmant
étant peut-être lui-même un peu excessif, même
s’il y a indéniablement des tensions dans certaines
zones territoriales). Mais aujourd’hui, compte tenu
de la longueur des études médicales, la question se
pose de savoir s’il faut maintenir le numerus clausus
à son niveau actuel, et pour combien de temps. Le
même problème existe pour les autres professionnels
de santé.
Une vision prospective est aussi nécessaire, de manière
plus qualitative, sur ce que seront les métiers de
la santé de demain, tout autant que sur l’impact
174
Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ?
potentiel des évolutions technologiques (technologies
de l’information et de la communication, génomique,
big data…).
Des réformes plus radicales ?
Les pistes tracées ci-dessus – prévenir le plus possible
les pathologies ou leur aggravation, innover, anticiper,
mieux évaluer – peuvent s’envisager à organisation
inchangée. Mais certains proposent de réformer de
manière beaucoup plus radicale les modes de financement et de gouvernance du système. Deux aspects
font notamment l’objet de propositions :
– d’une part, l’articulation entre couvertures obligatoire et complémentaire ; si cette dernière permet
de réduire les paiements directs des patients, elle
est également coûteuse en gestion et pose des problèmes de cohérence d’ensemble du système en ne
supprimant pas totalement le risque d’être confronté
à un reste à charge élevé (voir chapitre 2). L’accord
national interprofessionnel (ANI) sur la compétitivité
et la sécurisation de l’emploi du 11 janvier 2013, qui
généralise la couverture complémentaire collective
santé pour les salariés, conforte encore le principe
de ce double niveau de protection ;
– d’autre part, la gouvernance d’ensemble et la répartition des responsabilités entre l’État et ses agences,
l’assurance-maladie, les organismes complémentaires.
175
Concernant le financement, divers schémas sont
proposés :
– un plafonnement des restes à charge laissés par
l’assurance-maladie obligatoire (qu’on désigne parfois sous le terme de « bouclier sanitaire »), avec, en
contrepartie éventuelle, l’instauration d’une franchise à la base, c’est-à-dire le paiement intégral des
soins en dessous d’un certain seuil. Certains pays
ont effectivement des restes à charge plafonnés, soit
en montant (Suède), soit en proportion du revenu
(Allemagne, Belgique), et/ou des systèmes de franchises (franchise globale de 360 euros aux Pays-Bas,
franchises partielles pour les médicaments et les soins
dentaires en Suède…) ;
– la généralisation du système en vigueur en AlsaceMoselle, où les assurés payent une cotisation sociale
obligatoire supplémentaire pour compléter la prise en
charge des dépenses de santé par le régime général
(jusqu’à 100 % pour les dépenses hospitalières et
90 % pour les soins ambulatoires) ;
– l’évolution vers une plus grande séparation des
rôles, l’assurance privée devenant, comme c’est le cas
dans certains pays, une assurance « supplémentaire »
plutôt que « complémentaire », c’est-à-dire finançant
des biens et services qui ne sont pas du tout pris en
charge par l’assurance obligatoire. C’est le modèle
du Canada (voir chapitre 2), et d’autres pays pour
certains types de soins (soins dentaires des adultes,
optique…).
176
Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ?
Si l’on peut s’accorder sur le constat des inconvénients
de la situation actuelle, on peut souligner, sans entrer
dans un débat trop détaillé, que ces propositions
se heurtent à des difficultés majeures, non seulement politiques, mais aussi, dans le contexte actuel,
économiques.
Si elles sont opérées à moyens constants, la redistribution financière qu’elles supposent n’est pas
anodine, comme le montrent des simulations réalisées récemment par le Haut Conseil pour l’avenir de
l’assurance-maladie (HCAAM) sur les restes à charge
hospitaliers. Ainsi un consensus existe sur le fait que
pour une petite fraction de patients hospitalisés,
les tickets modérateurs et forfaits journaliers aboutissent à un montant trop élevé. Mais réduire celui-ci
suppose de rebasculer une partie de ces sommes
sur les autres patients, qui paieront alors sensiblement plus qu’aujourd’hui. La même remarque vaut
pour un plafonnement global des restes à charge en
fonction des revenus : les calculs montrent que si on
laisse inchangé le montant financier total des tickets
modérateurs et autres participations financières, le
plafond devra être fixé à un pourcentage élevé des
revenus, sauf si on instaure une franchise à la base.
Ces redistributions risquent de constituer des effets
d’aubaine pour les complémentaires, qui aujourd’hui
prennent en charge une grande partie de ces participations financières des patients. Et c’est bien là
177
la question majeure, car si certains restes à charge
sont élevés après remboursement par la Sécurité
sociale, l’essentiel de la population ne les supporte pas
directement. La relative opacité du système empêche
d’avoir une vision précise des restes à charge finaux
des ménages, et de quantifier les situations réellement
problématiques.
