La santé pour tous ? Dominique Polton économiste, conseillère auprès du directeur général de la Caisse nationale d’assurance-maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) La documentation Française Responsable de la collection Isabelle Flahault Titre dirigé par Clément Drouin Secrétariat de rédaction Martine Paradis Conception graphique Sandra Lumbroso Bernard Vaneville Mise en page Dominique Sauvage Édition Dagmar Rolf Promotion Stéphane Wolff Remerciements Mes remerciements vont à François Alla, Claude Gissot, Michel Grignon, Florence Jusot, Sophie Martinon, Valérie Paris, Frédéric van Roekeghem et Franck von Lennep pour leur aide, leur relecture et leurs suggestions. Avertissement au lecteur Les opinions exprimées n’engagent que leurs auteurs. Ces textes ne peuvent être reproduits sans autorisation. Celle-ci doit être demandée à : Direction de l’information légale et administrative 29, quai Voltaire 75344 Paris cedex 07 Photo : © Andy Baker/Ikon Images/Corbis © Direction de l’information légale et administrative, Paris, 2014 ISBN : 978-2-11-009878-8 Préambule Début 2015, une importante loi de santé sera débattue au Parlement. Son ambition annoncée est de refonder notre système de santé pour lui permettre de relever les défis auxquels il est confronté – le vieillissement, la progression des maladies chroniques, les inégalités de santé, l’innovation. Quelles sont les principales pistes envisagées ? Jusqu’où peut-on s’inspirer de nos voisins ? Et comment faire en sorte que « dans les années qui viennent, les Français, tous les Français, aient encore accès à un système de santé d’excellence » (intervention de Marisol Touraine, 19 juin 2014) ? Un système de santé et de soins 30 ans de vie en plus : c’est ce que nous avons gagné en un siècle. En 1913, l’espérance de vie à la naissance était de 50 ans ; en 2013, elle a atteint presque 82 ans (79 ans pour les hommes, 85 ans pour les femmes), et continue de progresser de trois mois par an, dépassant ainsi les limites biologiques annoncées il y a seulement quelques décennies. Les apports respectifs des avancées de la médecine et d’autres facteurs (modes de vie et comportements, conditions de travail, environnement, déterminants socio-­économiques plus globaux) à cette augmentation de notre longévité restent discutés et alimentent le débat sur les ressources à consacrer à la prévention et à la promotion 7 de la santé par rapport à celles consacrées au système de soins (chapitre 1). Celui-ci, comme dans tous les pays industrialisés, s’est fortement développé à partir de la seconde moitié du xxe siècle ; son organisation présente des similarités avec celle des pays voisins, mais elle a aussi ses singularités (chapitre 2). Objet de critiques Notre système de santé fait aujourd’hui l’objet de débats et de critiques. On lui reproche en premier lieu de coûter trop cher : le déficit récurrent, malgré la succession des plans d’économie, traduit, aux yeux de l’opinion, l’incapacité des gestionnaires à équilibrer un système dispendieux. Mais il faut savoir aller au-delà de cette idée simpliste (chapitre 3). Car si, en France, on a l’œil rivé sur le « trou de la sécu », c’est que contrairement à beaucoup d’autres pays, il est identifié en tant que tel au sein des déficits publics globaux. Surtout, le décalage potentiel entre dépenses et recettes est inhérent à la construction même d’un système de santé financé collectivement, et la question fondamentale est finalement de savoir si nous voulons, lorsque notre richesse augmente, en consacrer une part plus importante à la santé. On lui reproche également des performances qui ne sont pas en rapport avec un niveau de dépenses élevé. On rappelle sans cesse la première place de la France au classement de l’Organisation mondiale de la 8 P réambule santé en 2000, pour mieux lui opposer, par contraste, ce qui est vécu comme un déclassement. Là aussi, il faut éviter de tomber dans la caricature : le chapitre 4 brosse le paysage de nos performances, très bonnes dans certains domaines, moins dans d’autres. Cela a toujours été le cas, et aucun système ne domine les autres de manière indiscutable. Des pistes de progrès Alors, que faire ? Il faut d’abord éviter, si l’on veut favoriser un débat démocratique éclairé sur ces sujets complexes, de faire croire que des idées simples seraient de nature à régler structurellement les problèmes. Le chapitre 5 dresse un inventaire de ces « solutions évidentes », avancées par les uns ou les autres, et montre que même si chacune d’entre elles pose de vraies questions, la simplicité séduisante avec laquelle elles sont souvent présentées est trompeuse. Il est également intéressant, au-delà de l’Hexagone, de voir comment d’autres pays aux prises avec les mêmes tensions ont cherché à résoudre leurs difficultés (chapitre 6). Au terme de cette analyse, le chapitre 7 propose des pistes d’action, qui capitalisent sur nos réussites et tirent parti de l’expérience acquise chez nos voisins. Nous sommes capables de beaucoup mieux réguler qu’autrefois notre système de soins, grâce au développement des systèmes d’information, à la visibilité 9 qu’ils donnent sur les pratiques de soins, les parcours des patients, l’impact des traitements. Si l’on veut améliorer le rapport coût/résultat du système de santé, il faut renforcer cette gestion médicalisée pour gagner en efficience, développer une culture d’évaluation et de transparence, mener des politiques de prévention efficaces et améliorer nos performances dans les domaines où les comparaisons internationales nous montrent que d’autres pays réussissent mieux que nous. Il faut stimuler l’innovation, porteuse dans ce secteur comme dans les autres, de gains de qualité et d’économies, et adapter l’organisation des soins en anticipant les évolutions futures pour préparer le système de santé de demain. Un changement de modèle ? Pour faire tout cela, avons-nous besoin d’un changement de modèle, d’une réforme en profondeur du mode de gouvernance et de régulation ? Certains le pensent et des propositions plus ou moins radicales sont périodiquement avancées : revoir le mode de financement du système en modifiant l’arti­ culation entre les couvertures maladie obligatoire et complémentaire, aller vers une régionalisation plus poussée, faire gérer le système par des assureurs en concurrence… Il n’y a cependant pas d’unanimité sur l’opportunité d’une telle transformation, ni sur la cible souhaitable. 10 P réambule Et dans une période où les ressources sont rares et où la priorité, dans l’attente d’un redémarrage de la croissance, est de gagner en efficience pour préserver l’accès de tous à des soins de qualité, on a surtout besoin d’une mobilisation coordonnée de tous les acteurs pour continuer à améliorer concrètement le service rendu à la population. 11 Chapitre 1 En bonne santé car bien soignés ? Dans l’esprit d’une grande part de la population, la santé se confond avec les soins médicaux. Être en bonne santé, c’est alors avant tout avoir accès au médecin, au médicament, à l’innovation médicale. Pourtant, les progrès de la médecine et les résultats obtenus dans certains domaines ne doivent pas faire oublier que bien d’autres facteurs jouent sur la bonne ou mauvaise santé d’un individu ou d’un groupe : comportements à risque, modes de vie, conditions de travail, contexte socio-économique global… La contribution des soins médicaux à l’amélioration de la santé en question Dans les années 1970, Thomas McKeown, médecin et historien anglais, analysa l’évolution de la mortalité par tuberculose en Angleterre et au pays de Galles depuis le xixe siècle. Il montra que, pour l’essentiel, la mortalité due à cette pathologie avait baissé avant l’arrivée du premier traitement curatif (la streptomycine) et du vaccin (BCG). Ceux-ci sont pourtant considérés, à juste titre, comme des avancées médicales majeures, puisqu’ils ont permis pour la première fois de soigner efficacement et même de prévenir cette maladie, devenue un véritable fléau au début du xixe siècle. Pourtant, 90 % de la baisse de la mortalité avait eu lieu avant leur découverte. 15 Le déclin de la mortalité par tuberculose pulmonaire en Angleterre et au pays de Galles, 1841-1971 Taux de mortalité (par million) Découverte du bacille de la tuberculose Traitement antibiotique Vaccin BCG Source : Thomas McKeown, The role of medicine: dream, mirage, or nemesis?, Princeton University Press, 1979 [1976]. C’était pour McKeown la démonstration que le progrès médical avait un effet beaucoup moins important sur la santé de la population que d’autres facteurs, parmi lesquels il plaçait au premier plan l’élévation des conditions de vie et, en particulier, l’amélioration de la nutrition. D’autres experts ont contesté cette hypothèse en soutenant que les programmes de santé publique mis en place à cette époque (hygiène publique, assainissement urbain) avaient davantage contribué à faire reculer la mortalité. En tout état de cause, les uns et les autres convergeaient sur le faible rôle des interventions médicales. Ces analyses ont été confirmées pour d’autres pays développés : 16 Chapitre 1 En bonne santé car bien soignés ? l’augmentation très importante de l’espérance de vie à partir du milieu du xixe siècle s’explique pour l’essentiel par un recul de la mortalité par maladies infectieuses, qui s’est produit bien avant l’arrivée des traitements. Sur ces bases s’est développé à partir des années 1970 un courant de pensée contestant la prééminence de la médecine curative et critiquant l’orientation croissante des systèmes de santé vers les thérapeutiques coûteuses, les traitements de pointe, les développements technologiques, au détriment d’approches de santé publique et de prévention. Le contexte économique de l’époque – ralentissement de la croissance après les Trente Glorieuses et montée des déficits publics – n’était sans doute pas étranger à l’émergence de ce questionnement, qui perdure aujourd’hui, sur le bienfondé des ressources consacrées au système de soins. D’autant plus qu’une autre analyse critique est venue s’adjoindre aux travaux de McKeown et de ses successeurs pour mettre en cause la pertinence de la croissance des coûts médicaux. Dans un livre paru en 1972 et devenu depuis une référence mondiale (L’inflation médicale. Réflexions sur l’efficacité de la médecine pour la traduction française de 1977), le docteur Archibald Cochrane dénonçait le fait que beaucoup de traitements délivrés aux patients n’avaient aucune base scientifique et aucun résultat démontré, avec pour résultat un large gaspillage 17 de ressources. Il plaidait pour le développement de méthodes rigoureuses d’évaluation, basées sur des essais à partir d’échantillons aléatoires. Son travail eut une influence majeure, inspirant les démarches de promotion de ce que l’on appelle l’« evidence-based medicine », la médecine fondée sur les preuves. Ces deux réflexions pionnières, très dérangeantes à l’époque et en rupture avec la conviction unanimement partagée du rôle essentiel des techno­ logies médicales, ont nourri un courant de pensée qui s’est diffusé bien au-delà des cercles d’experts. Ainsi Marc Lalonde, ministre de la Santé nationale et du Bien-être social du Canada, écrit-il en 1974 dans un rapport intitulé Nouvelle perspective de la santé des Canadiens : « Selon l’opinion traditionnelle ou généralement admise, l’art ou la science de la médecine a été la source de tous les progrès réalisés dans le domaine de la santé, et la plupart des individus considèrent le niveau de santé et la qualité de la médecine comme synonymes. […] Cette notion est attribuable dans une large mesure à l’image puissante projetée par la médecine […] image encore renforcée par la publicité sur les produits pharmaceutiques, les téléromans présentant le médecin comme un héros, et le sentiment de vénération que beaucoup de Canadiens éprouvent pour leur médecin. » À rebours de cette vision traditionnelle, le rapport plaide pour une politique de promotion d’une vie saine, visant 18 Chapitre 1 En bonne santé car bien soignés ? à agir sur l’environnement, les modes de vie, plutôt que de consacrer la totalité des ressources à traiter les maladies. Ce rapport, considéré comme fondateur de la politique de santé publique canadienne, est encore largement cité aujourd’hui. De même, l’idée que les facteurs socio-économiques et l’ensemble des activités de la société jouent un rôle important pour améliorer la santé, bien au-delà du seul modèle médical, inspire les orientations promues par l’Organisation mondiale de la santé (cf. par exemple la charte d’Ottawa pour la promotion de la santé en 1986 ou, plus récemment, en 2009, le rapport de la Commission des déterminants sociaux de la santé, Combler le fossé en une génération). D’indéniables progrès médicaux Une médecine peu efficace, non évaluée, et dont l’impact est marginal par rapport à d’autres déterminants de la santé : peut-on soutenir cette thèse aujourd’hui ? Il y a un consensus sur le fait que l’analyse de Thomas McKeown, valable pour une période où la médecine avait peu à offrir, ne peut pas être prolongée à l’identique pour la seconde moitié du xxe siècle, époque à laquelle nombre de traitements efficaces ont été mis au point et diffusés : antibiotiques, vaccins, diurétiques, antidépresseurs, statines, dialyses rénales, 19 prothèses, pacemakers, greffes… Parallèlement, les causes de décès ont changé, les maladies infectieuses disparaissant progressivement au profit des maladies chroniques et dégénératives. Parmi ces dernières, les maladies cardiovasculaires sont la première cause de décès à l’échelle mondiale, la deuxième en France. Dans ce domaine, les progrès ont été spectaculaires. La mortalité a baissé des deux tiers en France depuis trente ans. Les progrès concernent l’ensemble des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et se poursuivent ces dernières années. Ils contribuent à eux seuls à plus de la moitié des gains d’espérance de vie sur la période récente. Taux de mortalité pour maladies cardiovasculaires 600 500 400 300 200 100 01 1 09 -2 20 5 20 06 - 20 08 2 320 0 020 0 20 0 -1 99 9 20 0 99 6 19 97 94 -1 -1 99 3 19 -1 99 0 19 91 -1 98 7 19 88 98 4 19 85 82 -1 19 19 79 -1 98 1 0 maladies cardiovasculaires dont cardiopathies ischémiques (infarctus du myocarde notamment) dont maladies cérébro-vasculaires (AVC notamment) Note : taux standardisé par âge, pour 100 000 personnes. Champ : France métropolitaine. Source : Inserm, Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès, 2014. 20 Chapitre 1 En bonne santé car bien soignés ? Cette évolution n’est pas entièrement imputable à la médecine puisqu’elle est également liée, pour une part variable selon les pays, à l’évolution des habitudes de vie (réduction du tabagisme, alimentation plus saine…). Des progrès très importants ont toutefois été réalisés : – dans le dépistage et le traitement des facteurs de risque des maladies cardiovasculaires, tels que l’excès de cholestérol ou l’hypertension artérielle, avec des médicaments apparus il y a une trentaine d’années ; – dans les soins curatifs ; à titre d’exemple, la mortalité à trente jours des patients hospitalisés pour infarctus du myocarde (crise cardiaque) a été divisée par trois en quinze ans en France (13,7 % en 1995, 4,4 % en 2010 ; voir Étienne Puymirat et al., « Association of Changes… », Journal of the American Medical Association, 308-10, 2012, p. 998-1006). Là aussi, les techniques ont considérablement évolué (angioplastie, thrombolyse, médicaments utilisés en prévention secondaire après l’infarctus…). Ainsi sur les années 1980-1990, on peut estimer d’après les résultats d’études menées dans divers pays que la moitié de la baisse de mortalité par maladie coronaire (l’affection à l’origine de ces infarctus) est due à l’amélioration des soins médicaux. Même s’ils ont un impact plus faible sur la baisse de la mortalité totale, des progrès ont été enregistrés aussi dans le traitement des cancers. Ceux-ci sont devenus la première cause de décès en France, dépassant depuis 21 2004 les maladies cardiovasculaires. Le pronostic s’est amélioré pour un certain nombre de localisations grâce aux avancées thérapeutiques (nouvelles chimiothérapies, techniques opératoires…) et à l’augmentation du dépistage, qui permet de détecter des cancers à des stades plus précoces où les chances de guérison sont meilleures (cancer du côlon, par exemple). Même si l’interprétation de certaines évolutions est difficile, car elles peuvent être en partie artificielles (voir encadré), les avancées des traitements ont permis des gains indéniables d’espérance de vie pour les malades. Cette dynamique positive n’est pas propre à la France, elle est constatée dans l’ensemble des pays européens. On pourrait citer bien d’autres exemples : l’arrivée de traitements antirétroviraux puissants et efficaces ont fait passer le VIH dans le champ des maladies chroniques en augmentant considérablement l’espérance de vie des personnes infectées, la survie médiane des personnes atteintes de mucoviscidose est passée de 5 ans dans les années 1960 à environ 30 ans actuellement, etc. Pourcentage de survie à cinq ans pour certains cancers 1990 2002 Cancer du sein 81 % 89 % Cancer de la prostate 70 % 90 % Cancer du côlon 53 % 58 % Cancer du rectum 52 % 55 % Leucémies myéloïdes chroniques 46 % 69 % Source : Survie des personnes atteintes de cancer en France 1989-2007. Étude à partir des registres des cancers du réseau Francim, 2013. 22 Chapitre 1 En bonne santé car bien soignés ? Détection précoce de certains cancers : une avancée à double tranchant ? Dans certains cas, l’augmentation de la survie observée peut également constituer un artefact : par exemple, le cancer de la prostate est chez les hommes âgés un cancer très fréquent mais d’évolution lente, qui n’atteint pas, le plus souvent, un stade de développement provoquant des signes cliniques et a fortiori le décès. La diffusion massive du dépistage du cancer, par le test PSA, a conduit à détecter en plus grand nombre ces tumeurs peu agressives et donc à augmenter la proportion de patients ayant a priori un meilleur pronostic. Même s’il y a eu également de réels progrès thérapeutiques, c’est sans doute cet effet qui explique la majeure partie des gains de survie constatés. Cette détection précoce peut être d’ailleurs à double tranchant : le traitement du cancer dépisté a lui-même souvent des effets secondaires qui ont un impact sur la qualité de vie (incontinence ou impuissance pour la moitié des patients traités). Cela a pu conduire la communauté médicale, dans certains pays, à déconseiller le dépistage, notamment chez les hommes âgés, les risques des traitements l’emportant sur les bénéfices (voir, par exemple, U. S. Preventive Services Task Force, Recommendation on screening for prostate cancer, 2012). Il s’agit là d’une question occupant une place croissante dans nos systèmes, celle de la pertinence de l’intervention médicale : le développement des techniques médicales ne conduit-il pas dans certains cas à trop diagnostiquer et à trop traiter, parfois au détriment de l’intérêt du patient ? 23 Au-delà de ces pathologies graves qui engagent le pronostic vital, de nombreux traitements diffusés dans les dernières décennies permettent d’améliorer la qualité de la vie en restaurant des capacités fonctionnelles qui diminuent avec l’âge, comme la chirurgie de la cataracte ou les prothèses de hanche ou de genou. Un débat dépassé ? Tout le monde s’accorde donc à penser que la thèse de McKeown doit être revisitée à l’aune des maladies et des technologies médicales d’aujourd’hui. Est-ce à dire que le débat est clos à présent ? Il n’en est rien : les oppositions sont toujours vives entre le monde de la médecine et celui de la santé publique, entre les partisans d’un soutien prioritaire aux progrès de la médecine réparatrice et ceux de politiques visant à agir sur d’autres déterminants de la santé, par la prévention, par la promotion de modes de vie sains, par des politiques sociales plus larges. Il est vrai que si les progrès des traitements sont indéniables, il n’en reste pas moins difficile de quantifier leur contribution globale à l’amélioration de la santé et de la comparer aux gains que pourraient générer des politiques intervenant plus en amont. Certains se sont essayés à cet exercice, mais en tirent des résultats très contrastés qui viennent à 24 Chapitre 1 En bonne santé car bien soignés ? l’appui de l’une ou l’autre thèse. Ainsi, au début des années 2000, un chercheur américain a conclu, en simulant l’impact de tous les traitements connus (avec des hypothèses néanmoins jugées optimistes par d’autres experts) que sur les 7 ans d’espérance de vie gagnés aux États-Unis entre 1950 et 1989, 3,5 à 4 ans étaient dus aux traitements curatifs et 1,5 an aux soins préventifs (dépistages, vaccinations…). La quasitotalité des gains serait donc due au système de soins, ce qui légitimerait l’investissement dans le progrès médical (John P. Bunker et al., « Improving Health… », Milbank Quarterly, 72-2, 1994, p. 225‑258). Quelques années plus tard, d’autres chercheurs américains estimaient (sur des bases assez peu explicitées) que les décès prématurés (avant 65 ans) aux États-Unis étaient dus pour 30 % à des prédispositions génétiques, 40 % à des comportements à risque (tabac, alcool, obésité), 15 % à des déterminants sociaux, 5 % à des causes environnementales et 10 % seulement à l’absence de soins adéquats, et en déduisaient que le développement de politiques de prévention devait être une priorité (J. Michael McGinnis et al., « The Case For More Active Policy Attention… », Health Affairs, 21-2, 2002, p. 78-93). En fait, ces résultats ne sont contradictoires qu’en apparence : la médecine permet de diminuer la fréquence de la mortalité pour certaines maladies, mais en même temps l’évolution des modes de vie et des 25 facteurs de risque accroît la prévalence de divers problèmes de santé, qui peuvent ou non avoir une réponse médicale efficace. Si aujourd’hui les progrès sur la mortalité sont surtout portés par la médecine, c’est peut-être simplement qu’on n’agit pas assez sur les déterminants d’amont. Un petit exemple chiffré peut permettre de simuler le résultat de ces deux évolutions contraires. Supposons qu’il y ait deux causes de décès dans une population : – la cause A, qui représente initialement 60 % de la mortalité, et pour laquelle les progrès de la médecine permettent de guérir 20 % des malades (la mortalité due à A baisse donc de 20 %) ; – et la cause B, qui représente initialement 40 % de la mortalité, mais ne dispose pas de traitement efficace et dont la prévalence augmente de 20 % sous l’effet d’une évolution des comportements à risque au cours de la même période (la mortalité due à B augmente donc de 20 %). Un rapide calcul montre que le taux de mortalité global baisse de 4 %. Évidemment, il est tentant de conclure que les progrès de la médecine expliquent toute cette baisse, puisqu’à eux seuls ils induiraient une chute de 12 % si la mortalité due à la cause B était restée stable. Mais on peut aussi raisonner en disant que si on avait pu mener une politique de prévention efficace pour éviter l’augmentation du facteur de risque de B, la baisse de mortalité globale aurait été 26 Chapitre 1 En bonne santé car bien soignés ? non pas de 4 %, mais de 12 %. La prévention aurait donc permis de multiplier par trois les gains observés. Ce sont ces deux facettes d’une même réalité qui sont montrées selon les argumentaires défendus. Cet exemple théorique renvoie bien à des situations réelles : qu’on songe par exemple à l’augmentation du tabagisme chez les femmes en France à partir des années 1960 et à ses conséquences sur la croissance rapide de l’incidence du cancer du poumon féminin, qui a été multipliée par 4 ces vingt-cinq dernières années, avec une accélération sur la période récente. Le cancer du poumon est devenu en France la deuxième cause de mortalité par cancer chez la femme, et on peut s’attendre à observer une évolution similaire à celle constatée aux États-Unis, où la mortalité par cancer bronchique a dépassé la mortalité par cancer du sein, qui connaît des taux de survie élevés et en amélioration. Plus globalement, on peut décomposer la mortalité en plusieurs sous-ensembles : Par la prévention Évitable Par les soins Prématurée* Non évitable Mortalité Non prématurée * Avant 65 ou 70 ans (ce second seuil étant de plus en plus utilisé). 27 Les deux derniers sous-groupes ne sont pas mutuellement exclusifs : un accident vasculaire cérébral ou un infarctus peuvent être traités quand ils surviennent pour éviter le décès, mais peuvent également être prévenus en partie par la diminution du tabagisme, par exemple. Même si la définition précise de ces catégories ne fait pas l’objet d’un consensus international, on peut donner quelques repères pour la France : en 2008, la mortalité prématurée (ici avant 65 ans) représentait environ 110 000 décès, soit 20 % de l’ensemble des décès, et on considère qu’un tiers de ces décès (35 000) auraient pu être évités par une réduction des comportements à risque tels que le tabagisme, l’alcoolisme, les conduites dangereuses, etc. (L’état de santé de la population en France, ministère de la Santé/Drees, 2011, p. 105-107). Encore ces estimations sont-elles fondées sur une définition assez restrictive, ne considérant que les cancers du poumon, les cancers des voies aéro­digestives supérieures, les causes directement liées à l’alcool (cirrhoses-psychoses alcooliques), les accidents de la circulation, les chutes accidentelles, les suicides et le sida. Avec la définition plus extensive de l’Office for National Statistics (ONS) britannique, incluant les cancers colorectaux, de la peau, du sein et du col de l’utérus, le diabète, les cardiopathies ischémiques, la grippe et la broncho-pneumopathie chronique 28 Chapitre 1 En bonne santé car bien soignés ? obstructive, la proportion dépasse les 50 %. En regard, la part des décès prématurés « évitables par une meilleure prise en charge par le système de soins » est de 25 %, selon cette même définition de l’ONS (Indicateurs de mortalité « prématurée » et « évitable », Haut Conseil de la santé publique, 2013). Les responsables de la santé publique plaident donc, depuis des années, pour un renforcement des politiques de prévention, afin de réduire l’emprise de ces facteurs de risque, d’autant que la mortalité prématurée est plus élevée en France que dans d’autres pays (voir chapitre 4). Bien entendu, il faut que ces interventions soient efficaces et aient un rapport coûtefficacité intéressant. Certaines le sont sans aucun doute, même si les politiques très globales qu’elles supposent sont complexes à mettre en œuvre. La réduction du sel dans l’alimentation : une action de prévention à fort impact potentiel Dans l’ensemble des pays industrialisés, les habitudes alimentaires ont beaucoup changé au cours des cinquante dernières années avec, pour certaines, des effets néfastes sur la santé, maintenant connus de longue date. L’augmentation de la consommation de sel aggrave, par exemple, le risque d’hypertension artérielle et, consécutivement, le risque de maladies cardiovasculaires, notamment d’accidents vasculaires cérébraux (AVC). Les recommandations nationales et internationales fixent la limite à 5 ou 6 grammes de sel 29 par jour, alors que la consommation de la majorité des Européens et des Nord-Américains est très supérieure (8 à 11 grammes). Des simulations réalisées pour la population des ÉtatsUnis montrent que baisser la teneur en sel de 3 grammes par jour aurait un très fort impact sur le nombre d’AVC ou d’infarctus et sur la mortalité associée à ces événements. Ces résultats seraient potentiellement plus importants que ceux d’autres interventions de prévention primaire ciblées sur le tabagisme ou l’obésité, mais aussi que ceux des traitements médicamenteux pour réduire l’excès de cholestérol ou l’hyper­tension artérielle. L’effet sur le nombre d’infarctus serait le même qu’une réduction de 50 % des fumeurs, une réduction de 5 % de l’indice de masse corporelle des adultes obèses, ou que la prescription de statines (molécules utilisées pour traiter l’excès de cholestérol) y compris pour les personnes à bas risque, et l’impact sur la baisse du nombre d’AVC serait bien supérieur. La diminution de la mortalité serait équivalente à celle que l’on obtiendrait si toute la population hypertendue était traitée par antihypertenseurs (ces simulations ne sont pas nécessairement transposables directement à d’autres pays du fait de la fréquence différente des facteurs de risque). L’impact global conduirait en outre, dans le contexte américain, à des économies nettes annuelles estimées entre 10 et 20 milliards de dollars. Par ailleurs, l’effet serait proportionnellement plus important pour la population noire et contribuerait à la réduction des inégalités de santé (Kirsten Bibbins-Domingo et al., « Projected Effect of Dietary Salt Reductions… », The New England Journal of Medicine, 362‑7, 2010, p. 590-599). 30 Chapitre 1 En bonne santé car bien soignés ? Obtenir une réduction de la teneur en sel de l’alimentation dépasse évidemment largement les possibilités du système de santé stricto sensu. Si des messages de sensibilisation peuvent être relayés au sein de la population (les enquêtes récentes montrent en effet dans tous les pays une faible attention portée à ce risque), l’essentiel du sel ingéré n’est pas contrôlable par les individus, car il est présent dans les aliments manufacturés ou d’autres produits de l’industrie alimentaire qui constitue donc un acteur majeur de toute politique dans ce domaine. Cet exemple illustre l’impact potentiel important, sur la santé de la population, de politiques menées en dehors du système de soins : politiques environnementales, de sécurité routière, du logement… Ceci a conduit certains pays à développer une stratégie interministérielle pour prendre en compte la dimension sanitaire de toutes les politiques (« la santé dans toutes les politiques »). Ainsi en Suède ou au Québec, les lois sur la santé publique obligent les ministères à évaluer l’impact sur la santé de la population de toute nouvelle mesure législative et réglementaire. Ces stratégies sont difficiles à mettre en œuvre, mais les succès obtenus dans certains pays montrent qu’elles sont efficaces sur le long terme. La Finlande, qui mène une politique active dans ce domaine depuis 30 ans, a vu sa consommation de sel réduite d’un tiers (à partir, il est vrai, d’un niveau très élevé). En France, où les programmes nationaux Nutrition-Santé (PNNS) comportent cet objectif, les apports en sel de la population adulte ont un peu baissé depuis une dizaine d’années (entre 5 et 10 % selon l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation). 31 Les inégalités de santé Le débat n’est donc pas clos sur la place et les moyens respectifs à accorder au système de soins et à la prévention primaire dans les politiques de santé. Cette question se pose non seulement pour l’amélioration de la santé globale de la population, mais plus encore au regard des inégalités de santé. Il existe en effet, dans tous les pays, des inégalités de santé entre groupes sociaux. En France, un cadre supérieur peut espérer vivre 6 ans de plus qu’un ouvrier. L’ampleur des écarts y est d’ailleurs plus élevée que dans d’autres États (voir chapitre 4). La persistance de ces inégalités, et souvent leur augmentation, dans des pays qui ont développé une protection sociale généreuse et un accès aux soins facilité par un financement solidaire, peut paraître paradoxale. De nombreux travaux de recherche (voir Florence Jusot, Les inégalité sociales de santé…, Note pour le club parlementaire Hippocrate, 2010) ont été menés pour en analyser les multiples causes : – différences de comportements à risque (tabac, alcool, surpoids…) ; – conditions et environnement de travail (dangerosité des métiers, accidents de travail, exposition à des facteurs pathogènes…) ; – mais aussi déterminants sociaux dont le mécanisme causal est plus complexe (niveau d’éducation, stress 32 Chapitre 1 En bonne santé car bien soignés ? engendré par la domination hiérarchique et l’absence d’autonomie, différences de capital social et culturel, effet des conditions de vie dans la petite enfance, inégalités globales amenant à des parcours de vie dans lesquels les différents facteurs se renforcent). Le tout est encore aggravé par un effet de causalité inverse, la santé ayant en retour un impact sur la catégorie et la mobilité sociales. Une communauté assez large d’experts à travers le monde s’accorde sur l’idée que les inégalités sociales de santé résultent d’une combinaison de ces facteurs, sans toutefois qu’un modèle explicatif global se dégage clairement : il y a toujours des débats sur l’importance respective des différents déterminants, que les résultats de la recherche internationale ne permettent pas de trancher. Il est aussi difficile de quantifier précisément le rôle joué par le système de soins. La persistance d’inégalités de santé, même dans des pays assurant un accès gratuit et égalitaire aux soins, conduit certains spécialistes à négliger son impact. Des expériences concrètes montrent pourtant qu’il peut, par son fonctionnement, contribuer à renforcer les inégalités ou au contraire à les réduire, par exemple en étant plus proactif vis-à-vis des populations qui sont moins spontanément enclines à consulter. À titre d’exemple, 41 % seulement des femmes de plus de 50 ans bénéficiaires 33 de la couverture maladie universelle complémentaire (CMUC) font réaliser un dépistage du cancer du sein tous les deux ans contre 63 % pour l’ensemble de la population (voir Rapport au Gouvernement et au Parlement sur les charges et produits de l’assurancemaladie pour l’année 2012, p. 24). Mais il n’en demeure pas moins que beaucoup de choses se jouent en amont : de ce point de vue, il y a une dissymétrie entre l’importance donnée à l’accès aux soins dans les discours et les politiques, et ce que l’on sait de son poids dans l’ensemble des facteurs explicatifs des inégalités de santé. Le débat prend une acuité particulière avec la crise économique et les contraintes exercées sur les dépenses publiques : dans ces périodes de restrictions budgétaires, si l’on veut protéger la santé de la population, faut-il préserver en priorité les dépenses de santé ou les dépenses sociales ? Certains experts en santé publique ont plaidé, dans les colonnes du prestigieux British Medical Journal, pour préserver plutôt les dépenses sociales, arguant, en se fondant sur une comparaison des évolutions dans différents pays, qu’elles avaient plus d’impact sur la santé que les dépenses de santé elles-mêmes (David Stuckler et al., « Budget crises, health, and social welfare programmes », British Medical Journal, 341-7763, 2010, p. 77-79). 34 Chapitre 1 En bonne santé car bien soignés ? En conclusion Ainsi, même si les résultats chiffrés de McKeown ne sont plus d’actualité, le débat et les controverses que ce travail pionnier a permis de soulever restent toujours pertinents : en fin de compte, quelle est la contribution des conditions générales de vie, des interventions de santé publique et des soins techniques à l’amélioration de la santé de la population ? Selon la réponse que l’on apporte à cette question, les politiques à mener ne sont pas les mêmes. Faut-il investir massivement nos moyens dans les innovations médicales et les nouveaux traitements ? Ou vaudrait-il mieux, comme le réclament des acteurs de la santé publique, réallouer une part de ces ressources à la lutte contre des facteurs de risque majeurs (tabac, nutrition, sédentarité…) et à la promotion de la santé ? Si l’on veut réduire les inégalités de santé, quels leviers sont de nature à jouer sur leurs déterminants essentiels ? En temps de crise, quelles dépenses publiques faut-il préserver en priorité ? La communauté de santé publique française plaide, depuis longtemps, pour une réorientation des politiques, estimant que « c’est du décalage entre les déterminants de santé et le caractère réducteur des stratégies mises en œuvre, trop exclusivement axées sur les soins, que résultent sans doute en partie les fortes inégalités de santé observées en France et le 35 niveau élevé de la mortalité prématurée » (rapport du Haut Conseil de la santé publique, 2002, p. 24). Dans le même temps, les progrès de la médecine et leur impact sur les gains d’espérance de vie sont indéniables, et les travaux de recherche récents sur les indicateurs de « mortalité évitable par les soins » témoignent d’un intérêt renouvelé des épidémiologistes pour une appréciation pertinente de leurs résultats. Martin McKee, directeur de la London School of Hygiene and Tropical Medicine et expert en santé publique reconnu, fait peut-être la synthèse de ces courants de pensée en proposant « un lien plus fort entre la santé publique et les soins, les acteurs de la santé publique devant reconnaître que les soins peuvent faire la différence, et ceux du système de soins reconnaissant la légitimité de la santé publique à questionner leurs résultats » (« Does Health Care Save Lives? », Croatian Medical Journal, 40-2, 1999, p. 123-128). 36 Chapitre 2 En quoi notre système de santé est-il différent des autres ? S’ils partagent des éléments communs et sont confrontés à des enjeux similaires, les systèmes de santé occidentaux connaissent des organisations différentes d’un pays à l’autre. La typologie traditionnelle distinguant systèmes beveridgiens, bismarckiens et libéraux permet de les classer à grands traits mais ne rend pas compte de leur diversité réelle. Au sein de ce paysage composite, quelles sont les singularités du système français ? Les composantes d’un système de santé L’expression « système de santé » doit ici s’entendre au sens de l’ensemble des ressources et des politiques dont l’objectif direct est la santé de la population (et qui relèvent de ce fait d’un ministère de la Santé). Elle n’inclut pas toutes les actions plus diffuses qui contribuent à la santé tout en relevant des compétences d’autres ministères (sécurité routière, conditions de travail, environnement…). Un système de santé, c’est tout d’abord une organisation de « production » des soins, c’est-à-dire un ensemble de professionnels de santé, d’hôpitaux, de technologies (médicaments, appareils d’imagerie…). La diffusion mondiale des progrès médicaux, la circulation rapide de l’information scientifique tendent à homogénéiser les recommandations médicales et les manières de soigner d’un pays à l’autre ; mais en revanche, les systèmes diffèrent 39 dans la façon dont l’offre de soins est structurée, dans le statut des professionnels de santé, leur mode d’exercice, l’organisation du parcours des patients et leurs modalités d’accès aux structures de soins. Ces soins médicaux ne sont pas, dans la plupart des pays développés, payés directement par les personnes qui en bénéficient : le risque financier lié à la maladie est mutualisé par un mécanisme d’assurance, qui peut prendre des formes diverses. Cette mutualisation financière est justifiée par le caractère aléatoire du « risque maladie » et le fait qu’il peut occasionner des dépenses extrêmement élevées. Une caractéristique fondamentale de la dépense de santé est en effet qu’elle est très concentrée, c’est-à-dire qu’une petite fraction de la population représente une très grande partie de la dépense, tandis que la majorité des individus a très peu recours aux soins. Bien entendu, cela est vrai une année donnée : sur l’ensemble d’une vie, beaucoup de personnes verront leurs besoins de soins s’accroître avec l’âge, et consécutivement leur niveau de dépenses. Quelques exemples donnent une idée du coût des soins pour des pathologies graves : la dépense prise en charge par l’assurance-maladie est de 17 000 euros en moyenne pour un infarctus ou une décompensation d’insuffisance cardiaque, de 27 000 euros pour le traitement d’un cancer du poumon sur les deux ans qui suivent sa détection, de 63 000 euros tous 40 Chapitre 2 Un système de santé différent des autres ? les ans pour une personne en insuffisance rénale chronique terminale qui a besoin de séances de dialyse (Rapport au Gouvernement et au Parlement sur les charges et produits de l’assurance-maladie pour l’année 2014). Si l’on rapproche ce montant du niveau de vie médian (1 600 euros par mois en 2011, selon l’Insee), il est évident que beaucoup d’individus, en l’absence d’assurance, ne pourraient payer ces soins ou seraient en faillite personnelle. Cette assurance est, dans la grande majorité des pays développés, une assurance publique obligatoire qui fait partie du socle de protection sociale construit le plus souvent entre la fin du xixe et le milieu du xxe siècle. Elle peut être directement mise en œuvre par l’État, sous forme d’un système public de distribution de soins financé par l’impôt (comme l’Éducation nationale dans notre pays), ou organisée séparément dans un système d’« assurances sociales », fondé en général sur une base professionnelle, les droits étant liés au statut de travailleur (voir infra). Dans la plupart des pays, toute la population est couverte par le système obligatoire. Jusqu’à 2014, date du début de l’application de la loi Obama, les États-Unis ont fait figure d’exception en étant les seuls, parmi les pays les plus riches de la planète, à faire reposer très majoritairement la couverture maladie sur un système d’assurance volontaire. 41 Le système peut être financé par des impôts, des cotisations sociales ou des primes ; ces financements sont partout complétés par des paiements directs des patients, dans des proportions et selon des modalités variables d’un pays à l’autre. La gestion et la régulation de ce dispositif d’ensemble – système de soins, mécanismes assurantiels, financement – est aussi très variable. Les rôles respectifs de l’État, des caisses d’assurance-maladie ou des assureurs, la répartition des responsabilités entre le gouvernement central et les élus locaux, l’importance plus ou moins grande accordée à la régulation par les professionnels eux-mêmes, dessinent un paysage de gouvernance propre à chacun des systèmes. Beveridgiens, bismarckiens, libéraux : la typologie traditionnelle La typologie traditionnelle distingue trois modèles d’organisation de la protection maladie. Les systèmes de santé ont néanmoins, on le verra, évolué au cours du temps par rapport à ces schémas originels. Le modèle beveridgien, du nom de lord William Beveridge, père fondateur du système britannique, est celui du service national de santé, universel, géré par l’État et financé essentiellement par l’impôt. L’accès aux services de santé y est en principe gratuit pour les résidents ; les hôpitaux sont publics et 42 Chapitre 2 Un système de santé différent des autres ? les professionnels de santé sont pour beaucoup des fonctionnaires salariés. La liberté de choix et de circulation des patients est traditionnellement assez encadrée, avec notamment un passage obligé par le généraliste. En Europe, le Royaume-Uni et les pays scandinaves ont des services nationaux de santé, mais c’est aujourd’hui aussi le cas des pays du Sud du continent (Italie, Espagne, Portugal). Le modèle d’assurances sociales ou modèle bismarckien, en référence à Otto von Bismarck, chancelier allemand au moment de la mise en place du système à la fin du xixe siècle, est fondé sur des solidarités professionnelles. La couverture du risque maladie est liée au statut professionnel, le risque est financé par des cotisations assises sur les salaires, et géré par des caisses segmentées par profession et administrées par les partenaires sociaux. Les soins sont fournis par des professionnels et des établissements hospitaliers indépendants des caisses, avec lesquelles ils passent contrat. Les patients sont en général moins encadrés que dans les systèmes nationaux et le système de soins moins organisé. Ce modèle est celui de l’Allemagne, de l’Autriche, de la France, des Pays-Bas, du Luxembourg, de la Belgique, et la plupart des pays d’Europe centrale et orientale s’en sont inspirés pour faire évoluer leur système après la transition démocratique. 43 Dans ce second modèle, la couverture maladie, liée au statut de travailleur salarié, n’a pas été conçue a priori comme universelle ; dans certains pays, l’obligation d’assurance n’a d’ailleurs été instaurée qu’en-dessous d’un certain seuil de revenu. Jusqu’en 2009, 11 % des Allemands, les plus aisés, n’étaient pas obligés de s’assurer, tout comme 30 % des Néerlandais jusqu’à la réforme de 2006, qui a généralisé l’obligation d’assurance en même temps que le choix de l’assureur, mettant fin au système dual qui existait depuis 1941. Dans d’autres systèmes bismarckiens, la couverture maladie s’est élargie par étapes successives jusqu’à devenir universelle : c’est, par exemple, le cas de la France, avec l’extension aux exploitants agricoles en 1961 et aux travailleurs indépendants non agricoles en 1966, puis l’instauration de l’assurance personnelle en 1974 et enfin de la couverture universelle sur la base de la résidence depuis 2000. Au cours de ce processus, certains pays sont passés d’un modèle bismarckien à un modèle beveridgien : les pays du Sud de l’Europe l’ont fait au cours des années 1970 et 1980. Le troisième modèle, le modèle libéral, est fondé sur une intervention minimale de l’État, réduite à l’assistance aux plus démunis, le reste de la population recourant de manière facultative à des assureurs privés. Ce modèle est en voie de disparition dans les pays riches, où l’on a assisté dans les dernières décennies à un mouvement d’extension de la couverture 44 Chapitre 2 Un système de santé différent des autres ? maladie obligatoire. Cela a été le cas de la Suisse avec la réforme de 1996, qui a rendu obligatoire pour tous les résidents la souscription d’une assurance-maladie auprès d’un assureur agréé. Les États-Unis sont restés jusqu’à récemment une exception de taille : en dehors des programmes publics couvrant 30 % de la population (personnes de plus de 65 ans ou ayant de faibles ressources), l’assurance-maladie, facultative, était souscrite dans le cadre de contrats collectifs d’entreprise (pour 50 % de la population) ou plus rarement à titre individuel, et une forte proportion de la population (15 % en 2011, soit 50 millions de personnes) n’était pas assurée. Vue d’Europe, cette situation a toujours été considérée comme une anomalie, surtout si l’on met en regard les sommes très élevées que ce pays consacre à la santé (18 % du PIB en 2011, beaucoup plus que tous les autres pays de l’OCDE). Elle correspond toutefois à des valeurs – responsabilité individuelle, confiance dans la régulation par le marché et défiance vis-à-vis de l’État – profondément ancrées dans la société américaine. Cette exception a pris fin aujourd’hui avec la mise en place de la réforme Obama, la souscription d’une assurance étant devenue obligatoire en 2014. Au-delà des modèles, une grande diversité En Europe, si la ligne de partage historique Beveridge/ Bismarck imprime encore sa marque sur certains 45 aspects des systèmes de santé, elle ne suffit pas, et de loin, à les caractériser. Ils se différencient selon bien d’autres dimensions, et parfois les points communs ou les divergences ne recoupent pas cette typologie. Par exemple, l’Allemagne se rapproche des modèles nationaux des pays scandinaves ou du Sud par la gestion décentralisée du système ; à l’inverse, la France et l’Angleterre, qui ont des systèmes de santé organisés différemment, partagent une culture de régulation beaucoup plus centralisée (même si en Angleterre, des responsabilités ont été décentralisées à plusieurs reprises vers des groupes locaux de médecins, et notamment lors de la dernière réforme de 2012). Même constat sur le rôle des organisations professionnelles, leur structuration, leur implication dans la régulation du système : la culture allemande d’« autoadministration » par la négociation collective, qui va de pair avec une organisation très unifiée de la profession médicale, contraste avec la tradition de régulation très administrée du système français et la fragmentation des syndicats professionnels. On retrouve là des traits qui structurent globalement le fonctionnement social de chaque pays et ne sont pas propres au secteur de la santé. Dans les systèmes nationaux, le principe est que toute la population contribue par l’impôt à financer le système public et en bénéficie en retour, alors que les systèmes bismarckiens se sont construits sur des 46 Chapitre 2 Un système de santé différent des autres ? solidarités limitées au monde de l’entreprise. Mais en pratique, on l’a vu, les seconds ont une tendance à l’universalisation, en s’affranchissant du lien originel de la couverture maladie avec le travail ; et, à l’inverse, dans un système national comme celui de l’Espagne, les fonctionnaires de l’État peuvent choisir de ne pas cotiser au système public et d’être couverts par une assurance spécifique. L’organisation des soins, les modalités d’accès pour les patients, les modes d’exercice des médecins sont également variables au sein de l’une et l’autre des catégories : les Pays-Bas appartiennent à la famille des systèmes d’assurances sociales, et pourtant le passage obligé par le généraliste y a toujours été la règle pour accéder au spécialiste, qui n’exerce qu’à l’hôpital. Cette configuration est plus fréquente dans les systèmes nationaux de santé. Les généralistes y sont parfois des fonctionnaires salariés (comme en Suède ou en Espagne), mais ils peuvent également exercer avec un statut libéral, comme dans les systèmes bismarckiens, et c’est même le cas le plus fréquent (y compris au Royaume-Uni, archétype historique du système national de santé). Les systèmes de santé présentent donc plus de diversité que la catégorisation schématique en trois modèles pourrait le faire penser. Chacun porte la marque des institutions, de la culture et des politiques nationales, et ne peut être analysé indépendamment 47 de ce contexte plus large. Il faut ainsi prendre garde à la tentation de vouloir transposer des dispositifs techniques en les détachant de ce contexte. D’autant qu’ils sont souvent le résultat d’une longue trajectoire historique, car les systèmes de santé ont aussi été l’objet de nombreuses réformes dans les trois dernières décennies, qui ont conduit à un certain brassage et ont brouillé un peu plus les lignes de partage traditionnelles (voir chapitre 6). Notre système, façonné depuis l’après-guerre par de multiples réformes, a aussi son histoire propre, sa culture, ses modes d’organisation et de gouvernance. On peut souligner certaines de ses spécificités historiques : – son caractère hybride entre Bismarck et Beveridge ; – le choix très particulier d’un double niveau d’assurance (obligatoire et complémentaire) sur l’ensemble du panier de soins couvert ; – une grande diversité et une certaine fragmentation de l’offre de soins. Un système français hybride dès l’origine Le système français a adopté le modèle des assurances sociales financées par des cotisations sur les revenus d’activité et gérées par les partenaires sociaux (patronat et syndicats). Il s’en est cependant d’emblée éloigné en empruntant certaines caractéristiques aux systèmes beveridgiens. 48 Chapitre 2 Un système de santé différent des autres ? Ainsi le modèle bismarckien historique qu’est l’Allemagne a été organisé avec une multiplicité de caisses d’assurance-maladie – il y en avait 1 200 à la fin des années 1980 (153 aujourd’hui) – auxquelles chacun était affilié en fonction de son appartenance professionnelle ou de son lieu de résidence. Chacune des caisses était autonome, financièrement responsable, et fixait son niveau de cotisations pour équilibrer ses dépenses. Les taux de cotisation étaient donc différents d’une caisse à l’autre, notamment en raison de la diversité des populations couvertes. En 1993, au moment de la première réforme ayant introduit un libre choix de la caisse d’affiliation, ils variaient du simple au double. Par contraste, l’assurance-maladie a été d’emblée plus uniforme et plus concentrée en France. L’ambition des fondateurs de la Sécurité sociale en 1945, largement inspirés par le rapport Beveridge, était d’ailleurs d’aboutir à une seule assurance nationale, universelle et garantissant des droits identiques pour tous. Si ces principes se sont heurtés à la volonté de certaines catégories socioprofessionnelles de maintenir une assurance séparée et n’ont pu être complètement concrétisés, ils expliquent la structure très concentrée de l’assurance-maladie obligatoire française, dans laquelle un seul régime (le régime général) couvre aujourd’hui plus de 85 % de la population. Les deux autres régimes les plus importants sont la mutualité 49 sociale agricole et le régime social des indépendants. À eux trois, ils protègent 96 % de la population française. Par ailleurs, les caisses d’assurance-maladie françaises n’ont jamais vraiment eu les responsabilités de gestion de leurs homologues allemandes. Très vite, la responsabilité de l’équilibre financier de l’assurancemaladie et la fixation des taux de cotisation ont relevé du Gouvernement, puis du Parlement à partir de la mise en place des lois de financement de la Sécurité sociale en 1996. Notre système a donc été, dès l’origine, un peu hybride, et sa composante beveridgienne s’est renforcée au fil du temps : le lien avec le travail s’est distendu, l’assurance-maladie devenant universelle et son financement s’élargissant à l’ensemble des revenus avec la contribution sociale généralisée. Dans un système où le droit à la couverture maladie est ouvert dès lors qu’on réside légalement sur le territoire et où un seul régime protège 85 % de la population, on peut évidemment s’interroger sur l’intérêt du maintien d’une affiliation par régime et du contrôle régulier des droits de tous les assurés. En effet, celui-ci représente un coût de gestion alors qu’in fine tous seront couverts, à condition qu’ils résident légalement sur le territoire. 50 Chapitre 2 Un système de santé différent des autres ? Le choix d’un double niveau d’assurance sur un large panier de soins couverts Les données recueillies par l’OCDE montrent qu’en France, globalement, la proportion des dépenses publiques dans les dépenses de santé est de 77 %, identique à celle de l’Allemagne, et un peu plus élevée qu’au Canada (70 %), où elle a baissé depuis les années 1990. Mais derrière ces chiffres globalement voisins, les fondements de cette répartition entre financements public et privé ne sont pas du tout les mêmes, et reflètent des choix totalement différents. Ainsi en Allemagne, le financement privé comprend la totalité des dépenses des 11 % d’Allemands qui ont un contrat avec un assureur privé : l’assurancemaladie ne leur rembourse rien. En revanche, le taux de remboursement est plus élevé que le taux français pour ceux qui sont couverts par le régime obligatoire. Le taux global de 77 %, qui en France est un taux moyen de remboursement pour l’ensemble de la population, agrège pour l’Allemagne deux situations contrastées. Les conséquences en termes d’équité ne sont pas les mêmes : outre-Rhin, la participation financière aux soins est moins élevée pour les personnes modestes qu’elle ne l’est en France (et ce d’autant plus qu’il existe un mécanisme de plafonnement de ces restes à charge par rapport au revenu). À l’inverse, les plus aisés échappent à la nécessité de contribuer au régime 51 obligatoire à proportion de leur revenu et il y a un risque d’une médecine à deux vitesses : les médecins sont deux à trois fois mieux payés, pour les mêmes actes, pour les patients privés qui ont tendance à être mieux traités (par exemple, en termes de délais de rendez-vous). La comparaison avec le Canada témoigne aussi de choix collectifs différents. Le tableau ci-dessous, qui décompose cette répartition selon les types de soins, montre que les soins hospitaliers sont très bien remboursés comme en France, que les soins de médecins le sont beaucoup mieux, mais qu’en revanche, les médicaments et les soins des autres professionnels de ville le sont beaucoup moins, et les soins dentaires pratiquement pas. Le système canadien repose sur un principe clair : tout ce qui est « médicalement nécessaire » doit être fourni en fonction du besoin et ne doit être entravé par aucune barrière financière. Proportion dépense publique/dépense totale par type de soins, en 2011 Canada France Soins hospitaliers 91 % 93 % Soins de médecins 99 % 73 % Soins d’autres professionnels en ambulatoire 22 % 79 % Soins de dentistes 5 % 34 % Médicaments 38 % 68 % Source : base de données de l’OCDE sur la santé, 2013. 