Si ces réformes impliquent une meilleure prise en
charge financière par l’assurance-maladie, on ne
peut que souscrire à cette générosité accrue, mais
où trouvera-t-on les ressources correspondantes,
alors qu’aujourd’hui on ne prélève pas suffisamment
pour couvrir le déficit ? La généralisation du régime
d’Alsace-Moselle supposerait d’augmenter les cotisations sociales des salariés à hauteur de 1,6 % des
revenus. Peut-on imaginer un consensus pour un
prélèvement supplémentaire de 14 milliards d’euros
dans le contexte fiscal actuel ?
Il paraît difficile d’envisager à court terme une amélioration générale substantielle de la couverture des
frais de santé, alors que la faiblesse de la croissance
économique actuelle pose déjà des problèmes de
viabilité au système tel qu’il est. Les améliorations
devraient donc en priorité porter sur les situations
qui sont aujourd’hui réellement problématiques :
les personnes au-dessus du seuil de la CMUC, auxquelles l’aide à la complémentaire santé n’offre pas
toujours une protection suffisante, ou les personnes
178
Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ?
confrontées à des restes à charge élevés non couverts par les assurances complémentaires. Un premier axe d’amélioration serait d’ailleurs de disposer
d’informations beaucoup plus précises qu’aujourd’hui
sur la couverture maladie des Français, en chaînant
les remboursements des régimes obligatoires et
complémentaires. Dans la mesure où la couverture
complémentaire est considérée aujourd’hui comme
un élément de l’accès aux soins, il serait logique
que les organismes qui la fournissent soient tenus
à une obligation d’information plus conséquente
qu’actuellement.
Autre sujet de débat, la gouvernance du système et
les rôles respectifs de l’État et de l’assurance-maladie,
des niveaux national et régional, des organismes
de couverture complémentaire. Là aussi, plusieurs
schémas sont proposés :
– mettre fin à la gestion conjointe du système par
l’État et l’assurance-maladie et unifier le pilotage en
mettant en place une agence sous contrôle étatique
qui assurerait une direction centrale ;
– donner un rôle plus important aux agences régionales de santé, notamment dans la gestion d’enveloppes financières régionalisées ;
– alternativement, déléguer la gestion du système
à des opérateurs en concurrence qui pourraient être
les régimes obligatoires, les mutuelles, les institutions
179
de prévoyance et les assurances, en leur transférant
les leviers de régulation du système…
Ces propositions ont l’intérêt de nourrir le débat,
mais sont plus souvent esquissées que réellement
approfondies : il faudrait expertiser dans le détail leur
mise en œuvre, leurs conséquences, leurs avantages
et leurs inconvénients, les conditions d’un fonctionnement efficace de ces nouvelles institutions. Il faut
en tout cas éviter de faire croire qu’elles rendraient
miraculeusement plus aisées les actions de régulation
développées aujourd’hui.
Dans la période que nous traversons, avec une croissance au ralenti et ses conséquences sur l’emploi, et
alors qu’une fraction de la population se trouve dans
une situation difficile, l’enjeu est peut-être moins de
faire une nouvelle réforme de gouvernance que d’avoir
une vision des objectifs de progrès et de mobiliser les
énergies de tous les acteurs du système autour d’un
projet motivant : celui d’améliorer concrètement le
service rendu à la population, en tirant le meilleur
parti des ressources déjà très élevées que nous consacrons à la fonction santé. Un système où la qualité
est mieux évaluée, avec un souci de transparence, un
système plus lisible pour des patients mieux informés,
engagé dans une dynamique d’amélioration continue,
soucieux des inégalités et qui puise des marges de
manœuvre dans sa capacité à se restructurer et à
bouger pour construire les modèles du futur.
180
Conclusion
Trop cher, déficitaire, pourtant insuffisamment
généreux et inégalitaire, les critiques adressées à
notre système de santé et d’assurance-maladie
ne manquent pas. Néanmoins si l’on prend un
peu de recul, on peut aussi se dire que dans un
contexte économique sans précédent depuis la
Seconde Guerre mondiale, il a su préserver sa
fonction protectrice et assurer une réponse aux
besoins de soins avec des coûts maîtrisés. Les
marges de progrès, qui existent indéniablement,
seront d’autant plus aisées à mobiliser que nous
retrouverons le chemin de la croissance.
Un débat schizophrène
La manière dont nous abordons collectivement le
débat sur le système de santé est un peu schizophrène.