52 Chapitre 2 Un système de santé différent des autres ? Il n’y a donc aucun paiement par le patient au moment de recevoir des soins : les co-paiements (tickets modérateurs) et les dépassements de tarifs ont été progressivement interdits pour tous les biens et services inclus dans le panier public. La Loi canadienne sur la santé de 1984 stipule d’ailleurs que si un gouvernement provincial veut recevoir un transfert budgétaire du niveau fédéral pour ses dépenses de santé, il doit s’assurer que les producteurs de soins ne prélèvent aucun paiement direct auprès des patients pour les soins « médicalement nécessaires ». Il est également interdit aux médecins et hôpitaux travaillant pour les patients du système public d’exercer une fraction de leur activité au bénéfice de patients privés. C’est donc un système conçu en principe pour que l’accès aux soins ne soit pas freiné par la capacité à payer. En pratique cependant, la définition des « soins nécessaires » est assez restrictive : ce sont les soins de médecins et les soins hospitaliers. C’est pourquoi leur niveau de prise en charge est très élevé (la petite fraction des dépenses de soins de médecins et de soins hospitaliers non financée publiquement correspondant à des services non inclus dans le panier public : petite chirurgie dermatologique, interventions de chirurgie esthétique, chambre individuelle…). Mais à l’inverse, certains soins ne sont pas inclus dans le panier garanti par la loi canadienne : les soins psychiatriques (hors 53 hospitalisation), la rééducation en ambulatoire, les soins de long terme, et surtout les médicaments. Ceux-ci sont pris en charge par certaines provinces, de manière partielle, et peuvent encore occasionner dans certains endroits du pays des restes à charge très élevés. Dans tous ces secteurs, l’assurance privée s’est développée. Par ailleurs, le contingentement strict des dépenses publiques de santé a conduit à un rationnement des soins, des listes d’attente et des difficultés à trouver un médecin qui ont été mal vécus par la population (Michel Grignon, « Le système de santé au Canada », Revue française des affaires sociales, no 4, 2008, p. 67-87). La France a fait, si l’on exprime les choses de manière un peu simpliste, un choix radicalement opposé : celui de couvrir tout, avec un panier de soins très peu sélectif, mais de ne rembourser que partiellement le coût de ces soins. Et ceci, même pour des soins « de base » : il y a eu dès l’origine un ticket modérateur de 20 % sur les consultations de médecin, et même sur les soins hospitaliers. Peu de pays ont une participation financière de ce niveau, même s’il faut rappeler qu’il y a de nombreux motifs d’exonération : en cas d’affection sévère, d’acte chirurgical, pour les médicaments essentiels, pour les bénéficiaires de la couverture maladie universelle… Nous n’entrerons pas ici dans le débat de la responsabilisation financière 54 Chapitre 2 Un système de santé différent des autres ? des assurés et de sa légitimité, mais on peut s’accorder néanmoins à dire que, quelle que soit la vertu responsabilisante du ticket modérateur, il a peu de chances de modérer quoi que ce soit aujourd’hui dans la mesure où il est quasiment systématiquement pris en charge par les assurances complémentaires, qui couvrent 96 % de la population (dont 5 % au titre de la CMUC). C’est la principale particularité de la France, qui est en effet le seul pays à avoir connu un tel développement de l’assurance privée comme co-financeur des mêmes soins en complément de l’assurance publique. La structure du financement privé est d’ailleurs particulière en France, comme le montre le graphique ci‑dessous : la part de l’assurance privée dans la dépense totale est la plus élevée, atteignant 13,7 % en 2011 ; a contrario, les dépenses directement payées par les usagers, 7,5 % de la dépense totale, sont les plus faibles après les Pays-Bas (encore faut-il relativiser le taux néerlandais, car il ne comprend pas les dépenses engagées par les patients en-dessous de la franchise, qui est de 360 euros). 55 40 35 30 25 20 15 10 5 0 France Slovénie Canada Irlande Allemagne Suisse Australie Espagne Pays-Bas Portugal Nouvelle-Zélande Autriche Belgique Luxembourg Royaume-Uni Grèce Hongrie Japon Finlande Danemark Italie Pologne Suède Estonie Rép. tchèque Part des paiements directs des ménages et de l’assurance privée dans les dépenses de santé (en %), 2011* Assurance privée Paiements directs des ménages * ou année la plus proche. Source : base de données de l’OCDE sur la santé, 2013. Mais au-delà de son poids dans la dépense, c’est la fonction remplie par l’assurance privée qui est quasi unique. Dans d’autres pays, des assurances privées – quoique moins développées en général – existent également, mais elles jouent un rôle très différent : – soit elles assurent au premier euro une fraction de la population, disjointe de celle couverte par le système public : c’est le cas de l’Allemagne, cela a été auparavant également celui des Pays-Bas et de l’Irlande pour l’accès à l’hôpital public ; – soit elles assurent des biens et services différents de ceux couverts par le système public : outre l’exemple du Canada décrit ci-dessus, on peut citer les Pays-Bas (92 % de la population a une assurance 56 Chapitre 2 Un système de santé différent des autres ? complémentaire en plus de l’assurance de base, pour rembourser les soins dentaires, les transports, les médecines alternatives…) ainsi que de nombreux pays, où elles couvrent des prestations de confort comme les chambres particulières dans les hôpitaux et cliniques ; – soit elles permettent d’accéder à des médecins et hôpitaux privés, auprès de qui les rendez-vous peuvent être plus rapides (cette configuration existe notamment dans des systèmes nationaux qui connaissent des listes d’attente importantes, comme en Irlande ou au Royaume-Uni), ou bien offrent un accès facilité ou un « supplément de qualité » au sein du système public : possibilité de couper les files d’attente, consultation directe d’un spécialiste, choix du médecin hospitalier, traitement préférentiel en tant que patient privé… Cette intrication soulève souvent de multiples problèmes dans les pays concernés, notamment en termes d’équité de traitement des patients publics et privés. Il est très rare que l’assurance complémentaire soit conçue, comme en France, comme un co-financeur qui vienne compléter le remboursement de la Sécurité sociale pour les mêmes patients, les mêmes soins, les mêmes hôpitaux. Cette configuration a un aspect positif car, à partir d’un socle de prise en charge publique assez élevée (77 % de la dépense totale), le deuxième degré de mutualisation réduit les paiements directs des malades, qui se situent à un des 57 plus faibles niveaux de l’OCDE. On peut aussi, en comparant notre situation à celle des systèmes publics plus strictement encadrés, défendre l’idée que ce mix de financements a permis une expansion du système, le maintien d’un accès facile aux soins, sans listes d’attente (pour l’essentiel), et une liberté de choix et de circulation des malades. Mais l’intrication des responsabilités financières est aussi problématique. Tout d’abord, sur le long terme, elle dispense l’assurance publique de jouer son rôle de socle de protection. Aujourd’hui, on constate que, pour une fraction des patients, les restes à charge après assurancemaladie obligatoire sont très élevés, y compris pour des soins qu’ils ne choisissent pas, comme les soins hospitaliers. Pour la moitié des patients hospitalisés à l’hôpital public en 2010, l’assurance obligatoire laissait à charge moins de 40 euros, mais, pour un sur dix, il s’agissait de plus de 1 900 euros, et pour un sur cent, de plus de 3 500 euros, en tickets modérateurs et forfaits journaliers. Nous sommes le seul pays à avoir des restes à charge de ce niveau, non plafonnés (Rapport 2013 du Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance-maladie). Si ce n’est pas considéré comme un problème, c’est que, pour une écrasante majorité des cas, ce n’est pas le patient qui doit régler, puisque ces restes à charge sont couverts par tous les contrats d’assurance complémentaire. Pour autant, ce n’est pas très cohérent du point de vue 58 Chapitre 2 Un système de santé différent des autres ? du socle qui devrait être assuré par un système de protection sociale. On pourrait dire la même chose des dépassements d’honoraires par les médecins, qui ont été d’ailleurs en partie encouragés par l’existence de couvertures complémentaires les prenant en charge. Globalement, l’existence d’un deuxième niveau de mutualisation exonère le système public des efforts qu’il devrait faire pour assurer une protection de base. Ensuite, c’est un cercle vicieux. Dans la mesure où l’assurance privée vient compléter le financement public, y compris sur des prestations essentielles, elle est considérée de plus en plus comme une condition nécessaire de l’accès aux soins, presque à l’égal de l’assurance obligatoire. Le discours dominant insiste donc sur le fait qu’il faut la généraliser (y compris en favorisant cette extension par des subventions publiques qui pourraient être utilisées pour accroître la prise en charge par l’assurance obligatoire), et qu’il faut lui permettre de cogérer le système. Cela relève d’une confusion des genres car l’assurance complémentaire est par nature différente, fondée sur la liberté contractuelle, financée en fonction du risque et non de la capacité à payer, variable dans ses garanties. Et plus l’intrication sera importante et la généralisation effective, plus on court le risque de voir l’assurance-maladie obligatoire se délester de ces responsabilités sur ce deuxième étage de mutualisation 59 (par construction moins équitable), sans parler de la complexité de la gestion à plusieurs du risque. Une offre de soins très diversifiée et assez fragmentée Mixte dans son financement, notre système l’est aussi dans son offre de soins, avec une pluralité de statuts des praticiens et des établissements de santé, de modes d’exercice, de professions indépendantes et de filières d’accès. La coexistence d’un maillage dense d’hôpitaux publics, d’un secteur privé non lucratif et d’un nombre important de cliniques privées, qui assurent plus de la moitié de la chirurgie et un quart des accouchements, est une configuration assez exceptionnelle. Dans la plupart des pays, historiquement, le secteur hospitalier privé fonctionnait en marge du système public, accueillant la fraction de la population couverte par une assurance privée (en substitution ou en complément de la couverture publique). Les usagers peuvent accéder au système de soins par des voies multiples : ils disposent d’une offre de médecine de ville abondante (y compris de médecine spécialisée), mais peuvent aussi consulter à l’hôpital ou dans des centres de santé. Ils choisissent leur médecin, mais aussi leur infirmière, leur masseurkinésithérapeute, leur orthophoniste… toutes ces 60 Chapitre 2 Un système de santé différent des autres ? professions pouvant exercer sur un mode libéral indépendamment les unes des autres. Là aussi, les autres pays ont en général des modes d’organisation plus structurés (l’accès à la médecine spécialisée se fait souvent à l’hôpital, les structures de soins ambulatoires comportent souvent d’autres professionnels aux côtés des médecins…). La situation française a des avantages en termes de flexibilité et d’accessibilité : la problématique des listes d’attente, qui est devenue dans les dernières décennies une question politique majeure au Royaume-Uni ou dans les pays scandinaves, n’existe pas en France, ou marginalement. En contrepartie, cette organisation peu structurée rend sans doute plus difficile la coordination des soins pour les pathologies chroniques, plus complexes à organiser avec des professionnels fragmentés et exerçant encore souvent de manière isolée. Cependant, on note, dans d’autres pays, une tendance à la diversification de l’offre de soins et à un recours croissant à des opérateurs privés : au Royaume-Uni, le Gouvernement Blair a mené à partir de 2002 une politique volontariste de contractualisation avec des prestataires privés, pour la chirurgie programmée par exemple, tout en faisant évoluer les hôpitaux publics vers un statut d’établissement privé non lucratif. Aux Pays-Bas, à côté des hôpitaux généraux et des médecins de famille, on voit se développer des 61 centres indépendants, des structures de consultations externes ; certains hôpitaux embrassent un statut privé lucratif. Un mouvement de privatisation a également eu lieu au sein des hôpitaux allemands au cours des vingt dernières années. 62 Chapitre 3 Le déficit de la sécu, une maladie incurable ? Depuis plus de vingt ans, le déficit de l’assurancemaladie n’a cessé de se creuser. Le « trou de la sécu » s’est peu à peu imposé comme un enjeu majeur du débat public, et de nombreux plans successifs ont annoncé en vain sa disparition, contribuant à décrédibiliser la parole publique. Mais on a trop souvent tendance à oublier qu’il est dans la nature même des systèmes de santé d’être en déséquilibre. C’est le cas de la plupart des pays occidentaux, même s’il est vrai que la France a peut-être plus tardé que d’autres à réagir. Les dépenses de santé sont cependant mieux maîtrisées depuis quelques années, bien qu’on puisse encore gagner en efficacité. Un déficit persistant depuis plus de vingt ans On finit par s’y habituer : deux fois par an, la Commission des comptes de la Sécurité sociale se réunit, pour à chaque fois constater le déficit de l’année et prévoir l’ampleur de celui de l’année suivante. En septembre 2013, le déficit était ainsi estimé à 17 milliards d’euros pour l’ensemble de la Sécurité sociale, dont 7,8 milliards pour la branche maladie (tous régimes), soit 4 % de tous les remboursements annuels. L’assurance-maladie du régime général n’a jamais été à l’équilibre depuis la fin des années 1980. Auparavant, des déficits existaient ponctuellement, mais les mesures de redressement – économies et surtout hausses de 65 recettes – généraient l’année suivante des excédents qui les compensaient. Depuis 1990 s’est ouverte une séquence ininterrompue de déficits annuels, atteignant certaines années des valeurs qualifiées d’« abyssales » par les commentateurs – 6 milliards d’euros en 1995, près de 12 milliards d’euros en 2004 et en 2010, soit pour cette dernière année l’équivalent d’un mois de remboursements de soins manquant dans la caisse. Il s’agit ici d’euros courants : si l’on tient compte du fait qu’avec l’inflation, un euro de 2013 vaut moins qu’un euro de 2004, l’année où le déficit maximum en euros constants a été atteint reste 2004. Depuis 1996, ces déficits qui ne sont plus couverts année après année viennent alourdir une dette que la Caisse d’amortissement de la dette sociale (Cades) est chargée d’amortir sur longue période, en empruntant sur les marchés financiers et en remboursant ces emprunts avec les ressources de prélèvements obligatoires qui lui sont affectées. Environ 109 milliards de déficits cumulés de l’assurance-maladie entre 1996 et 2013 ont été ainsi transférés à la Cades, dont environ 40 % ont été remboursés. Lorsque cette caisse a été créée en 1996, il était prévu qu’elle disparaisse en 2009. Aujourd’hui, l’échéance du remboursement total de la dette sociale est prévue pour 2024. Nous vivons donc à crédit depuis près de vingt ans, en reportant sur les générations futures le soin de financer nos soins actuels. 66 Chapitre 3 Le déficit de la sécu, une maladie incurable ? Solde de la branche maladie du régime général 6 4 -2 1977 1978 1979 1980 1981 1982 1983 1984 1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2 0 -4 -6 -8 -10 -12 -14 Solde de la branche maladie (prix courants) Solde de la branche maladie (prix constants 2013) Source : rapports de la Commission des comptes de la Sécurité sociale. Certes, cette dette reste faible au regard de la dette publique globale (1 925 milliards d’euros fin 2013), mais la légitimité d’un financement des dépenses sociales par l’endettement est discutable. En effet, il s’agit pour l’essentiel de dépenses de fonctionnement, même si certaines dépenses – prévention ou recherche et développement sur les technologies de santé, par exemple – peuvent être considérées comme un investissement susceptible de générer des retours financiers ultérieurs. Comment expliquer l’échec des plans d’économies successifs ? Ce déficit continuel apparaît d’autant plus désespérant que les plans de redressement se sont succédé régulièrement depuis trente ans : plan Séguin, plan Évin, plan Veil, plan Juppé, plan Aubry, plan Douste-Blazy… 67 À chaque fois, ils ont combiné des recettes nouvelles et des mesures d’économies : blocages ou baisses des prix des médicaments et des honoraires médicaux, augmentation des tickets modérateurs, gestion plus stricte des remboursements, etc. Il en résulte dans l’opinion publique un sentiment d’impuissance ou d’incapacité des responsables politiques et de mauvaise gestion. Mais en réalité, le fait que les systèmes de santé et d’assurance-maladie financés publiquement connaissent un déséquilibre tendanciel est inhérent à leur construction même. Les dépenses de santé n’ont aucune raison de se limiter spontanément. La population vieillit, la prévalence des maladies chroniques augmente, la norme sociale induit une exigence accrue de réparation, et cette demande croissante rencontre un progrès technique qui étend sans cesse le champ des possibles : nouveaux médicaments, nouvelles techniques chirurgicales… Bien sûr, c’est aussi le cas dans d’autres secteurs économiques, mais l’équilibre s’opère alors du fait de la contrainte budgétaire qui pèse sur chaque individu, et qui l’oblige à faire des choix entre des consommations toutes désirables. Or, dans le domaine de la santé, l’objectif même des systèmes solidaires est de lever cette contrainte budgétaire, afin que l’accès aux soins ne soit pas freiné par l’incapacité à les payer. Les usagers du système de santé n’ont donc aucun intérêt 68 Chapitre 3 Le déficit de la sécu, une maladie incurable ? à se restreindre – c’est un comportement normal et il n’y a là aucun jugement moral. En face d’eux, ils ont des professionnels et des organisations de soins dont l’objectif premier est de prodiguer les meilleurs traitements possibles à leurs patients en les faisant bénéficier de tous les progrès médicaux disponibles. Peuvent s’y ajouter d’autres motivations, des logiques de croissance d’activité, de développement des disciplines médicales, des intérêts économiques, lorsque le revenu des offreurs de soins ou des organisations où ils travaillent dépend de leur activité : c’est ce qui est mis en avant, notamment pour fustiger le paiement à l’acte présenté souvent comme la source de beaucoup de maux. Mais en réalité, indépendamment de ces intérêts complémentaires, la motivation intrinsèque des professionnels de santé les pousse à mettre toutes les ressources disponibles au service de leur patient, y compris des progrès marginaux obtenus à un coût élevé. Il n’y a aucune raison que la dépense totale de santé qui résulte de ces décisions individuelles de soins, dans lesquelles n’intervient a priori aucune responsabilisation financière (encore une fois pour de bonnes raisons), augmente au même rythme que les recettes, qui, elles, évoluent peu ou prou comme la richesse nationale, si l’on ne modifie pas les taux de cotisations. Tout concourt au contraire à ce qu’elle ait tendance à progresser plus rapidement ; et de fait, c’est ce qui s’est produit dans tous les pays jusqu’à récemment. 69 La santé, un bien supérieur ? A priori il n’y a rien de choquant à ce que certaines consommations de biens et services augmentent plus que d’autres, et de fait c’est souvent le cas : la consommation des ménages a été multipliée par trois entre 1960 et 2007 et, sur cette période, la part de l’alimentation dans leur budget a baissé de 38 % à 25 %, tandis que celle des dépenses de loisirs, de culture et de communication augmentait de 10 % à 16 %. Ces biens, dont la part dans la consommation augmente avec le revenu (c’est-à-dire que plus on est riche, plus la part du revenu qu’on y consacre est élevée), sont appelés par les économistes des biens supérieurs. On pourrait donc considérer que les biens et services de santé appartiennent à cette catégorie et qu’il est légitime que leur part dans la richesse nationale augmente, car cela reflète les préférences de la population. Certains économistes défendent cette thèse et plaident pour ne pas freiner la croissance de ce secteur. Cependant, pour être l’expression de la demande des individus et de leur consentement à payer, il faut que cette relation entre consommation et revenu s’observe au niveau des individus et qu’elle exprime effectivement les arbitrages qu’ils font dans l’utilisation de leur budget. Or tel n’est pas le cas pour les dépenses de soins, qui échappent largement à la contrainte budgétaire individuelle du fait de la mutualisation de leur financement. En fait, l’argument selon lequel la santé est un bien supérieur s’appuie sur des comparaisons internationales : 70 Chapitre 3 Le déficit de la sécu, une maladie incurable ? on observe en effet que la part de la dépense de santé dans le produit intérieur brut (PIB) est plus importante lorsque le PIB par habitant est lui-même plus élevé. En d’autres termes, plus une société est riche, plus elle consacre aux soins une fraction importante de sa richesse. On transpose donc ainsi la notion de bien supérieur au niveau des nations, mais avec un raisonnement qui devient du coup quelque peu tautologique : la part des dépenses publiques affectée à la santé augmente, c’est donc un choix des gouvernements (même si c’est parfois un choix par défaut, quand ces dépenses s’avèrent plus difficiles à contenir que d’autres…), et c’est donc légitime. La question doit en fait être posée de manière plus directe : quelle est la valeur sociale accordée à l’amélioration de l’état de santé qui résulte de l’intensification des soins ? Y a-t-il une préférence sociale pour la dépense de santé par rapport à d’autres utilisations concurrentes des ressources, qu’elles soient individuelles ou collectives (éducation, loisirs, culture…), qui justifie qu’une proportion toujours croissante de la richesse lui soit dévolue ? Certains économistes soutiennent que c’est le cas, et que la « valeur » des années de vie gagnées (estimée monétairement par des méthodes complexes) est supérieure aux coûts consentis pour les obtenir. Mais ces calculs sont menés en général de façon ponctuelle, à partir d’exemples de traitements médicaux considérés comme très efficaces. Le débat reste ouvert à l’échelle du système de santé dans son ensemble. 71 La tendance au déficit est le résultat de ce déséquilibre entre la dynamique de croissance des dépenses et celle des recettes. Et comme ce décalage intervient année après année, il n’est pas illogique de voir se succéder des plans de redressement : recourir régulièrement à des hausses de recettes ou à des mesures pour contenir la dépense n’est pas forcément le signe de l’échec du plan précédent, c’est simplement la marque que ce déséquilibre à résorber est tendanciel. Tout au plus peut-on regretter que ces plans aient été souvent assortis d’une rhétorique gouvernementale tendant à les présenter comme des réformes structurelles de nature à régler définitivement le problème. Mais en revanche, on ne peut que constater que les mesures prises année après année ne suffisent pas, depuis vingt ans, à résorber le déficit. Pourquoi n’y arrivons-nous pas ? Comment font les autres ? Le déficit, une spécificité française ? Dans tous les pays développés, au cours des cinquante dernières années, les dépenses de santé ont augmenté plus vite que le PIB, et la tendance au déséquilibre des finances publiques qui en résulte est donc une situation générale. Si le déficit de l’assurance-maladie focalise l’attention en France, c’est en premier lieu parce qu’il est individualisé, contrairement aux pays avec des systèmes nationaux de santé financés par la fiscalité générale, 72 Chapitre 3 Le déficit de la sécu, une maladie incurable ? dans lesquels il n’est pas isolé au sein des finances publiques. Par exemple, il n’y a pas de déficit « apparent » du système de santé en Suède, en Italie ou au Royaume-Uni, mais il y a bien un déficit de recettes pour équilibrer l’ensemble des dépenses publiques, dont les dépenses de santé constituent une part importante (ce déficit s’élève respectivement pour les trois pays ci-dessus à 2,6 %, 5,7 % et 12,3 % du total des dépenses publiques en 2013 d’après Eurostat). Il ne s’agit en aucun cas de dire que le déficit permanent de l’assurance-maladie et le report d’une dette croissante sur les générations futures ne posent pas un problème, mais de rappeler qu’ils s’inscrivent dans un contexte de déficits publics plus globaux et qu’ils concernent aussi, de manière moins visible, la plupart des pays qui financent leur système de santé par l’impôt. Pour les systèmes d’assurances sociales, l’Allemagne constitue cependant un contre-exemple, avec des caisses d’assurance-maladie qui ont toujours été tenues à l’équilibre financier, et donc à un ajustement des taux de cotisations en cas de déficit. Les circuits financiers ont été profondément modifiés en 2009 avec la constitution d’un fonds unique centralisant l’essentiel des recettes et les redistribuant aux caisses. Globalement, de 2009 à 2011, l’assurance-maladie a enregistré un excédent cumulé de 11,7 milliards d’euros, alors que sur la même période, en France, 73 le déficit cumulé de la branche maladie du régime général atteignait plus de 30 milliards d’euros. Néanmoins, il faut compter, parmi les facteurs qui ont contribué à la constitution de cet excédent, la très forte augmentation des subventions versées par l’État, qui sont passées de 2,5 milliards d’euros en 2008 à 7 milliards en 2009, puis à 15 milliards à partir de 2010… Un renflouement de cette ampleur aurait aussi permis aux caisses maladies françaises de retrouver peu ou prou l’équilibre. Ceci illustre à nouveau la nécessité d’une approche précautionneuse en matière de comparaisons internationales et montre que le déficit de l’assurance-maladie est aussi influencé par des choix plus globaux d’allocation des ressources publiques. Cela dit, il est indéniable qu’outre-Rhin la gestion de l’équilibre financier du système d’assurance-maladie a toujours été stricte, avec un choix assumé d’accroître les recettes, et donc les prélèvements, à hauteur des besoins de financements, ce qui n’a pas été le cas en France. Une maîtrise des dépenses plus tardive que dans d’autres pays Si la tension entre les contraintes des finances publiques et la tendance spontanée à la hausse des dépenses est commune à tous les pays riches, la 74 Chapitre 3 Le déficit de la sécu, une maladie incurable ? manière de gérer cette tension est plus ou moins rigoureuse selon les cas et peut être influencée par les caractéristiques du système de santé. Jusqu’au milieu des années 1990, le choix français a été de combler les déficits plutôt par l’augmentation des prélèvements obligatoires que par une action volontariste pour ralentir la progression de la dépense. Entre 1980 et 1990, la croissance économique a été de 2,3 % par an et celle des dépenses publiques de santé de 3,9 %, soit un différentiel de 1,6 point. Ceci contraste avec un certain nombre de pays qui ont contraint fortement leurs dépenses dès les années 1980, en réduisant l’écart de croissance avec le PIB : c’est durant cette décennie que la France, dont la part des dépenses de santé dans le PIB la plaçait dans une position moyenne, est passée dans le peloton de tête où elle se situe toujours. La France ne s’est d’ailleurs donné un objectif quantifié de maîtrise des dépenses qu’il y a une quinzaine d’années, avec la mise en place des lois de financement de la Sécurité sociale qui conduisent le Parlement à fixer chaque année un montant prévisionnel de dépenses publiques d’assurance-maladie, l’Ondam (objectif national des dépenses d’assurance-­maladie). 75 Total des dépenses de santé en pourcentage du PIB 1980 1990 Portugal 5,1 Luxembourg 5,4 Luxembourg 5,2 Portugal 5,7 Espagne 5,3 Japon 5,8 Royaume-Uni 5,6 Royaume-Uni 5,8 Nouvelle-Zélande 5,8 Irlande 6,0 Grèce 5,9 Espagne 6,5 Australie 6,1 Grèce 6,7 Belgique 6,3 Australie 6,8 Islande 6,3 Nouvelle-Zélande 6,8 Finlande 6,3 Israël 7,1 Japon 6,4 Belgique 7,2 France 7,0 Norvège 7,6 Norvège 7,0 Finlande 7,7 Canada 7,0 Islande 7,8 Suisse 7,2 Suisse 8,0 Pays-Bas 7,4 Pays-Bas 8,0 Autriche 7,5 Suède 8,2 Israël 7,7 Allemagne 8,3 Irlande 8,1 Danemark 8,3 Allemagne 8,4 Autriche 8,4 Suède 8,9 France 8,4 Danemark 8,9 Canada 8,9 États-Unis 9,0 États-Unis 12,4 Source : base de données de l’OCDE sur la santé, 2014. 76 Chapitre 3 Le déficit de la sécu, une maladie incurable ? Force est de constater que ces objectifs ont été très peu respectés jusqu’à la période récente : à l’exception de la première année (1997), l’Ondam a été systématiquement dépassé jusqu’en 2009, et certaines années très largement, alors même qu’il était déjà d’un niveau relativement élevé. L’encadrement de la dépense est, il est vrai, plus ou moins aisé selon les caractéristiques des systèmes de santé. Ainsi les systèmes nationaux, comme ceux du Royaume-Uni ou des pays scandinaves, ont eu historiquement plus de facilité à contrôler leurs coûts avec des budgets définis ex ante et strictement limités, un contingentement de l’offre, des rémunérations forfaitaires des professionnels, un accès aux soins plus encadré. Ce rationnement explicite s’est payé cependant, dans la plupart de ces pays, d’un méconten­tement croissant des populations concernant la qualité et l’accessibilité des soins. Ainsi, les listes d’attente sont devenues, au Royaume-Uni ou dans les pays scandinaves, une question politique majeure dans les années 1990, et leur résorption un objectif des politiques gouvernementales. Le système français, à l’instar de nombreux systèmes bismarckiens, a fonctionné beaucoup « à guichet ouvert », remboursant a posteriori et sans limites les soins délivrés dans un contexte de liberté totale des patients et des médecins. 77 L’évolution des dépenses : écarts entre objectifs et réalisations 8 7 6 5 4 3 2 1 -2 00 20 01 20 02 20 03 20 04 20 05 20 06 20 07 20 08 20 09 20 10 20 11 20 12 20 13 20 98 99 19 19 19 97 0 -1 Ondam voté Dépassement ou sous-consommation Note : le dépassement ou la sous-consommation sont calculés en pourcentage de l’Ondam voté. Source : rapports de la Commission des comptes de la Sécurité sociale. Pour les premiers, il s’agit de liberté totale de circulation, d’accès direct à tous les médecins sans limite, d’entrées multiples dans le système (hôpital, médecine de ville…). Pour les seconds, c’est une liberté d’installation et de prescription, une liberté d’honoraires pour les médecins du secteur 2, et en contrepartie, des contraintes minimales, peu de comptes à rendre et de responsabilité économique. Néanmoins, cela n’explique pas tout : le système allemand partage des caractéristiques communes avec le nôtre et des politiques plus rigoureuses y ont été menées depuis une vingtaine d’années. 78 Chapitre 3 Le déficit de la sécu, une maladie incurable ? En réalité, il existait jusqu’à récemment en France un consensus social très fort pour privilégier le maintien d’un système très confortable, qui impose finalement peu de contraintes aux professionnels comme aux patients, qui considère que toutes les innovations thérapeutiques doivent être accessibles, quelle que soit leur valeur ajoutée au regard de leur coût. Le décalage récurrent entre la volonté affichée de maîtrise des dépenses et la relative impuissance à y parvenir (dont témoignent les dépassements de l’Ondam jusqu’en 2009) l’illustre. La question de savoir si ce confort et cette liberté conduisent nécessairement à de meilleurs résultats en termes de santé et de qualité des soins sera abordée dans le chapitre suivant. Mais nous y sommes sans doute très attachés, puisque nous les payons d’une dépense parmi les plus élevées au monde – encore que la fuite en avant de l’endettement nous dispense d’assumer ce choix en temps réel. Une volonté et une efficacité accrues Le graphique supra comparant les objectifs votés et les dépenses effectives montre une amélioration depuis une dizaine d’années, avec une réduction des dépassements dans la seconde moitié des années 2000 (à l’exception de 2007) et, depuis 2010, un respect strict de l’Ondam. 79 Des mesures ont en effet été prises pour améliorer la rigueur des prévisions et du suivi des dépenses, comme la mise en place d’un comité d’alerte indépendant en 2004, dont les missions ont été renforcées en 2010. Mais au-delà, c’est bien la volonté politique et la priorité donnée au rééquilibrage des finances publiques qui a conduit à considérer la contrainte votée par la représentation nationale comme impérative et non plus comme indicative. Nous pourrions d’ailleurs, collectivement, nous réjouir de cette efficacité nouvelle de l’action publique pour traduire dans les faits des choix démocratiquement effectués. Mais autant l’incapacité à respecter l’Ondam a été fustigée dans la période antérieure, autant on entend peu de commentateurs saluer cette réussite. Une question peut être légitimement soulevée : cette maîtrise des dépenses n’est-elle pas un trompel’œil ? Ne consiste-t-elle pas simplement à reporter les dépenses de la Sécurité sociale vers d’autres financeurs ? Une comparaison entre l’évolution des dépenses totales et des dépenses publiques montre que ce n’est pas le cas : des augmentations des frais payés par les patients ont indéniablement eu lieu (participation de 1 euro en 2005, franchises en 2008…), mais la tenue des objectifs est bien liée avant tout au ralentissement de la dépense totale. 80 Chapitre 3 Le déficit de la sécu, une maladie incurable ? Dépenses d’assurance-maladie et dépenses de santé 8 7 6 5 4 3 2 1 00 20 01 20 02 20 03 20 04 20 05 20 06 20 07 20 08 20 09 20 10 20 11 20 12 20 13 20 98 99 19 19 19 97 0 -1 Ondam réalisé Évolution de la consommation de soins et de biens médicaux Source : pour l’Ondam, Commission des comptes de la Sécurité sociale ; pour la CSBM, comptes de la santé (ministère de la Santé/Drees). Déficit, dépenses de santé et croissance économique Mais alors, si nous respectons nos objectifs de dépenses, pourquoi sommes-nous toujours en déficit ? D’abord il faut garder à l’esprit que lorsqu’on commence l’exercice de l’année n avec un déficit, même si on équilibre dépenses et recettes l’année n + 1, on retrouve par construction ce même déficit à la fin de l’exercice n + 1. En d’autres termes, résorber un déficit ne peut se faire que si les recettes augmentent plus vite que les dépenses dans les années suivantes. Ce serait le cas si nous avions la croissance économique des trois décennies précédentes, de l’ordre de 2 % en volume par an (c’est-à-dire à prix constants). 81 Mais la crise de 2009 et l’activité économique très ralentie qui lui a succédé ne permettent pas d’équilibrer une évolution des dépenses même encadrée à 2,5 ou 3 % en valeur (c’est-à-dire à prix courants, ce qui revient à 1 ou 1,5 % en volume). De fait, lorsqu’on revient sur la chronique des trente dernières années, le creusement du déficit à trois reprises (culminant en 1995, 2004 et 2010) correspond en fait à des situations assez différentes, comme le montre le graphique infra. Ainsi, en 1993, le pays traverse une période de récession pour la première fois depuis le choc pétrolier du milieu des années 1970. Le PIB se contracte de 0,5 %, alors qu’il avait augmenté en moyenne de 2,3 % par an pendant les dix années précédentes. Les dépenses de santé, elles, continuent leur croissance tendancielle à un rythme assez soutenu à l’époque – de l’ordre de 4 % par an en volume. En l’absence de mesures correctrices immédiates, le résultat ne se fait pas attendre : ces 4 % de croissance des dépenses sans recettes pour les financer se retrouvent dans le déficit. Le rôle joué par la conjoncture économique est moins important ensuite dans le creusement rapide du déficit entre 2001 et 2003. Cette période correspond certes au bas d’un cycle économique, mais cet effet conjoncturel n’explique qu’un quart à un tiers de l’effet de ciseau observé alors entre les dépenses et les recettes : l’essentiel provient d’une accélération 82 Chapitre 3 Le déficit de la sécu, une maladie incurable ? des dépenses, avec un rythme de l’ordre de 4 % par an en volume en 2002-2003. Enfin, dans les années 2009 et suivantes, les dépenses d’assurance-maladie sont mieux maîtrisées, mais la récession économique est sans comparaison avec les fluctuations précédentes (recul du PIB de 3 % en 2009), conduisant à une perte de recettes massive, suivie d’une reprise au ralenti (+ 1 % en moyenne de 2010 à 2013). En toute logique d’ailleurs, sur les dix premières années (1977-1987), on aurait déjà dû constater des déficits, car l’évolution des dépenses a été beaucoup plus rapide que celle du PIB : si cela n’a pas été le cas, c’est que l’ajustement a été opéré par la hausse des taux de prélèvement obligatoire. Évolution annuelle du PIB et des dépenses de santé, 1977-2013 12 10 8 6 4 2 19 77 19 79 19 81 19 83 19 85 19 87 19 89 19 91 19 93 19 95 19 97 19 99 20 01 20 03 20 05 20 07 20 09 20 11 20 13 0 -2 -4 Évolution du PIB en volume Évolution de la dépense de santé (consommation de soins et de biens médicaux) en volume Source : comptes de la santé (ministère de la Santé/Drees) et Insee (pour le PIB). 83 En conclusion Depuis près de trente ans, nous payons nos soins à crédit, avec un endettement cumulé de plus de 100 milliards d’euros. Il est donc indispensable d’éviter d’accroître encore cette dette, et d’équilibrer les dépenses et les recettes. Pour cela, la première condition est d’arriver à respecter les objectifs financiers de dépenses qui sont votés par le Parlement. Dans ce domaine, nous pouvons nous féliciter collectivement des progrès accomplis dans la période récente, qui ont renforcé la crédibilité de l’action publique. Depuis plusieurs années en effet, des Ondam stricts (de l’ordre de 2,5 % d’évolution en valeur, donc 1 % en volume) sont respectés, tout en maintenant un haut niveau de remboursement. La France est d’ailleurs un des pays qui a le mieux maîtrisé ses dépenses sur la période 2000-2009, d’après les données de l’OCDE. Mais ce n’est qu’une face du problème, puisque le déficit résulte de l’écart avec les recettes. De ce point de vue : – si nous continuons à connaître une croissance durablement ralentie, il faudra bien nous rendre à l’évidence que globalement, nous aurons du mal à soutenir financièrement notre protection sociale, et que même l’effort effectué ces dernières années pourrait devenir insuffisant. Rappelons qu’un certain nombre de pays, les plus touchés par la crise, ont 84 Chapitre 3 Le déficit de la sécu, une maladie incurable ? réduit leurs dépenses en valeur réelle dans la période récente, ce qui ne s’était jamais vu ; – si nous retrouvons un rythme de croissance un peu plus élevé, la question que nous devons nous poser est double. En effet, au-delà de la tendance moyenne, nous subirons des cycles économiques avec des alternances de croissance ralentie et plus dynamique. Il s’agira alors d’abord de savoir si, à long terme, nous souhaitons continuer à consacrer une part croissante de notre richesse à la fonction santé, et financer collectivement cette progression des dépenses de soins. C’est un choix possible, ce n’est évidemment pas le seul : on peut estimer qu’il vaudrait mieux augmenter d’autres dépenses publiques, on peut aussi considérer qu’il ne faut pas du tout faire croître les dépenses publiques car il existe un seuil de pression fiscale néfaste, le débat a été particulièrement vif récemment en France sur cette question. Nous discuterons dans le chapitre 5 certaines de ces argumentations. Mais si l’on fait ce choix, alors il est nécessaire de programmer, dans la durée, des augmentations de prélèvements obligatoires pour accompagner cette croissance : les programmer de manière volontaire, et non pas considérer qu’on les subit comme aujourd’hui. Mais quel que soit le choix opéré – augmenter, stabiliser ou réduire le poids des dépenses de santé dans la richesse nationale –, il faut prendre en compte les cycles économiques : cela implique de mettre de l’argent de côté lorsqu’on 85 est en haut du cycle, pour que ces réserves puissent financer les déficits durant les années plus basses. Ainsi les dépenses de santé jouent-elles aussi un rôle d’amortisseurs et de stabilisateurs en période de crise. Enfin, même si ce sujet du « déficit de la sécu » est suffisamment important pour lui consacrer un chapitre, il ne faut pas oublier qu’en tout état de cause, la maîtrise de la dépense n’est pas un but en soi. L’objectif, ce sont les résultats obtenus avec cette dépense : quels gains de santé génère-t-elle ? Sontils équitablement distribués ? Notre système est-il performant ? C’est l’objet du chapitre suivant. 86 Chapitre 4 Le système français : le meilleur au monde ou un fiasco total ? Nous oscillons entre les extrêmes : tantôt notre système de santé est le meilleur au monde, tantôt il est inefficace, inégalitaire, dispendieux, proche de la faillite et à réformer d’urgence. Alors, que penser ? En fait, nos performances sont contrastées, avec des résultats très bons dans certains domaines et beaucoup moins dans d’autres. Il nous faut donc déterminer là où nous pouvons progresser, de manière objective, sans nous réfugier derrière une réputation idéalisée, mais sans céder non plus à un exercice de dramatisation outrancière. De l’excellence à la catastrophe ? « La France n’a plus le meilleur système de santé du monde ! » titrait en juin 2012 Philippe Leduc, journaliste aux Échos et directeur du think tank Économie Santé. Santé, le grand fiasco diagnostiquait un livre de Véronique Vasseur et Clémence Thévenot, paru en 2013. Les exemples alarmistes abondent. On pourrait donc en conclure que notre système de santé s’est fortement dégradé ces dernières années. Mais en réalité, les critiques parfois virulentes ont toujours côtoyé les appréciations louangeuses. En 1992, Claude Béraud, médecin-conseil national de la Caisse nationale de l’assurance-maladie des travailleurs salariés (CNAMTS), publiait un rapport au titre provocateur, La sécu c’est bien, en abuser 89 ça craint. Il y dénonçait les gaspillages liés à « des activités médicales inutiles pour les malades, parce qu’inefficaces, injustifiées ou inefficientes ». Selon lui, rien moins que 40 % des dépenses de soins étaient inutiles ! En 2000, l’OMS attribuait à la France la première place mondiale, suscitant une certaine fierté nationale, une grande satisfaction du corps médical et un peu de surprise chez les experts. La méthodologie était bien sûr discutable et il ne faut pas exagérer la signification précise de tels classements, compte tenu de la disponibilité et de la comparabilité des données, mais à tout le moins le pays pouvait estimer faire partie du groupe de tête. En 2002, le Haut Conseil de la santé publique nuançait fortement cette appréciation, insistant sur la position défavorable de la France en matière de mortalité prématurée et évitable, d’inégalités de santé, et d’autres indicateurs. Il ne faisait d’ailleurs que réitérer une critique formulée depuis son premier rapport sur la santé en France. En 2006, nouvelle distinction (mais passée plus inaperçue que celle de l’OMS) : la France obtient la première place, sur 26 pays, dans un palmarès réalisé par un centre d’études suédois sur la base d’un « Euro Health Consumer Index », ou « indice européen des consommateurs de soins de santé ». Cet indicateur est très différent de celui de l’OMS et 90 Chapitre 4 Le meilleur système au monde ou un fiasco total ? beaucoup plus orienté sur la satisfaction et le choix du consommateur. Les Pays-Bas, la Suède, la Suisse, l’Allemagne et le Luxembourg étaient avec la France dans le groupe de tête. Alors, que penser ? Sommes-nous très bons ? Très mauvais ? Moyens ? Notre système de santé est-il en progrès ou en déclin ? Comment apprécier la performance d’un système de santé ? C’est par cette question qu’il faut commencer. Qu’atten­dons-nous d’un système de santé ? Comment mesurer sa performance ? Les résultats de santé sont évidemment l’objectif essentiel, mais ils ne sont pas le seul critère d’évaluation. Ainsi dans son rapport intitulé Pour un système de santé plus performant (2000), l’OMS considérait que les systèmes de santé avaient trois objectifs : – améliorer la santé de la population desservie, la performance s’appréciant en fonction de l’état de santé moyen, mais aussi du caractère égalitaire de la distribution des soins ; – répondre aux attentes des personnes (respect de la dignité, liberté de choix, listes d’attente, confidentialité…), là encore en considérant non seulement la performance moyenne, mais aussi l’équité de traitement ; 91 – assurer une protection financière contre les coûts de la mauvaise santé, c’est-à-dire faire en sorte que les sommes consacrées à se soigner ne ruinent pas les individus et qu’elles soient équitablement réparties. Pour estimer la performance d’un pays, c’est-à-dire son efficience globale, les résultats combinés de ces trois critères étaient rapportés aux moyens mis en œuvre pour les atteindre et, en particulier, au niveau des dépenses consacrées au système de santé. Chacune de ces dimensions – les résultats de santé, la réponse aux attentes, la protection financière – soulève évidemment de nombreuses questions d’appréciation et de mesure. Nous les aborderons rapidement cidessous avant d’analyser comment la France se situe au regard de ces différents critères. Les résultats de santé Améliorer la santé est l’objectif essentiel des systèmes de santé, mais mesurer leurs résultats dans ce domaine n’est pas simple, pour les raisons qui ont été abordées au premier chapitre : d’autres facteurs contribuent à cette amélioration, et la part des différents déterminants fait l’objet de débats. Des indicateurs de santé globaux, tels que l’espérance de vie ou la mortalité infantile, dépendent bien sûr de la qualité des soins délivrés, mais aussi des modes de vie, de l’éducation, de la nutrition, de l’environnement… 92 Chapitre 4 Le meilleur système au monde ou un fiasco total ? Des indicateurs partiels de mortalité peuvent sembler plus pertinents si on se focalise sur l’efficacité des systèmes de soins de santé, comme par exemple l’espérance de vie après 65 ans. En effet, ce sont aujourd’hui les années de vie gagnées aux âges élevés qui font progresser l’espérance de vie totale, et l’accès aux soins et les progrès médicaux sont alors considérés comme plus déterminants. Au sein de la mortalité prématurée, la « mortalité évitable par des changements de comportements et de modes de vie » renvoie à la prévention primaire, tandis que la « mortalité évitable grâce au système de soins » comptabilise les décès qui auraient pu être évités en théorie par des soins pertinents et fournis à temps (y compris des dépistages précoces). Ce second indicateur semble donc plus approprié pour apprécier la performance des systèmes de soins et fait l’objet depuis quelques années d’un intérêt croissant. La mortalité due à des causes précises pour lesquelles les progrès médicaux ont permis des avancées indéniables – les maladies cardiovasculaires, la survie pour certains cancers par exemple – peut également être utilisée comme marqueur de l’efficacité des soins. Si les indicateurs dont il est fait le plus largement usage sont fondés sur la mortalité, c’est qu’on dispose de longue date dans ce domaine de données solides, et raisonnablement comparables d’un pays à l’autre, même s’il peut exister des différences dans 93 les modes de recueil et de calcul. Mais ne considérer que la durée de la vie est évidemment insuffisant : ces années de vie gagnées sont-elles des années vécues en bonne santé, ou bien passées en souffrant de maladies qui empêchent d’en profiter ? La quantité de vie gagnée peut donc être pondérée par la qualité de vie, appréciée au prisme des capacités fonctionnelles ou des maladies chroniques. La réponse à la demande des usagers Mesurer la performance des systèmes de santé en fonction de la manière dont ils traitent les patients (dignité, attente, confidentialité, degré de choix…) est évidemment un exercice difficile. En 2000, l’OMS avait interrogé des informateurs clés qui avaient évalué pour leurs pays respectifs les différentes dimensions citées plus haut. L’information relevait donc d’une parole d’expert. L’« indice européen des consommateurs de soins de santé », publié depuis 2005, classe les pays selon des critères tels que l’existence d’une législation sur les droits des patients, l’implication des associations de patients dans la prise de décision, la réparation en cas d’erreur médicale, mais aussi la possibilité de voir son médecin de famille le jour même et de communiquer avec lui par mail, l’accès direct au spécialiste, le droit à une seconde opinion, le délai d’attente pour des interventions chirurgicales courantes, l’accès rapide aux innovations médicamenteuses, l’éclairage 94 Chapitre 4 Le meilleur système au monde ou un fiasco total ? du choix des usagers par la mise à disposition d’informations comparatives sur la qualité des offreurs de soins… Il est intéressant de noter que sur ce dernier item, la France était bien placée en 2006 du fait des palmarès hospitaliers réalisés par les magazines ! Le fait que dans le score final, la pondération donnée à ces critères soit supérieure à celle accordée aux résultats de santé montre bien que tout classement reflète un système de valeurs. Il est certain aussi que ces critères peuvent potentiellement entrer en conflit avec l’efficacité en termes de résultats sanitaires (un exemple illustratif étant celui de la vaccination : si chacun est libre de se vacciner, l’efficacité collective diminue) ou avec l’efficience, c’est-à-dire la capacité à obtenir ces résultats au moindre coût. La « réactivité » des systèmes de santé vue par l’OMS En 2000, l’OMS a donc introduit dans son score de performance une dimension appelée « réponse aux attentes » ou encore « réactivité ». Elle la définit ainsi : « Les gens ont le droit de s’attendre à ce que le système de santé traite chacun d’eux avec dignité. Dans la mesure du possible, leurs besoins doivent être promptement satisfaits, sans délais prolongés lorsqu’ils attendent un diagnostic et un traitement. Il faut non seulement mieux les soigner, mais aussi ne pas oublier que leur temps est précieux et qu’ils doivent être rassurés. Ils ont aussi droit à la confidentialité et 95 à la participation aux choix concernant leur propre santé, y compris ceux des structures et des personnes qui leur prodiguent les soins. Ils ne doivent pas être toujours censés recevoir passivement des services décidés par le seul prestataire » (Pour un système de santé plus performant, 2000, p. 9). La reconnaissance de l’importance de cette dimension reflète l’évolution des relations entre les usagers du système de santé et les professionnels ou établissements de santé qui les soignent. En France, comme dans d’autres pays, on a assisté dans les deux dernières décennies à un développement des droits des patients. La loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé a ainsi consacré le droit au respect de la dignité et de la vie privée, à un accès aux soins sans discrimination, à un consentement libre et éclairé, à l’information du patient sur son état de santé… Au-delà des droits des personnes, elle a instauré des droits collectifs en donnant un rôle accru à des associations d’usagers dans le système de santé, rôle qui devrait être encore renforcé par le projet de loi de santé qui sera débattu au Parlement début 2015. Le financement Si les systèmes de santé sauvent plus de vies, s’ils sont plus réactifs aux demandes des patients, il n’y a pas de doute qu’ils améliorent leur performance. En revanche, sur le critère du financement, il n’existe 96 Chapitre 4 Le meilleur système au monde ou un fiasco total ? pas de « bon » modèle vers lequel il faudrait tendre. L’OMS avait suivi une approche très normative en 2000, considérant que l’objectif était d’avoir le moins de paiements directs par les malades, donc le plus de prélèvements collectifs, et que ceux-ci devaient être proportionnels au revenu ou progressifs ; mais ce sont là des options qui relèvent de choix politiques nationaux. Néanmoins, quels que soient les choix de mode de financement, un critère unanimement admis, puisqu’il est la raison d’être d’un système financé solidairement, est que les individus ne doivent pas faire face à des dépenses trop élevées pour se soigner ou renoncer à des soins nécessaires pour des raisons financières. Maintenant que les grands critères d’appréciation des systèmes de santé ont été présentés, essayons de voir où se situe la France à l’aune de chacun d’entre eux. État de santé : une bonne performance mais des résultats globaux contrastés D’après les chiffres de l’OCDE, l’espérance de vie des Françaises (85,7 ans en 2011) est la plus élevée en Europe, la deuxième dans le monde après le Japon. Pour les hommes (78,7 ans), nos résultats sont moins bons et nous placent au 14e rang mondial, au 6e rang au sein de l’Union européenne. L’espérance de vie progresse continûment, d’environ 3 ans tous les dix ans. 97 Notre espérance de vie à 65 ans est la plus élevée au monde, et cette fois tant pour les hommes (19,3 ans en 2011) que pour les femmes (23,8 ans). Pour les femmes, c’est le cas depuis longtemps ; nous avons même récemment rattrapé le Japon, qui était le seul pays à faire mieux que nous. La situation est plus nouvelle pour les hommes, et l’on peut souligner les progrès accomplis : il y a trente ans, la France occupait la 11e place, distancée non seulement par le Japon, mais aussi par l’Espagne, la Grèce, le Canada, la Suisse, la Suède, la Norvège… Nous sommes également en première position pour la mortalité évitable par le système de soins, indicateur qui reflète sans doute mieux que la mortalité totale l’action du système de soins. Contrastant avec ces résultats positifs, un point d’ombre demeure : la mortalité que l’on appelle « prématurée », c’est-à-dire les décès qui surviennent avant d’avoir atteint un âge donné – la référence habituellement retenue étant 65 ou 70 ans. 110 000 décès prématurés (avant 65 ans) sont ainsi constatés annuellement en France, soit 20 % de l’ensemble des décès (L’état de santé de la population en France, ministère de la Santé/Drees, 2011, p. 105‑107). La situation est particulièrement préoccupante pour les hommes, pour lesquels 28 % de la mortalité totale intervient avant 65 ans : ces résultats placent la France au 14e rang de l’Union européenne en 2009, et au 98 Chapitre 4 Le meilleur système au monde ou un fiasco total ? 