Nous fustigeons le déficit, mais nous ne sommes pas
prêts à admettre qu’il n’est pas anormal de cotiser
plus, si nous accordons la préférence à des années
de vie gagnées ou de nouvelles possibilités de soins,
par rapport à d’autres biens et services. Nous pensons
qu’il faut faire des gains d’efficience dans le système
de soins, mais quand il s’agit de nous-mêmes ou
de nos proches, nous considérons qu’il s’agit d’un
rationnement insupportable si des examens ou des
traitements dont la valeur ajoutée est faible au regard
de leur coût ne nous sont pas proposés.
183
Pour sortir de cette posture inconfortable, il est tentant
de rejeter la faute sur les autres : les fraudeurs qui se
font prescrire des arrêts de travail indus, les médecins qui s’enrichissent en faisant des actes inutiles,
les industriels du médicament qui vendent trop cher
des innovations mineures et poussent les praticiens
à prescrire par des méthodes de marketing discuta­
bles, les gestionnaires qui promettent d’équilibrer les
comptes sans jamais y parvenir…
Tout ceci comporte une part de réalité, mais au-delà
de ces pratiques, nous assistons depuis des décennies à un mouvement de fond de croissance de la
consommation médicale, soutenu par une offre de
traitement qui élargit le champ des possibles et rencontre une demande de la population.
Le système résiste bien,
malgré un contexte économique dégradé
Nous sommes si habitués à cette dynamique que
nous avons tendance à penser qu’elle est inéluctable,
mais la crise récente nous rappelle que le système de
santé n’est pas déconnecté du contexte économique.
Pour la première fois, depuis que ces statistiques sont
disponibles, les dépenses de santé ont stagné en
moyenne pour la zone OCDE en 2010 et 2011, hors
inflation. Certains pays particulièrement touchés par
la crise ont enregistré des reculs de 5 à 10 % (Grèce
et Irlande, par exemple).
184
Conclusion
L’évaluation de la situation du système de santé français, et de ses possibilités d’amélioration, doit prendre
en compte cette croissance économique très faible :
0,1 % en moyenne sur les six dernières années, 0,3 %
en 2013 après une stagnation en 2012.
Compte tenu de ce contexte très difficile, et à rebours
des critiques virulentes que l’on entend parfois sur la
dégradation de la qualité ou des conditions d’accès,
on peut considérer que le système a su préserver dans
la période récente un bon niveau de performance et
de solidarité, tout en maîtrisant ses coûts. Le niveau
de prise en charge des dépenses de santé n’a pas
diminué depuis 2008, alors que des objectifs financiers de plus en plus stricts ont été respectés. Les
difficultés financières indéniables d’une partie de la
population, qui ne concernent pas seulement les soins
mais aussi d’autres postes du budget, ne viennent
pas tant d’une baisse du remboursement que d’une
paupérisation liée à la montée du chômage et des
situations de précarité.
Le déficit de l’assurance-maladie est certes problématique, mais il doit être relativisé. Il est moins élevé
que celui d’autres secteurs de la dépense publique.
Il focalise l’attention parce qu’il est individualisé,
contrairement aux pays avec des systèmes nationaux
de santé financés par la fiscalité générale, dans lesquels il n’est pas isolé au sein du déficit global des
finances publiques.
185
Des perspectives
qui dépendent de la conjoncture
Certains considèrent qu’il faut en priorité améliorer
le taux de remboursement des soins. Cela pourrait
être discuté : le contraste entre les résultats de santé
qui relèvent des soins curatifs et ceux qui procèdent
d’une action sur les facteurs de risque, en amont du
système de soins, pourrait conduire à investir plutôt
dans des stratégies de prévention, dès lors qu’elles
ont un retour sur investissement démontré.
Mais en tout état de cause, quelle que soit la priorité,
il n’y a pas de miracle : il est plus facile de régler les
problèmes quand on peut injecter des ressources
supplémentaires.
On l’a vu dans certains pays : la décision du gouvernement anglais d’investir massivement dans le
National Health Service au début des années 2000,
pour rattraper le retard de moyens et de résultats par
rapport à d’autres pays développés, a effectivement
permis de réduire les listes d’attente et de diminuer la
demande d’assurance privée. Aux Pays-Bas, le constat
est le même : le relâchement, au début des années
2000, de la politique de restrictions budgétaires, qui
avait suscité un fort mécontentement de la population
concernant l’accès aux soins et les files d’attente, a
abouti à une nette amélioration de la situation.
186
Conclusion
La France est aujourd’hui dans une posture très différente : les perspectives rigoureuses pour les prochaines
années (+ 2 % en moyenne pour l’Ondam) laissent
des marges de manœuvre financières très limitées.
La priorité est d’essayer de faire mieux avec l’argent
disponible, en protégeant les plus vulnérables.
Dans ce contexte, si les débats sur la réforme du
financement des dépenses ou sur la gouvernance
ont toute leur place dans la réflexion stratégique, la
viabilité du système, quelle que soit son architecture,
est en tout état de cause conditionnée par l’amélioration des perspectives économiques.