10e rang pour les femmes (La santé en France et en Europe, Haut Conseil de la santé publique, 2012, p. 59-60). Au sein de l’UE à 15, seuls le Portugal et la Finlande font moins bien que nous. Notre taux de décès avant 65 ans est de 50 % supérieur à celui de la Suède (266 versus 174 pour 100 000 habitants). Sur 33 pays de l’OCDE pour lesquels ces données sont rassemblées, nous nous situons à la 24e place pour le nombre d’années de vie perdues du fait de cette mortalité prématurée (c’est-à-dire le nombre total d’années de vie supplémentaires dont la population française aurait bénéficié s’il n’y avait eu aucun décès avant 70 ans). Et nous avons reculé par rapport à notre position relative il y a vingt ou trente ans. Ce que révèle ce paradoxe, c’est que si notre système de soins (préventifs et curatifs) est performant, nous sommes moins efficaces que d’autres pays lorsqu’il s’agit d’agir sur des facteurs de mauvaise santé qui jouent en amont des soins : consommation excessive de tabac et d’alcool, accidents de la circulation, suicides… L’analyse de la mortalité par cause conforte ce diagnostic, régulièrement mis en avant par le Haut Conseil de la santé publique. Ainsi, les meilleurs résultats sont obtenus pour les pathologies qui répondent le mieux aux soins : par exemple, la France réalise d’excellentes performances en matière de mortalité par maladies cardiovasculaires, domaine dans lequel les progrès médicaux ont été 99 indéniables. Elle est également bien positionnée pour le cancer du sein (deuxième meilleur taux de survie en Europe, selon une étude d’Eurocare). En revanche, nos résultats sont moins bons pour les problèmes de santé où les possibilités thérapeutiques sont moindres, et pour lesquels la marge d’action se situe davantage au niveau des facteurs de risque : les taux de décès sont élevés pour les cancers du poumon et des voies aérodigestives supérieures, pour les pathologies liées à l’alcoolisme. Les données comparatives confirment d’ailleurs la forte prévalence de certains facteurs de risque : la France a toujours la plus forte consommation d’alcool de tous les pays de l’OCDE, même si celle-ci a diminué de 20 % ces dix dernières années. Nous sommes à la 25e place (sur 34 pays) pour le tabagisme : si la situation s’est améliorée pour les hommes entre 1980 et le milieu des années 2000 (le pourcentage d’hommes fumant quotidiennement est passé de plus de 40 % à 30 %), elle ne progresse plus depuis lors et se dégrade pour les femmes (26 % de fumeuses quotidiennes en 2010, soit 3 points de plus par rapport à 2005), alors que la tendance est à la baisse dans beaucoup de pays d’Europe (INPES, Baromètre santé, 2010 et OCDE, Panorama de la santé, 2013). Les progrès réalisés dans certains États montrent d’ailleurs qu’il est possible de mener des politiques efficaces dans ce domaine : les pays nordiques, mais aussi le Royaume-Uni, le Canada, 100 Chapitre 4 Le meilleur système au monde ou un fiasco total ? la Suisse ont réduit de plus d’un quart la prévalence du tabagisme quotidien depuis dix ans. Enfin, notre position reste également moyenne pour la mortalité par accident de transport, en dépit d’importants progrès accomplis en matière de sécurité routière. Elle est très défavorable pour les suicides : la France connaît un des taux les plus élevés, plus du double de celui de l’Espagne, de l’Italie ou du Royaume-Uni en 2011 (source : OCDE). Des inégalités de santé plus importantes que chez nos voisins ? L’espérance de vie a progressé dans tous les pays industrialisés de manière spectaculaire et les gains ont dépassé les anticipations faites il y a quelques décennies. Mais paradoxalement, malgré l’amélio­ ration des conditions de vie, de la protection sociale, de l’accès aux soins, les inégalités de santé entre groupes sociaux n’ont pas été réduites. Quel que soit le critère retenu – revenu, éducation, catégorie socioprofessionnelle – les gens les moins favorisés, les moins éduqués, ceux dont les revenus sont les plus bas, vivent moins vieux et sont confrontés plus souvent à la maladie ou à l’incapacité au cours de cette vie plus brève. L’ampleur de ces inégalités est très importante en France. À 35 ans, un cadre peut espérer vivre encore 101 47 ans, et un ouvrier à peine 41 ans. Ce sont 6 ans de différence, plus que les progrès accomplis globalement en un quart de siècle (les hommes ont gagné en moyenne 5 ans d’espérance de vie à 35 ans sur les vingt-cinq dernières années). L’écart est plus important pour les hommes que pour les femmes (3 ans), ce qui tient pour une bonne part à la surmortalité prématurée des hommes, particulièrement élevée dans notre pays : près de quatre années sur les six qui séparent ouvriers et cadres sont perdues avant 75 ans. Ces inégalités de mortalité prématurée des hommes se retrouvent aussi géographiquement, avec des taux qui sont deux fois plus élevés dans les départements d’outre-mer et une fois et demie plus élevés dans le Nord - Pas-de-Calais que ceux des départements les plus favorisés. Espérance de vie à 35 ans par sexe pour les cadres et les ouvriers 55 51,7 50 45 47,5 Ans 44,4 40 35 30 49,7 49,8 46,3 47,2 45,8 43,7 40,9 41,7 35,7 1976-1984 Femme cadre 37,3 1983-1991 Femme ouvrière 38,8 1991-1999 Homme cadre Champ : France métropolitaine. Source : Nathalie Blanpin, Insee Première, no 1372, 2011. 102 48,7 47,2 2000-2008 Homme ouvrier Chapitre 4 Le meilleur système au monde ou un fiasco total ? Les écarts d’espérance de vie à 35 ans entre groupes sociaux sont restés stables, en valeur absolue, par rapport au début des années 1980. Toutes les catégories sociales ont vu leur situation s’améliorer de manière parallèle. Mais les inégalités se sont creusées de manière nette pour certains facteurs de risque ou pathologies. Ainsi, la proportion de fumeurs a diminué chez les cadres et les professions intellectuelles supérieures, de 36 % en 2000 à 29 % en 2008, alors qu’elle a augmenté chez les chômeurs sur la même période, de 44 % à 49 % (voir Patrick Peretti-Watel, « La prévention primaire… », Revue d’épidémiologie et de santé publique, vol. 61, Supplement 3, 2013, p. 158-162). La mortalité par cancer du sein constitue un autre exemple frappant d’accroissement des inégalités : elle était inférieure jusqu’à récemment dans les catégories sociales moins favorisées, chez lesquelles la fréquence de ce cancer était moins élevée. Mais la situation s’est inversée dans les années 1990 et les femmes ayant une faible situation sociale meurent plus de ce cancer, pour une part sans doute parce qu’il est dépisté moins précocement (voir Gwenn Menvielle et al., Bulletin épidémiologique hebdomadaire, no 33, 2008). Paradoxalement, les campagnes de prévention peuvent conduire à un accroissement des inégalités car les catégories plus favorisées sont plus réceptives et plus enclines à changer leur comportement. 103 Ces constats interpellent en eux-mêmes, mais en outre il semble que l’ampleur des inégalités sociales de santé soit plus importante en France que chez certains de nos voisins. Même si les comparaisons internationales sont plus difficiles dans ce domaine et les données plus rares, les résultats convergent sur le fait qu’au sein de l’Europe, l’Est du continent mis à part, la France est un des pays, avec la Finlande, où les écarts de mortalité entre catégories sociales sont les plus importants (voir Johan P. Mackenbach et al., « Socioeconomic Inequalities in Health… », The New England Journal of Medicine, 358‑23, 2008, p. 2468-2481). Un accès facile aux soins et une grande liberté de choix Sur le critère de la « réponse à la demande », la comparaison est indéniablement favorable au système de soins français face à un certain nombre d’autres, où les soins sont plus strictement contingentés et les patients plus encadrés. Par exemple, les listes d’attente concernent beaucoup les systèmes nationaux de santé. Dans un rapport récent de l’OCDE portant sur cette question, sur les treize pays qui font l’objet d’études de cas, un seul appartient au modèle des assurances sociales (les Pays-Bas). On pourra évidemment objecter que nous ne mesurons pas nos listes d’attente, mais on peut 104 Chapitre 4 Le meilleur système au monde ou un fiasco total ? aussi souligner que les pays qui n’ont pas ressenti le besoin d’un dispositif de mesure sont ceux dans lesquels le problème se pose avec moins d’acuité. Le rapport de l’OCDE confirme d’ailleurs que des délais d’attente importants, notamment pour la chirurgie élective (non urgente), sont constatés généralement dans les systèmes publics sans co-paiements et ayant une offre de soins limitée, et moins souvent dans les systèmes d’assurances sociales avec liberté de choix et ceux qui ont des dépenses élevées. Le patient français jouit également d’une importante liberté de circulation au sein du système. L’accès à la médecine spécialisée, dont l’offre est importante à la fois en médecine de ville et en consultation externe à l’hôpital, est facile même si la mise en place du médecin traitant en 2005 a encouragé financièrement le passage par ce dernier (mais sans empêcher l’accès direct, comme c’est le cas dans d’autres pays). Toute médaille a son revers : un système de grande liberté individuelle va souvent de pair avec un moindre égalitarisme, car les catégories sociales utilisent ce système de façon différenciée. De fait, les analyses de l’OCDE montrent que la France est, avec l’Espagne, le pays où les inégalités de recours au médecin spécialiste sont les plus élevées (Marion Devaux, Michael de Looper, Health Working Paper, no 58, OCDE, 2012). Les écarts de taux de dépistage en fonction des revenus, par exemple pour les cancers du sein ou du 105 col de l’utérus, sont aussi plus importants chez nous que dans un certain nombre d’autres pays (OCDE, Panorama de la santé, 2013). Même si la démonstration n’est pas facile à établir, il est possible que cet accès libre au système ne garantisse pas l’utilisation la plus économe des ressources, pour obtenir des résultats de santé donnés. Qualité des soins, équité du financement : des acquis et des marges d’amélioration La qualité des soins se transcrit d’abord dans les résultats de santé. De ce point de vue, notre système de soins réalise de bonnes performances. Au-delà, les indicateurs rassemblés par l’OCDE offrent un paysage moins univoque. Certains nous placent en bonne position : nous avons un faible taux d’hospitalisation pour des pathologies telles que l’asthme et la BPCO (broncho-pneumopathie chronique obstructive), ce qui témoigne de la qualité des soins ambulatoires en amont. À l’inverse, d’autres pays font mieux que nous pour la qualité du suivi des patients chroniques. Concernant le financement, on a vu la spécificité de la situation française en matière de rôle de la couverture complémentaire. On peut la commenter de façon diverse, soit en retenant que la France est un des pays où les paiements directs des ménages sont les plus faibles – avec 7,5 % en 2011, nous sommes 106 Chapitre 4 Le meilleur système au monde ou un fiasco total ? juste après les Pays-Bas (6 %) et bien en dessous de la moyenne de l’OCDE (20 %) –, soit en faisant valoir que, derrière cette moyenne, il existe des cas de restes à charge élevés, dont on ne sait pas dire précisément dans quelle mesure, dans quelles conditions et à quel prix ils sont couverts par les complémentaires. On sait en tout cas que la fraction de la population la moins bien couverte est celle qui se situe juste au-dessus du seuil de la CMUC et qu’elle a le plus faible niveau de recours aux soins. Diverses sources de données font état également de renoncements aux soins, cet argument étant très largement utilisé dans le débat public pour dénoncer le caractère inéquitable du système. En 2010, 15 % des Français déclarent ainsi avoir renoncé à des soins pour raisons financières au cours de l’année écoulée (Paul Dourgnon et al., Enquête sur la santé et la protection sociale 2010, rapport Irdes no 553, 2012, p. 149-151). Il faut toutefois examiner plus précisément ce que recouvre ce chiffre élevé. Les soins dentaires (10 %) et d’optique (3,5 %) sont les premiers concernés, ce qui n’est guère étonnant compte tenu des tarifs, du niveau de remboursement du régime obligatoire et de l’hétérogénéité des couvertures complémentaires. Fort heureusement, les taux de renoncement en dehors de ces sphères sont plus bas, notamment pour les soins de médecins (spécialistes 2 %, généralistes 1 %). Les personnes renoncent beaucoup plus souvent à des 107 soins lorsqu’elles n’ont pas de couverture complémentaire (32 % versus 15 %). Dans les enquêtes européennes (et en prenant ces comparaisons avec précaution), la France se situe dans la moyenne de l’Union européenne, proche de l’Allemagne et de la Belgique, en ce qui concerne le renoncement aux soins de médecins du cinquième le plus pauvre de la population (autour de 4 % en 2011). Le Royaume-Uni, la Suède, les Pays-Bas et l’Espagne font mieux que nous (moins de 1 %, pas de renoncement déclaré pour le Royaume-Uni et les Pays-Bas, selon l’enquête Silc). Au-delà de la question du renoncement, il s’agit de savoir si, en cas de problème de santé, on a accès, quel que soit son niveau de revenu, aux soins nécessaires, pertinents, fournis à temps et conformes aux recommandations médicales et à l’état de l’art. En conclusion La performance de notre système de santé peut être appréciée diversement en fonction de l’éclairage qu’on choisit. L’excellence des soins techniques contraste avec les résultats insuffisants de la France, par rapport à d’autres pays, dans la lutte contre certains facteurs de risque (tabac, alcool, accidents, suicides…). On peut espérer vivre très longtemps si l’on atteint 65 ans, mais 108 Chapitre 4 Le meilleur système au monde ou un fiasco total ? on meurt trop souvent avant, les hommes surtout. Cette mortalité prématurée fait le lit d’inégalités sociales de santé qui recoupent celles des comportements à risque. Nos performances sont, en fin de compte, le reflet de notre système de valeurs collectif. Nous avons un accès aux soins facile et rapide, une grande liberté de choix et de circulation, un certain confort d’utilisation du système – autant d’éléments dont l’absence ou la limitation sont sources d’insatisfaction dans d’autres pays. La contrepartie est une attention certainement moins grande portée à l’égalité réelle des chances et des résultats. Quant à l’efficience globale de notre système, elle peut là aussi faire l’objet d’appréciations différentes. L’OCDE nous classe dans un rapport récent (Améliorer le rapport coût-efficacité des systèmes de santé, 2010) comme un pays plutôt efficient, mais des gains de performance sont possibles : nos coûts de gestion sont élevés – ceci est lié notamment à la double couverture, obligatoire et complémentaire –, les soins fournis ne sont pas toujours pertinents, des économies pourraient être réalisées dans de nombreux secteurs (utilisation des génériques, chirurgie ambulatoire, prescription médicamenteuse…). 109 Chapitre 5 Solutions miracles : méfiance ! Régulièrement, des propositions simples et séduisantes sont avancées pour résoudre les problèmes du système de santé : il suffirait d’un regard neuf et d’un peu de courage. Les responsables politiques eux-mêmes manient souvent la rhétorique de « la réforme qui va tout régler », au risque de conforter l’opinion publique dans l’idée d’une incapacité récurrente des gouvernements. Mais les solutions miracles résistent rarement à l’analyse et ne sont pas si simples à appliquer. Ci-dessous, une petite liste non exhaustive de ces remèdes faussement évidents, mais qui soulèvent tout de même de vraies questions et peuvent ouvrir des pistes de réflexion. Encourager la croissance des dépenses mais limiter le financement public Pourquoi vouloir freiner la croissance des dépenses ? La santé est un bien supérieur, il est normal que la part qu’une société lui consacre progresse avec le revenu ; cette augmentation est par ailleurs positive pour l’économie, elle crée des emplois et constitue un secteur stratégique en termes de recherche et d’innovation. Mais le financement public, lui, est nécessairement limité : il faut en définir plus explicitement le périmètre et, au-delà, laisser le financement privé prendre le relais. 113 Telle est la thèse avancée, par exemple, dans un rapport du Cercle des économistes publié il y a une dizaine d’années, qui voulait rompre avec le conformisme ambiant et cesser « le ressassement réducteur d’un débat centré sur la réduction des dépenses » (Économie de la santé : une réforme ? Non, une révolution !, 2004). Les auteurs posaient comme premier principe « la solidarité autour d’un panier de haut niveau pour tous », financé collectivement, et pour les soins courants, proposaient de laisser jouer le financement privé. L’idée de distinguer la solidarité de l’assurance, ou le gros risque du petit risque, revient d’ailleurs régulièrement. La solidarité devrait intervenir quand les dépenses ne sont pas assurables, pour les risques lourds, les pathologies chroniques (le rapport du Cercle des économistes prend l’exemple des affections de longue durée), les personnes qui ont une faible capacité contributive. Mais pour le reste, il faudrait laisser aux individus la capacité de s’assurer sur le marché sans peser sur les prélèvements obligatoires. Mais comment opérerait-on en pratique une telle séparation, et serait-elle de nature à résoudre les problèmes de financement de l’assurance-maladie ? Tout d’abord, quel serait ce panier de soins de base « de haut niveau », qui devrait, toujours selon le rapport du Cercle des économistes, être révisé régulièrement pour que les malades, « sans distinction de 114 Chapitre 5 Solutions miracles : méfiance ! ressources, puissent bénéficier en permanence du niveau le plus avancé des pratiques médicales » ? En quoi serait-il différent d’aujourd’hui ? Car les innovations techniques sont d’ores et déjà, dans notre système, largement accessibles – parfois trop et trop vite selon certains. Et celui-ci fonctionne, dès à présent, en assurant beaucoup mieux ce qui est grave et cher (prise en charge à 100 % pour les affections de longue durée, les interventions lourdes…) et moins bien le petit risque pour lequel les tickets modérateurs jouent à plein. Le recentrage sur le « gros risque » – en admettant qu’il ait été défini de façon idéale – est-il de nature à assurer la viabilité de l’assurance-maladie ? Non, car c’est sur les risques lourds que se développent les innovations coûteuses : médicaments, anticancéreux, antirétroviraux, traitements de l’hépatite C… tous pris en charge à 100 % aujourd’hui. La tension sur ce panier de biens se poursuivra comme aujourd’hui au fur et à mesure de l’accroissement des possibilités thérapeutiques. Soigner mieux avec beaucoup moins d’argent Un courant de pensée diamétralement opposé s’inscrit en faux contre l’idée que la croissance de la dépense de santé est à la fois inéluctable et souhaitable. Il argue qu’aujourd’hui, une grande partie des ressources est gaspillée en vain, sert uniquement à accroître la 115 rente des médecins et des industriels et ne génère aucun gain de santé pour la population. On pourrait donc parfaitement maîtriser la dépense et on ne s’en porterait pas plus mal. On retrouve là l’inspiration des travaux de Thomas McKeown et Archibald Cochrane, évoqués au premier chapitre. Au-delà du débat sur les contributions respectives à l’évolution de l’espérance de vie des progrès médicaux, de l’environnement, des conditions de vie, des facteurs de risque, il est important de déterminer, dans les soins aujourd’hui prodigués, ce qui est utile et inutile, voire néfaste. Ce débat a pris une acuité particulière dans la dernière décennie, avec la prise de conscience croissante d’un effet iatrogène possible des soins (c’est-à-dire des conséquences néfastes pour la santé que peuvent avoir les traitements). On peut penser, par exemple, aux hospitalisations de personnes âgées provoquées par les effets des médicaments. Les problématiques de sur-traitement et de sur-diagnostic prennent une place de plus en plus importante dans les colonnes des journaux médicaux, certains parlant d’une « épidémie moderne ». La pertinence d’un certain nombre d’actes thérapeutiques, notamment d’actes chirurgicaux qui se sont banalisés avec l’amélioration des techniques, est questionnée. Des chiffres énormes sont brandis : 750 milliards de dollars inutiles aux États-Unis selon l’Institute of 116 Chapitre 5 Solutions miracles : méfiance ! Medicine, 30 % des dépenses totales – chiffre qui fait écho à celui qu’avait avancé pour la France, il y a vingt ans, le professeur Béraud, alors médecin-conseil national de la CNAMTS (40 %). Les conclusions du British Medical Journal Evidence Centre, qui synthétisent les résultats d’un grand nombre d’essais reposant sur des échantillons aléatoires, sont souvent citées à l’appui de ce raisonnement : sur 3 000 traitements analysés, 35 % ont une efficacité certaine ou probable, 7 % présentent à la fois des bénéfices et des risques, 8 % sont inefficaces voire nuisibles, 50 % ont une efficacité inconnue. Ces chiffres spectaculaires permettent d’ouvrir le débat et montrent le chemin à parcourir pour renforcer la médecine fondée sur les preuves, mais peuvent-ils être traduits en objectifs opérationnels ? Et avec quels modes opératoires ? Comment réduire, concrètement, la variabilité des pratiques médicales observée dans tous les pays ? En France, le taux d’opérations de la cataracte varie du simple au double entre départements. Le nombre d’appendicectomies (interventions probablement encore trop souvent pratiquées) baisserait de 20 % si tous les départements s’alignaient sur la fréquence parisienne. La chirurgie de l’obésité est pratiquée selon des techniques différentes à Lyon, à Montpellier et à Rennes. Mais passer de ces constats à l’action est un processus complexe. 117 Ainsi, des agences chargées d’établir des recommandations médicales ont vu le jour dans tous les pays. Mais dans la plupart des cas, ces recommandations ne permettent pas de déduire quel est le « bon » niveau d’intervention, et de repérer directement les sur-traitements et les sous-traitements. Même dans les cas – qui ne sont pas si fréquents – où il est possible de mesurer précisément des écarts à l’optimum, le mode opératoire permettant de les réduire pose question. Beaucoup de stratégies ont été déployées pour promouvoir les bonnes pratiques (diffusion de recommandations, formation, retour d’information, incitations financières…). Leur évaluation montre qu’il n’existe pas de formule magique et que les évolutions, qu’il faut bien entendu continuer à rechercher de la manière la plus résolue, sont toujours très progressives ; le rythme des gains de productivité réalisables en pratique permet-il d’assurer facilement la viabilité du système, comme l’affirment les tenants de la thèse du gaspillage généralisé ? Enfin cette thèse, qui met en cause essentiellement les offreurs de soins, prompts à nous proposer toutes sortes d’examens et de traitements inutiles avec lesquels ils s’enrichissent, nous dédouane peut-être un peu trop facilement de notre responsabilité collective : la médicalisation croissante, parfois excessive, est aussi la conséquence d’une demande sociale. Nous admettons difficilement qu’un traitement ne soit pas 118 Chapitre 5 Solutions miracles : méfiance ! proposé même quand son bénéfice est marginal, mettre un terme au remboursement des médicaments peu efficaces donne toujours lieu à des accusations de rationnement, l’idée d’éviter de dépister des cancers après un certain âge quand le rapport bénéfice/risque du traitement est défavorable demeure mal comprise. Nous restons collectivement profondément convaincus qu’en matière de soins, « plus c’est mieux ». Changer de mode de financement pour résoudre la question du déficit La meilleure manière de financer l’assurance-maladie fait l’objet de débats depuis plusieurs décennies. Ce financement a d’ailleurs beaucoup évolué au cours du temps. Le financement initial par des cotisations proportionnelles au salaire plafonné était cohérent avec la logique bismarckienne d’origine et avec le versement de prestations qui étaient surtout, au début, en espèces, c’est-à-dire un revenu de remplacement des salariés en cas de maladie. L’évolution vers la couverture universelle de la population résidente et la part très importante prise par les soins – les indemnités journalières en cas de maladie ou d’accident du travail ne représentent en 2013 que 8,8 milliards d’euros sur un total de 180 milliards d’euros de dépenses d’assurance-maladie, selon le rapport de la Commission des comptes de la Sécurité sociale de juin 2014 – ont distendu le lien entre assurance-maladie et travail. La 119 base de financement a été progressivement élargie, d’abord par le déplafonnement des cotisations, puis par la création de la contribution sociale généralisée (CSG), prélevée sur l’ensemble des revenus et non plus seulement sur ceux du travail, enfin par l’affectation de recettes fiscales compensant les allègements de charges sur les bas salaires. De fait, les recettes de l’assurance-maladie proviennent aujourd’hui pour près de la moitié d’impôts et taxes, alors qu’elles étaient assurées à 97 % par les cotisations sociales en 1980 (Alain Gubian, « Quarante ans de financement de l’assurance-maladie obligatoire », Traité d’économie et de gestion de la santé, 2009, p. 164-179). D’autres voies de réforme du financement ont été envisagées et sont toujours en débat, par exemple le remplacement des cotisations patronales par une « contribution sur la valeur ajoutée » (c’est-à-dire l’élargissement de la base des cotisations payées par les entreprises au capital), ou par une « TVA sociale » payée par les ménages, ou par la CSG. Il n’entre pas dans le cadre de cet ouvrage de discuter des impacts économiques positifs et négatifs de ces différents modes de financement (impact sur l’emploi, la compétitivité, le pouvoir d’achat, effets redistributifs…). Mais du point de vue de l’équilibre financier de l’assurance-maladie, il faut souligner qu’il n’existe pas d’assiettes miracles : qu’il s’agisse de la masse salariale, des revenus totaux, de la valeur 120 Chapitre 5 Solutions miracles : méfiance ! ajoutée, sur une longue période, elles évoluent parallèlement à la richesse nationale. Il est donc illusoire de penser qu’une réforme du financement serait de nature à accroître automatiquement les recettes sans augmentation des prélèvements. Faire plus de prévention réduirait les dépenses de soins Selon une idée largement répandue, la faiblesse de la part des dépenses de santé consacrée à la prévention démontre, par elle-même, la nécessité d’un rééquilibrage d’un système trop orienté vers les soins curatifs. La prévention coûtant moins cher que les soins curatifs (intensifs et impliquant des techniques onéreuses), son développement génèrerait nécessairement des économies pour le système de soins en évitant ces traitements lourds. Cela apparaît relever du bon sens, et d’ailleurs on retrouve cette « évidence » dans beaucoup de prises de position publiques. Mais en fait, poser le problème ainsi n’est pas pertinent. Il est vrai que la part de la prévention évaluée par les comptes de la santé est modeste (2 % des dépenses totales). Il est devenu courant de s’indigner de ce faible pourcentage : la nécessité d’accroître les moyens alloués s’en déduirait ipso facto. Certains vont même jusqu’à mettre en balance ces 2 % des dépenses avec les 40 % de mortalité évitable par des actions de prévention. 121 Mais outre que ce chiffre de 2 % sous-estime les dépenses de prévention (il ne comprend pas l’activité de prévention des professionnels de santé, ni d’autres, comme celles de la sécurité routière, qui ne sont pas comptabilisées dans le champ des dépenses de santé), on ne peut pas juger de leur insuffisance sur le seul constat de leur part dans le total, et ce quelle que soit cette part : quel serait le « bon » taux de dépenses de prévention ? Cette question n’a évidemment pas de réponse si on n’analyse pas ce qu’apportent respectivement les ressources investies dans la prévention et dans les soins curatifs. Une deuxième idée communément partagée est que prévenir un problème de santé coûte moins cher que le traiter (les coûts étant entendus ici au sens des coûts directs correspondant à la mobilisation des moyens humains et matériels nécessaires). Les interventions préventives, peu techniques, apparaissent comme très économiques par rapport à celles, plus lourdes, nécessaires au traitement des pathologies ainsi évitées. Ce raisonnement, certainement valide ex post pour un individu donné (une fois le risque réalisé, c’est-àdire une fois la maladie déclarée, il aurait été moins coûteux de la prévenir), n’est pas toujours extra­ polable ex ante à une population donnée. En effet, si la probabilité de survenue de la maladie est faible, mener une action de prévention sur l’ensemble de la population peut être beaucoup plus coûteux que de 122 Chapitre 5 Solutions miracles : méfiance ! guérir, même par des soins intensifs et chers, la fraction de la population atteinte par l’affection en question. Par exemple, des études anglo-saxonnes montrent que systématiser la détection du tabagisme par le généraliste et proposer des traitements substitutifs engendrent des économies nettes ; en revanche, le dépistage et le traitement médicamenteux systématiques de l’hypertension sont plus coûteux que le traitement des pathologies qu’ils évitent. Mais en fait, ce raisonnement n’a pas réellement de sens : la question n’est pas de savoir si la prévention est moins coûteuse que les soins mais si, pour un coût donné, elle permet des gains de santé plus ou moins importants que de traiter les personnes devenues malades. Si l’on reprend l’exemple précédent, une stratégie de dépistage et de traitement systématiques de l’hypertension ne permet pas de réaliser des économies nettes, mais elle permet de sauver beaucoup de vies à un faible coût, surtout si on utilise des médicaments génériques : il est donc intéressant de la promouvoir. Il faut apprécier au cas par cas le rapport « coût-efficacité » de différentes stratégies. On peut être surpris, par ailleurs, que le raisonnement en termes de pure comparaison de coûts soit si prégnant lorsqu’il s’agit de prévention, alors que dans le domaine des soins curatifs, il ne viendrait à l’idée de personne de comparer le coût de deux traitements 123 alternatifs sans mettre en parallèle en même temps leurs résultats. Peut-être est-ce lié précisément au fait que la croyance selon laquelle la prévention permet de réaliser des économies reste très répandue. Mais c’est un mauvais argument, qui d’ailleurs peut donner lieu à un enchaînement d’autres raisonnements spécieux : ainsi celui selon lequel d’autres maladies remplaceront celles que la prévention permettrait d’éviter, aucune économie n’étant alors réalisée. Arrête-t-on de soigner un malade du cancer parce que, si on guérit ce cancer, il pourrait avoir ensuite un infarctus ? On voit bien que ce type de réflexion n’a pas de sens. Il faut donc arrêter, pour défendre la prévention, de s’appuyer sur un argument de type purement financier – la prévention ne coûte pas cher, ou la prévention coûte moins cher que les soins –, qui relève finalement d’un critère de jugement plus exigeant que celui généralement utilisé pour évaluer l’introduction d’une intervention thérapeutique. Il faut mesurer les coûts et les bénéfices, en termes de vies et de qualité de vie gagnées, des actions de prévention comme des stratégies de soins. Dans l’un et l’autre cas, certaines ont un bon rapport coût-efficacité, d’autres peuvent faire dépenser beaucoup d’argent pour peu de résultats. 124 Chapitre 5 Solutions miracles : méfiance ! La fraude est responsable du trou de la sécu L’idée revient souvent dans le débat politique : la fraude est à l’origine de dépenses beaucoup trop élevées et creuse le déficit, faute d’être combattue efficacement. « C’est la fraude qui mine les fondements mêmes de cette République sociale que les frères d’armes de la Résistance ont voulu bâtir pour la France et qu’ils nous ont léguée » (discours de Nicolas Sarkozy, 15 novembre 2011). La Sécurité sociale « doit en terminer avec les excès – nous les connaissons – et les abus. Parce qu’ils mettent en cause l’idée même de solidarité » (discours de François Hollande, 31 décembre 2013). Il existe certes des comportements délictueux concernant les prestations d’assurance-maladie, aussi bien chez les professionnels de santé que chez les assurés ou les entreprises. Ils doivent être combattus, et ils le sont : la lutte contre la fraude s’est fortement développée et professionnalisée dans les caisses d’assurance-maladie depuis une dizaine d’années. Des équipes ont été formées, les bases de données sont utilisées pour détecter des activités suspectes, tous les secteurs sont analysés. Au total, les fraudes et activités fautives détectées et stoppées représentent chaque année 150 millions d’euros. Mais s’il faut poursuivre la lutte contre la fraude, il est également nécessaire de prendre la mesure de son ampleur : il s’agit de comportements extrêmes, 125 marginaux. Si la masse de nos dépenses croît, ce n’est pas parce que ces infractions se développent, mais pour les raisons qui ont été évoquées plus haut : développement des progrès techniques, augmentation de l’offre de soins, besoins et demandes croissants. En termes d’impact sur le déficit de l’assurance-maladie, le travail au noir et l’évasion fiscale, qui privent la Sécurité sociale de recettes, sont d’un ordre de grandeur autrement plus massif que la fraude aux prestations. Ainsi, un rapport parlementaire de 2011 évaluait la fraude aux cotisations sociales entre 8 et 15 milliards d’euros, contre 2 à 3 milliards pour la fraude à l’ensemble des prestations sociales, y compris revenu de solidarité active (RSA), allocations familiales… Responsabiliser les individus sur leurs conduites et modes de vie Fumer, boire de l’alcool, faire du ski… impliquent des risques pour la santé. L’idée est parfois avancée que les individus en sont déresponsabilisés par l’assurance-maladie, puisqu’ils n’ont pas à en subir les conséquences financières, les soins étant pris en charge par la collectivité dès lors qu’ils développent des pathologies induites par leur mode de vie. Les économistes utilisent pour désigner ce phénomène le terme de « risque moral » : le risque que l’on cherche à assurer est aggravé du fait des agissements des 126 Chapitre 5 Solutions miracles : méfiance ! personnes qui se savent couvertes. Le rapport du Cercle des économistes cité plus haut se fait l’écho de ce raisonnement : « La “gratuité” apparente de la majeure partie de ces dépenses induit un ensemble de comportements non responsables : “puisque la santé n’a pas de prix, je n’ai pas à gérer mon capital santé, car j’aurai accès, le moment venu, à des soins gratuits”. » Mais plusieurs arguments s’opposent à une responsabilisation financière qui consisterait à faire payer leurs soins aux personnes ayant des conduites à risque. Tout d’abord, on considère en général que l’ampleur de ce phénomène de risque moral est limité en santé, car la maladie n’a pas qu’un coût financier : elle entraîne des souffrances, une incapacité, voire la perte d’une vie. Ces conséquences potentielles, que l’assurance-maladie ne couvre pas, sont autrement plus graves pour les individus que le fait d’avoir à payer leurs soins. Par ailleurs, l’imputabilité de la maladie à la responsabilité personnelle est très discutable. Si elle était seule en jeu, les facteurs de risque comportementaux seraient distribués de manière homogène entre les groupes sociaux, or on a vu que ce n’était pas le cas. Le tabagisme se concentre dans les milieux défavorisés. À 6 ans, 14 % des enfants d’ouvriers sont en surpoids et 4 % obèses, contre 9 % et 1 % des enfants de cadres. Où est la responsabilité personnelle, celle 127 de l’environnement (prix et composition des produits alimentaires, restauration collective…), celle de la transmission générationnelle (habitudes alimentaires héritées du milieu d’origine) ? Au demeurant, cette responsabilisation existe déjà d’une autre manière, via la taxation de ces produits nocifs (« sin taxes », les taxes du péché, comme les appellent les Anglo-Saxons), qui pèse par construction sur la population consommant ces produits. Ces taxes supplémentaires ont par exemple multiplié par deux le prix du tabac en dix ans. Il faut donc certainement développer l’esprit de responsabilité, pour que chacun contribue à entretenir son « capital santé » et utilise à bon escient le système de soins, mais des actions d’éducation et de sensibilisation, ou visant à favoriser ces attitudes par des environnements sains, sont probablement plus efficaces dans ce domaine qu’une responsabilisation sur le coût des soins. Celle-ci serait au demeurant inapplicable en pratique, quand il s’agit de traitements très onéreux, et contradictoire avec toute la philosophie et l’éthique du système de santé. Changer l’organisation institutionnelle pour que tout aille mieux Il y a aujourd’hui finalement peu de débat démocratique sur les facteurs fondamentaux de l’augmentation 128 Chapitre 5 Solutions miracles : méfiance ! des dépenses, sur la priorité à donner ou non au secteur de la santé, sur l’utilité et la valeur sociale accordée à différents soins, sur les arbitrages à faire entre facilité d’accès, efficacité collective, équité. Le seul horizon est le ressassement des discours sur le déficit et donc, en corollaire, sur l’incapacité des gestionnaires. La solution s’en déduit : changeons la gouvernance du système, et tout ira mieux ! Les Français sont d’ailleurs friands de propositions de réorganisations institutionnelles. Il n’est pas un mois sans qu’un rapport paraisse avec sa recommandation en la matière : pour les uns, il faut confier le maximum de responsabilités aux agences régionales de santé en leur donnant des enveloppes de dépenses à gérer ; pour les autres, il s’agit de supprimer l’assurance-maladie pour la remplacer par une agence sous contrôle de l’État ; pour d’autres encore, à rebours de cette évolution vers une étatisation du système, il faudrait déléguer la gestion des dépenses au premier euro aux mutuelles et aux assureurs en concurrence. Il ne s’agit pas ici de dire que la gouvernance du système français est idéale. Comme on l’a vu au chapitre 2, son caractère hybride s’est renforcé, avec un rôle croissant de l’État. Les partages de responsabilités ont évolué au fil des textes législatifs. La loi de 2004 a fait émerger l’assurance-maladie comme l’opérateur principal d’une gestion active du risque, qu’elle a 129 effectivement fortement développée depuis dix ans au sein d’un réseau structuré. La loi de 2009, en mettant en place des agences régionales de santé issues de la fusion des directions départementales et régionales des affaires sanitaires et sociales, leur a confié un rôle large et très transversal. Le paysage qui en résulte est complexe : l’articulation entre ces deux réseaux, qui ont des savoir-faire différents, est indéniablement à améliorer, et beaucoup considèrent que cette gestion « bicéphale » freine l’efficacité collective. Le maintien de régimes alors que la couverture est universelle sur la base de la résidence, la répartition des rôles entre l’assurance-maladie obligatoire et l’assurance complémentaire peuvent aussi être questionnés. Pour autant, il faut se garder d’une présentation par trop simplificatrice des schémas alternatifs, et surtout, éviter de faire croire que des problèmes consubstantiels à tous les systèmes de santé trouveraient miraculeusement leur solution grâce à une nouvelle architecture institutionnelle. Par exemple, un accroissement notable des responsabilités des agences régionales de santé soulève plusieurs questions : peuvent-elles être à la fois le régulateur et la tutelle de l’hôpital public ? Ces rôles ne sont-ils pas contradictoires ? Si elles sont amenées à faire leurs propres choix stratégiques sur les priorités de santé, sur l’allocation des ressources, sur les rémunérations des professionnels, à partir de quel 130 Chapitre 5 Solutions miracles : méfiance ! moment peut-on estimer qu’un contrôle démocratique de ces choix (par des élus) est nécessaire pour encadrer l’arbitraire administratif ? Comment pourraient-elles, aujourd’hui, respecter en pratique des objectifs financiers, et quelle est à cet égard la bonne articulation entre les leviers nationaux et régionaux ? Ces questions se posent dans tous les pays, et elles ne sont simples nulle part. Par exemple, les réorganisations périodiques du système anglais, le National Health Service (NHS), illustrent la recherche, depuis plus de vingt ans, d’un équilibre sans cesse déplacé entre pilotage centralisé (avec une production importante de normes nationales) et marges de manœuvre locales. La séparation des rôles de régulateur (« acheteur de soins », dans la terminologie anglaise) et de fournisseur de soins, qui étaient confondus dans le NHS à l’origine, a d’ailleurs été une pierre angulaire des réformes. C’est pourquoi le NHS a transformé le statut de ses hôpitaux publics. L’équilibre des pouvoirs est aussi en redéfinition périodique dans les pays où la gestion du système de santé est dévolue aux élus locaux (chapitre 6). Parmi les schémas institutionnels proposés, celui de la concurrence entre assureurs appelle quelques commentaires complémentaires. L’idée serait de garder le principe d’une assurance-maladie obligatoire, avec un panier de biens défini nationalement, mais de déléguer la gestion des prestations à des organismes 131 d’assurance – qui peuvent être les régimes de base, mais aussi les mutuelles ou les assureurs santé –, parmi lesquels les assurés pourraient choisir. Elle est inspirée notamment par la réforme néerlandaise de 2006, fruit de deux décennies de cheminement politique et technique. Les résultats de cette réforme, qui seront évoqués ci-après, peuvent être mis en avant aussi bien par les promoteurs que par les opposants d’une telle évolution : ils montrent indéniablement qu’un système de ce type est possible (sous réserve, il faut en être conscient, d’un ensemble de conditions complexes pour fonctionner correctement), mais que sa supériorité par rapport aux schémas de gouvernance à l’œuvre dans d’autres pays n’est pas avérée. Des assureurs en concurrence sont-ils, par hypothèse, mieux à même de mener une politique de gestion active du risque que les régimes d’assurance-maladie statutaires, et donc d’engendrer des gains d’efficience et d’équilibrer les comptes ? Cette hypothèse peut être discutée : les dépenses d’assurance-maladie sont tenues en France depuis plusieurs années, avec un respect strict de l’Ondam voté, notamment grâce à une politique de gestion du risque qui s’est considérablement développée. À l’inverse, dans les secteurs comme l’optique où les assureurs complémentaires jouent un rôle important, les résultats ne sont pas aujourd’hui probants en termes de pression mise sur les fournisseurs. 132 Chapitre 5 Solutions miracles : méfiance ! Évitons en tout cas de faire croire que ces schémas alternatifs de gouvernance nous exonèreraient mira­ culeusement de la difficulté à trouver un équilibre entre la dynamique de développement du système et les contraintes des finances publiques. Et présentonsles pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des convictions – toutes légitimes, mais discutables –, plutôt que comme des évidences scientifiques. On pourrait allonger la liste des « solutions évidentes » avancées ici ou là : le dossier médical personnel permettait de réaliser des milliards d’économies selon les premières estimations, la fin du paiement à l’acte pour les médecins serait de nature à changer fondamentalement le système… Il ne s’agit pas de nier l’importance de tous ces sujets, et encore moins de suggérer qu’il faudrait s’en tenir au statu quo, car derrière chacun d’eux résident de réels défis posés au système français, comme à tous les autres : comment responsabiliser tous les acteurs dans un système où l’on ne paye pas le vrai prix des soins ? Comment améliorer la gouvernance et répartir au mieux les responsabilités ? Quelle est la meilleure manière de payer les offreurs de soins : paiement à l’acte, capitation, salaire ? Faut-il des rémunérations mixtes, développer des bonus sur objectifs de qualité des soins ou de santé publique ? Comment mieux évaluer le service rendu par les traitements et éviter de payer pour des soins peu efficaces ou peu utiles ? 133 Quelles sont les stratégies de prévention efficaces au meilleur coût ? Comment faire évoluer les comportements pour améliorer le suivi des recommandations de bonnes pratiques ? Comment mieux coordonner les soins pour les patients chroniques ? Quel est l’impact du mode de financement sur l’emploi et la compétitivité ? Comment lutter efficacement contre la fraude ? Toutes ces questions sont à traiter et peuvent faire partie d’un agenda de réformes. Mais il est important de garder un esprit critique vis-à-vis des évidences simplificatrices et de reconnaître qu’il n’existe pas de solution miracle, si l’on veut faire progresser la maturité du débat démocratique sur des choix qui sont nécessairement complexes. 134 Chapitre 6 Que font les autres ? Si l’avenir du système de santé français fait l’objet de débats animés, ils sont sans commune mesure avec ceux qui ont lieu dans certains pays (ÉtatsUnis, Royaume-Uni, Pays-Bas…). Des réformes ambitieuses y ont été mises en œuvre, qui ont modifié assez fondamentalement l’organisation et la gouvernance des systèmes de santé – compétition régulée entre assureurs, délégation de gestion à des « offreurs de soins », nouvelles répartitions de compétences entre le local et le national. Peut-on s’inspirer des stratégies et outils développés à l’étranger pour améliorer la qualité et l’efficience des systèmes de santé ? Certains systèmes d’assurances sociales évoluent vers la concurrence entre assureurs Parmi les pays où la couverture contre le risque maladie était historiquement organisée sur le modèle des assurances sociales, certains ont évolué vers plus de concurrence, tout en restant dans le cadre d’un financement socialisé. C’est le cas notamment des Pays-Bas, où une réforme majeure a été mise en œuvre, avec une étape décisive en 2006, près de vingt ans après les premières propositions de la commission Dekker. Antérieurement coexistaient une assurance-maladie obligatoire pour les deux tiers de la population, gérée par des caisses publiques, et des assurances privées, facultatives, pour le tiers le plus riche. Depuis 2006, 137 toute la population est couverte par une assurancemaladie de base devenue obligatoire, uniforme dans ses garanties, et dont la gestion est déléguée à des assureurs privés en concurrence. Chaque Néerlandais peut s’inscrire auprès de l’assureur de son choix. L’Allemagne a également mis fin à l’affiliation obligatoire à une caisse en fonction de la situation professionnelle ; depuis 1996, tout Allemand est libre de choisir sa caisse et peut en changer s’il le souhaite. La Suisse dispose d’un système similaire, auquel elle est parvenue par un chemin différent : le choix entre assureurs a toujours existé, mais jusqu’en 1996, l’affiliation restait volontaire et la concurrence était peu régulée, ce qui rendait difficile un changement d’assureur pour les personnes malades. Le bénéfice attendu de cette concurrence peut être résumé ainsi : étant en compétition pour attirer les adhérents, les assureurs doivent leur proposer des soins de qualité au meilleur prix. Ils sont donc incités à faire pression sur les offreurs de soins et à innover pour améliorer le service rendu aux usagers. Les services nationaux de santé en quête d’un nouveau modèle : l’exemple anglais Depuis vingt ans, l’archétype des modèles beveridgiens a considérablement évolué. Au-delà des alternances politiques, le fil conducteur des réformes a été 138 Chapitre 6 Que font les autres ? d’introduire davantage de choix et de concurrence pour dynamiser un système jugé trop bureaucratique et insuffisamment à l’écoute des besoins des usagers. Cette concurrence est organisée non pas entre assureurs comme dans les exemples précédents, mais entre offreurs de soins (médecins et hôpitaux). Pour un usager du système français, habitué à pouvoir choisir son médecin généraliste, son spécialiste ou l’établissement hospitalier où il se fait opérer, il n’y a là a priori rien de bien extraordinaire. De fait, d’une certaine façon, le mouvement opéré par le National Health Service (NHS) anglais a conduit à le rapprocher des systèmes d’assurance sociales, en donnant une certaine autonomie de gestion à des hôpitaux qui étaient pilotés antérieurement de façon centralisée et davantage de choix aux malades. Mais le système a poussé beaucoup plus loin l’idée d’une régulation par le « marché interne », en faisant émerger une fonction d’« acheteur de soins », distincte de celle de « fournisseur de soins » et en impliquant les médecins de première ligne, qui sont donc chargés de « commanditer » les soins de spécialistes et d’hospitaliers pour le compte de leurs patients. Les réformes successives ont testé plusieurs options, avec les « généralistes gestionnaires de budget » de l’époque Thatcher, puis, sous le Gouvernement Blair, des réseaux de médecins généralistes par territoire qui sont devenus, au fil des années et des fusions, 139 plus proches d’administrations locales (comptant néanmoins des praticiens de terrain dans leurs instances de gouvernance). La réforme de 2012 a opéré un revirement radical, supprimant ces 150 structures locales ainsi que les administrations régionales et accordant le pouvoir d’« acheteur » directement à des consortiums de cliniciens (généralistes). Entre-temps, il faut rappeler qu’une politique volontariste de développement de l’offre de soins privée avait été menée par les travaillistes (centres de chirurgie programmée, structures de soins de première ligne…), d’une part pour augmenter rapidement les capacités de soins et ainsi réduire les listes d’attente, d’autre part pour créer une émulation au sein des fournisseurs de soins du NHS. Les groupes de cliniciens peuvent ainsi choisir de contractualiser avec ces offreurs privés. La réforme de 2012, entrée en vigueur il y a un an, a donné lieu à une âpre bataille politique. En effet, elle a été ressentie comme ouvrant la voie à une privatisation du système, en confiant 80 % du budget du NHS à des médecins généralistes, qui exercent eux-mêmes à titre libéral et peuvent choisir de contractualiser avec des opérateurs privés. Il faut par ailleurs rappeler que cette décentralisation au niveau des médecins de terrain n’empêche pas le maintien d’un encadrement centralisé, ayant toujours eu une place importante au Royaume-Uni (recommandations médicales très structurées élaborées par 140 Chapitre 6 Que font les autres ? une agence nationale qui a été la première du genre, objectifs à atteindre, indicateurs de performance…). La recherche du bon niveau territorial de gouvernance Dans plusieurs systèmes de santé, des changements importants ont également eu lieu, au cours des vingt dernières années, dans la répartition des pouvoirs entre les niveaux territoriaux de gouvernement. La tendance a été à une décentralisation croissante dans les années 1990. Les dix-sept communautés autonomes espagnoles, les vingt régions italiennes se sont vu confier la responsabilité du système de santé dans leur territoire. Ce processus, inscrit dans un mouvement politique global d’autonomisation des régions, s’est déroulé en plusieurs étapes, avec une décentralisation de la gestion d’abord, puis de la responsabilité financière corrélativement à l’accroissement de l’autonomie fiscale. L’État central a conservé un rôle de cadrage général et de coordination. Les pays scandinaves avaient déjà une longue tradition de décentralisation, à une échelle territoriale beaucoup plus proche des populations que ne le sont les régions italiennes, espagnoles ou françaises : les comtés en Suède ou au Danemark (350 000 à 400 000 habitants en moyenne), voire les municipalités pour les soins primaires (en Norvège) ou l’ensemble 141 des soins (en Finlande). Au cours des années 1990, la tendance décentralisatrice s’est renforcée, notamment au Danemark et en Suède où des blocs de compétences importants ont été transférés des comtés aux municipalités, comme les soins de long terme aux personnes âgées, aux personnes handicapées et aux malades mentaux stabilisés. Mais les évolutions récentes de la gouvernance ont eu plutôt tendance, à l’inverse, à renforcer le pouvoir de décision du niveau central. Cette tendance est perceptible dans les pays nordiques, en Allemagne, en Italie, en Australie. Certaines réformes ont procédé d’une réorganisation administrative globale, comme au Danemark où les seize comtés ont été remplacés par cinq régions qui gèrent désormais l’essentiel des services de soins. La recentralisation politique (diminution du nombre de collectivités locales) s’est accompagnée d’une recentralisation fiscale (des comtés à l’État). En revanche, les activités de prévention et de promotion de la santé ont été décentralisées au niveau des municipalités, dont le nombre a été aussi fortement réduit. En Norvège, la propriété des hôpitaux a été transférée des dix-neuf comtés à l’État central, avec une gestion déconcentrée au niveau de cinq régions. Des mouvements similaires ont eu lieu en Finlande et en Suède, avec une diminution du nombre de collectivités territoriales et un renforcement du pilotage national. Mais il faut noter 142 Chapitre 6 Que font les autres ? que tous ces pays se caractérisaient par un niveau de décentralisation très élevé. Dans tous les cas, la gestion du système de santé met en jeu des collectivités territoriales élues, et non pas une déconcentration administrative comme elle s’est opérée en France avec la mise en place des agences régionales de santé. Que penser de ces réformes ? Quel impact ont-elles eu ? Le premier constat est assez contre-intuitif par rapport à l’idée très répandue que concurrence rime nécessairement avec baisse de la solidarité. Aux-Pays-Bas, en Allemagne, en Suisse, ces réformes ont introduit plus d’équité, en apportant une solution à des problèmes particuliers à chacun, qui ne se posent d’ailleurs pas en France : compartiment d’assurance privée facultative pour les plus riches aux Pays-Bas, hétérogénéité des taux de cotisations en Allemagne, concurrence non régulée en Suisse. Elles ne sont donc pas synonymes de « désocialisation » du risque maladie, mais ont au contraire fait progresser l’universalité de la couverture maladie, en rendant obligatoire, dans les trois pays, l’assurance pour l’ensemble de la population (l’Allemagne ayant été la dernière en date en 2009). 