187
Bibliographie et sitothèque
◗◗ François Bourdillon, Gilles Brücker, Didier Tabuteau
(dir.),
Traité de santé publique, Paris, Flammarion Médecine
Sciences, 2e édition, 2007.
◗◗ Pierre-Louis Bras, Gérard de Pouvourville, Didier
Tabuteau (dir.),
Traité d’économie et de gestion de la santé, Paris, Presses
de Sciences-Po, 2009.
◗◗ Bertrand Fragonard,
Vive la protection sociale !, Paris, Odile Jacob, 2012.
◗◗ Annette Leclerc, Monique Kaminski, Thierry Lang,
Inégaux face à la santé. Du constat à l’action, Paris, La
Découverte/Inserm, 2008.
◗◗ Mark V. Pauly, Thomas G. McGuire, Pedro P. Barros,
Handbook of Health Economics, vol. 2, Oxford, Elsevier,
2012.
◗◗ Rapport de la Commission des déterminants sociaux
de la santé de l’Organisation mondiale de la santé,
Combler le fossé en une génération. Instaurer l’équité
en santé en agissant sur les déterminants sociaux de la
santé, Genève, OMS, 2009.
◗◗ Didier Tabuteau,
Démocratie sanitaire. Les nouveaux défis de la politique
de santé, Paris, Odile Jacob, 2012.
◗◗ Rapports et avis du Haut Conseil pour l’avenir de
l’assurance-maladie
◗◗ Rapports du Haut Conseil de la santé publique
◗◗ Rapports de la Commission des comptes de la Sécurité
sociale
189
◗◗ Notes du Conseil d’analyse économique
en particulier la note no 8, Philippe Askenazy, Brigitte
Dormont, Pierre-Yves Geoffard, Valérie Paris, Pour un
système de santé plus efficace, 2013 ; et la note no 12,
Jean Tirole, Brigitte Dormont, Pierre-Yves Geoffard,
Refonder l’assurance-maladie, 2014.
◗◗ Rapports sur les charges et produits de l’assurancemaladie
◗◗ Site de l’OCDE, rubrique santé
◗◗ Site de l’Observatoire européen de l’Organisation
mondiale de la santé
190
Collection Doc’ en poche
SÉRIE « ENTREZ DANS L’ACTU »
1. Parlons nucléaire en 30 questions
de Paul Reuss
2. Parlons impôts en 30 questions (2e édition mars 2013)
de Jean-Marie Monnier
3. Parlons immigration en 30 questions
de François Héran
4. France 2012, les données clés du débat présidentiel
des rédacteurs de la Documentation française
5. Le président de la République en 30 questions
d’Isabelle Flahault et Philippe Tronquoy
6. Parlons sécurité en 30 questions
d’Éric Heilmann
7. Parlons mondialisation en 30 questions
d’Eddy Fougier
8. Parlons école en 30 questions
de Georges Felouzis
9. L’Assemblée nationale en 30 questions
de Bernard Accoyer
10. Parlons Europe en 30 questions
de David Siritzky
13. Parlons dette en 30 questions
de Jean-Marie Monnier
14. Parlons jeunesse en 30 questions
d’Olivier Galland
21. Parlons justice en 30 questions
d’Agnès Martinel et Romain Victor
22. France 2014, les données clés
des rédacteurs de la Documentation française
25. Parlons gaz de schiste en 30 questions
de Pierre-René Bauquis
26. Parlons banque en 30 questions
de Jézabel Couppey-Soubeyran et Christophe Nijdam
SÉRIE « PLACE AU DÉBAT »
11. Retraites : quelle nouvelle réforme ?
d’Antoine Rémond
12. La France, bonne élève du développement durable ?
de Robin Degron
15. L’industrie française décroche-t-elle ?
de Pierre-Noël Giraud et Thierry Weil
16. Tous en classes moyennes ?
de Serge Bosc
23. Crise ou changement de modèle ?
d’Élie Cohen
24. Réinventer la famille ?
de Stéphanie Gargoullaud et Bénédicte Vassallo
27. Parents-enfants : vers une nouvelle filiation?
de Claire Neirinck, Martine Gross
28. Vers la fin des librairies?
de Vincent Chabault
31. Des pays toujours émergents ?
de Pierre Salama
32. La santé pour tous ?
de Dominique Polton
SÉRIE « REGARD D’EXPERT »
18. Les politiques de l’éducation en France
d’Antoine Prost et Lydie Heurdier
19. La face cachée de Harvard
de Stéphanie Grousset-Charrière
20. La criminalité en France
de Christophe Soullez
29. La guerre au xxe siècle
de Stéphane Audoin-Rouzeau, Raphaëlle Branche,
Anne Duménil, Pierre Grosser, Sylvie Thénault
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