143 L’extension de la l’assurance-santé aura aussi été l’enjeu essentiel des deux mandats de Barack Obama : sa réforme qui, vingt ans après l’échec du plan Clinton, a déclenché une bataille politique intense, et dont la mise en œuvre se heurte à des obstacles techniques majeurs, sera si elle arrive à s’inscrire durablement dans les faits une avancée majeure pour la fraction de la population aujourd’hui privée d’assurance. Si on n’attendait pas la concurrence entre assureurs sur le terrain de l’équité, est-elle plus conforme aux attentes en ce qui concerne la bonne gestion du système et l’amélioration du rapport coût-efficacité ? La démonstration n’est pas non plus éclatante. Les assureurs néerlandais ont mis en place des innovations et ont fait baisser les prix dans certains secteurs (par exemple, les médicaments). Mais le niveau global de dépenses des Pays-Bas a beaucoup progressé depuis la réforme de 2006, ainsi que la participation financière des assurés, et la viabilité financière du système reste une préoccupation des pouvoirs publics. Par ailleurs, pour qu’un tel système fonctionne correctement, il est nécessaire de réunir des conditions complexes. Tout d’abord, les assureurs doivent pouvoir être « acheteurs de soins », ce qui signifie que les pouvoirs publics sont obligés de se dessaisir des leviers de régulation à leur profit. Aux Pays-Bas, effectivement, les assureurs négocient de plus en plus les prix des médicaments ou 144 Chapitre 6 Que font les autres ? des soins hospitaliers. Mais l’expérience montre que l’abandon de régulation par l’État n’est pas si simple, et que celui-ci a dû à plusieurs reprises intervenir, par exemple pour assurer la viabilité globale du système en instaurant des plafonds de dépenses. L’Allemagne n’est pas allée aussi loin que les Pays-Bas, la contractualisation reste essentiellement collective entre les unions de caisses et les unions de médecins, les initiatives individuelles des caisses se faisant à la marge. Ensuite, pour éviter que les assureurs ne se fassent concurrence en sélectionnant les bons risques, un système de péréquation opérant une redistribution financière entre eux de façon à refléter la composition de leur clientèle (si leurs adhérents sont plus malades, les sommes qui leur sont versées doivent être plus élevées) doit être mis en place. Les Néerlandais ont investi d’importantes ressources sur ces techniques d’« ajustement au risque ». À ce propos, le fait qu’en France, certains suggèrent qu’on pourrait simplement verser aux assureurs une somme forfaitaire par assuré, éventuellement modulée en fonction de l’âge, témoigne bien de l’insuffisante maturité de la réflexion dans notre pays sur ces questions. L’expérience montre en effet que si ces ajustements sont insuffisants, les assureurs ont tendance à sélectionner les risques. Ils peuvent aussi le faire de manière indirecte (par leur localisation géographique, leur marketing…), et d’autant mieux qu’ils sont aussi 145 pourvoyeurs d’assurance complémentaire. Tous ces aspects doivent donc être régulés et surveillés. Plus globalement, il faut bien se rendre compte que cette forme de concurrence n’est pas du tout synonyme de dérégulation. Au contraire, elle exige pour fonctionner correctement une régulation très complexe et de nombreuses conditions préalables (information du consommateur, encadrement des contrats, incitations financières pour les assureurs mais aussi pour les assurés, supervision de la qualité…). Autant de conditions qui ne sont actuellement réunies nulle part en totalité. C’est d’ailleurs bien pourquoi le débat n’est pas tranché aujourd’hui entre « croyants » et « non-croyants » : on est toujours à mi-chemin du système cible tel qu’il est imaginé par les promoteurs de ces réformes, avec un mélange de régulation étatique et concurrentielle. Ce que produirait, dans la durée, un système de compétition régulée parvenu à maturité reste une question ouverte. Au chapitre des résultats paradoxaux, on peut rappeler aussi qu’en matière d’innovation, le service national de santé anglais, qui reste géré par l’État sans mise en concurrence d’opérateurs d’assurance, compte certainement parmi les plus audacieux. Il a mené nombre d’initiatives pionnières, qui ont inspiré ses homologues étrangers : l’agence d’évaluation des 146 Chapitre 6 Que font les autres ? technologies NICE (pour National Institute for Health and Care Excellence), le paiement à la performance pour les généralistes, la transformation complète du statut des hôpitaux publics, la fonction d’acheteur confiée aux médecins de soins primaires… Aujourd’hui, aucun modèle ne semble particulièrement dominer les autres en termes d’efficacité et d’efficience. C’est d’ailleurs la conclusion de l’OCDE dans un rapport récent (Améliorer le rapport coûtefficacité des systèmes de santé, 2010). Il faut donc éviter de vouloir trop rapidement transposer des schémas, dont la réussite suppose d’ailleurs un long processus préparatoire, qui se compte en décennies, et s’inscrit dans une trajectoire, une culture, des institutions spécifiques. Aucun modèle n’est de nature à résoudre de manière magique les tensions auxquelles tous les systèmes de santé solidaires sont confrontés, entre la dynamique de croissance du secteur et les contraintes des finances publiques, entre des objectifs de qualité, de liberté, d’équité et d’économie qui peuvent être contradictoires. Des stratégies et des outils pour améliorer la qualité et maîtriser les coûts Que les systèmes de santé aient ou non réformé leur organisation et leur gouvernance, ils ont développé des outils similaires pour essayer d’augmenter la 147 qualité et l’efficience des soins, parmi lesquels on peut citer (la liste n’étant pas exhaustive) : – le développement de l’« evidence-based medecine », la médecine fondée sur les preuves, avec des agences chargées de formuler et diffuser des recommandations de bonnes pratiques, régulièrement actualisées en fonction de l’état de la science ; – une évaluation plus exigeante des nouvelles technologies, de leur apport effectif à la santé, de leur coût comparé, pour mieux éclairer les choix de priorités sur les soins à rembourser ; – l’utilisation accrue des systèmes informatisés, à plusieurs niveaux – pour la gestion des soins aux patients, avec des dossiers électroniques de patients et des échanges d’information plus performants entre professionnels, mais aussi pour la régulation du système, avec de plus en plus de données pour suivre la qualité et la performance du service rendu à la population ; – plus globalement, les usages croissants des nouvelles technologies de l’information et de la communication, qui bouleversent potentiellement la manière de fournir des services de santé (télémédecine, e-learning, e-coaching…) ; – la mise en place de modes de rémunération innovants, pour les professionnels, les établissements de soins, les industriels pour inciter à une meilleure qualité et efficience (combinaisons de modes de paiement différents, paiements à la performance, 148 Chapitre 6 Que font les autres ? paiements globalisés par épisodes de soins, partage des risques…) ; – des programmes pour mieux prendre en charge les pathologies chroniques, qui sont un enjeu majeur pour tous nos systèmes, et qui supposent des outils de coordination, le développement des compétences des patients, la gestion des transitions dans des parcours de patients qui sont souvent complexes. Dans tous ces domaines, les initiatives abondent et la mise en commun de plus en plus fréquente des expériences, stimulée par le travail de comparaison réalisé par les organismes internationaux tels que l’OCDE ou l’OMS, permet une capitalisation utile à tous. 149 Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ? S’il dispose d’atouts et d’acquis indéniables, notre système de santé peut encore progresser : en développant des stratégies de prévention efficaces, en évaluant plus systématiquement la qualité des soins pour promouvoir les meilleures pratiques, en mobilisant l’innovation dans tous les domaines. Doit-on pour cela faire évoluer en profondeur son organisation, son financement ou sa gouvernance, voire, comme le pensent certains, le refonder entièrement ? Développer des stratégies de prévention efficaces Nous l’avons vu, notre système de soins obtient d’excellents résultats : il est en tête pour l’espérance de vie à 65 ans, ses succès dans le recul de la mortalité cardiovasculaire sont unanimement reconnus. Mais en revanche, nos résultats sont nettement moins bons dans les domaines où les gains possibles relèvent surtout de la prévention. La mortalité prématurée des hommes, les inégalités de santé sont en partie le reflet d’une prévalence élevée de certains facteurs de risque dont la réduction devrait être un objectif prioritaire dans notre pays. Ce sont des défis majeurs auxquels tous les pays sont confrontés, qu’il s’agisse de la prévention primaire (éviter la survenue des maladies), secondaire (les détecter précocement pour les traiter plus facilement) 153 ou tertiaire (retarder l’aggravation de maladies déjà installées, ce qui constitue un enjeu majeur du fait de la progression des maladies chroniques évolutives, comme le diabète par exemple). En effet : – il n’est pas évident d’arriver à modifier des comportements que l’évolution générale de la société favorise (exemple de l’alimentation ou de l’exercice physique chez les jeunes, chez qui le surpoids et l’obésité progressent) ; – d’autant que les leviers essentiels peuvent se situer en amont du système de soins, hors du champ de compétence du ministre de la Santé, et heurtent souvent d’autres intérêts, par exemple en matière de développement économique, ce qui suppose des arbitrages des gouvernements entre des objectifs contradictoires ; – la diffusion de l’information sur les risques encourus ne suffit pas – les campagnes anti-tabac se succèdent depuis des décennies et les fumeurs sont conscients que le tabac est mauvais pour la santé ; – la préférence sociale va aux soins plutôt qu’à la prévention car celle-ci s’adresse à des « victimes statistiques », c’est-à-dire à des personnes anonymes qui ne sont pas encore malades, alors que le système de soins s’adresse à des « victimes identifiables » qui captent beaucoup plus l’attention, comme le souligne Nicolas Treich dans un article paru dans Le Monde (22 novembre 2013). X bébés sauvés d’une naissance prématurée par un bon suivi des grossesses à risque ne pèsent rien face à un refus de soins pour une enfant 154 Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ? individualisée et déjà malade, même si le coût de ses soins est extrêmement élevé ; – la prévention elle-même n’est pas exempte de dérives, elle peut conduire par ses messages à stigmatiser les personnes qui n’obéissent pas aux injonctions de vie saine (obèses, fumeurs…) et méconnaître l’inscription des comportements dans les valeurs, les cultures et les choix des individus et des groupes sociaux (Patrick Peretti-Watel et Jean-Paul Moatti, Le principe de prévention. Le culte de la santé et ses dérives, 2009). La prévention, qui apparaît à beaucoup comme une solution évidente, n’est donc pas si simple à mettre en œuvre en pratique. Mais certaines évolutions sont encourageantes. Tout d’abord, certains pays rencontrent des succès notables : l’exemple de la réduction de la teneur en sel de l’alimentation en Finlande a déjà été évoqué (voir l’encadré du chapitre 1), on peut également citer le recul spectaculaire de l’obésité infantile aux États-Unis et la lutte anti-tabac en Slovénie. Ensuite, alors que jusqu’à présent les actions de prévention menées étaient peu ou mal évaluées, on voit se développer depuis quelques années un corpus de connaissances scientifiques qui permet de dégager des conclusions sur l’efficacité de certains types de programmes et sur leur rapport coût-efficacité, ce qui permet d’aider à l’élaboration de stratégies d’action scientifiquement fondées (François Alla, « Pour une 155 politique de prévention », Santé publique, 23-6, 2011, p. 435-437). À titre d’exemple, en Australie, un travail d’analyse de la littérature scientifique disponible a été mené pour comparer les coûts et les résultats d’un grand nombre d’interventions concernant le tabac, l’alcool, la nutrition, le traitement des facteurs de risque… Il permet de mettre en évidence la supériorité de certaines stratégies, en termes de résultats de santé, pour des ressources données. Il serait souhaitable que cette évaluation scientifique de la prévention se développe aussi en France, car beaucoup de recherches conduites sont nord-américaines et les résultats ne sont pas directement transposables compte tenu des spécificités culturelles (Pierre Arwidson, « Développer en France une prévention à l’efficacité prouvée », Actualité et dossier en santé publique, no 83, 2013, p. 32-34). Le projet de loi de santé dont le Parlement débattra début 2015, et dont la prévention est une orientation stratégique, va dans le sens du renforcement de cette capacité de pilotage. Parmi les actions visant à promouvoir des comportements favorables à la prévention, une piste nouvelle explorée dans les pays anglo-saxons, et dont l’avenir dira s’il s’agit ou non d’une mode éphémère, consiste à mobiliser les sciences du comportement pour trouver des mécanismes qui influencent spontanément les décisions des individus (désignés sous le terme de « nudge » dans la littérature anglo-saxonne). Mais au-delà des attitudes individuelles, il est également 156 Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ? essentiel d’agir sur les environnements de vie et de travail ; là aussi, il est nécessaire de pouvoir capitaliser sur les expériences menées au niveau local et d’affermir les preuves scientifiques en développant des recherches interventionnelles sur les problématiques prioritaires. Lutter contre le tabagisme pour réduire la mortalité prématurée Le tabac demeure la principale cause de mortalité prématurée et occasionne environ 70 000 décès par an. La situation est préoccupante, car la prévalence du tabagisme remonte depuis 2005 après une période de baisse, avec des évolutions particulièrement inquiétantes chez les femmes et les jeunes. La France est mal positionnée par rapport à d’autres pays qui ont réussi à réduire beaucoup plus significativement l’emprise de ce facteur de risque. Un arsenal de mesures possibles a été détaillé dans la convention-cadre de l’OMS, parmi lesquelles l’interdiction de fumer dans les lieux publics, celle de la publicité et de la promotion du tabac, l’augmentation des taxes, la prise en charge des traitements et aides pour arrêter de fumer. Des rapports récents de la Cour des comptes et du député Yves Bur ont analysé de manière approfondie la situation française, pointant les uns et les autres un certain fléchissement de la volonté de l’État dans la lutte contre ce fléau et la nécessité de mettre en place une politique plus structurée, en redéployant les moyens en faveur de la prévention, de l’aide à l’arrêt du tabac et du renforcement des contrôles des réglementations instaurées. 157 Traduire l’objectif de réduction des inégalités de santé en actions opérationnelles Au-delà de l’amélioration de l’état de santé moyen, c’est aussi sur les écarts entre groupes sociaux (mortalité prématurée, espérance de vie) qu’il faut agir. La question est : comment ? Là non plus, il n’y a pas de catalogue d’actions simple à mettre en œuvre. Les politiques de prévention, par exemple, peuvent avoir un impact ambigu sur les inégalités de santé. Ainsi, la lutte contre le tabac semble être a priori de nature à les réduire, puisque la consommation en est beaucoup plus élevée dans les catégories défavorisées. Pourtant, paradoxalement, un certain nombre de mesures ont au contraire pour effet d’accentuer ce gradient social. De fait, entre 2000 et 2010, la proportion de fumeurs a diminué chez les cadres (de 28 % à 25 %) et augmenté chez les ouvriers (de 40 % à 43 %) et chez les chômeurs (de 40 % à 51 %) d’après L’état de santé de la population en France (ministère de la Santé/Drees, 2011, p. 105-107). On peut penser que les catégories favorisées sont plus réceptives aux messages généraux de prévention que les campagnes délivrent de manière indifférenciée. On sait aussi que les fumeurs des catégories socio-économiques moins favorisées ont plus de mal à s’arrêter quand ils essaient, pour partie peut-être parce que leur entourage est aussi plus souvent fumeur. Enfin, l’augmentation des taxes 158 Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ? sur le tabac, même si l’expérience montre qu’elle est efficace, a pour conséquence directe d’augmenter fortement la part du budget consacrée au tabac chez les plus modestes, qui sont par construction les plus touchés, et d’amputer leur revenu disponible (Thierry Lang et al., « Réduire la consommation de tabac : comment prendre en compte les inégalités sociales de santé ? », Actualité et dossier en santé publique, no 81, 2012, p. 44-46). Il n’est donc pas évident que des politiques de prévention, même si elles améliorent l’état de santé global de la population, soient en elles-mêmes génératrices d’une diminution des inégalités, si elles ne sont pas conçues en prenant en compte le type de facteurs évoqués ci-dessus. La question des inégalités sociales de santé, pour lesquelles des données répétées semblent montrer que nous ne sommes pas très bien classés au sein des pays européens auxquels nous avons l’habitude de nous comparer, est un défi complexe. Elle a été inscrite récemment dans les politiques publiques, avec le plan Cancer 2 et les missions des agences régionales de santé, mais ne fait pas encore aujourd’hui l’objet d’une démarche très organisée. Structurer une politique plus ambitieuse dans ce domaine est l’un des objectifs de la stratégie nationale de santé. Ces inégalités se forment probablement en grande partie en amont du système de soins, même si les 159 mécanismes en cause sont encore aujourd’hui objets de débat et de recherche. Certains pensent qu’elles procèdent fondamentalement des inégalités en général, et que ce sont ces inégalités globales de répartition des ressources et du pouvoir qu’il faudrait réduire, ce qui renvoie à un programme de réforme sociale qui dépasse largement les politiques de santé. C’est le sens du rapport rendu en 2008 par la Commission des déterminants sociaux de la santé de l’OMS, qui propose l’objectif ambitieux de « Combler le fossé en une génération ». L’expérience d’un pays comme le Royaume-Uni, qui donne l’exemple d’un engagement de longue date, continu, résolu, sur cette question, montre en tout cas qu’elle n’est pas simple. Les Britanniques ont été les premiers à recueillir des statistiques sur les inégalités sociales de mortalité, leur recherche a été pionnière pour en analyser les facteurs explicatifs. Les rapports qui ont été commandités par les ministres successifs à des personnalités ont tous fait date, à commencer par le rapport Black en 1980. Des politiques structurées et volontaristes ont été mises en place, en 1999, ainsi qu’en 2003 (Tackling Health Inequalities: A Programme for Action). Force est de constater – la transparence totale sur les résultats étant d’ailleurs à mettre à l’honneur des gouvernements – que les objectifs ambitieux de réduction des écarts de mortalité infantile ou d’espérance de vie n’ont pas été 160 Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ? atteints, et que globalement ceux-ci sont restés stables (Johan P. Mackenbach, « Has the English strategy to reduce health inequalities failed? », Social science and medicine, 71-7, 2010, p. 1249-1253). Néanmoins, même si des objectifs aussi ambitieux sont difficiles à atteindre, il y a indéniablement des inégalités que nous pourrions réduire, y compris grâce au système de soins, en ayant des politiques et des programmes adaptés poursuivant des objectifs spécifiques : par exemple, accroître le taux de dépistage des cancers parmi les catégories les moins favorisées ou réduire certains facteurs de risques comportementaux. Des expériences de mobilisation au niveau local semblent montrer des résultats positifs, mais elles sont peu évaluées. Les médecins généralistes sont également bien placés pour jouer un rôle actif ; la réforme du médecin traitant de 2004 et les objectifs de santé publique qui ont été introduits dans leur rémunération tendent d’ailleurs à accroître leur responsabilité vis-à-vis de la population inscrite auprès d’eux. Des expériences ont montré, dans d’autres pays, qu’une démarche très proactive des généralistes vis-à-vis de populations moins enclines à consulter spontanément pouvait conduire à supprimer, voire à inverser le gradient social en matière de dépistage. 161 Poursuivre l’effort de rationalisation de la dépense engagé La France a appris à mieux maîtriser ses dépenses de santé. Les objectifs d’évolution votés par la représentation nationale sont respectés, ce qui n’a pas toujours été le cas, alors qu’ils sont de plus en plus stricts. Cette maîtrise a été obtenue en baissant les tarifs dans certains secteurs (médicaments, analyses de laboratoire, actes de radiologie), mais aussi en améliorant la productivité du système de santé. Les progrès des systèmes d’information permettent en effet de mener des politiques de régulation beaucoup plus pertinentes, appuyées sur une analyse objective de la qualité et du coût des soins. L’assurance-maladie n’est plus ce « payeur aveugle » que fustigeait en 1994 le Livre blanc sur le système de santé et d’assurancemaladie : « L’opacité du système de soins a contribué à expliquer l’échec de la politique de régulation, celle-ci ne pouvant s’appuyer sur aucun indicateur pertinent, aucun résultat tangible, aucun critère d’efficacité. Les gestionnaires peuvent faire état de présomptions de dépenses inutiles ou de gaspillages, mais ne possèdent pas le moyen de les mesurer ou de les localiser. » De multiples programmes et démarches de « gestion du risque » ont été développés depuis une dizaine d’années par l’assurance-maladie et par les agences régionales de santé, comme c’est le cas dans d’autres 162 Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ? pays : contractualisation avec les offreurs de soins, diffusion des recommandations médicales et retour d’information aux professionnels sur leurs pratiques, incitations financières à la qualité des soins, programmes d’accompagnement des patients destinés à faciliter leur retour à domicile en sortie d’hospitalisation, mais aussi contrôles, ententes préalables, lutte contre la fraude… Des résultats significatifs ont été obtenus : pour ne citer que quelques exemples, le taux de génériques parmi les médicaments pour lesquels ils sont disponibles est passé de 45 % à 82 % en quelques années (Rapport au Gouvernement et au Parlement sur les charges et produits de l’assurance-­ maladie pour l’année 2012) ; la productivité des hôpitaux a augmenté, une grande partie de notre retard a été rattrapé en matière de développement de la chirurgie ambulatoire et, si la France reste toujours plutôt fortement consommatrice de médicaments, l’écart avec les autres pays s’est considérablement réduit (Rapport au Gouvernement et au Parlement sur les charges et produits de l’assurance-maladie pour l’année 2014). Pour autant, la maîtrise des dépenses n’a pas empêché l’accès à l’innovation, comme en témoigne l’introduction de nombreux médicaments coûteux dans les années récentes : médicaments contre le cancer, traitements des infections virales chroniques, antirhumatismaux spécifiques utilisés notamment dans le traitement de la polyarthrite rhumatoïde, dégénérescence 163 maculaire liée à l’âge (DMLA)… En ce sens, il est regrettable que le grand public retienne uniquement l’idée que certains médicaments considérés comme peu efficaces sont retirés du remboursement, sans voir que de manière concomitante, des dépenses beaucoup plus élevées sont consenties sur des molécules onéreuses et en général remboursées à 100 %. Il faut poursuivre une action résolue, dans la durée, pour améliorer encore le rapport coût-qualité des soins. Ce n’est pas toujours simple, car cela suppose d’exercer une pression continue qui n’est pas indolore pour les acteurs. Chacun est contraint à l’effort : les médecins pour prescrire différemment, les hôpitaux pour se réorganiser afin d’accélérer le développement de la chirurgie ambulatoire, les usagers pour accepter un encadrement de leur droit de tirage sur le système, etc. C’est la seule manière de passer d’un slogan répété constamment et qui fait l’unanimité (« il faut faire des gains d’efficience dans le système ») à sa réalisation effective. Même si on sait qu’il y a des marges, changer les pratiques et les comportements n’a rien d’évident et ne découlera pas magiquement de tel ou tel changement d’organisation. Maîtriser la dépense de santé, pas seulement la dépense d’assurance-maladie Dans un contexte de contrainte sur les dépenses publiques, la tentation peut être de contenir la 164 Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ? dépense d’assurance-maladie en laissant s’accroître le financement des ménages et des assurances complémentaires, mais l’objectif d’équilibre des finances publiques entre alors en tension avec l’objectif d’accès aux soins. Pour maîtriser la dépense d’assurance-­ maladie, la seule voie efficace à moyen et long terme est donc de contenir la dépense totale de santé. Et c’est bien le cas aujourd’hui : la part du financement public est stable depuis 2008 (après avoir légèrement baissé entre 2004 et 2008). Les comparaisons internationales nous situent dans une bonne moyenne, même si certains pays ont des taux plus élevés (les plus importants étant ceux des Pays-Bas, de la Norvège et du Danemark, à 85 %). En outre, comme on l’a vu précédemment, après intervention des couvertures complémentaires, le reste à charge direct des usagers (7,5 %) est un des plus faibles. On met souvent en avant la faiblesse du taux de remboursement des soins courants (c’est-à-dire hors hospitalisation ou affection grave ouvrant droit à une exonération), légèrement supérieur à 50 %. Mais il faut se garder de donner à penser à la plus grande partie de la population, qui cotise et qui n’est pas très malade, qu’elle « n’en a pas pour son argent ». L’objectif de l’assurance-maladie, ce n’est pas de rentrer dans ses frais à court terme, c’est d’abord d’offrir une protection dans les situations où les soins nécessaires sont chers et où on ne pourrait pas se 165 les payer. C’est une assurance de long terme : tant qu’on est bien portant, on cotise plus qu’on ne reçoit, mais au fur et à mesure qu’on vieillit, la probabilité d’être bénéficiaire augmente, malheureusement. La proportion de la population en affection de longue durée est de 15 % dans la population générale, mais de 60 % chez les plus de 75 ans, de 80 % parmi les personnes qui décèdent dans l’année. Il est très important, si l’on veut maintenir l’adhésion de tous à un système qui redistribue fortement des bien-portants aux malades, de rappeler ce fait majeur. Payer 50 % de ses soins courants est peut-être acceptable si les montants en cause ne sont pas très élevés et si les populations à faible revenu sont protégées, ce qui est le cas aujourd’hui avec la CMUC. Il faut rappeler aussi que ces soins comprennent les lunettes et les prothèses dentaires, pour lesquelles tous les pays disposent de prises en charge limitées, quand elles ne sont pas purement et simplement hors du panier remboursable. Mieux évaluer la valeur ajoutée des soins et faire des choix L’idée qu’il est nécessaire de faire des choix soulève chez beaucoup d’interlocuteurs et dans l’opinion publique une réaction très négative. Est-ce qu’on s’apprêterait à dire qu’on ne va pas soigner les malades ayant tel type de cancer parce que ça coûterait trop 166 Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ? cher ? L’exemple du système anglais, pendant longtemps très rationné et où l’accès à des thérapeutiques coûteuses comme la dialyse était restreint, fait figure d’épouvantail. En réalité, notre système fait déjà des choix. Par exemple, un traitement médicamenteux de l’hépatite C est mis sur le marché aujourd’hui à un prix très élevé pour quelques dizaines de milliers de patients ; dans le même temps, les psychothérapies pour les dépressions légères ou modérées ou les conseils d’une diététicienne pour les patients diabétiques (qui touchent dans l’un et l’autre cas plusieurs millions d’individus) ne sont pris en charge que de manière limitée. Ces choix sont parfois rationnels, mais pas toujours, faute d’être éclairés par une analyse des coûts et des gains de santé de stratégies alternatives. Il ne s’agit pas toujours de démarches complexes : si différents médicaments ont la même efficacité d’après les essais cliniques mais que certains coûtent plus cher que d’autres, il paraît de bon sens de commencer par les moins onéreux, puis de changer de traitement dans un deuxième temps si celui-ci a des effets secondaires gênants pour le patient. Les traitements de l’hypertension artérielle, qui concernent 10 millions de patients, illustrent ce cas de figure. La France a mis très longtemps à proposer explicitement aux médecins, dans ses recommandations médicales, de prescrire en première intention les molécules les 167 moins coûteuses, comme c’était le cas dans beaucoup d’autres pays. Combinée à un marketing efficace des laboratoires pharmaceutiques, cette réticence à orienter la prescription sur des arguments d’économie aboutit systématiquement à faire en France une très large part aux molécules les plus récentes et les plus chères, sans que le bénéfice pour les patients en soit toujours avéré. Par exemple, quand un patient français se voit prescrire une statine, c’est dans 30 % des cas la seule molécule qui ne dispose pas d’équivalent générique. Celle-ci ne représente que 4 % du marché au Royaume-Uni et 0,5 % en Allemagne (Rapport au Gouvernement et au Parlement sur les charges et produits de l’assurance-maladie pour l’année 2014). Plus globalement, la France a pris du retard dans la mise en place de l’évaluation médico-économique, c’est-à-dire d’une démarche méthodologiquement cadrée de comparaison des coûts et des résultats de différentes stratégies thérapeutiques ou préventives. Elle se développe depuis plusieurs années dans un certain nombre de pays, à la suite de l’initiative pionnière du Royaume-Uni, qui a été le premier à créer une agence dédiée à cette évaluation de l’efficacité et du rapport coût-efficacité des traitements, le National Institute for Health and Care Excellence (NICE). Il y a une certaine réticence en France à utiliser les méthodes mises au point par les Anglo-Saxons, qui raisonnent en termes d’« années de vie ajustées 168 Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ? par leur qualité » (« quality adjusted life year » ou QALY). L’aspect « couperet » de l’approche anglaise, qui considère qu’au-delà de 30 000 euros par année gagnée le traitement est trop cher, a de quoi effrayer. Mais en réalité on peut utiliser ces analyses différemment, pour préciser le sous-groupe de patients qui bénéficie le plus du traitement, ou pour définir les programmes de prévention les plus efficaces, par exemple les populations à cibler dans le cadre d’un programme de dépistage (voir supra l’analyse comparée des stratégies de prévention menées en Australie). La publication de telles évaluations, très largement diffusées en Suède par exemple, permet aussi à tous les acteurs de prendre conscience de l’impact des choix que nous faisons collectivement aujourd’hui de manière très implicite. Cette culture est encore très insuffisamment présente en France, mais la Haute Autorité de santé s’est vu récemment confier une mission destinée à l’y développer. Faire évoluer l’organisation des soins et les pratiques pour améliorer la qualité et l’efficience du système L’offre de soins doit se transformer pour s’adapter aux évolutions des modes de traitements : par exemple, ce qu’on appelle le virage ambulatoire et qui consiste, chaque fois que cela est possible, à écourter ou à éviter les séjours en milieu hospitalier, en offrant les 169 services au patient au plus près de son milieu de vie. Cette évolution, élément de transformation de tous les systèmes de santé rendu possible par le progrès technique, permet de répondre à une attente de la population, qui souhaite être soignée le plus possible à domicile, tout en générant des économies par l’utilisation au plus juste des plateaux techniques hospitaliers. Elle implique donc une réorganisation des établissements hospitaliers. En contrepoint, une organisation plus structurée de la médecine de ville est nécessaire, notamment pour les soins de premier recours ; le développement du travail en équipe doit permettre d’assurer des soins complexes en relais de l’hôpital et d’améliorer la coordination autour des patients chroniques. Ce mode d’exercice et de travail en équipe, qui correspond aux aspirations des jeunes générations de professionnels, est aussi un levier pour retenir les médecins dans des zones peu attractives. Un autre défi consiste à réduire l’hétérogénéité des pratiques de soins sur le territoire. On opère trois fois plus de l’appendicite en Charente qu’à Paris ; la part de diabétiques ayant au moins trois contrôles de leur taux de glucose dans l’année (un rythme trimestriel est recommandé) varie de 25 % à 60 % selon les départements. Opère-t-on trop dans certains endroits ? Est-on insuffisamment soigné dans d’autres ? On pourrait multiplier les exemples à l’infini, 170 Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ? car cette variabilité s’observe dans tous les domaines, sans être explicable a priori par des différences de besoin. Elle est plus importante, logiquement, pour les interventions faisant le moins consensus, mais elle existe également pour des traitements bénéficiant de recommandations robustes et connues de longue date. Cette situation ne manque pas de surprendre, mais elle n’est pas spécifique à la France. Des actions multiples sont mises en œuvre dans tous les pays : diffusion de recommandations, formation continue, groupes de pairs, retour individuel d’information, incitations financières, contrôle externe… Il faut capitaliser sur l’expérience internationale pour être plus efficace dans ce domaine. Innover et se projeter dans l’avenir L’innovation est un levier d’amélioration de nos systèmes de santé et de soins. C’est d’abord le cas de l’innovation médicale, qui peut être source de gains si on l’intègre avec discernement, sur la base d’une évaluation rigoureuse de ses bénéfices et de ses coûts (voir supra). Des évolutions importantes sont à attendre dans les années qui viennent : ainsi, le développement de la chirurgie ambulatoire, l’évolution des techniques de radiothérapie, la possibilité de réaliser les chimiothérapies à domicile, le meilleur ciblage des tumeurs, etc., vont transformer considérablement la prise en charge 171 en cancérologie, avec à la clé une diminution des capacités hospitalières. Autre exemple, l’évolution des technologies devrait permettre de proposer aux patients en insuffisance rénale des modalités de dialyse plus légères que la dialyse en centre, et qui répondent à une demande de plus grande autonomie. L’enjeu est d’anticiper et de favoriser ces changements. Mais il faut aussi innover dans l’organisation, les outils de régulation, l’ingénierie du système. Tous les systèmes sont ainsi en recherche de modes innovants de rémunération des services de soins, qui favorisent davantage la qualité de ces derniers. Les rémunérations des généralistes évoluent vers des systèmes mixtes, combinant des forfaits par patient, des paiements à l’acte et un intéressement aux résultats obtenus sur des objectifs de qualité des soins et de santé publique (taux de dépistage, qualité du suivi des patients diabétiques…). Au-delà des effets directs obtenus, c’est aussi une dynamique de changement des pratiques qui est recherchée, grâce à l’informatisation des dossiers médicaux, à la diffusion d’une culture de transparence et de résultats. À l’hôpital, la plupart des pays ont adopté un système de rémunération au séjour similaire au nôtre, pour pousser les établissements à faire des gains de productivité. Une autre initiative émergente est celle de « paiements par épisodes » assortis d’indicateurs de qualité. La Suède a par exemple mis en place ce type de paiements pour 172 Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ? les prothèses de hanche et de genou, et réfléchit à l’étendre à d’autres situations cliniques. Innovation aussi dans la manière d’organiser les soins, d’améliorer leur coordination pour les patients chroniques et l’efficience des parcours – en gérant mieux les transitions, en rapprochant les soins du domicile, en recentrant l’hôpital sur son rôle de plateau technique lourd… Là aussi de nombreuses initiatives existent, auxquelles la France prend part et qui doivent être encore développées : programmes de « gestion des pathologies chroniques » (disease management), programmes d’accompagnement des patients en sortie d’hôpital pour éviter les ré-hospitalisations, expérimentations pour améliorer la coordination des soins pour les personnes âgées polypathologiques et fragiles… La transparence et l’information aux usagers sont également des leviers puissants de changement. Certains pays travaillent depuis longtemps pour fournir à la population une information lisible, utilisable, d’une part sur les pathologies et les traitements, d’autre part sur la comparaison des professionnels et des établissements de soins. L’utilisation de ce type d’informations s’accroît au fur et à mesure que sa pertinence s’améliore ; elle répond à une forte demande, comme le montre le succès des palmarès hospitaliers réalisés par les magazines. En dehors même des initiatives officielles, le développement des communications 173 électroniques, des technologies mobiles, des objets connectés va aussi transformer les processus de soins, par exemple grâce à la possibilité de suivre à distance les paramètres de patients chroniques. Il nous faut renforcer cette capacité d’anticipation du système de soins de demain. Notre difficulté à nous projeter à moyen et long termes est frappante, par exemple en matière de démographie des professionnels. Tous ceux qui ont un peu d’ancienneté dans le secteur se souviennent du moment où, après une décennie passée à déplorer la pléthore de médecins – et à imaginer divers mécanismes de reconversion ou de cessation anticipée d’activité pour réduire leur nombre –, le discours s’est brutalement inversé à la fin des années 1990. De la pléthore, on est alors passé à la pénurie, les déserts médicaux ayant été le leitmotiv des années 2000 (le recours à ce terme alarmant étant peut-être lui-même un peu excessif, même s’il y a indéniablement des tensions dans certaines zones territoriales). Mais aujourd’hui, compte tenu de la longueur des études médicales, la question se pose de savoir s’il faut maintenir le numerus clausus à son niveau actuel, et pour combien de temps. Le même problème existe pour les autres professionnels de santé. Une vision prospective est aussi nécessaire, de manière plus qualitative, sur ce que seront les métiers de la santé de demain, tout autant que sur l’impact 174 Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ? potentiel des évolutions technologiques (technologies de l’information et de la communication, génomique, big data…). Des réformes plus radicales ? Les pistes tracées ci-dessus – prévenir le plus possible les pathologies ou leur aggravation, innover, anticiper, mieux évaluer – peuvent s’envisager à organisation inchangée. Mais certains proposent de réformer de manière beaucoup plus radicale les modes de financement et de gouvernance du système. Deux aspects font notamment l’objet de propositions : – d’une part, l’articulation entre couvertures obligatoire et complémentaire ; si cette dernière permet de réduire les paiements directs des patients, elle est également coûteuse en gestion et pose des problèmes de cohérence d’ensemble du système en ne supprimant pas totalement le risque d’être confronté à un reste à charge élevé (voir chapitre 2). L’accord national interprofessionnel (ANI) sur la compétitivité et la sécurisation de l’emploi du 11 janvier 2013, qui généralise la couverture complémentaire collective santé pour les salariés, conforte encore le principe de ce double niveau de protection ; – d’autre part, la gouvernance d’ensemble et la répartition des responsabilités entre l’État et ses agences, l’assurance-maladie, les organismes complémentaires. 175 Concernant le financement, divers schémas sont proposés : – un plafonnement des restes à charge laissés par l’assurance-maladie obligatoire (qu’on désigne parfois sous le terme de « bouclier sanitaire »), avec, en contrepartie éventuelle, l’instauration d’une franchise à la base, c’est-à-dire le paiement intégral des soins en dessous d’un certain seuil. Certains pays ont effectivement des restes à charge plafonnés, soit en montant (Suède), soit en proportion du revenu (Allemagne, Belgique), et/ou des systèmes de franchises (franchise globale de 360 euros aux Pays-Bas, franchises partielles pour les médicaments et les soins dentaires en Suède…) ; – la généralisation du système en vigueur en AlsaceMoselle, où les assurés payent une cotisation sociale obligatoire supplémentaire pour compléter la prise en charge des dépenses de santé par le régime général (jusqu’à 100 % pour les dépenses hospitalières et 90 % pour les soins ambulatoires) ; – l’évolution vers une plus grande séparation des rôles, l’assurance privée devenant, comme c’est le cas dans certains pays, une assurance « supplémentaire » plutôt que « complémentaire », c’est-à-dire finançant des biens et services qui ne sont pas du tout pris en charge par l’assurance obligatoire. C’est le modèle du Canada (voir chapitre 2), et d’autres pays pour certains types de soins (soins dentaires des adultes, optique…). 176 Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ? Si l’on peut s’accorder sur le constat des inconvénients de la situation actuelle, on peut souligner, sans entrer dans un débat trop détaillé, que ces propositions se heurtent à des difficultés majeures, non seulement politiques, mais aussi, dans le contexte actuel, économiques. Si elles sont opérées à moyens constants, la redistribution financière qu’elles supposent n’est pas anodine, comme le montrent des simulations réalisées récemment par le Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance-maladie (HCAAM) sur les restes à charge hospitaliers. Ainsi un consensus existe sur le fait que pour une petite fraction de patients hospitalisés, les tickets modérateurs et forfaits journaliers aboutissent à un montant trop élevé. Mais réduire celui-ci suppose de rebasculer une partie de ces sommes sur les autres patients, qui paieront alors sensiblement plus qu’aujourd’hui. La même remarque vaut pour un plafonnement global des restes à charge en fonction des revenus : les calculs montrent que si on laisse inchangé le montant financier total des tickets modérateurs et autres participations financières, le plafond devra être fixé à un pourcentage élevé des revenus, sauf si on instaure une franchise à la base. Ces redistributions risquent de constituer des effets d’aubaine pour les complémentaires, qui aujourd’hui prennent en charge une grande partie de ces participations financières des patients. Et c’est bien là 177 la question majeure, car si certains restes à charge sont élevés après remboursement par la Sécurité sociale, l’essentiel de la population ne les supporte pas directement. La relative opacité du système empêche d’avoir une vision précise des restes à charge finaux des ménages, et de quantifier les situations réellement problématiques. Si ces réformes impliquent une meilleure prise en charge financière par l’assurance-maladie, on ne peut que souscrire à cette générosité accrue, mais où trouvera-t-on les ressources correspondantes, alors qu’aujourd’hui on ne prélève pas suffisamment pour couvrir le déficit ? La généralisation du régime d’Alsace-Moselle supposerait d’augmenter les cotisations sociales des salariés à hauteur de 1,6 % des revenus. Peut-on imaginer un consensus pour un prélèvement supplémentaire de 14 milliards d’euros dans le contexte fiscal actuel ? Il paraît difficile d’envisager à court terme une amélioration générale substantielle de la couverture des frais de santé, alors que la faiblesse de la croissance économique actuelle pose déjà des problèmes de viabilité au système tel qu’il est. Les améliorations devraient donc en priorité porter sur les situations qui sont aujourd’hui réellement problématiques : les personnes au-dessus du seuil de la CMUC, auxquelles l’aide à la complémentaire santé n’offre pas toujours une protection suffisante, ou les personnes 178 Chapitre 7 Quelles pistes, quelles options ? confrontées à des restes à charge élevés non couverts par les assurances complémentaires. Un premier axe d’amélioration serait d’ailleurs de disposer d’informations beaucoup plus précises qu’aujourd’hui sur la couverture maladie des Français, en chaînant les remboursements des régimes obligatoires et complémentaires. Dans la mesure où la couverture complémentaire est considérée aujourd’hui comme un élément de l’accès aux soins, il serait logique que les organismes qui la fournissent soient tenus à une obligation d’information plus conséquente qu’actuellement. Autre sujet de débat, la gouvernance du système et les rôles respectifs de l’État et de l’assurance-maladie, des niveaux national et régional, des organismes de couverture complémentaire. Là aussi, plusieurs schémas sont proposés : – mettre fin à la gestion conjointe du système par l’État et l’assurance-maladie et unifier le pilotage en mettant en place une agence sous contrôle étatique qui assurerait une direction centrale ; – donner un rôle plus important aux agences régionales de santé, notamment dans la gestion d’enveloppes financières régionalisées ; – alternativement, déléguer la gestion du système à des opérateurs en concurrence qui pourraient être les régimes obligatoires, les mutuelles, les institutions 179 de prévoyance et les assurances, en leur transférant les leviers de régulation du système… Ces propositions ont l’intérêt de nourrir le débat, mais sont plus souvent esquissées que réellement approfondies : il faudrait expertiser dans le détail leur mise en œuvre, leurs conséquences, leurs avantages et leurs inconvénients, les conditions d’un fonctionnement efficace de ces nouvelles institutions. Il faut en tout cas éviter de faire croire qu’elles rendraient miraculeusement plus aisées les actions de régulation développées aujourd’hui. Dans la période que nous traversons, avec une croissance au ralenti et ses conséquences sur l’emploi, et alors qu’une fraction de la population se trouve dans une situation difficile, l’enjeu est peut-être moins de faire une nouvelle réforme de gouvernance que d’avoir une vision des objectifs de progrès et de mobiliser les énergies de tous les acteurs du système autour d’un projet motivant : celui d’améliorer concrètement le service rendu à la population, en tirant le meilleur parti des ressources déjà très élevées que nous consacrons à la fonction santé. Un système où la qualité est mieux évaluée, avec un souci de transparence, un système plus lisible pour des patients mieux informés, engagé dans une dynamique d’amélioration continue, soucieux des inégalités et qui puise des marges de manœuvre dans sa capacité à se restructurer et à bouger pour construire les modèles du futur. 180 Conclusion Trop cher, déficitaire, pourtant insuffisamment généreux et inégalitaire, les critiques adressées à notre système de santé et d’assurance-maladie ne manquent pas. Néanmoins si l’on prend un peu de recul, on peut aussi se dire que dans un contexte économique sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale, il a su préserver sa fonction protectrice et assurer une réponse aux besoins de soins avec des coûts maîtrisés. Les marges de progrès, qui existent indéniablement, seront d’autant plus aisées à mobiliser que nous retrouverons le chemin de la croissance. Un débat schizophrène La manière dont nous abordons collectivement le débat sur le système de santé est un peu schizophrène. Nous fustigeons le déficit, mais nous ne sommes pas prêts à admettre qu’il n’est pas anormal de cotiser plus, si nous accordons la préférence à des années de vie gagnées ou de nouvelles possibilités de soins, par rapport à d’autres biens et services. Nous pensons qu’il faut faire des gains d’efficience dans le système de soins, mais quand il s’agit de nous-mêmes ou de nos proches, nous considérons qu’il s’agit d’un rationnement insupportable si des examens ou des traitements dont la valeur ajoutée est faible au regard de leur coût ne nous sont pas proposés. 183 Pour sortir de cette posture inconfortable, il est tentant de rejeter la faute sur les autres : les fraudeurs qui se font prescrire des arrêts de travail indus, les médecins qui s’enrichissent en faisant des actes inutiles, les industriels du médicament qui vendent trop cher des innovations mineures et poussent les praticiens à prescrire par des méthodes de marketing discuta­ bles, les gestionnaires qui promettent d’équilibrer les comptes sans jamais y parvenir… Tout ceci comporte une part de réalité, mais au-delà de ces pratiques, nous assistons depuis des décennies à un mouvement de fond de croissance de la consommation médicale, soutenu par une offre de traitement qui élargit le champ des possibles et rencontre une demande de la population. Le système résiste bien, malgré un contexte économique dégradé Nous sommes si habitués à cette dynamique que nous avons tendance à penser qu’elle est inéluctable, mais la crise récente nous rappelle que le système de santé n’est pas déconnecté du contexte économique. Pour la première fois, depuis que ces statistiques sont disponibles, les dépenses de santé ont stagné en moyenne pour la zone OCDE en 2010 et 2011, hors inflation. Certains pays particulièrement touchés par la crise ont enregistré des reculs de 5 à 10 % (Grèce et Irlande, par exemple). 184 Conclusion L’évaluation de la situation du système de santé français, et de ses possibilités d’amélioration, doit prendre en compte cette croissance économique très faible : 0,1 % en moyenne sur les six dernières années, 0,3 % en 2013 après une stagnation en 2012. Compte tenu de ce contexte très difficile, et à rebours des critiques virulentes que l’on entend parfois sur la dégradation de la qualité ou des conditions d’accès, on peut considérer que le système a su préserver dans la période récente un bon niveau de performance et de solidarité, tout en maîtrisant ses coûts. Le niveau de prise en charge des dépenses de santé n’a pas diminué depuis 2008, alors que des objectifs financiers de plus en plus stricts ont été respectés. Les difficultés financières indéniables d’une partie de la population, qui ne concernent pas seulement les soins mais aussi d’autres postes du budget, ne viennent pas tant d’une baisse du remboursement que d’une paupérisation liée à la montée du chômage et des situations de précarité. Le déficit de l’assurance-maladie est certes problématique, mais il doit être relativisé. Il est moins élevé que celui d’autres secteurs de la dépense publique. Il focalise l’attention parce qu’il est individualisé, contrairement aux pays avec des systèmes nationaux de santé financés par la fiscalité générale, dans lesquels il n’est pas isolé au sein du déficit global des finances publiques. 185 Des perspectives qui dépendent de la conjoncture Certains considèrent qu’il faut en priorité améliorer le taux de remboursement des soins. Cela pourrait être discuté : le contraste entre les résultats de santé qui relèvent des soins curatifs et ceux qui procèdent d’une action sur les facteurs de risque, en amont du système de soins, pourrait conduire à investir plutôt dans des stratégies de prévention, dès lors qu’elles ont un retour sur investissement démontré. Mais en tout état de cause, quelle que soit la priorité, il n’y a pas de miracle : il est plus facile de régler les problèmes quand on peut injecter des ressources supplémentaires. On l’a vu dans certains pays : la décision du gouvernement anglais d’investir massivement dans le National Health Service au début des années 2000, pour rattraper le retard de moyens et de résultats par rapport à d’autres pays développés, a effectivement permis de réduire les listes d’attente et de diminuer la demande d’assurance privée. Aux Pays-Bas, le constat est le même : le relâchement, au début des années 2000, de la politique de restrictions budgétaires, qui avait suscité un fort mécontentement de la population concernant l’accès aux soins et les files d’attente, a abouti à une nette amélioration de la situation. 186 Conclusion La France est aujourd’hui dans une posture très différente : les perspectives rigoureuses pour les prochaines années (+ 2 % en moyenne pour l’Ondam) laissent des marges de manœuvre financières très limitées. La priorité est d’essayer de faire mieux avec l’argent disponible, en protégeant les plus vulnérables. Dans ce contexte, si les débats sur la réforme du financement des dépenses ou sur la gouvernance ont toute leur place dans la réflexion stratégique, la viabilité du système, quelle que soit son architecture, est en tout état de cause conditionnée par l’amélioration des perspectives économiques. 187 Bibliographie et sitothèque ◗◗ François Bourdillon, Gilles Brücker, Didier Tabuteau (dir.), Traité de santé publique, Paris, Flammarion Médecine Sciences, 2e édition, 2007. ◗◗ Pierre-Louis Bras, Gérard de Pouvourville, Didier Tabuteau (dir.), Traité d’économie et de gestion de la santé, Paris, Presses de Sciences-Po, 2009. ◗◗ Bertrand Fragonard, Vive la protection sociale !, Paris, Odile Jacob, 2012. ◗◗ Annette Leclerc, Monique Kaminski, Thierry Lang, Inégaux face à la santé. Du constat à l’action, Paris, La Découverte/Inserm, 2008. ◗◗ Mark V. Pauly, Thomas G. McGuire, Pedro P. Barros, Handbook of Health Economics, vol. 2, Oxford, Elsevier, 2012. ◗◗ Rapport de la Commission des déterminants sociaux de la santé de l’Organisation mondiale de la santé, Combler le fossé en une génération. Instaurer l’équité en santé en agissant sur les déterminants sociaux de la santé, Genève, OMS, 2009. ◗◗ Didier Tabuteau, Démocratie sanitaire. Les nouveaux défis de la politique de santé, Paris, Odile Jacob, 2012. ◗◗ Rapports et avis du Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance-maladie ◗◗ Rapports du Haut Conseil de la santé publique ◗◗ Rapports de la Commission des comptes de la Sécurité sociale 189 ◗◗ Notes du Conseil d’analyse économique en particulier la note no 8, Philippe Askenazy, Brigitte Dormont, Pierre-Yves Geoffard, Valérie Paris, Pour un système de santé plus efficace, 2013 ; et la note no 12, Jean Tirole, Brigitte Dormont, Pierre-Yves Geoffard, Refonder l’assurance-maladie, 2014. ◗◗ Rapports sur les charges et produits de l’assurancemaladie ◗◗ Site de l’OCDE, rubrique santé ◗◗ Site de l’Observatoire européen de l’Organisation mondiale de la santé 190 Collection Doc’ en poche SÉRIE « ENTREZ DANS L’ACTU » 1. Parlons nucléaire en 30 questions de Paul Reuss 2. Parlons impôts en 30 questions (2e édition mars 2013) de Jean-Marie Monnier 3. Parlons immigration en 30 questions de François Héran 4. France 2012, les données clés du débat présidentiel des rédacteurs de la Documentation française 5. Le président de la République en 30 questions d’Isabelle Flahault et Philippe Tronquoy 6. Parlons sécurité en 30 questions d’Éric Heilmann 7. Parlons mondialisation en 30 questions d’Eddy Fougier 8. Parlons école en 30 questions de Georges Felouzis 9. L’Assemblée nationale en 30 questions de Bernard Accoyer 10. Parlons Europe en 30 questions de David Siritzky 13. Parlons dette en 30 questions de Jean-Marie Monnier 14. Parlons jeunesse en 30 questions d’Olivier Galland 21. Parlons justice en 30 questions d’Agnès Martinel et Romain Victor 22. France 2014, les données clés des rédacteurs de la Documentation française 25. Parlons gaz de schiste en 30 questions de Pierre-René Bauquis 26. Parlons banque en 30 questions de Jézabel Couppey-Soubeyran et Christophe Nijdam SÉRIE « PLACE AU DÉBAT » 11. Retraites : quelle nouvelle réforme ? d’Antoine Rémond 12. La France, bonne élève du développement durable ? de Robin Degron 15. L’industrie française décroche-t-elle ? de Pierre-Noël Giraud et Thierry Weil 16. Tous en classes moyennes ? de Serge Bosc 23. Crise ou changement de modèle ? d’Élie Cohen 24. Réinventer la famille ? de Stéphanie Gargoullaud et Bénédicte Vassallo 27. Parents-enfants : vers une nouvelle filiation? de Claire Neirinck, Martine Gross 28. Vers la fin des librairies? de Vincent Chabault 31. Des pays toujours émergents ? de Pierre Salama 32. La santé pour tous ? de Dominique Polton SÉRIE « REGARD D’EXPERT » 18. Les politiques de l’éducation en France d’Antoine Prost et Lydie Heurdier 19. La face cachée de Harvard de Stéphanie Grousset-Charrière 20. La criminalité en France de Christophe Soullez 29. La guerre au xxe siècle de Stéphane Audoin-Rouzeau, Raphaëlle Branche, Anne Duménil, Pierre Grosser, Sylvie Thénault